(12 déc. 2008)
Ce n'est pas parce qu'on fait mine de soumettre à la "question" le régime des images, selon un principe de méta-mise en scène poussive qui ne fait qu'enfoncer des portes largement ouvertes, et nous dire, au minimum syndical, ce que tout le monde dit déjà, même sur CNN - à savoir que la mise en scène de l'image n'est jamais neutre, que tout est re-présentation, que toute image est manipulatrice, que la guerre est une guerre des images, que la guerre du Golfe n'a pas eu lieu au sens où Baudrillard le dit, que la réalité est un simulacre obscène, qu'il n'y a pas de réalité objective, que toute esthétique est une politique, une modalité d'exercice du pouvoir, et gniagniagnia - qu'on atteint au degré ultime du démontage réflexif lucide du régime des images et de l'industrie du spectacle.
Dans redacted, y a toute cette démonstration-manipulation, mille fois vue, mais derrière ce truc de mise en scène, ce n'est rien d'autre qu'une sitcom bateau avec la "plus value" de l'auto-critique des médias in the mood, même à la tv (je vois bien Arlette Chabot en débattre avec Michel Onfray): la scène du viol, c'est rien de plus que le remake de "c'est arrivé près de chez vous", aussi carabin et roublard que Benoît Poelvoorde et consort, sauf que c’est censé nous révolter au lieu de nous faire rire.
Les rednecks sont bien des rednecks, on peut pas se tromper. La saloperie de la guerre, la honte, c’est toujours l’effet de quelques brebis galeuses, de mauvais soldats, quelque part, c’est bien rassurant : on a beau prétendre dénoncer la structure globale, militaro-technique, c’est faux, c’est du flan, on se concentre sur les « bavures », on polarise l’attention là-dessus. "Oh, merde, une bavure". C'est pas la police du monde, le problème. C'est pas la politique mondiale, le problème. Le problème, c'est la bavure. Faut dénoncer les bavures.
On atomise, on escamote, en le psychologisant, le collectif (aussi bien la question du mal comme question collective de la responsabilité), et on présente quelques stéréotypes humains bien campés qui seront deux ou trois troncs d'arbre pourris destinés à cacher, en occupant la scène, une forêt bien obscure sur laquelle, mon dieu, on n'a pas grand chose à dire, et à la vérité en s'en cogne un peu, puisque le "débat", c'est, encore et toujours, le monologue de l'américain avec son américanité, ses problèmes de mauvaise conscience exposés sur la saynette du psychodrame à usage interne (qui est aussi à usage externe, puisque l'américain se pense et se vit - et nous aimons à le penser et le vivre ainsi aussi - comme la monade réfléchissante de tous les citoyens du monde, un universel se rapportant à tout le monde, enfin les gens civilisés, les gens biens, les gens de bonne volonté, quand il se rapporte à lui-même et ausculte avec audace son nombril, investigant avec un délice masochiste obstiné de mormon la bête immonde qui gît en lui, de préférence un serial killer borderline ou un péquenot texan demeuré, ou un docteur folamour en pleine défragmentation paranoïaque).
Pas besoin de De Palma pour ça, CNN fait déjà ça très bien. Au total, que nous dit-il du conflit ? Parle-t-il de la guerre, de cette guerre, de son motif ?
Non, bien sûr: l'Autre, le non-américain, a toujours-déjà disparu. Il est passé par ici, il repassera bien par là, éternel figurant gris souris, peu individué, éternelle chair à canon mélangée dans le décor, victimes et bourreaux au fond indistincts, qui barbotent dans leur baragouin local, on comprend pas bien c'qu'y disent, et en tout cas c'qu'y disent, ça sonne pô américain, ça sonne pas citoyen du Monde. Sauf quand ils crient et se font égorger, alors là, ça sonne comme nous: on les comprend mieux. Animal mortel. Empathie!
En fait, les z'Autres, le seul problème qui les humanise un petit peu au niveau du pathos, c'est quand on bafoue leurs droits d'l'Homme. Là, on sent quelque part le Kouchner qui sommeille en nous, et qui va pousser une gueulante révoltée où le sanglot étouffé ponctue l'adagio pour cordes de Samuel Barber. Ce ne sont pas des n'éléphants, ce sont des Hommes ! Nous sommes tous des n'hommes éléphants qui souffrons de la saloperie de la guerre: fraternité dans et par la souffrance.
Donc, Rien sur Robert, rien sur les Autres, rien que les américains eux-mêmes ne disent déjà, en se battant le flanc gauche sans attenter au flanc droit. La guerre en Irak, si c’est une saloperie, c’est une saloperie qu’on peut aisément circonscrire comme structure périphérique, voire épiphénoménale, et en se focalisant sur les procédures internes de la guerre : oui oui, il y a eu des bavures sur les postes-frontières, c’est immonde, innommable, on peut douter y compris de l'efficacité technique des contrôles aux postes-frontières. Oui oui, y a dans l’armée des péquenots sous-instruits, buveurs, drogués, abrutis et sans éthique, dont certains sont même des repris de justice, voire des psychopathes, et c’est immonde, la bête en l’homme se manifeste chez ces violeurs d’enfants, condamnons et dénonçons hardiment.
Vachement politique. Très engagé.
C’est une vertu de notre grande démocratie américaine, ouverte à l’auto-critique dans ses propres dispositifs de fiction, que de dénoncer ses propres dysfonctionnements : c’est ce qui fait sa grandeur, on le sait aussi. Politiquement, De Palma, c’est juste le citoyen aiguillon qui, pense-t-il et pense-t-on, met le doigt sur la plaie et dit : « j’accuse ! ». Rien dans ce dispositif très classiquement hollywoodien derrière son apparent démontage des « images » ne touche au cœur de cette plaie, il aligne juste les figures obligées de la catharsis auto-réparatrice.
Le coeur de la guerre peut et doit être ici circonscrit comme une bavure insane des professionnels de l’armée, mais justement, l’armée vise à se purger scientifiquement de ses brebis galeuses : encore un effort vers l’humanisme authentique, vers la guerre propre et éthique, levons le lièvre, comme les hommes du président de Pakula, les vilains, on vous les montre : on peut pas les rater, c’est des bouffons. Les caméras de surveillance, objectivement, elles nous permettent de séparer la vérité de la fiction, de trier le bon grain de l’ivraie : c’est ça, la « vraie » Amérique. Traquant ses propres dysfonctionnements, toujours sur la brèche de l’auto-critique, la perte de l’innocence (ça marche encore, cette vieille baderne, depuis Coppola, depuis Stone, etc), moment dialectique négateur puissant sur la voie de la rédemption fédératrice, et peut-être une bonne séance purgatrice de « reborn again » à la mode évangélique, pour repartir du bon pied.
Return at home : trauma, enfer de la conscience, innocence bafouée du soldat qui a vu la guerre, oui monsieur, j’étais parti plein d’idéal pour ma patrie, et ce que j’ai vu là-bas, monsieur, ça m’a meurtri au plus profond de l’âme, j’en pleure devant ma fiancée, et on m’applaudit, car je suis le remake toujours aussi émotionnant du chasseur de daims qui revient au bercail, mais l’enfer est en lui. Il est notre Christ, l’éternel soldat Ryan revenu pour nous ouvrir les yeux, nous faire pleurer, expier nos péchés : l’homme brave, l’homme commun, le héros anonyme que l’Amérique chérit tant (ça fait partie de son eschatologie), tout comme Cruise arrache ses baxters dans un geyser de larmes et beuglant que décidément, non, le rêve américain, on lui fera plus ce coup là, c’est terminé. Mais c’est ça, le rêve américain dans le cinéma de guerre contemporain : l’infinie litanie cathartique de l’innocence première perdue, bafouée, à chaque fois : imparable.
De Palma, c’est ça. Y a rien d’autre dans ce film, que de la récup cathartique ultra-classique : le truc des caméras, c’est d’un côté le dispositif malin pour « faire passer » la narration, la dramaturgie, aussi cliché disions-nous qu’une sitcom, avec ses personnages bien archétypés et hyperdéterminés (on se croirait dans Myst, il ne manque que la bigote) et le couplet attendu sur « la banalité du mal pas si banale quand on regarde bien », et, de l’autre, une réflexion fumeuse de type classe maternelle sur la technique & le medium en tant que "pharmakon". On apprend des choses aussi bouleversantes que la fable sur le couteau suisse, machine-outil qui peut aussi bien servir à découper le jambon qu’à décapiter la gouvernante. C’est terrifiant, oui. Quelle mise en abyme.
Et sinon, la démonstration est elle-même confuse (alors que le sitcom, lui, est vachement codé : on s’y retrouve aussi bien que dans un clip de Michael Jackson : y a le bad guy, y a le good guy, et puis le guy qui hésite un poco ma non troppo, qui sait pas encore bien s’il va devenir good ou bad, docteur Jeckyll ou mister Hyde (roulement de prunelles apeurées et tempête sous son casque), et qui sera bien puni par où il a pêché : un caméraman sans tête : tudieu, l’allégorie est vachement subtile, audacieuse, ça va très loin sur le plan sémiotictic. Mise en abîme de l’homme à la caméra de Vertov ou kwè ? On planche encore dans les facs de cinéma sur l’énigme sémantique qui nous est ici proposée comme un défi à notre entendement spéculatif…).
Bon, les caméras, les archives numériques, c’est bien ou c’est pô bien ? A vrai dire, on sait pas trop. On hésite entre good big-brother & bad big-brother : à part varier les angles de vue du huis-clos de cuisine pour pimenter la sauce dramaturgique, on hésite entre leur inutilité complice (personne ne regarde une vidéo qui enregistre tout tout le temps) et leur vertu régulatrice (ça permet de confondre les vrais coupables). Bref, des dilemmes esthético-éthico-formels à trois francs six sous, archi-rebattus dans le beurre comme le couteau suisse, et après ça on vient nous braire aux oreilles qu’avec ce film, on touche quasi à une mutation ontologique du regard, une remise en question radicale de l’industrie cinématographique elle-même, un film symptôme critique ou que sais-je du trauma post 11 septembre avec une néo-métamorphose de la re-présentation de la guerre via internet, et tout ça etc. Qu’est-ce qu'y faut pas entendre… Qu'est-ce qu'y faut pas se contorsionner en fonction de l'arlésienne persistante que l'actualité des sorties filmiques fait "événement", événements que l'on guette (spéculatif, discursif, éditorial, voire anthropologique, mais surtout publicitaire: une date clef, une mutation, un changement, un pas franchi, au delà, en deça, un symptôme, un "nouveau paradigme", un basculement épistémique, tout le monde en parle, disait Ardisson, et on est pas couchés, lui répond Ruquier).
Et cerise sur le gâteau de la putasserie hollywoodienne téléphonée, on a droit aux imitations réalistes de photographies de cadavres mêlées à des vraies, sur fond d’un vrai-faux air d’opéra tragique et de faux-vrai adagio de Barber recyclé (mis en abymeu) ad nauseam, pour bien capter les biffetons de la plus value humaniste et émotionnelle. Un petit charnier sur fond de musique classieuse, ça le fait toujours, ça vient-y nous chercher et nous remuer jusque dans les tréfonds de notre humaine bonté suffoquée. C’est très nouveau, très déstabilisant, très interrogateur. Bref : un chef d’œuvre. Totalement réflexif et métatruc, le Brian, en effet: dans la roublardise, l'art d'accommoder les vieux plats et de rentabiliser l'investissement des biffetons. C'est le moins qu'on puisse attendre de ce vieux briscard rompu à toutes les ficelles de l'entertainment. Mais Michael Mann est plus fort que lui.
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