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lundi 15 août 2022

1979


[La notule qui suit date du 23 septembre 2013. Je dis ça pour mes futur.e.s biographes qui auront pour tâche importante, et urgente, de dater mes archives de la mère Docu et du père Pétuel. Je sais, un rien m'amuse, et on me compare parfois à Jean Roucas.]



 

 

1979, année fatale s’il en fut. C'est le moment, du moins pour pas mal de gens de ma génération (cad nés au milieu des années 60), où tout bascule. Esthétiquement, que ce soit musicalement ou cinématographiquement, c'est l'année du chant du cygne, avant l'entrée dans ce long tunnel sans rémission des années 80, horrible décennie, les années fric, les années Tapie, l'enterrement de l'idée de la gauche sous le déguisement de son épiphanie gouvernementale, les années Véronique & Davina, les années Ferris Bueller, Huey Lewis, Phil Collins. Les années où la culture remplace l'art, le cd le vinyle, les yuppies les punks, l'identité et le développement personnel l'aliénation sociale et l'internationale des prolétaires. On le sentait confusément, mais s'annonçait le "développement durable" du complexe militaro-industriel. Hello, this is the central scrutinizer, plastic people has won, ponke.

Décennie du kitsch, du recyclage, des perruques peroxydées, des néons fushia saturés, de l'esthétique rétro avec images floues hamiltoniennes, du tout-au-décor, du son sec de synthés pop et de batteries plates. La décennie où triomphent Luc Besson, Jean-Jacques Beineix, Adrian Lyne, Lawrence Kasdan, Léos Carax, Roland Joffé, Gilles Béhat, Alan Rudolph, Lars Von Trier et Percy Adlon.

Un ami d'enfance, un type étrange, féru de jazz, de rock, de ciné, de matos hi-fi et d'encyclopédies Universalis, bref un verviétois, m'exposait régulièrement sa théorie au sujet de ce qu'il nommait le "basculement épistémique" lié à 1979. Il avait toujours prétendu, déjà, qu'il mourrait avant 25 ans. Il décréta ensuite qu'il était bel et bien mort après 79, devenu fantôme hantant ses propres souvenirs. 


Son point de vue était celui d'un radicaliste ne souffrant aucune contradiction. Il m'expliquait, avec moult détails, le déclin brutal des appareils de hi-fi, qui n'étaient plus fabriqués pareil (amplis, tourne-disques, baffles), des techniques de prise de son (époque Impulse, Blue Note). Il avait une théorie assez convaincante sur les drums et le drumming: après 79, on a changé la manière de tendre la peau de tambour sur les batteries, ce qui a provoqué une mutation radicale du son: sec, sans relief ni profondeur. Un des détails permettant selon lui de saisir que le jazz était mort en 1979. La complexité du continuum rythmique (à la Elvin Jones) était devenu impossible. Même le jeu sur les cymbales avait changé, comme les cymbales elles-mêmes, et le "drive de cymbales" s'était perdu. Tony Williams, celui de la période Miles Davis E.S.P, The sorcerer, Miles Smiles et Nefertiti (quatre disques terrassants, des sommets du jazz moderne), ne maîtrisait plus sa fabuleuse technique du "drive de cymbales". 

 


Le son des contrebasses avait lui aussi changé, aussi bien en raison d'une nouvelle façon de frotter les cordes que d'une nouvelle façon de les tendre: il devint "enrhumé". Jazzistiquement mou et réverbéré, avec Eddie Gomez, Steve Swallow, etc. Mingus est mort en 79. "Et ce n'est pas par hasard!", ajoutait cet ami.

Dans nos échanges surréalistes, je jouais le rôle du gars tourné vers "l'avenir" et protestais constamment, en citant des tas de contre-exemples de tant et tant de nouveaux disques, de nouveaux films merveilleux.

La décennie 80 consacre l'empire du jazz-rock et de la fusion. Weather report, parmi d'autres, en fournit l'étalon. Bien que formé en 71, la formation (désormais on dira "groupe") signe avec Night passage - le bien nommé - et sa soupe de synthés brumeux l'entrée dans un vide commercial et sonore toujours d'actualité, où surnageait ça et là la basse magnifique de Jaco Pastorius, l'intrus de la bande. L'autre groupe "séminal", comme on aimait à dire, était Steps Ahead. Pauvreté essentielle du jeu de saxo de Michael Brecker, salué comme un monstre de virtuosité et éventuellement fils spirituel de John Coltrane lui-même (alors qu'il jouait toujours les mêmes arpèges en grappes descendantes, je peux vous les chanter: tidoudidou di, tidoudidou di, tidididi). 

De jadis grands groupes de "prog-rock" comme Soft Machine se muent en machines molles pour de bon, débitant au kilomètre et à la pression de vains chapelets de saucisses-fusion juste bonnes à sonoriser un Derrick, un Tatort ou des séquences pour peep-shows.
79 fut la dernière année du rock aventureux des middle-seventies, autant que la dernière du punk qui suivit juste après (et qui littéralement ne m'a jamais défrisé même un sourcil). Le passage à 1980 ayant été également fatal pour un nombre incalculable de groupes, décrétés "jurassiques", condamnés pour survivre à embrasser la nouvelle mode des batteries mates, des boîtes à rythmes creuses et des synthés criards. Pour mieux comprendre, passez vous la bande son de Live and die in LA de Friedkin. Celui-là même qui se plaignait amèrement que Lucas et Spielberg aient signé l'arrêt de mort du Nouvel Hollywood en remplaçant un cinéma d'auteurs adultes par un merchandising infantile.

En musique électronique, 79 fut l'année où l'on quitta les mellotrons, les monstrueux moog et séquenceurs analogiques délivrant les nappes et les drones propices aux rêveries hypnotiques et mystiques. Klaus Schulze signifia ce passage en signant en 80 "Dig it", contenant le fameux Death of an analogue, sorte de chant funèbre purcellien au titre explicite et redoutable.




Après 79, au cinéma, on ne prend plus la route, on ne taille plus la zone, avec une caisse pourrie de location, dans les vastes déserts de l’Amérique. Plus jamais on ne se perdait, après 79. Exit Easy-rider, Alice dans les villes, Falsche Bewegung, Scarecrow, The Passenger, Two Lane Blacktop, Vanishing point, Badlands, Electra glide in blue, Le plein de super, Les petites fugues, etc. On s’enferme dans des décors confinés, comme à l'époque de l'occupation. Après 79, on ne compte plus les films dont le décor est exclusivement un night-club à néons vaporeux, noyé dans le fumigène, avec quelques plans de trottoirs aux reflets vert-rouge mouillés.

La césure se lisait aussi chez Ridley Scott : entre Alien (de 79) et Blade runner (82).
L'espace avait mystérieusement disparu de l'un à l'autre. Dans le premier, sens des espaces infinis qui effrayent, monstrueux dédales de Giger déroulant leurs ossuaires et leurs vortex. Dans le second, esthétique pub d'un néo-Tokyo tout en néons qui clignotent, et plus aucun plan large qui respire. Revoyez Blade-Runner. Les seules vues d'ensemble, suggérant des architectures gigantesques sous la voûte étoilée, sont de brefs inserts, toujours le même plan faisant office d'interlude, sur une nappe du regretté Vangelis (si génial dans les 70s). Quant aux personnages, ils sont tous corsetés dans des fanfreluches fashion à paillettes dorées, le visage peint au rimmel et la chevelure léonine brillantinée, tandis qu'ils assertent des poncifs mortifiants sur l'homme, dieu, les robots, la bonne et moi. 

 Après 79, en résumé, on pouvait parallèlement mesurer, toujours selon cet ami, l'effet cataclysmique d'une vaste régression politique, idéologique, spéculative, philosophique, etc. Les grands mouvements utopiques, anarchistes, libertaires, imaginaires ou imaginants avaient brusquement disparu dans un appel d'air. Deleuze disait que les années 80 étaient une période très pauvre. On n'invente plus des pensées, on pense sur des objets préexistants et prédéfinis. Règne absolu de la communication. La création des concepts philosophiques a cédé la place à la création de concepts publicitaires. Il décrivait les années 80 comme une longue traversée du désert, du moins pour celles et ceux qui l'ont vu arriver, car "il y a pire que traverser un désert : naître dedans" (je poursuis cette idée dans le prochain texte).


On relèvera encore en musique le cas éminemment tragique de Mike Oldfield, qui aligna de Tubular bells (73) à Incantations (78) une série de chefs d’œuvre, commit encore deux chouettes albums avec Platinum (79) et QE2 (80) avant de sombrer graduellement dans un vacuum intersidéral post-ron hubbardien, un trou noir, le fameux trou noir dans lequel s'apprêtait à sombrer une génération entière, qui désormais raserait les murs, membre fantôme indésirable d'une société toujours plus avide de transparence, de définitions de soi-même prêtes à consommer-penser-classer, hideuse comme une planche anatomique étale. Bien sûr à toute règle il y a des exceptions, des sursauts exceptionnels, qui n'infirment en rien ladite règle, contrairement à l'adage, mais la confirment: ici Amarok (où il se souvient de lui-même avant que l'éternité le change tel qu'en un autre). 

Tournée "exposed" (79) - qui fut un relatif échec commercial. En résulta un double LP (ainsi qu'un dvd, désormais trouvable sur YT) qui compta dans ma vie d'ado presque autant que la découverte de Music for 18 musicians de Steve Reich.

 


On pourrait multiplier les exemples. Je me contenterai ici, pour ne pas alourdir mon propos semi-sérieux, de 7 exemples que j'espère éloquents: le dernier grand disque de Pink Floyd, le dernier chef d’œuvre de Frank Zappa, le chef d’œuvre de Richard Gotainer, le dernier grand Magma, le dernier grand Aksaq Maboul, le plus beau disque de Alan Stivell, le dernier disque de Alfred Deller.

 




 
 



 

mardi 18 février 2014

Aqualung (Jethro Tull, 1971)



On sait peu que plusieurs morceaux figurant sur Aqualung (1971, l'album le plus réputé de Jethro Tull) étaient déjà enregistrés, un an plus tôt, dans des versions bcp plus belles, mieux enregistrées, et plus longues aussi.
Comme en témoignent ci-dessous ces versions de Wond'ring aloud, again et de My god.

Un des problèmes d'Aqualung fut qu'il fut très mal enregistré. Les chansons sont belles (pour la plupart), mais je n'y aime pas du tout le son (suraigu, criard, crachotant, sans relief aucun, basses inexistantes, voix de IA ruinée, hachée-menue...). Les remastérisations successives n'ont hélas jamais rien pu y changer (du moins à ce jour), à force de réducteurs de bruit se surajoutant à des augmentateurs de bruit, du nettoyage de chaque piste overdubbée ne laissant subsister qu'une dynamique squelettique sur pas mal de morceaux...

Ian Anderson n'est toujours pas satisfait à ce jour de l'enregistrement, et il a raison. Je pense que c'est provisoirement insauvable...



(1) Version de Wond'ring aloud 1970, studios Morgan.

 




 (2) Version 1971: 1'54'', et la mieux épargnée de l'album du point de vue technique (sans doute peu d'overdubbing).


 


" Pour le lieu, si Jethro Tull est habitué aux Studios Morgan (où sont enregistrés ses deux précédents albums Stand Up et Benefit), le groupe opte cette fois pour les Island Studios, à Basing Street, le lieu étant affilié à leur label Chrysalis Records. Jethro Tull rencontre Led Zeppelin, autre célèbre groupe de hard rock britannique, qui enregistrait son quatrième album au même moment.
Deux studios étant disponibles, Jethro Tull obtiennent le plus large, Led Zeppelin préférant travailler dans le petit. Consistant en une ancienne église, les Island Studios disposent des dernières innovations en termes d'enregistrement. Néanmoins, Ian Anderson exprimera par la suite son insatisfaction vis-à-vis du lieu, se plaignant de la mauvaise qualité sonore, jugeant que tout semblait « discordant » et « désagréable », rendant l'enregistrement assez difficile8. De plus, le mastering pose quelques problèmes, Ian Anderson n'étant pas satisfait du résultat final des sessions. Plusieurs essais sont donc réalisés pour aboutir à un niveau de qualité sonore convenable. En outre, le label de Jethro Tull impose des délais assez serrés au groupe pour l'enregistrement de l'album, n'excédant pas « trois ou quatre semaines ». Ian Anderson évoque aussi l'utilisation fréquente de la technique de l'overdubbing (ou re-recording), consistant à enregistrer le chant et l'orchestre séparément... " (Wiki)

 (3) Version de My god 1970, studios Morgan. Simplement, comparer la prise de son, d'abord. Ensuite, mesurer l'abîme qualitatif séparant cette version (bien plus audacieuse, presque free-jazz, mais aussi "dervishesque": on est pour la partie instrumentale dans les eaux d'un Terry Riley) de la version rachitique, crachotante et proto-moyenâgeuse de 1971.
 
 

 


(4) Version 1971:

 

                                  

" Si Ian Anderson parvient à trouver un claviériste, il rencontre un autre problème lié à la composition du groupe : le bassiste original, Glenn Cornick, qui fait partie de Jethro Tull depuis sa formation en 1967, est viré du groupe après la tournée américaine de 1970. Anderson justifie cette décision qu'il a prise lui-même par les riffs lourds de la basse de Cornick, qui ne s'adaptent pas au son orienté rock progressif que recherche le groupe à l'époque. En vérité, l'une des raisons principales de l'éviction du bassiste est son style de vie, jugé inadéquat par Anderson ; le tempérament festif de Cornick pendant la tournée américaine, ainsi que son recours à la drogue et à l'alcool, entre autres, poussent le leader de Jethro Tull à l'écarter de la formation. Cependant, avant son départ, Cornick participe à la composition de plusieurs chansons qui apparaîtront sur l'album, dont Wond'ring Again, la version originale de Wond'ring Aloud, cinquième piste de l'album.
Cornick enregistre également une première version de My God avec le groupe, qui ne sera finalement pas incluse sur l'album à sa sortie. Le bassiste exprime d'ailleurs son incompréhension vis-à-vis de la décision d'Anderson d'écarter cette dernière : « C'était une excellente version qui n'a pas été incluse sur l'album. Je ne sais pas pourquoi Ian a modifié une grande partie des paroles. Je me rappelle, en tant que membre du groupe, que nous la jouions pour plus d'un an. J'étais très accoutumé à la chanson et je pense que nous l'interprétions très bien. Nous avions aussi enregistré quelques autres morceaux, mais leur titre m'était inconnu » " (Wiki)


... Ajoutez à tout cela quatre songs (5) admirables, qui devaient figurer sur l'édition originale (réintégrés dans l'édition 2011 du 40è anniversaire) : Life is a long song, Up the pool, Just trying to be, Dr Bogenbroom ...

Vous comprenez alors que Aqualung aurait dû être un bien plus grand album encore...
 
Edit: Est sortie depuis une copieuse édition "40th anniversary", proposant un remixage remarquable de Steven Wilson et incluant les quatre songs ci-dessous, plus les versions premières de Wond'ring Aloud et My god.


(5)












mardi 11 février 2014

Lester Bangs meets Vietnamese folk music



L'article de Lester Bangs pour Creem en 1973, " Jethro Tull in Vietnam ", n'est consultable sur le net dans son intégralité que sur Tull Press, une extension du site officiel de JT, où sont recensés tous les articles de presse de 68 à nos jours. 
Le sens du titre de cet article, c'est que la musique de JT, ça ressemble à la la ''musique folklorique vietnamienne''. C'est fin, dis donc, comme humour, mais pas très gentil pour les Vietnamiens, surtout. ça veut dire quoi? Que si JT c'est de la shit-music, comme il le suggère non sans insistance (même s'il reconnaît que ce sont des professionnels compétents, et qui savent concevoir un show pour subjuguer les kids - et leur chouraver leur argent de poche), la première analogie avec cette musique qui se présente à son esprit, ce serait la musique folklorique vietnamienne: donc shit-music aussi?

http://www.tullpress.com/crmay73.htm
It has always amazed me (he says) how you Americans can feed yourselves the worst kind of garbage and still survive, but now at last I think I understand. I don't like Jethro Tull either — I never have, not even when all my friends were bending my ear with This Was — but not, perhaps, for the same reasons which have driven you to such extremes.

    I don't like them because you are right. They do sound like Vietnamese folk music, and I'm no folkie! I despise that jerky, over-rhythmic, open-ended clatter. Give me progressive jazz anytime — Peanuts Hucko, 'Big' Tiny Little — and I am happy. A man must move with the times, and the times demand bop: how can a man in my position say that bop is wrong? I didn't get here by swimming against the tide. I see the American GIs walking by the Palace every day with those bop records in their hands, and every once in a while I go down and ask them to show them to me. I speak to them in the language that they understand: 'What's the word, Thunderbird?' And they reply that the word is 'rebop'. All these records they show me, all of these people, Chuck Berry, Elvis Presley, the Rolling Stones, I have understood through my communication with your people, are rebop, be it good or bad.

    But, as anyone can see, Vietnamese music is not rebop. It's not even bop. It's just something frozen and awkward, but insistent for all of that. These old cultures die hard. Which is why they still play that wretched noise in the rice paddies, and why something like Jethro Tull is popular with your people. Because some people, you know, just can't take rebop. And the reason for which I do not like Jethro Tull and, I would suspect, you do not like Jethro Tull is that they have no rebop!


Anderson a dû se marrer (mais d'un rire un peu 'jaune', qui sait) à l'époque en découvrant cette livraison de Bangs.

Bon, c'est assez drôle, par moments. N'empêche, la mauvaise foi, voire la mécompréhension, sont assez " hénaurmes ".

Et d'après ce que j'ai pu lire ici et là, ça semblait être un trait distinctif éminent chez LB, aka l'homme qu'avait du goût (là où tous les autres n'avaient que des goûts de chiottes...). Ne s'est-il pas fait connaître en éreintant un disque de MC5, pour ensuite déclarer que c'était son groupe préféré? On semble ne plus pouvoir compter les revirements à 360 degrés de Bangs, tant ses jugements se contredisaient perpétuellement. Bangs qui, aime-t-on à dire, pratiquait sa crépitante machine à écrire comme un riff de Hendrix ou l'organe vocal de Don Van Vliet, ce en quoi il était un véritable créateur de rock, dans l'héritage de la beat littérature et patati et patata...
Bangs préférait le jazz, en fait, lis-je aussi ça et là, et au fond semblait considérer - un peu comme une sorte de Holden Caulfield du gonzo - que le rock était assez bien le royaume de l'imposture, de l'escroquerie et de la bêtise. Sans compter la consommation sexuelle, par des ponkes qui l'ont bien déçu, des groupies backstage. 
Y a un peu de vrai là-dedans, évidemment, mais ça, point n'est besoin d'être grand clerc pour le saisir... Alors, on aurait l'espèce de trajectoire de l'enfant brûlé de Stig Dagerman, épris d'innocence et de bonté, entretenant une sorte de relation d'amour/haine ambivalente avec ce monde du rock où il cherchait peut-être, comme un Graal, un Zeitgeist dont le topos serait la 'culture populaire', si ça veut encore dire quelque chose.
Homme passionné de musique, ne vivant que pour et par la musique, et qu'on représente littéralement transfusé, entre malédiction et rédemption, par tous ces disques qu'il aimait, qui donnèrent un sens à sa vie ou la changèrent (comme Astral weeks, de Van Morrison).


Mais là n'est pas mon propos. En lisant son article sur JT, deux choses me frappent:

1)

Le côté un peu " mauvaise langue ". Parce qu'il a de la culture musicale basée (en jazz notamment), il se fait fort de nous instruire que Ian Anderson a piqué tout son jeu, ses riffs, etc, de flûte, à Roland Kirk. Il laisse entendre qu'Anderson est sur ce point malhonnête, qu'il pourrait au moins rendre à César.
Et d'ironiser sur le fait que le grand Rahsaan (j'ai découvert il y a bien longtemps Kirk précisément grâce à Anderson, et j'ai tous ses disques aussi), s'il était, lui, le vrai, l'authentique, l'original mc Coy, cad ici le Wild man, au moins ne se commettait pas dans l'histrionisme consistant à plaquer sa flûte contre ses parties génitales, etc.
Perfidement, donc, il ajoute que s'il n'a pas pu s'entretenir directement avec Anderson sur ce déni d'influence supposé, il a eu une conversation avec le batteur de JT, Barriemore Barlow, lui confirmant indirectement un tel déni: leur musique proviendrait exclusivement de l'esprit et de l'expérience de JT. Complètement originale donc, transpose/traduit déjà (?) Bangs, sans précédents, n'étant redevable d'aucune tradition. Et Bangs ajoute que cette assertion, dans laquelle on ignore la part de ce qui fut dit et la part de ce qu'il y ajoute lui-même, représentait probablement le sentiment général circulant dans le groupe.
Anderson has always trotted out old Roland Kirk riffs: flute vocalisms, overblowing, even the histrionics which became the eye of his stage business. Roland Kirk never to my knowledge stuck his flute between his legs in the crudest sort of phallic stage ploy, as Anderson does. But Roland Kirk was the original Wild Man of the concert flute, and Anderson should admit the debt he owes him.

I doubt if he would. I was unable to talk to him, but I spoke to Jethro drummer Barrie Barlow in the hotel bar after a gig last spring, and he scoffed at the idea of Ian being influenced by Kirk or anyone else. Their music, he went on, came totally out of the minds and experience of Jethro Tull, had no precedents, fit into no tradition, and was completely original. Which probably represents the general sentiments within the band.


Bangs prend-il ici un peu les gens pour un pojama-people? En excluant le cas, improbable dira-t-on, où il n'a pas jugé bon de poser sur sa platine This Was (68), il ne peut pas ignorer que l'hommage à Kirk (morceau: Serenade to a cuckoo) n'est qu'une parmi les nombreuses déclarations d'influence qu'Anderson ne cessa de multiplier dès le début. Dès ses premières interviews, en effet, il expliquait à tout journaliste de la presse pop-rock qu'il avait choisi la flûte après avoir écouté RRK. Par dépit de ne pouvoir jouer de la guitare comme Clapton. Et qu'il apprit à en jouer, en écoutant RRK, un an et demi à peine avant l'enregistrement du premier album (This Was, donc).




 
 
[ Le jeu de flûte d'Anderson, éminemment kirkien à ses débuts, et d'une virtuosité assez hallucinante si on pense qu'il avait appris à jouer de cet instrument en un an et demi, s'est par ailleurs complexifié assez tôt, et plus encore avec les années. Lorsqu'il se mit à explorer, notamment, les folklores (pas seulement scottish et irish, mais aussi indien, etc), élaborant pour cela de nouvelles techniques pour des types et conceptions de flûtes (tin whistle, bansurî, etc) très éloignées de la traversière. ]

Je trouve ce genre de manipe (au sujet de Kirk) pas très intègre, donc.


2)

Un autre passage de son article indique qu'il n'a manifestement rien percuté de l'esprit et de l'intention initiaux de la grande pièce montée Thick as a brick (1972).

Il ironise en effet, en enfonçant lourdement le clou, sur l'escroquerie des Concept-albums en vogue à l'époque. Sorte de décadence ou de dégénérescence, donc, par l'hypertrophie prétentieuse masquant un vide musical désolant, du rock des origines. Du Rock pur, en son énergie et urgence adolescente, on imagine: on balance des morceaux de 2 à 3 minutes maxi. 
ça, c'était le rock des origines, selon l'antienne: on se prend pas le chou, on fonce et on balance la sauce, ce qui prouve qu'on est jeune et vivant et qu'on dit merde à tout. Etc. En fait, on le sait aussi, le format court des morceaux obéissait surtout à la contingence commerciale du passage en radio. Le morceau long étant l'apanage des disques de jazz lorsque le genre aborda les rives du free (Coltrane, Coleman, Shepp, etc etc), et qui, eux, ne passaient pas dans les radios (sauf les confidentielles, destinées à un public d'amateurs): fallait acheter les albums des compagnies dédiées à cette musique.

L'escroquerie supposée, ici, renvoie à un but commercial assez paradoxal et pas très convaincant sur le seul plan logique: à en croire Bangs, qui présente ici JT comme la dernière attraction en date pour ados décérébrés qui manquent l'école pour pas rater un de leurs concerts où ils se déguisent en lapins (on imagine assez mal ça, aujourd'hui), le but pour les compagnies discographiques est de s'en mettre peu ou prou plein les poches en obligeant ces jeunes à claquer leurs économies dans des LPs à deux morceaux longs de 20 minutes de musique indigente, artificiellement gonflée pour le remplissage. You had to take the whole pie at once or not at all.
On imagine un raisonnement, là encore, habitant dans une mythologie fondamentaliste et orthodoxe du rock comme musique de l'urgence et de la vitesse, qui se consomme en 45 tours sur des platines pourraves-ça-passe-ou-ça-casse, etc.

Que l'éléphantesque prog-rock fasse la hype au moment où Bangs écrit son article, ça ne peut dans cet esprit de mythologie correspondre qu'à une mutation inquiétante signalant la dégradation du 'rock' premier, ou 'primitif' (comme pure énergie négatrice de la Culture majusculaire et pompeuse des adultes) et qui serait à la musique ce que la pure présence de la phonè platonienne serait à l'écriture médiate, disséminante, coupée du lien direct (séminal) avec la Vérité donnant son essence dans un accès direct, hors-gramme.
Les rockeurs ont la tête qui enfle, donc: ils se prennent pour des compositeurs sérieux, et infligent aux petits jeunes d'interminables pièces montées dont seul un homme sachant de quoi il parle parce qu'il a une Oreille musicale avertie et un goût assez raffiné sait percevoir la pauvreté et l'incurie. Oreille, Goût, et Culture musicale: trois choses qui manquent finalement, dans sa logique, à ce public de jeunes veaux qui se ruent sans discernement sur ces escroqueries commerciales de Concept-albums.

Bizarre, cette ambivalence dans ses jugements de valeur - considérant sa dilection pour le rock brut dont on aime à dire qu'il fut le premier à le conceptualiser par le terme ''punk' (ce qui est faux, là aussi: ça vient de Zappa, en 66) :
on a ainsi l'impression que LB méprise un peu le public de la musique rock qu'il célèbre. Puisqu'au fond, cette musique pré-punk qu'il appelle de ses voeux (une musique qu'on peut jouer même si on ne se sait pas jouer de la musique, selon le slogan), il la réserve, l'assigne à un certain type de public-jeune (l'éternel public jeune rebelle, etc) incapable de distinguer, d'après lui, l'escroquerie musicale dans la shit-progmusic prétentieuse. Et pourquoi, sinon par manque de culture musicale sérieuse (ici, par ex., leur méconnaissance de tout ce que c'est censé piquer honteusement au jazz, mais en le vitrifiant) ? Lacune qu'il stigmatise, donc (qu'il le veuille ou non) dans son ironie sur la hype autour de JT... Y a comme une torsion un peu perverse dans ces dogmes et déclarations à l'emporte-pièce qui jouent sur deux tableaux: fuck à la culture et en même temps fuck aux incultes qui confondent la merde et le caviar...

In any case, they've earned the right to be arrogant. Aqualung was a giant and the follow-up, Thick As A Brick, was over a year in the making and even bigger. Bigger in every way: the only time in rock history previous to this that a single song had covered two sides of an LP was Canned Heat's 'Refried Boogie' on Livin' The Blues, and that was just an extended jam. 'Brick' was a moose of a whole other hue: a series of variations (though they really didn't vary enough to sustain forty minutes) on a single, simple theme, which began as a sort of wistful English folk melody and wound through march tempos, high energy guitar, glockenspiels, dramatic staccato outbursts like something from a movie soundtrack and plenty of soloing by Anderson, all the way from the top of side one to the end of the album.



Mais quand bien même. Admettons la valeur de ce raisonnement plus ou moins masqué derrière l'attaque sur la cible de choix, offrant d'ailleurs la verge pour se faire fouetter: le prog-rock et ses concepts-albums.
Eh bien, en l'occurrence sur l'album Thick as a brick, Bangs se fourvoie sur toute la ligne. Il n'a pas compris, disais-je, l'humour, le gag qui sont à l'origine de TAAB:

L'histoire est pourtant connue, là aussi. On sait qu'Anderson récusa dès le début la qualification de l'album Aqualung (1971) comme Concept album. TAAB fut pensé comme une réplique ironique, à la fois au concept de Concept-album, et à la musique pratiquée à l'époque par Yes, Soft machine, Emerson-Lake-Palmer, etc. C'est, à la base, un foutage de gueule, qui formule précisément, à sa manière, par l'objet même, la critique que Bangs adresse à TAAB. " Thick as a brick " veut dire plusieurs choses. Eventuellement: "épais comme une brique'', au sens de: "lourd comme un pavé indigeste". Mais c'est surtout une expression qui signifie aussi ''idiot, stupide, bête comme ses pieds''.

Le gag du disque, indépendamment de sa valeur musicale discutable et discutée, c'est la réponse de l'arrosé arroseur: vous m'accusiez d'avoir fait un concept-album? Je vais vous en faire un, de Concept-album. Un seul morceau de 45 minutes, seulement interrompu par l'obligation de passer de la face A à la face B. TAAB se présente, dans son Concept, comme un canular, une parodie du Concept-album: en pousser le bouchon, la surenchère, jusqu'à réaliser, en effet, le premier Concept-album radical - on n'avait jamais fait ça avant (un seul morceau sur un disque), qui joue réflexivement sur le concept de Concept-album tout en s'en moquant gentiment. Ainsi, le parangon même du Concept-album - qu'est resté TAAB dans l'esprit de bcp - fut en même temps sa ''déconstruction'' critique, si on peut appeler ça ainsi...

Album ironisant également sur les prétentions 'philosophiques' ou 'métaphysiques' pompeuses des Concepts-albums de ses collègues...
Là-encore, l'affaire est connue. L'album se présentait initalement sous la forme d'un immense journal (The St. Cleve Chronicle & Linwell Advertiser) à déplier, chroniquant un fait-divers: un enfant de 8 ans a écrit un long poème génial, reçoit un prix dans la commune de x (imaginaire), et se voit retirer ce prix après avoir prononcé un gros mot lors de la conférence de presse. L'idée est géniale, d'ailleurs, comme le journal. Dans un esprit tout à fait montypythonesque, tous les articles, brèves, infos, textes, encadrés (dont IA déclara que leur conception prit plus de temps que de composer et enregistrer l'album) sont remplis de double-sens, de jokes, renvoyant au texte chanté sur l'album. Texte abscons et joliment fumeux dont l'auteur est donc cet enfant-prodige, mais grossier: le fameux enfant-poète Gerald Bostock (aka ''little Milton'').
Dans les concerts, Ian Anderson poussait l'humour jusqu'à dérisionner le concept même du concert: interrompre soudain l'exécution de ce flot de musique et de poésie, par un téléphone sonnant sur un bureau. Quelqu'un réclamant de parler à une personne 'x' dans l'assistance. Comme si le concert n'avait d'importance que fort secondaire, une routine automatique, presque une corvée... Ce qui n'empêchait nullement le Tull d'être reconnu comme un des meilleurs groupes scéniques des seventies.

Geste de provocation et colossale auto-dérision, donc, que là encore Bangs, indubitablement, n'a pas perçues. Manque de curiosité, peut-être...

The whole thing was built around a longish poem by Anderson, which itself set new records in the Tull canon of lofty sentiments and Biblically righteous denunciations of contemporary mores. The very first line was "I really don't mind if you sit this one out," a classic hook which set the tone for the entire piece, which was crammed with couplets like

    The sandcastle virtues are all swept away
    In the tidal destruction of the moral melee

Where was this stuff coming from, anyway, and what did it say about the way not only Anderson and Tull but perhaps most of all their audience related to the world around them? Did they really feel that self-righteous about things in general? Or was it, like 'American Pie', just a bunch of words that could have as much meaning as you wanted to invest or none at all, and happened to fit the music nicely? Ask a Tull freak and you'll get a blank look; most of them, it seems, have never stopped to analyze it. They just know what they like, which is fine.



Il y avait donc, de toute évidence (sauf pour nombre de fans qui ont vraiment cru que l'histoire racontée dans le journal était vraie), dans cet album aussi, une geste 'anti-establishment' (comme on disait à l'époque), l'establishment visé étant aussi (mais pas que) l'industrie du rock, sa prétention, et la hype - dans les compagnies discographiques - de Concept-albums fait par de Super-groupes.

La pique était aussi maligne que drôle et efficace. Car, vrai-faux ou faux-vrai Concept-album ou pas, TAAB offrait malgré tout une réelle fraicheur musicale, plus un humour, une dérision, un commentaire social acerbe, et une façon de ne pas se prendre au sérieux tout en se prenant au sérieux. Fraicheur, dérision et humour dont manquaient assez les supergroupes visés, se prenant trop au sérieux dans leurs 'performances' de virtuosité instrumentale et leurs prétentions 'mysticisantes' (Yes).

Aujourd'hui, on peut en prendre la mesure: les Concept-albums de l'époque ont mal vieilli, mais TAAB est resté pour bcp (et pas que les fans du Tull) à la fois LE Concept-album prototypal, le plus réussi, le moins ''boring''. Et dont la popularité ne s'est jamais démentie. Vivant, festif, un bijou d'inventions, transitions, climats variés, où ça chante vraiment, où les orgues Hammond donnent de la chaleur, superbement joué et superbement composé. Même la poésie absconse, hermétique, hyper-intellectualiste pour de rire, a une réelle saveur poétique. Et ptêt même, de ci de là, un peu de sens.

(Trad. bilingue complète, au bons soins de La coccinelle, ici.)





L'objet du litige, ou du différend: ci-dessous. Avec un très beau son (meilleur que sur mon cd, qui est pourtant remastérisé):







vendredi 7 septembre 2012

Tapiola (Jean Sibelius, 1926)



Allez, j'en remets une petite couche sur Sibelius. Cette fois, on fait (relativement) court: place à youtube.


Après la septième symphonie, donc, il n'a pas encore dit son dernier mot.
Son dernier mot, c'est donc, bien sûr, l'opus 112 (1926), Tapiola. Puis 30 ans de silence (enfin plus ou moins) jusqu'à sa mort.

Le lieu, ou domaine, ou site, du dieu Tapio, le dieu de la forêt dans le Kalevala.
"Là, s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres, mystérieuses en leurs songes farouches; elles abritent la grande Divinité des bois, les Sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres."

Je trouve de belles formules dans ce texte, suscitant le désir de la découverte pour qui n'a jamais écouté Tapiola.
L'auteur insiste peut-être un peu trop sur cette affaire de forêt, de vie sauvage, de cellules organiques, de prolifération biologique, etc... On invoque souvent ces métaphores s'agissant du processus compositionnel sibélien (par croissance thématique, etc), mais il ne faudrait pas trop prendre tout ça au pied de la lettre. A trop suivre cette pente, on risque de sombrer dans les poncifs sur la musique à programme, mimétique et illustrative, dénoncés aussi bien par Debussy que par Stravinsky. Et ça affadirait considérablement le mystère de cette musique...
Sibelius lui-même nous met en garde contre cet analogisme, en recourant à... une analogie:
" If someone writes about my music and finds, let us say, a feeling of nature in it, all well and good. Let him say that, as long as we have it clear within ourselves, we do not become a part of the music's innermost sound and sense through analysis ... Compositions are like butterflies. Touch them even once and the dust of hue is gone. They can, of course, still fly, but are nowhere as beautiful ... "

Une des pièces les plus obsédantes, les plus secrètes, de l'histoire de la musique (pas moins), selon moi bien sûr, et quelques autres. La première fois que j'ai entendu ça, à la radio, j'avais 12 ans, par là. Je savais rien de ce morceau, ni qui l'avait écrit, ni quand, ni pourquoi, etc. Mais je sentais que dès la première note, il fallait que ça suive inexorablement son cours jusqu'à la dernière. Un pur bloc compact, minéral, une nappe phréatique, une fréquence souterraine, une géo-musique plane mais insondable. J'ai bien écouté Tapiola 500 fois, sans déconner. J'en ai toujours pas épuisé la substance.

Et voici, toujours selon moi, comment il faut jouer Tapiola, le juste tempo, la juste sonorité. Ne me demandez pas comment je le sais, je le sais, c'est tout, immémorialement, depuis mon cerveau reptilien, pour reprendre une métaphore foireuse.

Allez - et c'est un ordre -, interrompez toute activité et prenez 20 minutes de votre journée (multipliées par trois) pour écouter ce truc, ce monolithe stellaire, cette stèle monolithique...
 
 
Parmi la tripotée de très belles versions disponibles sur YT, j'en choisis donc 3, parce qu'il est toujours nécessaire d'écouter une pièce essentielle au moins 3 fois.
La version de Leif Segerstam est peut-être celle qui m'envoûte le plus.
 
 



La version de Neeme Järvi (avec l'orchestre de Göteborg, DG 2000), indispensable:






Karajan - avec le BPO, DG 1964 - nous emmène loin, très loin, dans ces contrées reculées où la main du serpent ne s'aventurerait point à mettre le? A mettre le? Le pied, je me tue à le dire. Alliage du phréatique et du tellurique. Moins chantant mais plus paniquant que Jarvi, plus douloureux, aussi, comme une brûlure persistante. K. rumine cette affaire de longue date, déjà, on sent que ça lui a travaille bien le siphon. Sibelius, avant de se rétracter, disait que K. était le seul qui comprenait son travail. Serait-ce le plus beau Tapiola gravé sur disque? Je serais tenté de le dire. Avec Segerstam. Si vous trouvez mieux, n'hésitez pas à m'en informer, j'fais la collec... (Il y a bien sûr Osmo Vänskä... Cependant, il va un chouïa trop vite). 
 
 
 

 
 

dimanche 25 décembre 2011

C'est si beau (jukebox série 2)





Ce cinéma est un peu gavant, vu depuis le rétroviseur. Les garçons-bouchers et leur muse Virginie Despentes, avec leur petit museum figé de l'authenticité prolétaire: la java, le merlan, l'accordéon, la gentille putain au coeur gros comme ça, dans le port d'Amsterdam, et ça sent la morue jusque dans le cœur des frites, toutes ces cartes postales à la Brel, Prévert ou Amélie Poulain (plus distinguée, il est vrai).


"La lambada, on aime pas ça, nous on préfère la java...". Comme si préférer la java c'était exprimer la nature propre, l'expression de son essence, l'identité à soi d'une classe sociale, de sa condition déterminée une fois pour toutes dans ses prédicats - et s'en proclamer solidaire.

Les garçons-bouchers nous offrent un petit carnaval vengeur. La lambada, c'est forcément une arnaque destinée aux décervelés du petit écran qui bouffent de l'endémol.
Donc, ils se proclament libres et fiers de n'être pas de ce monde-là. On pouvait cependant décoder autrement ce phénomène: un message codé, depuis une fréquence parasitaire, le retour inopiné d'un fantôme brésilien. Sous Vivagel, la joie pure de danseurs de rue, à Bahia ou ailleurs, remuant avec fierté et à juste titre les courbes affolantes de leurs fesses s'entrechoquant et narguant la mort promise. Quelque chose de la joie et de la fureur argentine du saxophone rauque de Barbieri, El Pampero.

Nos garçons-bouchers n'ont pas eu l'oreille médiumnique. Ils s'appliquent à en offrir la version pitre, rendue au grotesque, au nom, croient-ils, de la dignité du prolétaire, du sans grade, qu'ils représentent (croient-ils). Sur le plateau télé, ils brandissent un bon gros doigt d'honneur bravache et gouailleur, adressé aux puissants et aux multinationales
Préférer la java, chez les garçons-bouchers, c'est un peu préférer, sur un tempo désynchronisé, le "nous" du prolétaire français au "nous" du prolétaire du monde entier. Ils auraient pu choisir d'interpréter une autre java, celle qui sublime la lambada et la porte à sa puissance brésilienne internationale.
Aux multinationales, à Tf1, aux flux capitaux cyniques, ils opposent leur douce France profonde, sa montagne de Saint-Jean, son Paris de Gavroche mythique, sa java la plus belle, qui ensorcelle, toute la bimbeloterie d'antiquaire à la Pascal Sevran qui fait "french authentic touch" du pople (oui, bon, Sevran, c'était la 2, juste avant ou après Patrick Sébastien). Lequel n'existe pas. Ce peuple improbable, qu'ils déclinent sur un vieux tourne-disque pathé marconi, est la vieille rengaine que leur chante cette même chaine à longueur de temps; du même ordre que ce tube creux qu'ils piétinent pour étreindre une chimère. Si bien que leur cri festif de révolte sonne un peu comme un: "laissez-nous au moins ça, laissez-nous rêver au prolétariat authentique; vous avez la puissance, laissez-nous le bon coeur". Une ponkerie sans avenir, bien dans la veine Despentes, qui a l'odeur et le goût d'un vieux suppositoire recyclé qu'on s'enfonce dans le derrière avec un délice masochiste et mortifère.

"Fraternité"? "Retour du prolo au grand cœur chassé par la porte et revenu par la fenêtre?" Un peu, un tout petit peu, mais c'est plutôt l'invocation d'une identité de classe qui avant tout est un mensonge, un "nous" trompeur qui est une fausse valeur produite, intégrée et intériorisée, dont les propriétaires réels sont bel et bien les patrons.

Préférer la java, chez les garçons-bouchers, c'est surtout et malheureusement un peu relockouter le "prolétaire" dans une vieille chanson de Frehel, entre la petite gayole du canari et le seau à charbon, l'obliger à aimer son usine (même perdue) et toute une définition de lui-même qui en découle.
Perpétuer le clivage, la division du goût et des classes tel que définis par l'ordre et le goût dominants. Introjecter un apartheid, se le réapproprier sur le mode d'un "en soi", en faire sa fierté, son étendard. "Moi, je suis Barbara, je suis faite comme ça".


ça me fait penser à la chanteuse zaz: "Oubliez donc tous vos clichés Bienvenue dans ma réalité". Mais sa réalité c'est que des clichés imbitables.

" Je veux d'l'amour, d'la joie, de la bonne humeur, ce n'est pas votre argent qui f'ra mon bonheur, moi j'veux crever la main sur le coeur papalapapapala allons ensemble, découvrir ma liberté, oubliez donc tous vos clichés, bienvenue dans ma réalité. "


C'est combien aliénant, ce folkore de l'être-vrai, intériorisé en nature, de l'être humble, pauvre et généreux, et censé rendre hommage aux Manouches. Toute cette réification. Ce socialisme du cœur. Et rendre tout ça festif, désirable. C'est en fait le triomphe du sarkozysme, son petit panthéon fait de Sardou, Mireille Mathieu, Barbelivien, Maritie & Gilbert Carpentier, bientôt Albert Camus; et les garçons-bouchers y ont parfaitement leur place, à l'insu de leur plein gré.



"Moi, je suis comme ça , c'est dans ma nature". Vraiment, ça me file des boutons, cette chanson. Chaque fois que c'est braillé dans les grands centres commerciaux (hier encore), je dois m'enfuir d'un pas rapide, pour respirer.

J'en ai marre de vos bonnes manières, c'est trop pour moi !
Moi je mange avec les mains et j'suis comme ça !
J'parle fort et je suis franche, excusez moi !
Finie l'hypocrisie moi j'me casse de là !
J'en ai marre des langues de bois !
Regardez moi, toute manière j'vous en veux pas et j'suis comme çaaaaaaa (j'suis comme çaaa)
papalapapapala


Zaz et les garçons bouchers, enfants de Coluche. Toute une esthétique sanctifiant la condition du "prolétaire", censée exprimer le "suc" de son "essence", et l'enfermant dans une image de classe qu'il serait censé cultiver et chérir. Tout ce petit commerce de l'authenticité. A chacun son folklore, bien à sa place, ceux qui s'en écartent sont des traitres à leur classe, des aliénés qui intériorisent l'ordre dominant, des étourdis qui se trémoussent sur le dancefloor, étreignant une frivolité sans objet.
Mais charité bien ordonnée commence aussi par soi-même. On a le droit de casser cette imagerie intériorisée d'un peuple authentique, qui est surtout et essentiellement le point de vue de la classe oisive sur la classe dite "laborieuse" dont Lafargue disait que son désir, éventuellement, ce serait de ne plus travailler non plus. Tout comme la classe souveraine, qui fait semblant de travailler, d'être utile, produisant de la valeur-travail, produisant cette inutile fiction qu'elle sert à quelque chose, de l'ordre du "bien commun", de la "chose publique", et que son pognon, elle le mérite. "Vous travaillez? Le palmier aussi agite ses bras". Et si leur argent ne fait pas votre bonheur, madame, rendez-le, comme disait l'autre.


Franchement, je préfère le strass et les paillettes d'un disco importé de Suède à une java parodiant une lambada déracinée. On entend mieux les moody blues qui s'en balancent, cet ampli qui ne veut plus rien dire. Ces cris qui montent au ciel comme une cigarette qui prie, et puis basta.







Une internationale méconnue:


Time is out of joint

Joyeuses Pâques à tout le monde, l'année prochaine, et tous mes vœux pour 1979 qui s'achève en cette nuit de Noël, de grand matin.
A 14h32 précisément, d'après mon réveil analogique piloté par les signaux émis par la tour radio de Mainflingen (24km au sud-est de Francfort sur le Main).
Cette tour radio intègre une horloge atomique au césium, ce qui en fait la plus précise du monde d'après la brochure. Et c'est vrai.
Ce bel objet ne produit aucun tic-tac, ne se remonte jamais, change tout seul les heures d'été et d'hiver. Une simple pile "mignon" l'alimente depuis plus de deux ans.. Bref, une pure merveille technologique proposée à un prix véritablement indécent.


mercredi 29 juin 2011

C'est si beau (jukebox série 1)



Il y a dans cette chose minuscule quelque chose de totalement bouleversant. A l'insu de son plein gré, sans doute. Quoique. Et ça tient à si peu. Quelque chose, dans l'aigu de la voix au début du couplet, comme le cri d'un oiseau étranglé. C'est un "moment", quelques secondes, mais qui n'est bien sûr pas isolable de l'ensemble du morceau qui le rend possible. J'ai remis ça 15 fois et je ne suis pas parvenu à en épuiser le mystère.

J'aime pas trop les paroles, cela dit, du moins le passage où elle dit comment elle vit sa vie, c'est un peu exagéré à mon sens. Personnellement, je n'aime pas les "pile ou face", c'est anxiogène. Regad Corynne Charby, par exemple. Elle est mignonne, y a pas. En 1986. Moi, j'aurais été au couleur-café en 1986, par exemple. Et je me serais trouvé en face de Corynne Charby. Je serais parvenu à me frayer un chemin jusqu'au bar pour lui proposer de m'offrir un diabolo-menthe. Et entre deux lampées, elle m'aurait balancé, comme ça, d'un ton badin (sans la petite voix du rossignol étranglé, qui est le piège absolu): "Moi, je joue mes amours à pile ou face, un coup ça passe un coup ça casse" ou encore "la craie s'efface, y a plus d'traces". Eh bien, mon vieux, je peux te garantir que j'aurais aussitôt tourné les talons, gris mais pas saoul, et que je serais rentré aussitôt chez moi, sévèrement déprimé, par le chemin le plus court. Donc, ça ne représente pas du tout ma philosophie pensée par moi-même telle que j'entends l'auto-promotionner. Je suis un pur et dur platonicien. Je ne veux que des amours nécessaires et inscrites de toute éternité dans le master plan. Sinon, ça m'intéresse pas, non merci, sans moi, désolé, j'ai pu d'pièce, on ferme, rideau. D'ailleurs, c'est du flan, tout ça. J'apprends, très en retard, sur wikipédia, que Corynne Charby, sotte fille qui n'a même pas terminé ses études secondaires, a épousé le pdg de Warner. En première instance. Alors qu'on vienne pas essayer de nous faire croire des trucs.





J'adore les choeurs, là-dessus. Sublime. J'en chiale à tous les coups. On se demande si c'est l'armée rouge ou kwè, mais en tout cas sont balèzes. Comme souvent, là où le bât blesse, c'est au niveau des paroles. Sincère, tout ce qu'on veut, mais cuculapraloche, avec des mauvais jeux de mots. J'ai horreur des calembours. C'est pour ça que j'aime si peu la chanson française. Non, même pas française: n'importe quelle chanson où le texte compte. Même les vêpres de la vierge Marie de Monteverdi, je m'en cague, du texte. Je préfère généralement ne pas comprendre les paroles. La signifiance sémiotico-linguistique dans les songs, généralement, je me sens pas concerné, faut vraiment que j'me force. Et 9 fois sur 10, je suis dégoûté, ou atrocement déçu. Qu'on essaye de me fourguer des contenus aussi profonds qu'inintéressants. Les gens aiment quand "il y a du sens", quelque part. Faut absolument exprimer quelque chose, sinon ça manque. Si on met pas les mots, y sont tout perdus, et ça peut les ennuyer gravement, attention. Y vous disent alors: oui, comme bruit de fond, quand je fais la vaisselle, je dis pas. Moi, c'est le contraire, les mots, surtout chargés de sens, m'empêchent de me concentrer sur la musique, ça redonde. Même sans paroles, il leur faut une intention, un concept caché derrière. "Information is not knowledge. Knowledge is not wisdom. Wisdom is not truth. Truth is not beauty. Beauty is not love. Love is not music. Music is the best".
Y a un truc qui me tue, c'est les gus qui sur le net adorent balancer le texte d'une chanson qui les a touchés au profond d'eux-mêmes, établissant ainsi une profonde et intense communication émotionnelle avec leurs contemporains. ça, je comprends pas. C'est des paresseux. N'ont qu'à l'écrire eux-mêmes, leur poème, à la fin. 
C'est pour ça aussi que je préfère quand le chanteur ou la chanteuse parlent en étranger. S'ils pouvaient se contenter d'onomatopées, alors là, pour moi, c'est Bysance:



mercredi 22 décembre 2010

Variations scattées sur Heidegger, Sibelius, Adorno, Boulez et le jazz.




1) Thèmes.

1.1)

Une belle analyse, par Michel Cinus: Forme et logique profonde dans les symphonies de Jean Sibelius.



La dernière partie récapitule la célèbre exécution en règle d'Adorno écrite en 1938 (et non en 68 comme le mentionne l'auteur), et la réfute point par point (les passages originaux sont consultables en allemand dans les notes):


" IV. La musique de Sibelius et la modernité.
Une question reste encore en suspens : en quoi réside la modernité de Sibelius? Selon nous, la modernité la mieux exprimée de Sibelius doit être recherchée dans la septième symphonie. Cette œuvre est moderne par son autonomie. La symphonie crée son propre matériau. Sa nécessité est purement interne. Par cela, nous ne voulons pas prétendre que Sibelius n’est qu’un pur réceptacle passif d’idées naturelles qui se seraient imposées à lui. Il n’est pas question de dire que l’œuvre n’appartient pas à son créateur. Nous souhaitons seulement dire que les moyens mis en œuvre suivent une logique, un mouvement dynamique discursif qui est induit par l’état de la forme. Une forme qui se développerait comme une succession ininterrompue de surprises plongerait l’auditeur dans une errance inacceptable. Il faut des points de fixation et une conception de la continuité qui tende vers une ouverture. Chez Sibelius nous ne sommes pas loin de l’idéal, et c’est pour cela qu’il est un phare pour la création contemporaine, création hantée par les problèmes de formes et de dynamique. Dans les symphonies de Sibelius la forme se modifie sans cesse au cours du déroulement de l’œuvre. Mais cette modification s’accompagne de renouvellements qui mènent l’œuvre vers d’autres états (le climax des vagues dynamiques) selon une direction induite par le contenu formel. L’ultime grandeur de la musique de Sibelius se trouve dans la relation dynamique entre l’instant (les points de focalisation) et la durée (le temps de la forme). Un compositeur avant Sibelius qui avait une profonde intuition du rapport dynamique du temps dans la forme musicale est le Bruckner des quatrième et neuvième symphonies. Il n’est donc pas étonnant que Sibelius ait eu une grande admiration pour celui-ci. Il y a des moments où la musique de Bruckner, par des sortes de surgissements qui véritablement traversent le flux de la musique, sort véritablement des formes imposées. Mahler les suspend, les annule par la surenchère, prend distance dans l’ironie, construit des formes dans les formes, mais ne les dépassent pas.

Dans les formes symphoniques traditionnelles la dynamique formelle n’est pas purement interne. La preuve en est que les formes peuvent être plaquées sur le déroulement de la musique. Les procédés anaphoriques ramènent à l’identique de la réexposition des thèmes. En conséquence des œuvres différentes peuvent avoir la même forme. Chez Sibelius, chaque œuvre a sa forme propre et est régie par des matériaux induisant une logique propre. La première symphonie (1900) doit encore être située parmi les grandes symphonies du répertoire romantique. Sa forme est traditionnelle, mais cette œuvre est déjà remarquable pour son art de la transition, la proportion finement nuancée des tempi, la forte unité thématique et une forte concentration du matériau. La seconde symphonie (1902) a fait beaucoup parler d’elle pour son étrangeté formelle. Tous les éléments de la forme sonate sont présents en apparence, mais le traitement de cette forme est totalement novateur pour l’époque, surtout en ce qui concerne le premier mouvement. L’exposition se présente de manière disloquée et fragmentaire. Quand arrive le moment de la récapitulation, le compositeur présente les différents événements du mouvement en les superposant et en faisant entendre à la fois développement et réexposition! Déjà dans cette symphonie, les principes génétiques sont très présents. La forme se développe en partant d’un tissu proche d’une mosaïque de fragments qui donnent une sensation d’improvisation. Le tout de la forme donne lieu à un massif sonore et dynamique très dense ou chaque motif trouve une place et se dégage les uns des autres. La tonalité n’est jamais remise en question, mais des couleurs modales apparaissent ici et là. Par rapport à la seconde, la troisième symphonie (1907) représente un complet renouvellement du langage de Sibelius. Le premier mouvement est construit en apparence selon une sorte de forme sonate, mais en réalité le discours évolue subtilement au moyen d’une exploitation génétique. Le tissu sonore est très dense et d’une étonnante concentration pour cette époque. La grande rigueur d’articulation du discours musicale alliée à la légèreté de cette musique lui a valu le nom de symphonie classique. L’œuvre est dotée d’une forte cohésion interne rendue possible grâce à une unité organique. L’unité de construction est réalisée à l’aide de procédés indépendants des moyens habituels. La tonalité est toujours bien établie, mais les échelles modales sont aussi très présentes. Nous avons déjà largement fait allusion à la quatrième symphonie (1911). Disons tout de même que cette œuvre représente un autre renouvellement du langage de Sibelius et qu’elle est encore plus dense et plus complexe que les symphonies précédentes. Elle utilise systématiquement des procédés d’exploitation génétique. La tonalité est remise en question. La cinquième symphonie (1919) ne poursuit pas dans la voie de la symphonie précédente. Tandis que la symphonie de 1911 était construite sans polyphonie, celle de 1919 est richement polyphonique. Les transformations de la texture sonore de cette œuvre sont subtiles et très complexes. Les idées apparaissent et se distribuent dans le tout de la forme pensée de manière organique. L’organicité de la cinquième symphonie tient à la réappropriation des événements passés dans le déroulement du flux musical. Des sections entières sont tonalement indéterminées. La sixième symphonie (1923) représente un nouveau renouvellement du langage de Sibelius. C’est une œuvre lumineuse et pleine d’indépendance dans laquelle domine l’emploi des cordes ; Sibelius la considérait lui-même comme une pure eau de source. Malgré un discours sans éclat et une grande sobriété, cette symphonie se développe selon une structure concentrée et homogène. Toute la complexité du tissu événementiel se tisse dans l’enchevêtrement des cordes. L’œuvre est écrite entièrement sur des échelles modales. Enfin, la septième symphonie (1924) se présente sous la forme d’un seul mouvement. Par sa forme ramassée et hautement concentrée, et par un travail d’exploitation génétique exceptionnellement élaboré, Sibelius parvient à atteindre l’unité de la forme symphonique.

L’œuvre symphonique de Sibelius est moderne par les matériaux utilisés et l’indépendance de la créativité qui l’anime. De manière évidente, Sibelius dépasse le matériau symphonique de son époque. En 1907, lorsqu’il écrit la troisième symphonie, sa première grande œuvre de maturité, son seul rival en matière de forme symphonique est Gustav Mahler. Par conséquent, nous nous élevons contre le jugement profondément injuste et méprisant proféré par Adorno à l’égard de la musique de Sibelius dans un texte extrêmement violent écrit en 1968 [32] .

Adorno juge la musique de Sibelius creuse, formée de suites de sons mal harmonisés, sans logique dans l’enchaînement des accords. C’est une musique sans colonne vertébrale, sans couleur, sans relief et animée d’une continuité rythmique hasardeuse [33] . Sibelius serait un compositeur dilettante, un mauvais élève qui ne sait même pas écrire correctement une simple composition à quatre voix et qui serait retourné dans son pays pour se cacher de son incurie [34] … Nous pourrions multiplier les exemples révélant la répugnance absolue de la musique de Sibelius sur Adorno. Sibelius serait un sous Stravinsky dont les productions sont même inférieures à celles de la musique industrielle et de la musique légère [35] . Les symphonies sont des choses incompréhensibles qui donnent l’illusion de profondeur. Adorno met en regard ce pitoyable amateurisme avec l’écho mondial reçu par la musique de Sibelius, sauf en Allemagne s’empresse-t-il tout de même de préciser, visiblement soulagé que la décadence auditive n’ait pas encore atteint le pays de Beethoven. En réalité, la musique du compositeur finlandais est une musique de l’effet. Ce qui compte c’est l’apparence, mais chez Sibelius tout est faux et inauthentique. Sa musique veut paraître neuve, alors qu’elle est démodée. Sous l’apparence de la modernité, elle est en réalité le triomphe du conformisme [36] . Le banal veut passer pour original. Le reproche principal fait par Adorno à Sibelius est de faire croire au sauvetage d’une tradition qui n’est plus d’actualité. En d’autres termes, Sibelius composerait avec une substance esthétique qui appartient à une tradition déjà dépassée. En réalité, sa créativité serait déterminée par le pressentiment que les vieux moyens ne suffisent plus à la création musicale moderne. En utilisant un matériau rétrograde qu’il ne maîtrise même pas, Sibelius voudrait alors donner l’illusion que l’on peut faire dévier le pressentiment que ce matériau est dépassé. La conséquence est alors doublement négative. D’une part, le genre de musique écrite par Sibelius entraîne l’auditeur dans une régression de son jugement auditif. D’autre part, la musique qui en résulte est absurde et nihiliste. Elle est absurde, car tout en n’ayant pas les moyens de sa prétention, elle tend à vouloir transfigurer un monde dans lequel il n’y a plus rien à transfigurer [37] . Elle est nihiliste, car elle représente la destruction du système harmonique tempéré acquis de longue lutte par l’humanité. Sibelius est un traître. Il nie tout ce qui fait le langage musical de Bach à Schönberg. Adorno finit son harangue contre la musique de Sibelius en la qualifiant de sournoise et dangereuse. Sibelius trahit la vraie tradition musicale en reprenant de manière absurde et décadente les acquis de la tradition[/b] [38] .

Contre ce jugement sans appel d’Adorno, nous avons montré que Sibelius ne s’inscrit pas dans une reprise des matériaux traditionnels. Les procédés utilisés par Sibelius ne peuvent paraître étranges que si l’on tient absolument à les placer dans la tradition post-romantique. Or, Sibelius, surtout à partir de la troisième symphonie, utilise des techniques qui sont plus proches de Debussy que de Brahms : remise en question de la tonalité, enchaînements harmoniques étrangers à l’harmonie fonctionnelle, systématisation des échelles modales, utilisation de gammes par tons. Malgré cette proximité avec le langage debussyste, le langage sibélien reste emprunt d’une forte idiosyncrasie. Les « déviances » observées par Adorno se justifient dans des formes propres qui s’émancipent des cadres hérités du fonctionnalisme harmonique. Les symphonies de Sibelius ne sont pas rétrogrades, car elles ne reviennent pas sur un matériau usé par le wagnérisme. Il innove par une extension de la tonalité classique en la poussant vers des frontières encore inexplorées. Le vrai rétrograde serait plutôt ici Schönberg, lui qui voulait revenir à des bases harmoniques saines, c’est-à-dire antérieures aux errements du chromatisme. Par comparaison, Sibelius explore les voies qui conduisent par un langage en constant renouvellement à la généralisation des modalités, à l’ambivalence tonalité/modalité, à l’atonalité et à l’extrême chromatisme. Par cela, il ne nie pas, comme l’accuse Adorno, les moyens d’articulation hérités de la fonctionnalité harmonique, mais il en découvre de nouveaux. Plus que cela, la temporalité à l’œuvre dans les formes symphoniques de Sibelius se montre très éloignée des traditions classique, romantique et post-romantique. Sa manière de dilater le temps et de faire intervenir différents niveaux temporels dans une même texture est inconnu dans les formes dialectiques de la tradition germanique. Encore une fois, insistons pour dire que cette temporalité propre à Sibelius est le fait de son emploi de formes génétiques développées par la croissance et la superposition d’une multitude de fragments. La puissante organisation et le dynamisme formel exceptionnel de ces œuvres, surtout dans la septième symphonie, permettent une continuité de la fluidité musicale. Cette efficacité donne lieu à une densité formelle inconnue dans les années 20. Comme nous le verrons plus loin, l’exploration des timbres et des articulations harmoniques innovées par Sibelius a encore une actualité chez les compositeurs les plus contemporains de notre époque.

Dans la mesure où les licences prises par Sibelius avec le matériau classique permettent de répondre à des problèmes de structure posés par l’hétérogénéité de la forme symphonique traditionnelle de son temps, elles participent à l’historicité de leur époque. Certes, il faut bien s’entendre en disant que seules les symphonies et quelques autres œuvres majeures de Sibelius ont, selon nous, un réel intérêt esthétique. Cela représente environ une vingtaine d’œuvres sur environ 630 inscrites au catalogue des œuvres de Sibelius [39] . Ces quelques pièces importantes sont essentielles pour les solutions qu’elles proposent relativement au problème historique de l’épuisement à la fin du dix-neuvième siècle des possibilités du rapport de la forme symphonique et de l’harmonie fonctionnelle. Nous avons vu comment Sibelius procédait pour garantir une réelle cohérence interne des œuvres en reliant par la déduction les différentes parties, aussi bien locales que globales, des formes symphoniques. De manière très évidente, Adorno est resté, quant à lui, attaché au système harmonique fonctionnel, dont l’application rigoureuse en fonction d’un matériau présent en son temps est le principe même de ce qu’il appelle Grande Musique. Pour Adorno, Sibelius se pose comme révolutionnaire, tandis que sa musique chante le credo du conformiste. Mais il s’avère évident qu’Adorno ne perçoit pas l’originalité formelle de sa musique. Étant lui-même l’héritier et le farouche défenseur d’une tradition musicale dialectique, aurait-il pu au fond en être vraiment autrement? Par ailleurs, son jugement semble n’admettre comme modernité musicale que celle qui défend le principe de la dissonance. La réponse de Schönberg apportée par l’extension du système tonal à des relations harmoniques non centrées sur la tonique est certes une solution de dépassement. Cette réponse est maintenant bien connue et a été largement commentée. En revanche, la réponse apportée par Sibelius est longtemps restée marginale. Pourtant le geste musical effectué par Sibelius revêt bel et bien une dimension critique. La reprise de l’organisation interne de la forme symphonique dépasse les formes hétéroclites traditionnelles. La concentration et l’unité organique des formes développées revendiquent une plus grande autonomie et un art de la transition plus efficace et plus dynamique. Les moyens utilisés font davantage appel aux ressources internes des œuvres indépendamment d’éléments extérieurs. Les procédés utilisés par Sibelius permettent le développement de grandes formes accessibles à la mémoire et à l’intuition de l’auditeur. Par ces symphonies, Sibelius propose une modernité ouverte sur de nouveaux domaines de création. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’historiquement ce qui découlera des théories de Schönberg, soit le dodécaphonisme, puis le sérialisme aboutira dans les années 60 à une aporie due notamment à l’extrême rigidité et au rejet du sujet composant inhérent à cette manière de composer. Par contre, l’influence de Sibelius est encore importante dans le domaine de la création contemporaine. Son art de la transition et de l’exploitation de microstructures, la maîtrise de textures denses, ses rapports harmoniques associés à la dynamique formelle, son sens des proportionnalités dynamiques et rythmiques, tout cela inspire des musiciens importants comme Henri Dutilleux, Magnus Lindberg, Pascal Dusapin, Tristan Mirail ou Hugues Dufourt. Cette influence persistante et encore forte de la musique de Sibelius nous paraît offrir le meilleur démenti au jugement injustifié d’Adorno. Non seulement Sibelius est incontestablement un artiste de la modernité, mais il peut même être considéré comme un symphoniste contemporain. Malheureusement, Sibelius fait partie de ces personnages ignorés par l’esthétique musicale. Réévaluer l’apport du symphoniste finlandais aurait selon nous des conséquences intéressantes comme par exemple faire sortir de l’ombre des personnalités musicales fortes telles que Busoni. Pour comprendre la nouveauté de l’œuvre musicale de Sibelius, il est sans doute indispensable de suivre et de redécouvrir la pensée de Busoni, son meilleur ami, qui était lui-même un immense musicien et un philosophe très cultivé. Il y a une évidente parenté entre les procédés formels à l’œuvre dans les symphonies de Sibelius et la pensée de Busoni. Nous terminerons en citant Busoni dans un texte de 1907, qui pourrait servir de fil conducteur permettant de reconstruire les configurations de la pensée musicale de Sibelius: «Il me semble que chaque thème renferme une impulsion, un germe, une semence. Les différentes graines donnent des végétaux distincts par leurs formes, leurs feuilles, leurs fleurs, leurs croissances et leurs couleurs. Même au sein d’une espèce végétale, chaque plante conserve un développement, une forme, une vigueur spécifiques. Ainsi, chaque thème renferme une forme prédéterminée entièrement finie ; chacun doit se développer différemment, et pourtant, chacun obéit à la nécessité de la perpétuelle harmonie. Cette forme demeure immuable sans être pourtant toujours la même» [40] "

1.2)

En écho, un des derniers textes de Philippe Lacoue-Labarthe: "Remarques sur Adorno et le Jazz (d'un désart obscur)".

On ne le trouve plus dans son intégralité sur le net. Subsiste la première page: 



Remarque sur Adorno et le jazz (D’un désart obscur)

En 1953, Adorno forge le concept d’Entkunstung, un néologisme qui au demeurant, à ma connaissance, n’apparaît pas auparavant dans son œuvre. Cela se passe dans un article retentissant intitulé « Mode intemporelle », que publie la revue Merkur. Adorno — je me permets de résumer ainsi sa thèse, pour commencer — y dénie au jazz le droit à l’existence artistique. Il ne dit pas, ou pas tout uniment : le jazz n’est pas un art, encore que ce soit la leçon la plus communément répandue et celle que, par exemple, retient immédiatement le critique Joachim-Ernst Berendt (auquel Adorno se sentira obligé de répondre quelques mois plus tard [1]). Il dit, et je cite là sa phrase conclusive : « Le jazz est la fausse liquidation de l’art : au lieu de se réaliser, l’utopie disparaît de l’image. » Ce qui est, je crois, d’une portée un peu différente.
*

Entkunstung : le concept — non le mot, qui ne sera utilisé que plus tard, dans la Théorie esthétique — apparaît, peu avant la conclusion, dans la proposition : Kunst wird entkunstet, que les traducteurs français rendent par : « L’art est privé de son caractère artistique. » Bien qu’il ne soit nulle part attesté, ce mot — ce concept — est de formation parfaitement correcte en allemand, même si n’existent aucun verbe kunsten ni aucun substantif Kunstung, par où l’on désignerait moins le processus de formation de l’art que ceci, plus radicalement : qu’il y a l’art. La particule ent, en revanche, indique bien un mouvement ou un processus, en l’occurrence négatif : disparition, éloignement, privation, détérioration, dégradation. Notre préfixe dé le rend de manière assez fidèle : entarten, par exemple, de sinistre mémoire dans l’expression entartete Kunst, se traduit par dégénérer. Par là, je veux simplement indiquer que le concept — ou le mot — qui domine en effet tout la Théorie esthétique, soit la dernière pensée d’Adorno, consonne de manière frappante avec d’autres maîtres mots (ou concepts) des années sombres de ce siècle : l’Entzauberung de Max Weber (le « désenchantement du monde »), l’Entgötterung d’Heidegger (pour désigner ce que Hölderlin présentait comme la fuite ou le retrait du divin), voire l’Entmythologiesirung — la « démythologisation » —, moins au sens où l’entend la théologie protestante d’inspiration heideggérienne (Bultmann) qu’à celui que lui confère Benjamin, lorsqu’il cherche à penser, sous le nom de « déposition du mythologique », le pas moderne que franchit (encore) Hölderlin et qui conduit à la prose (soit à « l’Idée de la poésie »), qu’il assimilait à la « sobriété ». Dans les trois — ou quatre — cas, on voit bien qu’il s’agit de trouver le concept, ou le mot, d’un monde, le nôtre, désormais privé de teneur sacrée ou religieuse (s’il en eut jamais) et livré à ce que les uns et les autres appellent la société marchande ou le marché mondial, le règne de la technique, le monde administré, etc. Bref, à ce que Nietzsche avait commencé à décrire sous le nom de nihilisme.

C’est pourquoi, puisque je ne peux me résigner à adopter la traduction de Marc Jimenes dans la version française de la Théorie esthétique (où il rend Entkunstung par « désesthétisation », ce qui veut dire tout autre chose), je propose, et pas simplement par jeu vain, désartification. La résonance est nette avec « désertification ». Je pense à la prophétie de Zarathoustra : « Le désert croît ! Malheur à qui protège le désert ! » Cette formule signifie l’arrivée — l’installation — du nihilisme. De fait. Je me risquerai donc, par respect envers la vigilance d’Adorno, à parler de désart [2]. La question serait alors : est-ce que le désart croît ? Et le jazz serait-il l’indice d’un tel désart ? De sa croissance ?
*

Entkunstung (désartification, désart) désigne, dans son acception première chez Adorno, la décomposition ou l’effondrement de l’art, sa dissolution dans ce que la Kunstkritik appelle « l’industrie culturelle ». Pour autant, mais c’est extrêmement fragile, que l’art puisse se saisir dans son concept comme « autonome », c’est-à-dire affranchi de la tutelle « magique » ou religieuse (ce qui ne veut pas dire métaphysique), ce qui advient héroïquement avec la modernité, la désartification est le processus, sous les conditions du Capital et de la société administrée, d’hétéronomisation de l’art. Si l’on veut, d’un mot : son devenir-marchandise. Avec sa conséquence inéluctablement éthique et politique : la ruine de l’utopie émancipatrice ou libératrice dont il était porteur depuis quelque deux siècles — la destruction de sa force de protestation, l’extinction de son énergie spirituelle, l’oubli de sa vocation messianique. La désartification est la fin d’une promesse, d’autant plus grave qu’elle est inaperçue : une sorte de trahison machinée à l’insu de ceux qui trahissent.

Or c’est précisément ce qu’illustre le jazz. Venons-y.
*

[...]


 2. Variations.


Nous prolongerons cette causerie conviviale, plus tard, sur la problématique du "propre" et de 'l'impropre", de "l'authentique" et de "l'inauthentique", chez Heidegger, en pensant à Derrida.
Pensant à Derrida pensant à Heidegger, nous penserons à Adorno, aussi. Adorno critiquait la "rhétorique de l'authenticité" chez Heidegger (ou "jargon", ne chipotons pas). Mais parfois, il arrive que l'on soit à son insu ce qu'on condamne avec la plus grande fermeté.

Nous nous interrogerons, à l'occasion, sur les fondements de l'esthétique et de la philosophie de l'Art chez Adorno. [il ne s'agit pas ici de nier la valeur de ce philosophe, qui a eu le courage de prendre des risques, d'assumer des positions qui ne faisaient pas plaisir à tout le monde. Il s'agit de contester ce que nous considérons comme des égarements, des aveuglements massifs, au sujet de plusieurs questions importantes, musicales ou non-musicales, nous tenant à cœur. Nous le ferons sans cultiver la nuance, plutôt l'hyperbole, nous autorisant en cela des excès et des contradictions pas forcément "dialectiques" de l'auteur des minima moralia, grand livre de philosophie critique du XXè siècle, lucide, tragique et véhément. Donc, qu'on ne se méprenne pas sur les lignes qui suivent. Elles sont aussi à prendre "cum grano salis"].


Nous nous demanderons, toujours en pensant à Derrida, et Philippe Lacoue-Labarthe nous enjoint  (bien malgré lui, sans doute) à esquisser ce soupçon critique, quels seraient éventuellement les ressorts "métaphysiques", au sens d'une métaphysique ininterrogée, dans ces aspects de l'adornisme, mais aussi ceux de la réflexion d'un Benjamin sur l'Oeuvre d'Art à l'âge de sa reproductibilité technique, toute cette métaphysique de "l'Ange" et de "l'Aura", qui autorisent ainsi cette obsession, pétrie de messianisme et de sacralité, d'un lieu de l'Art, un Art menacé de désartification par l'industrie de la reproduction, qui nous a fait "perdre" si tragiquement l'Origine pure, jusque là préservée de la décadence, de la dégénérescence, du nihilisme, du "tout va à vau l'eau ma bonne dame avec à c't'heure toute cette musique légère d'ascenseur qui braille dans l'poste".

Cela dit, on peut le comprendre, Adorno, là-dessus. Quand on est allemand, le concept même de "musique légère", ça crisse. C'est comme "TanzTraüme": une affreuse cacophonie. Un contresens. Un cercle-carré. Une antinomie de la raison pure. Caricaturons sans vergogne, comme Adorno sait si bien le faire quand il survole d'un air consterné le "folklore" des autres: ça donne le grand orchestre de Bert Kaempfert, pour animer les soirées tango de la Südwest-Rundfunk ou sonoriser des pornos tyroliens aussi érotiques qu'une délégation de mammouths se ruant tous ensemble sur un Apfelstrudel, coiffés de casques à pointe. Ou alors Peter Kraus chantant "ich bin allein". C'est horrible, traümatique. Y a pas de mots pour décrire ça.

Mais qu'Adorno ne connût rien du "jazz" dans sa diversité et complexité, peut-on au juste lui en tenir rigueur? Justement, c'est le problème. Il n'en voulut rien savoir, rien entendre. Il avait ses préjugés là-dessus et n'en démordit jamais. Ceci tenant également à un point fondamental de sa doctrine musicale: la traditionnelle dichotomie, à couper à la hache, entre "composition" et "improvisation", qui ne caractérisent au juste ni le "jazz", ni le "classique", ni n'importe quoi d'autre, d'ailleurs.
Adorno a vécu à l'époque de Monk, Parker, Coltrane, Mingus, Ellington. Il n'a jamais daigné les écouter. Il n'en était pas curieux. Pour lui, ça n'existait tout simplement pas. Quant aux discours sur le jazz comme expression militante des minorités noires, il les méprisait ouvertement.

Eh oui, c'est que Adorno aussi avait ses "juifs", comme Husserl avait ses "tziganes", et nous redirons cette évidence, qui n'est pas un poncif, sans craindre qu'une Josyane Savigneau d'opérette syldave forumique, lustrant la moumoutte à Philippe Joyaux rebattu, ne nous taxe de "Lucien Rebatet" ou de "Gobineau" de la pelure cybernétique.  
Les "juifs", ça ne veut pas dire les Juifs. Par cette allusion au livre de J.F Lyotard, Heidegger et "les juifs", je désigne ici les "juifs" de partout et de toujours: ceux qui, du point de vue de la dialectique de l'Histoire (musicale ou autre) d'Adorno, ne seraient pas entrés dans cette Histoire et ne participeraient pas à cette "dialectique".

Ainsi, par manque de curiosité, imagination, par un ethnocentrisme indigne d'un musicologue sérieux, Adorno ne semblait pas concevoir une seule seconde, lui qui avait horreur du "cosmopolitisme", et Gershwin en abomination, qu'une "musique légère" put être non-allemande, cad légère, donc. Et parfois "profonde" sans être "lourde".

(Bien sûr, nous n'évoquerons pas ici la richesse de tout le courant allemand en jazz, les métamorphoses du "troisième courant", impulsées par Ghunter Schuller, Friedrich Gulda et autres dès le milieu des années 60. Les disques magnifiques de Albert Mangelsdorff, Günter Hampel; les grandes heures du "free jazz" européen; Peter Brötzmann, Joachim Kühn, la compagne "mfp" des musiques improvisées, ce grand souk où se croisèrent tous les grands compositeurs-improvisateurs d'ici et ailleurs, exilés ou en destinerrance;  plus tard Eberhard Weber distillant parcimonieusement ses subtiles "couleurs", secrètement lové dans l'orthodoxie un peu trop aquatique de la compagnie munichoise ECM; plus récemment Christopher Lauer, etc, etc; sans oublier le voisin suisse Mathias Ruëgg et son passionnant "Vienna art orchestra").


Nous nous interrogerons sur le péril que fait encourir "l'industrie culturelle", ferment de ce nihilisme contemporain qui nous a éloigné de cette pure et noble origine d'un Art sacré, précipité dans cette chute terrible, dans l'imitation creuse et sans profondeur d'un Sibelius, d'un Stravinski, ou de l'industrie discographique du "jazz".

Nous nous poserons certaines questions qui fâchent ou ne fâchent pas à propos d'un éventuel artocentrisme ou d'une obsession de la propre pureté originaire entachée par les avatars consommables d'une "modernité" nous conduisant droit dans le mur de la barbarie sans cesse menaçante et toujours prête à ressurgir, telle la bête immonde, des entrailles de la massification des consciences aliénées par le "tralala zimboum pouèt pouèt" des instruments électro-acoustiques et autres pédales wah-wah aliénant des nouvelles générations et détruisant leur oreille relative.

Nous nous demanderons si Adorno, qui répugnait tant à écouter la musique (même "nouvelle", cad de toujours, épurée, enfin, des scories des bals musettes parasitaires) à la radio, parce que reproduction, palimpseste dégradé de l'Art - cette chose qui ne peut se vivre qu'au profond de l'authentique présence, pure intériorité, partition à la main et yeux clos, ou dans le rite du concert, du pur moment non reproductible de la communion des âmes - n'était pas au fond, à tout prendre, un vieux réactionnaire, d'avant, de demain et de toujours, sur les bords et même carrément au milieu du centre. 

Car attention, j'entends (écholalie ou acouphènes, faudra que je consulte) de belles âmes offensées chuchotant que se prononce ici la nième déclinaison de la "pensée" de monsieur Luc Ferry, contempteur des "Modernes". 
Or si Ferry tape à coups de marteau sur la "modernité" en art, excipant de Kant pour nous expliquer que l'art est "beauté" (escamotant le "sublime"), s'excitant sur l'urinoir de Duchamp ou la sonate "clavier fermé "de Cage, qu'il nous ressert systématiquement sur tous les plateaux comme exemples "d'innovation" qui ne seraient pas de l'Art, il s'agit ici, tout au contraire, non seulement de désacraliser cette "pure idée" essentielle de "l'art", mais encore d'indiquer qu'à travers les (déjà anciennes) références officialisées de la "modernité" et de la "nouveauté" (musicales), opère peut-être la plus intransigeante Réaction à ce phénomène qu'on nomme "modernité".


Quand Derrida s'attaque au concept d'une "différence dialectique", pour lui opposer une "différence non-dialectique", il perçoit dans la dialectique hégélienne une logique de l'identité et de l'intériorité. Le mouvement de totalisation à l'œuvre dans La Phénoménologie de l'Esprit, par exemple, serait celui par lequel l'Esprit s'apparaît progressivement à lui-même - comme identité advenue de l'immédiateté et de la médiation.  Mais que signifie une telle "identité"? Nous ne ferons qu'effleurer ici la question.


Dans cette version de l'hégélianisme, l'Esprit, se saisissant de prime abord comme "donné d'emblée", illusion d'un savoir immédiat qui n'était pas conscient d'être déjà travaillé par la médiation du signe, se révèle peu à peu dans sa pureté, c'est-à-dire totalité sans reste du "Réel": Nature par elle-même "réfléchie", dedans et dehors in fine confondus. Ce qui était désigné par la représentativité temporelle du signe comme un donné extérieur à ce dernier et ne s'y réduisant pas, réintègre enfin l'intériorité de l'Esprit-Un. Le Concept, jusque là aliéné dans les choses, opère alors la "relève" du temps, qui était sa manifestation impropre. 
Le "travail du négatif", principal titre de gloire de Hegel, donnant au Concept une Histoire, fracturant comme rarement l'identité close de la "Substance" parménidienne, pour le dire vite, semblerait ainsi  paradoxalement se vouer à "retrouver l'éternité" et à reconstituer la belle uni-totalité grecque.

Nietzsche comprenait déjà la "dialectique" dans les termes d'une machine à produire "du même".  Il devint ainsi le traditionnel héraut de "l'affolement" de cette dialectique, et en son nom, associer la dialectique hégélienne au "totalitarisme" momifiant des grands systèmes clos, ennemis des "sociétés ouvertes", devint une sorte de pont-aux-ânes obligé.

Sous l'égide de ce "nietzschéisme" libérateur, Adorno ferraillait déjà contre ce retour de l'identité. Souhaitant retrouver la puissance de séparation de la négativité  hégélienne, en l'autonomisant, il fomente une "dialectique négative" qui se donne l'allure d'une anti-dialectique hégélienne, une dialectique hégélienne décapitée, à laquelle il soustrait son "troisième moment", celui de la fameuse Aufhebung
Cette opération d'isolation et de prélèvement a-t-elle seulement un sens? Le mouvement de la dialectique hégélienne est un processus temporel "tout coulé"; il n'est pas composé de trois "phases" distinctes décomposables sur une ligne du temps segmentée, à la manière d'un Zenon d'Elée. Il n'y a pas une affirmation (de l'identité), suivie d'une négation (de cette affirmation), suivie d'une négation (de cette négation). La dynamique suppression-conservation-dépassement traverse uniment les trois moments, distingués pour les seuls besoins didactiques de dégager l'articulation du seul et unique mouvement qui fait la plasticité de ce que Hegel nomme la "dialectique". 
Il s'agirait alors d'un mouvement  de totalisation "ouvrant" plutôt que "fermant": qui, non pas subsume la partie sous le tout, le devenir-autre, le mouvement de la différence, sous la catégorie d'une identité statique,  mais au contraire "sursume", pour reprendre ce terme "barbare" de P.J. Labarrière, c'est-à-dire ne cesse de saisir la "chose" au dessus de sa donation immédiate, jusqu'à poser l'identité de l'immédiat et de la médiation. Et rien ne garantit qu'un tel mouvement soit "par essence" sub-ordonné à un principe d'identité déjà défini en amont. A partir de là, on pourrait éventuellement esquisser un début de question sur la si grande différence entre une différence "dialectique" et une différence "non dialectique". Du moins dans La Phénoménologie de l'Esprit. Mais ce n'est pas mon propos.

Revenant à la "dialectique négative" d'Adorno, je pose superficiellement la question du sens de la "négativité" telle qu'il la promeut. 
On pourrait penser, par exemple, que Sartre, qui "dialectisait" l'Etre et le Néant, appliquait une procédure similaire à l'égard de l'hégélianisme: consacrant une négativité interdite de "relève", la scission insurmontable de "l'en soi" et du "pour soi". 
La différence entre les conceptions adornienne et sartrienne de la négativité est cependant capitale. Sartre n'autonomise ou ne purifie nullement la négation. Il la secondarise, au contraire. L'Etre est, le Néant n'est pas. Le néant présuppose l'être, qui lui ne le présuppose pas. Toute négation est négation de. Comme chez Kojève, dont il est bien sûr tributaire sur ce point (pas sur d'autres), la négation est trou d'être ou dans l'être, mais ne s'en déduit pas. La négativité humaine hante l'être, non pas au sens de l'être selon Heidegger, bien sûr, qui précisément n'est rien d'étant, mais au sens d'un donné ou d'un "étant" qui fondamentalement lui préexiste et qu'elle ne peut rejoindre. Elle en est le membre fantôme, le supplément injustifiable. Mieux: c'est parce que la négativité est manque d'être "qu'il y a" de l'être, qu'un concept de "nature" est  élaboré. C'est indécidablement et indéductiblement à la fois à partir de "l'après-coup" de la conscience, de l'arrachement aux choses qui la constitue comme leur trace négative, que "l'avant-coup" d'une "nature" est nommé, tout comme c'est à partir de "l'avant-coup" d'une "nature" que "l'après-coup" de sa trace se forme. Une autre manière de définir la "secondarité originaire" ou le "supplément d'origine. 

Ce type d'approche, "anthropologique", ou "réaliste", ou "finitiste" (au sens kantien d'une réceptivité première), me semble bien plus embarrassant pour la conception, toujours débattue, d'un holisme moniste de l'Esprit hégélien. Elle tranche la question sans grands états d'âme, en compromettant d'emblée l'idée même d'un retour à soi du Concept comme intériorité pure. Raison pour laquelle ce genre de "greffe" parasitaire et para-heideggérienne est encore aujourd'hui l'objet d'un vif rejet de la part des défenseurs de la Lettre au Village hégélien. Ce village est agité depuis beau jeu par une querelle spéculative de grande importance entre les "idéalistes" et les "matérialistes". Les uns et les autres partagent cette même obsession moniste, qui leur permet de se "dialectiser" à l'infini, tous unis vers Cythère et justifiant mutuellement leurs appointements. Les premiers, spiritualistes chrétiens œcuméniques en chemin vers la parousie, soutiennent qu'il faut dire tire-bouschtroumpf ("la Matière est Esprit"). Les seconds, doctrinaires attardés d'un "matérialisme dialectique" pompeusement rebaptisé "matérialisme transcendantal", soutiennent qu'il faut dire schtroumpf-bouchon ("L'Esprit est Matière").



Adorno, lorsqu'il s'escrime à penser pour lui-même le moment négatif du processus dialectique, croit certainement échapper enfin à la dialectique "identitaire" de Hegel, mais ce faisant, il ne fait peut-être qu'en consacrer la version la plus cadenassée, la plus idéaliste et la plus téléologique. Car en prétendant autonomiser cette négativité, la constituer en "premier moteur", c'est peut-être alors qu'il en fait une pure catégorie "métaphysique", un dedans sans dehors, un dehors sans dedans, une "dialectique" abstraite,  informelle, s'instituant elle-même, inventant sa loi, fonctionnant toute seule et faisant un trou dans un trou, c'est-à-dire rien.
 
Il ne suffit donc pas de penser "contre" l'identité en lui opposant une négativité abstraite qui serait en quelque manière antérieure, ou autonome, par rapport à la catégorie de "l'identité". La négation n'est là, c'est sa fonction, que pour complexifier l'identité faussement prise comme immédiate et pure, et la concevoir comme identité advenue de l'immédiat et de la médiation. La négation ne peut pas ne pas envelopper sa propre relève, sauf à fermer l'Histoire là où on croyait "l'ouvrir".


"L'histoire de la musique" chez Adorno, qui est une "dialectique", a beau vouloir constituer un nouveau sol, une "base", en "dialectisant", elle n'en semble pas moins typiquement une classique reprise de l'Esthétique hégélienne, partant des manifestations impures de la forme jusqu'à son expression achevée, complète, accomplie selon lui par le modèle schoenbergien. 
A ceux qui, comme Sibelius, ne penseraient ni la la dialectique, ni à l'Aufhebung, ni à une dialectique sans Aufhebung, parce qu'ils se posent et articulent les problèmes autrement, que leur dit Adorno? Qu'ils manquent de "dialectique", pardi.




Mais si Adorno peine à échapper à la téléologie de l'Esprit dans sa version d'école, échappe-t-il du moins à l'histoire de l'Être envisagée comme retour à la "Grèce" chez le "second" Heidegger?


Nous nous demanderons à présent, pauvre conscience égarée loin de la phonè première, comment nous en sommes arrivé à ce contresens monstrueux de préférer les disques enregistrés aux grandes premières de la philharmonie de Berlin ou de Chicago. A ne pouvoir, inversion des valeurs signe d'un nihilisme préoccupant, réellement apprécier le temps musical que dans l'ordre de sa reprise, de sa réitération, de sa répétition différée, in absentia rerum, par la technique, cette vilaine chose sale qui substitue à la prise à mains et tympans propres et nus, la prothèse synthétique, le greffon anonymement vulgasse, le supplément déraciné, de la "bande magnétique" sur des magnétos tout pourris et des mp3 échantillonnés à 160 kbps, misère. 

Nous nous demanderons donc si, en l'esthétique musicale d'Adorno, loin d'être simplement un "aspect" épiphénoménal ou marginal ne rendant pas compte du projet philosophique adornien dans sa totalité, ne se condense pas plutôt ou ne s'affirme en vérité une vieille, si vieille si antique et même immémoriale nostalgie de la belle Grèce perdue, et l'interminable plainte mélancoligène des dieux envolés dont l'absence nous est rappelée par la voix des seuls poètes, pour temps obscurs comme dirait Philippe Val, pour temps du désastre, l'absolu désastre de la perte de l'Essence essentielle qui donnait un sens à notre Monde, le Monde d'avant, des concerts devant l'âtre au coin du feu, du temps où l'on prenait encore le temps de méditer, sur les chemins de campagne, sur notre connexion première à la Terre nourricière.

Ô temps premiers où nous étions au contact de la glaise ontologique non malaxée par les tracteurs et les pesticides. C'est fini, tout ça, c'est fini. L'an dix mille, tu te souviens? Et le berger qui nous guidait, moutons d'être, vers la parole dévoilante, déchirant le brouillard de la métaphysique de la subjectivité.

Nous pensions peut-être alors - mais ne pensions pas que par là le nihilisme industrieux nous guettait - que notre finitude d'existants signifiait pour "nous autres, hommes", que, toujours dans l'après-coup de la trace, nous étions toujours-déjà en retard sur la "vraie nature des choses", que la donation immédiate était par excellence impossible et que nous ne pouvions refluer vers cet en-deçà, tant désiré et tant fantasmé, mettant fin à l'angoisse insidieuse de ne pouvoir fonder un abri, un refuge, au delà ou en deçà de la parole vide et avide de notre être-fini-au-monde.

Nous pensions, peut-être, en somme, que si nous avions "perdu" nous semblait-il, l'Origine première, c'est parce qu'elle n'avait jamais, au propre, eu son lieu, propre ou impropre. Nous avions toujours déjà perdu cette présence, cette substance une, cet étant suprême, parce qu'il n'existait simplement nulle part, et que, aurait dit le premier Heidegger, c'est notre finitude qui est première, et l'infinité dérivée.

Sartre nous l'aurait dit autrement: notre passion d'être notre propre cause, coïncidence et fusion avec la nature, le monde ou le cosmos ou le divin, l'en soi et pour soi, est inutile, vaine, et c'est bien pour cela que notre soif de la substance, infinie et une, en découle, qui ne peut être étanchée, vissée en nous, et forge l'idée de l'infini, divin ou immanent, de la chose en soi, d'un point de vue antérieur à tous les points de vue, absolu.
Ce point de vue n'a jamais eu lieu, n'a jamais été, et ne sera jamais, et cette absence de problème, comme dirait Watzlawick, suscitait chez nous ce problème, et nous donnait bien du souci. Aussi nous obsédions-nous, nous expliquait le premier Heidegger, des causes premières et des causes finales. Nous nous vivions comme un effet, et comme il n'y a pas d'effet sans cause, il nous incombait de trouver cette cause, une raison, un principe de raison justifiant toute chose, et notre existence de chose qui se demande ce qu'est une chose, existence d'étant pour qui il y va de son "étantité" même.

Nous pensions alors, avec Sartre, que la tâche qui nous incombait plutôt, existences injustifiables hantant un "en soi" injustifiable dans les limites de la simple raison (et qu'elle outrepasse parfois en se présentant sous les airs de "LA Science", pour concurrencer la religion ou les frères Bogdanoff, cherchant dans le big-bang, les particules élémentaires ou le brin d'adn, "l'étant suprême", le Grund, le principe des principes), c'était d'assumer cet écart originaire, quoi qu'il en coûte, sans chercher à le combler, en toute situation.

Plutôt que de nous étourdir en déduisant de cet arrachement archi-traumatique une forêt originaire qui en serait la cause, la raison, et de fantasmer d'y retourner, dans cette forêt primordiale d'où jaillit le feu des anciens volcans et ces putains de perles de pluies venues de pays où il ne pleut pas.
En somme, d'assumer, collectivement, que nous habitions cette terre en tant que monde, c'est-à-dire totalité inconditionnée des "phénomènes", des choses accessibles à une conscience finie, cad réceptrice, et plurielle (Kojève avait cette belle formule pour définir un monde historique: "la communauté des désirs désirés"), qui naît par essence portée sur ce qu'elle n'est pas, dans l'herbe ou au pied des arbres, et qui, n'étant rien d'autre que le dehors d'elle-même, n'est qu'un grand vent, qui ex-siste. Et se débarrasse enfin de ce mythe lancinant et empoisonnant de contes de grand'mère, d'Histoires de Racines et d'Identités nationales à la con.


Nous n'étions pas loin de le croire, peut-être pas de l'assumer, ce jeu fini, donc interminable, à somme nulle, qui définissait notre condamnation autant que notre liberté.

Mais voilà que par un effort colossal pour contourner tout cela, en un magnifique tour de passe-passe, Heidegger nous congédie et nous adresse une lettre sévère de licenciement: sur l'humanisme.

Nous étions prisonniers, tels les esclaves, les fers aux pieds, dans la caverne, prenant l'ombre pour la réalité, de la "métaphysique de la subjectivité". Et nous pouvions, nous devions, sauf à tourner nihilistes, en sortir, parvenir, par un extraordinaire retour de la théologie chassée par la porte et revenue par la fenêtre, à nous considérer comme une "parole" bergère, veillant sur ce qui nous dépasse et dans quoi nous nous "originions". C'était parce que l'être parlait en nous et à travers nous que nous nommions l'être et posions la question de l'être. Comme dans les films de Terrence Malick.

Étions-nous stupides? Nous pensions benoîtement qu'au contraire, nous le nommions et posions sa question, et que cette question sans réponse se circonscrivait dans les limites intrinsèques de notre finitude, de notre réceptivité première. Nous nous faisions chanter nous-mêmes, et en dehors de cette position du problème, il n'y avait de problème pour personne. Ainsi en serait-il avant nous, pendant nous, et après nous, névrosés de la parole, trou d'être arbitraire dont l'être et la vie se foutent bien. Tout ceci n'empêchant pas, bien au contraire, un principe de responsabilité envers la nature et tous nos frères vivants moins névrosés que nous nommons, malaisément, "animaux". Et tout ça ne supposait en rien, bien sûr, qu'il y avait, quelque part, en un site originaire, un lieu magique, antique, l'être en la non-personne de lui-même, de toute origine, qui s'adressait à nous, par la voix sacrée des Poètes, les premiers d'entre les premiers, qui le dévoilèrent avant qu'il ne fut obscurci, occulté, masqué, refoulé, par cette fichue métaphysique de la subjectivité.

Aussi devions-nous nous fader de nouveau toutes ces fadaises, tout ce falbalas de voile-dévoilant-dévoilé, et nous mettre à susurrer, la bouche en cul de poule, d'ineptes poésies absconses à la René Char, célébrant le chant du coq derrière la meule ou le tintement de la cloche au toit de l'église du petit village de mes deux couilles, afin de redevenir bergers, tout méditants et tout recueillis. Parvenant, non sans sacrifice, à un super point de vue holistique irradiant et pénétrant, à surmonter, enfin, liquider, cette triste métaphysique de la subjectivité qui nous bornait comme des cons. Mais vint bien plus tard Claude Vorhilon, le barde celtique, l'elohim. Wilhelm Reich en rata sa mayo à l'orgone, Michel Onfray fit une crise d'urticaire et écrivit un livre sur Freud, le grand coupable.

Entretemps, il nous fallait revenir à une église sans église, et psalmodier d'assommantes odes aux tournesols et pissenlits des campagnes profondes et authentiques, loin de la pollution et des fils électriques défigurant le paysage, dont les ondes électro-magnétiques brouillaient la voix de l'être qui peinait à se faire entendre en nous.


Comme si ce n'était pas suffisant, cette rhétorique de l'authenticité, un nouveau prêtre anti-heideggerien, croyait-il, de la Nouvelle Musique et du retour du Sacré dans l'Art, nous intimait l'ordre de ne pas nous disséminer dans l'hédonisme aliénant des ritournelles décérébrées et autres foxtrots imbéciles et décadents, derrière lesquels se profilent les abattoirs de Chicago et les chambres à gaz d'Auschwitz. Et de revenir à une eau de source pure, non polluée, égale en timbre, hauteur, durée, intensité. Schöenberg, pourtant produit historique de Nibelungeries sans humour (et on peut comprendre qu'il n'ait pas trop envie de rire), était le prophète - mais demandait-il tant de zèle? - de cette nouvelle ère, frugale, exigeante, proscrivant l'amusement et les xylophones tintinabulants, indexés comme autant de cachets de valium pour nous assommer et faire de nous des moutons consommateurs tondus et retondus par les sirènes de la barbarie moderne nihiliste.
Ah ça non, fallait pas s'aviser de rigoler. Partout le désastre et la décadence nous guettant, rendez-vous sur les ruines du temple à 7h pétantes, et programme hymnique pour tout le monde: Hölderlin. Comme zakouski: du pur lait de vache tracté au pis de Léthé. Animations scéniques: J.M. Straub.



Puis vint Boulez, qui était toujours-déjà venu, en fait, l'ingénieur des ponts et chaussées défroqué, le constipé de l'oreille absolue, le garde-chiourme de l'anti-conformisme officialisé. D'une uni-dimensionnalité à faire fuir Marcuse dans les rocheuses, toujours plus à l'ouest.

Nous administrant les innombrables déclinaisons de "Cummings ist der Dichter". Désormais, tout musicien sérieux intitulera sa nouvelle composition en mentionnant soit "voile", soit "tombeau", soit "Orphée", soit "nuptial", au kilomètre et à la pression. Sinon, exit les subventions ministérielles, et y sera pas joué au centre pompi-dou-hou, na. Et y pourra se brosser, passke j'ai le bras long. Faites dès à présent votre valise: vous partez enseigner le contrepoint à Trifouilli-les-Oies. Je ferai de votre vie un enfer, naldiiinac! 
Et ceusse qui renâclent à goûter ce nectar frugal digne des esprits essentiels, Pierrot les traitera tour à tour de "gros cochons qui puent", "innommables veaux", "ordures fétides", "pourceaux clabaudant dans leur bauge", "collabos", "avortons cadavériques", "nains atrophiés", etc.

Qualifications authentiques, descriptions scientifiques (- pas surréalistes, le surréalisme, Pierrot n'aime pas tellement, même s'il dirige fort bien Pulcinella tout en conspuant par ailleurs les "collages" néo-classiques: c'est en pleine période décadente des ballets russes et on met une moustache à la Joconde, divertissement de "bourgeois fétides" et autres "aristocrates dégénérés"), à l'endroit de plein de compositeurs conformistes de son temps, et consultables dans la littérature musicologique raffinée de Boulez, qui a parfait sa conceptualité au contact dévot des délikatessen inondant les analyses adorniennes du néo-classicisme contre-révolutionnaire, mais plus inventif dans la surenchère. 
Il est vrai qu'il prenait moins de risques qu'Adorno: rarement dans l'histoire des institutions de l'Art, même en Valachie, un musicien cumula autant de pouvoirs et d'honneurs, bien qu'il se vécut sans cesse bafoué et méprisé par ses contemporains ingrats et bouchés à l'émeri.

C'est que la série intégrale, ça joue sur l'humeur bilieuse et la rate, et faut bien s'oxygéner le tympan, sinon gare aux vents-coulis dans l'intestin grêle. Maintenant, Pierrot est vieux, et fatigué: vous ne m'avez pas aimé, moi qui vous ai tant aimé. Donc Pierrot tente un grand écart: se faire copain avec des potes à Busoni. Busoni qui fut traité, à peu de choses près, d"asticot pourri" par son maître.


Il faut donc relire les essais de Boulez ("relevés d'apprenti", notamment): cette violence extrême qu'il réserve à presque tout qui marque une réticence à l'emploi systématisé de la série à la hauteur, au timbre, à l'intensité. Boulez, qui n'a jamais été un homme de gauche ni un "progressiste", malgré les apparences, peut-être à ses tout débuts quand il partageait la chambre de Stockhausen et Berio à Darmstadt. Et les œuvres de Stockhausen et Berio, c'est infiniment plus passionnant que l'œuvre de Boulez. Sans oublier Bruno Maderna.
Non, je suis trop méchant, trop roquet boulézien dans la charge au mollets. Bridant l'hédonisme, Pierrot est un sensualiste par rétention, comme tout puritain authentique sanctifiant l'érotisme: dans Rituel, ou son work in progress Repons, n'injectait-il pas une sensualité de timbres et une variété de rythmes (si si) qui le ramenaient d'une certaine façon aux sources du debussysme et de Messiaen?

Il faudrait relire également les analyses, dans les années 60, de Steve Reich, sur "la musique comme processus graduel", pour comprendre que l'opposition à Cage, notamment, et au sérialisme pur, par ailleurs, était aussi affaire de théorie musicale. Préconisant d'envisager le processus musical comme l'exposition "objective" de sa temporalisation, qui est une différenciation progressive, Reich indiquait bien sûr par là qu'un tel processus n'était ni aléatoire ni spontané, mais à la fois strictement déterminé par le compositeur et excédant sa subjectivité. Par là s'exprimait non seulement l'opposition à John Cage, mais encore l'impossibilité de confondre sa critique du sérialisme avec les réquisits "naturalistes" d'un Lévy-Strauss. Il ne s'agissait pas de "retrouver" des "lois naturelles" de l'écoute, mais de produire une participation active et méta-musicale de l'écoute au processus compositionnel de l'œuvre se déroulant. 
Ce type de musique était tout sauf "minimaliste": les motifs mélodiques et rythmiques proliférant au contraire comme autant de sous-produits pyscho-acoustiques strictement déterminés par le processus mais impossibles à épuiser dans l'expérience d'une écoute unique, suscitant une attention toujours plus grande et des écoutes constamment renouvelées. De telles œuvres sollicitant l'écoute la plus attentive, et non pas flottante, on reste songeur de lire sous la plume d'un Célestin Deliège, gardien du temple de la "nouvelle musique" selon Adorno, l'accusation absurde de "musique de transe" suscitant un amoindrissement des facultés de concentration auditive et une "déréalisation" néfaste du matériau sonore.
A l'inverse, le reproche fondamental de Reich était que dans les deux types de techniques compositionnelles, aléatoire et sérielle, le processus de la composition n'était pas perceptible à l'audition.
Graphes, architectures, combinaisons, notations, conçus sur un espace-plan mallarméen, courant après le hasard et son chiffre, mais en tant que phénomène musical (si tant est que la musique est une expérience du temps, et une durée qui s'écoute), ces structures ne pouvaient pas s'entendre ni se déterminer: l'auditeur, égaré, recrée alors "spontanément" de la temporalité, des "séquences", par surcompensation subjective devant la sensation d'écouter des grappes de sons atomisées, isolées les unes des autres sans logique interne, certes "évocatrices", de "quelque chose" d'ineffablement "poétique", peut-être, qui saura. Hasard heureux, dentelle abolie. Le son d'un cor au fond d'un bois. Le chien aboie, la caravane passe, la constellation constelle. Stimmung de l'être planant, comme l'annonce d'un orage invisible, autour du tintement de la cloche de l'église abandonnée, non loin du coq immobile à côté de la meule au village de mes deux c. La magie de l'instant authentiquement pur, non reproductible.
Résultat: l'auditeur pouvait se rapporter indifféremment, selon son humeur indéterminée, à une composition intégralement sérielle de Boulez et à une composition stochastique de Xénakis, en les confondant allègrement l'une avec l'autre: deux instants séparés et pourtant semblables en leur mystère profond et évanescent, aussitôt entendus aussitôt oubliés, et s'évanouissant dans un silence murmurant très évocateur. Un comble, car Xenakis était un farouche adversaire de Boulez, et Boulez un féroce contempteur de Xénakis. S'accusant l'un l'autre de ne strictement rien comprendre au phénomène musical.

Oui, c'est méchant, injuste, outré, tout ça, je sais bien. Et certainement à côté de la montre en or. Et si ça se trouve, je confonds peut-être René Char avec Maurice Carême. Pas trop grave, allez. Il a pris pour toute la smala, le pauvre. Mais que voulez-vous, je "repons", écholalique et ivre de ce vin jamais bu qui n'existe pas, pour quelques injustices, excommunications, ces compositeurs d'aujourd'hui, qui refusaient de mourir, comme tout le monde. Renvoyés sans billet de retour aux Déserts, au domaine du dieu Tapio. Jean, foutant au feu sa huitième en l'arrosant de vinasse. Oh pas à cause de Schöenberg - qu'il admirait - ni à cause d'Adorno, bien sûr: parce qu'il avait "tout dit", en somme. Mais quand même! Soyons de mauvaise foi jusqu'au bout. Saignés à blanc, décapités comme de vulgaires poulets sur la place du village de mes deux c. Parce que Pierrot la voulait toute pour lui tout seul, infini turbulent, se ruant sur la tétine, bourrinant à coups de marteaux en plastique ses petits camarades de jeux dans le parc à bibelots d'inanité sonore.

Bon. Sinon. Reich. Se concentrant sur les procédés les plus élémentaires de la tonalité: répétition et déphasage, il accomplissait dans ses meilleures œuvres ("music for 18 musicians") le dessein paradoxal caressé par nombre de musiques reposant sur  l'indétermination des mesures, timbres et durées: une œuvre à la fois totalement écrite et totalement ouverte. En cela, il a sa place dans l'Histoire de la "musique nouvelle", quoi qu'en pensent les grincheux proposant de merveilleux Instants musicaux à des "aveugles, gardés par des sourds, attendant un signe", comme disait Michaux.



Rappelons aussi qu'après son "clash" avec Zappa, qui n'apprécia pas sa direction d'orchestre sur le fameux "The perfect stranger. Boulez plays Zappa", Boulez n'eut de cesse de le dénigrer, et bien après sa mort, alors qu'il avait fait un si bel effort, en tant que compositeur sérieux, pour s'intéresser à un compositeur "pas sérieux" qui se révéla peu respectueux de l'étiquette qui sied à sa majesté.


Sur la "base de données" de l'IRCAM ("centre pompidou"), on peut continuer à consulter cette notice, inchangée depuis 1999 (Zappa est mort en 93, et alors qu'une mise est jour est annoncée depuis 2002), absolument charmante et très "sport", qui n'hésite pas à présenter Zappa comme une sorte de gros redneck sudiste décérébré, sur le mode d'une caricature dont zztop se serait amusé, mais aussi gérontophobe & homophobe (on se demande encore pourquoi. Confusion possible avec Jimmy Swaggart).

On y retrouve les ukases chers à la gépéou de Boulez: "un discours tenant plus de l'anarchique que d'une quelconque organisation formelle". Le même type de rhétorique dont usait déjà Adorno à propos de Sibelius, du jazz, de Stravinsky, etc.

Contestant "l'ordre établi" (entre guillemets), vraiment? Non, contestant le "chaos établi". "Style de vie anarchiste", vraiment? Rarement on connut vie plus disciplinée, et travailleur aussi acharné. Pour ce qui est de "l'analyse musicale", passons, puisque l'auteur de cette notule infâme n'entend ni la guitare ni l'orchestre, mais  se déclare surpris, voire ébahi, d'un semblant imité de "conceptual continuity" par la mention incongrue de Varèse comme source d'influence d'un tel wazoo-wazoo. Et Conlon Nancarrow, il sent le pâté? 
Quant aux "scatologie, sexe et violence", on cherche encore en quoi ils constitueraient le "contenu" du discours zappien, puisque, bien loin de sacraliser la mythologie du "sex, drugs and rock'n'roll", Zappa en proposait, en commentateur social caustique et intransigeant, le décodage critique, pointant d'un doigt minima-moralialiste les formes régressives de la culture et de la politique américaines.





























Ah, ça valait bien la peine d'échapper, enfin, à la rhétorique de l'authenticité. Sous la menace d'être des nihilistes, des décadents, des irresponsables infantiles s'étourdissant sur des airs de Jerk, des massifiés, des panurgistes élevés en batteries industrielles. 






(Fasciiiiiiste!)





Etudes pour piano mécanique (Nancarrow)











One more time.
Ma favorite, par la fanfare de Koenigsberg, non, Krohnengen (Norvège) 
 
 




Et finaly, un vieux classique pour la Saint Sylvestre:
"Dog Breath/Uncle Meat" (Modern ensemble, Francfort 1992)