samedi 24 octobre 2009

Cryptes, perroquets, canards et autres castafiores




1.

Eléments bibliographiques:

Benoît Peeters, Les Bijoux ravis, Bruxelles, ed. magic strip, 1984 (réédition complétée et modifiée, "les belles lettres" - extrait)
Michel Serres, Les Bijoux distraits ou la cantatrice sauve, dans Hermès II, l'interférence, Paris, ed. de Minuit, 1972.
Serge Tisseron, Tintin et le secret d'Hergé, ed. Hors collection/Presses de la cité, 1993.


Dans Les Bijoux de la castafiore, le chef d’œuvre d'Hergé, "la pie voleuse" (gazza ladra, opéra de Rossini), est la clef du vol des bougies, pardon, bijoux, ténébreuse affaire, plombs coupés ou fusibles fondus, non, flomps pondus et fusibles tondus, sur laquelle les Dupondt voulaient faire toute la lumière.

L'organisation purement sémiotique des "bijoux de la castafiore" est très bien mise en valeur par Benoît Peeters, dans "les bijoux (coucougnettes, bien sûr) ravis". La Castafiore, mélange de perruche bavarde, de perroquet castrateur (le fameux doigt, d'où le cauchemar: "aaaah je ris"), de pie voleuse, et de chouette noctambule (le fameux voleur hypothétique, qui marchait en faisant toc toc sur le plafond de sa chambre) est un pur signifiant qui fait proliférer autour de lui la métaphore des oiseaux, et engendre tout le récit.
Lequel est une "déconstruction" osée de tous les albums précédents.
Avant, "y avait d'l'aventure" (comme aurait dit G. Simmel), fallait partir à la découverte du monde. Avec les bijoux, on s'affronte à la vraie question, enfin. A Moulinsart, quand on est coincé sur place, à cause d'une vilaine entorse (et monsieur Boulu ne vient jamais réparer la marche: il est complice dans le complot d'Œdipe), on est finalement, in extremis, obligé de se confronter au "féminin" (le monde de l'aventure de par le monde était non tant « homo-centré » qu’asexué). Le féminin est une tornade castratrice, du moins pour Hergé, et le capitaine.
Le capitaine avait trouvé son secret (ancêtre du chevalier de Haddocque, au service du roi Soleil), ce qui l'anoblissait et en même temps le faisait sortir de l'enfer de la boisson. A ce titre, cette découverte de filiation constituait le premier jalon de la généaologie de Tintin (être abstrait, géméllisé avec son chien milou: au départ, binômes, ils se parlaient, seuls, entre eux, le monde n'étant que carnaval bigarré de personnages plus ou moins menaçants ou maléfiques).
Le capitaine, choisi et sauvé (pulsion de paternité symbolique), doit encore passer le cap (fatal) de l'alliance-mariage avec la Mère castratrice honnie: la castafiore. Prix de l'humanisation définitive de tintin comme être de chair et de sang (donc, pouvant désormais grandir, vieillir, échapper au syndrome de Peter Pan).
A cet égard, "les bijoux" sont la quête ultime. Tout s'organise, donc, autour d'une déclinaison de la femme-oiseau sous formes de doubles menaçant et volatiles. Protagonistes:
- un perroquet dysfonctionneur de communication (alloooo, j'écoute? Non, vous n'êtes pas à la boucherie Sanzot). Menace de castration: doigt mordu, etc.
- un hibou, qui hante le grenier. Le rival fantôme (chevalier de Haddocque? En tout cas, l'inconnu soupçonné d'en vouloir à ses "bijoux").
- la Pie voleuse. C'est elle qui vole les bijoux, et compromet (au grand soulagement du capitaine), l'accomplissement d'un désir refoulé: le mariage à "Gand, joyau des Ardennes belges, connu dans le monde entier pour ses champs de tulipes". Le vol des bijoux désorganise la communication, c'est l'interférence maximale (Michel Serres): la presse s'en mêle, on se prend dans les fils, Tryphon accentue les malentendus, pour mieux les traduire (Bianca = la rose immaculée, la femme virginale, promise au capitaine, et refusée: "elle s'en va, tralala, euh... ma douleur au pied").
Etc.
Etc.


2.

Sinon, pour la "généalogie" de la transmission: on pourrait se poser la question de savoir si elle ne constitue pas en quelque manière un "obstacle épistémologique " pour la notion très prisée de "résilience". Question que je ne ferai ici qu'esquisser, bien entendu, et en procédant par simplifications massives, c'est tout aussi clear (mais si je me mets  à ratiociner avec finesse, j'ai pas fini, or il faut bien finir, sinon on peut tout aussi bien se taire pour un résultat analogue, enfin, bref).
On peut très bien croire avoir "tissé" une reconstruction du "moi" autour de "tuteurs de résilience" (des gens "gentils", qui, à un moment ou un autre, disent le mot qui "sauve". Style un brave instit: "mais non, t'es pas nul, mon gars, t'es doué pour... les insectes"), mais le "tissage", pour Tisseron, est un processus bien plus complexe: diachronique, et pas seulement disposé dans la topologie spatiale du "résilient": son environnement, son biotope. Diachronie dit "histoire", et "histoire" implique la reconstruction, fut-ce sous forme de "fiction générative" (d'où l'intérêt de Tisseron pour le monde de Tintin), et consistant pour un sujet "x" à recomposer, dans le temps symbolique de sa propre généalogie intime, des facteurs de résilience: les proches qu'on n’a pas, on les "invente" donc aussi dans le tissu à la fois social (topologique) et historique (diachronique).
Donc, dans tous les cas, la "résilience" ne peut nullement s'opérer sui generis (comme suggéré par la métaphore trompeuse de « l'huitre secrétant sa perle »): l'accentuation individualiste, sur un processus qui en fait "traduit" une capacité personnelle et solitaire d'adaptation/transformation de son environnement, doit certains de ses "fondements" à la psychologie sociale américaine de type "socio-biologique" (self made man, pas besoin d'assistance, etc.). Nous y reviendrons au point 7.

3.

Je souhaiterais encore dire que Tisseron a été amené à s'intéresser conjointement à la question de la généalogie (secrets de famille) et à la question de la "sublimation créatrice", notamment dans l'ordre de l'image et de la bande dessinée, à partir des percées théoriques de Nicolas Abraham et Marie Torök, donc. Eux-mêmes héritiers de Ferenczi.

En guise de préambule, je replace un vague embryon de développement jeté en son temps sur un forum, juste pour situer mon propos et de la façon la plus simpliste (car L’écorce & le noyau, c'est une mine, dense et complexe).

Chez Freud, l'inconscient, comme hypothèse, ça concerne au départ principalement la structuration du "moi" à partir d'un environnement cellulaire qui est la famille "au présent", dans laquelle il vit.
Très vite, Jung a voulu sortir la notion de ce cadre, en postulant que l'inconscient ne se joue pas dans le "moi", mais dans sa tension énergétique en relation avec des archétypes et des phases indépendants de son histoire familiale, qui seraient inscrits dans la collectivité humaine, et même au delà, dans l'univers lui-même. C'est un peu le old father du "new age".

Dans l'histoire de la psychanalyse freudienne, des disciples de la première vague, comme Ferenczi dans "Thalassa", s'interrogeaient déjà sur les matérialisations corporelles des désirs réfoulés, se demandant s'il était "possible de faire "parler" un organe, un animal, un vestige paléontologique", s'aventurant ainsi vers une intégration hardie de la biologie à la psychanalyse – selon les termes de la préface qu'Abraham consacra à ce livre.
Des théoriciens plus contemporains, Abraham & Torök précisément, proposèrent ensuite, tout en refusant le mysticisme jungien fondé sur des archétypes objectifs statiques, anhistoriques, invariants, une autre approche de l'inconscient, généalogique et dynamique, mobilisant des processus de transmission trans-subjective.
Cette complexification de la topique freudienne du moi a renouvelé la métapsychologie freudienne de façon intéressante. La théorie des "secrets de familles" en constitue un exemple. Les tensions, les névroses qui structurent le "moi" s'inscriraient dans un ensemble bien plus vaste que la cellule familiale "au présent": diachronique. Sont impliquées des traces trans-générationnelles, une généalogie plus vaste, les "ancêtres". Pères et Mères sont alors eux-mêmes dépositaires de conflits, de traumatismes non réglés, constitués par des bribes de secrets dont chacun hérite ou détient une parcelle sans forcément en être conscient. Il y a toujours une parcelle du secret qui "suinte", par une variété subtile d'informations "engrammées" depuis ou avant la naissance, et qui peuvent susciter, après un ou plusieurs sauts de générations, des rebonds inattendus, des pathologies physiques ou comportementales héritées d'un passé même lointain. Produire des catastrophes en chaine, à certaines dates (anniversaires, morts, etc). Des familles où les suicides s'accumulent à travers les générations. Des choses certes pas très jojo.
C'est un peu passé dans une certaine "vulgate" psycho-thérapeutique clinique très à la mode, et non sans systématisations abusives, où on se plait à invoquer des multitudes de manifestations semblant relever de la magie ou de la sorcellerie, mais qui en réalité se présentent comme des applications très concrètes de cette conception plus extensive d'un "inconscient" qui n'est plus confiné dans la seule sphère du sujet personnel, mais incorpore également des strates trans-générationnelles.

Une petite fille souffre de crises d'étouffement dans son sommeil, à certaine dates précises. Dans ses cauchemars, elle voit un homme dans le brouillard affublé d'un masque terrifiant. On lui demande de le dessiner: il ressemble à un poilu de la guerre 14.
Par recoupement, on exhume un secret familial mal gardé: un arrière grand père asphyxié au gaz moutarde dans les tranchées. Un fois le fait nommé, les symptômes de la fillette disparaissent. Elle avait "engrammé" des "informations" partielles suintant de bribes d'évitements, de gênes, de comportements souvent "micro", mais ça avait suffi.

Une donnée qu'on l'on mobilise souvent aujourd'hui dans le cadre de ces thérapies familiales "systémiques", c'est la problématique de la "place" qu'on occupe au sein d'une constellation familiale diachronique: parfois, on peut occuper la place d'un autre, d'un absent, d'un mort. Un secret tenu autour d'une fausse couche peut affecter l'enfant qui suit, qui peut se vivre par la suite comme nié, ou imposteur, etc etc.

Nicolas Abraham et Marie Törok avaient quant à eux développé, plus spécifiquement autour de la question du deuil "pathologique", cette théorie assez forte du "fantôme" et de la "crypte", fort proche de préoccupations ultérieures de la pensée de Derrida (la trace, le spectre, etc ***), dépassant en même temps les "structures" lacaniennes restées fort proches de Freud, même appliquées au langage (le théâtre de l'inconscient est toujours lié  peu ou prou aux figures paternelle et maternelle - converties en "signifiants", le nom du père, etc). Ils exploitèrent aussi des éléments de la théorie freudienne tardive, celle qui esquisse quelques "rêveries" anthropologiques, souvent méprisées, autour du schème de la "horde primitive" (consulter à l'occasion ceci et ceci).

[*** Edit: lors de la rediffusion sur Arte le 14/1/2009, "des nuits de la pleine lune", en hommage à Eric Rohmer, la prestation et le visage émouvants de Pascale Ogier - décédée en 1984 juste après le tournage de ce film - m'ont remis en mémoire sa rencontre singulière avec Jacques Derrida à l'occasion d'un film improbable, tourné quelques mois plus tôt: Ghost dance, de Ken McMullen.
Je place ici ces deux courtes vidéos, qui font "raccord" avec ce thème du "fantôme" ici juste effleuré, et le prolongent en un écho plus sensible. Elles donnent peut-être aussi, qui sait, un éclairage indirect sur les autres textes proposés dans cette rubrique - ces bribes de chant du psittacus - mélisme de fréquences oubliées et parasitaires captées quasi à mon insu sur d'anciens postes à galène.]








Je ne traiterai donc pas plus avant ces questions ici. Je me borne dans ce qui suit à transposer des éléments, de manière aussi superficielle que rapide,  faisant se télescoper la thématique de la "crypte" et celle du "secret".
 
La Crypte et le Secret:
La "crypte" est tout à la fois un secret, une cachette, un code chiffré, une énigme, un rébus. Tout à la fois caché et montré, un secret est toujours une crypte qui suppose cryptage et décryptage.
Envisagée sous cet angle, l'organisation d'une crypte implique alors cette dia-chronie historique évoquée supra: la constitution d'un sujet, le processus de subjectivation, ne se déroulent donc plus seulement dans le cadre topologique du triangle père-mère-enfant, mais incorpore encore un tissu plus vaste composé par "les ancêtres", et par "ancêtres", il faut méthodologiquement comprendre ici le rapport "à la filiation ancestrale" que chacun des membres de cette "famille" entretient pour lui-même ET avec les autres, chacun dé-cryptant un fragment de la crypte, et aucun ne saisissant l'ensemble de cette crypte.
La "crypte", de ce point de vue, est un processus à la fois caché, passif, et générateur, actif: elle renvoie à un passé tant immémorial (indécryptable) que toujours à inventer, dynamique, avec lequel on s'arrange, ou pas, qu'on re-compose, qu'on re-distribue.
L'individuation des sujets a lieu, se crée, se tisse, se compose, selon les ressources et les aptitudes à décoder l'environnement (spatial et mémoriel), qui impliquent toujours une collectivité, une famille non plus au sens cellulaire, mais une véritable "société", réelle, fantasmée, vécue ou inventée, à la fois dans l'espace et dans le temps.
Jusqu'à la socialité globale (mémorielle autant que géographique) dont la famille cellulaire est à la fois un "dépôt", une "courroie de transmission", et un 'lieu de transit" (du dedans au dehors, vers une interaction sociale globale, plus ou moins réussie, comme toute interaction).
Dans ce cadre ainsi posé, la question de la "résilience" rebondit autrement, comme processus de sublimation-socialisation créatrice, dans le cas, par exemple, d'enfants esseulés, abandonnés, orphelins, etc.
C'est là que l'entreprise d'Hergé, comme "création" d'un monde-tissu familial-sociétal imaginaire, prend tout son intérêt.
  

4.

Les aventures de tintin, qu'est-ce, sinon la mise en scène d'une enquête permanente d'un "sherlock-holmes" en socquettes, qui développe l'art de décrypter les énigmes, les parchemins, les signes, les fétiches, disposés dans le réel. Tintin n'existe pas autrement que comme vecteur-révélateur de significations cachées entre les objets, et permettant une symbolisation de ces derniers (au sens de "faire passer" le langage dans les choses).
Là dessus, Tisseron s'intéresse aux cryptes, aux énigmes, au développement généalogiques continus qui composent les aventures de tintin. Non que Hergé en soit parfaitement conscient, non pas qu'à l'inverse ces énigmes le dépassent entièrement, mais, au mi-temps, celui du medium qu'il se donne, l'univers qu'il crée, et son réseau subtil de correspondances, sont une façon pour lui de se situer et de s'inventer, en tant qu'homme, dans une généalogie cryptée qui traduit, entre conscience et inconscient, ses propres problèmes de repérage d'identité. Et si les "aventures" ont un tel succès, c'est parce que les lecteurs, quels que soient leurs situations (mémorielles, topologiques) deviennent, dans le processus de lecture, eux-mêmes des "sherlock holmes" de leur propre apport au décryptage des objets.
Ainsi, Tisseron, et c'est à porter à son crédit, découvre réellement un secret massif, à la fois caché et exhibé, dont l'ensemble des aventures articule le rébus. Il soupçonne, à partir d'une colligation cohérente d'éléments sémiologiques distribués dans la progression des aventures, la mise en scène de la constitution d'une généalogie créatrice par un personnage au départ "sans famille", comme l'orphelin Rémi. Georges Rémy. C'est la première crypte: Hergé est un anagramme composé à partir du nom et du prénom. Et Hergé n'a jamais caché sa fascination, enfant, pour les aventures de l'orphelin Rémi créé par Hector Malot.
Y aurait-il, dans le "secret" de Hergé, une problématique de la "filiation"? C'est ce que se demande Tisseron, invité par la mise en scène elle-même des aventures sémiologiques de tintin, à penser que Hergé se vit lui-même comme un enfant trouvé composant une "famille". Et le travail de décryptage de Tisseron se révèle passionnant, non seulement comme interrogation sur le processus d'une Oeuvre en général, et sa dimension symbolisante pour tout "créateur", mais encore comme processus, en l'occurrence, de "résilience", élaboré par l'homme G. Rémy.


5.

Après ces considérations, je préfère renvoyer à un texte dispo sur le net, où Tisseron résume (trop rapidement, en 2 pages) sa démarche et sa découverte. Le livre "Tintin et le secret d'Hergé" est beaucoup plus riche et foisonnant.
Il convient cependant d'ajouter que les éléments relatifs à une pathologie (surmontée en tant que "création" d'un univers transitionnel, comme dit Winnicott - lui-même s'intéressait aux peanuts de Schultz, à travers lesquels il élabora son concept du forda comme objet transitionnel, medium par lequel se « négocie » le passage du dedans au dehors: exemple, la couverture de Linus) se repèrent encore dans la fascination de Hergé pour la "royauté": obsession d'une origine nobiliaire, mais encore royale. Dans la langue "syldave", ce royaume imaginaire de l'est: le roi se nomme Kar ou "Car". "Kar" se déploie d'ailleurs comme une crypte-rébus, engrammée et anagrammée, dans nombre d'albums et de figures-objets: le sceptre d'OttoKAR, le trésor de RAcKham le rouge, le KARaboudjan, la momie de RasCar Kappac, etc.
Il n'est jusqu'à l'attachement à la figure fantasmée et amie de Léon Degrelle, fondateur du REXisme, qui ne témoigne de l'obsession fondamentale de Hergé (ainsi que, hélas, son allégeance à l'extrême-droite , initiée par sa collaboration "formatrice" au journal PAN) pour la filiation royale comme sublimation extrême de l'identité énigmatique d'un enfant "sans nom", "sans père".
Les albums "le secret de la licorne" et "le trésor de Rackham le rouge constituent une transition décisive, car c'est là que tintin, l'enfant-reporter, découvre la filiation insue du capitaine alcoolique qui lui rendra le blason du "dauphin": le chevalier de Haddocque n'étant autre qu'un fils bâtard du Roi Soleil. Le château de Moulinsart (autre "crypte"), lieu d'établissement de l'identité de la "famille recomposée" par Tintin, vers lequel conflue l'ensemble des aventures comme point d'aboutissement (« nous avons cherché de par le monde un trésor qui a toujours été ici »), représente fidèlement, c'est établi et reconnu, le château de Versailles délesté de ses ailes Est et Ouest.


6.

Bon. Si tout ceci est réfutable (et pourquoi pas), ça appartient néanmoins à la logique d'une démarche scientifique (en sciences humaines comme en sciences naturelles, pour Popper). Par exemple, le géocentrisme était une théorie scientifique: réfutable, elle fut effectivement réfutée.
L'idée de la réfutabilité selon Popper, c'est que le protocole d'énoncés formant une théorie autorise une contre-preuve potentielle: ainsi, a valeur "scientifique" selon Popper une théorie réfutable aussi longtemps qu'elle n'est pas réfutée. Ce qui renverse l'habituel schéma que l'on se fait de la "vérité" scientifique: il n'y a plus de théories VRAIES, en soi, intemporelles et universelles, il y a des théories/modélisations provisoirement non réfutées, mais ouvertes à la falsifiabilité.
Dès lors qu'une théorie s'élabore massivement comme ayant "bloqué" par avance toutes les réfutations possibles par un "bouclier" de validations internes à son système, autrement dit ayant trouvé le moyen de ne jamais devoir affronter une contradiction externe à ce système, elle est infalsifiable, donc "non-scientifique", "métaphysique" au sens de purement spéculative.
Rappelons, évidemment, que cette épistémologie de la "limitation" (d'inspiration manifestement kantienne, et revendiquée comme telle, par Popper: Kant, dans la Critique de la raison pure, avait aussi comme objectif d'enquêter sur les limites internes de la connaissance, et condamnait comme "antinomies" de la raison les prétentions "absolutistes" et "irréfutabilistes" de la métaphysique spéculative pure, en son temps nommée "théologie" ou "casuistique") fut posée par Popper pour contrer essentiellement deux cas litigieux du discours théorique qui se posaient, chez certains de leurs défenseurs extrêmes, comme "sciences": les théories d'inspiration psychanalytique et marxiste.
Il voyait dans un certain usage d'une certaine psychanalyse le bouclier "infalsifiable":
- le concept de "résistance", par exemple. "Vous n'êtes pas d'accord avec mon diagnostic parce que vous faites de la résistance: j'ai touché le point sensible, et vous voulez le refouler. Votre résistance à l'analyse prouve la vérité de mon analyse".
- ou encore: le syndrome d'interprétation par le symbole. Si tout symptôme est interprétable comme symbole « d'autre chose », alors tout est à la fois symptôme et symbole. Infalsifiable.
Pour la théorie marxiste (enfin, un élément : sa portée « eschatologique ». Mais pour bien d’autres aspects, on peut contester la perception simpliste, politiquement orientée, que s’en fait Popper) : nous sommes toujours dans une phase que nous appellerons la "dictature du prolétariat". Cette phase précède la "société sans classe", annoncée par la praxis révolutionnaire. Elle durera donc aussi longtemps que cette société "à-venir" n'est pas "venue". Elle peut donc durer indéfiniment.


7.

Pour en revenir à la "résilience" de Cyrulnik, le problème de la "validité scientifique" entre en jeu du fait que Cyrulnik prétend l'ancrer dans l'éthologie naturaliste (comportement des animaux). Dès lors, le concept est susceptible de s'appliquer à tout, comme, mutatis mutandis, le concept de "dialectique" appliqué par Engels à la matière, aux phénomènes naturels (si tout est dialectique, rien n'est dialectique: concept « dent creuse », comme dirait Deleuze) .
La "résilience" devenant un concept fourre-tout brandi dès qu'il y a "conversion" de "traumas" en "réussites d'insertion": on peut alors le faire servir à tout. Un tyran pathologique qui réussit comme chef d'entreprise, c'est un résilient, parce qu'il était humilié par tous dans son enfance; Hitler, c'était un résilient: il a mobilisé des ressources internes pour surmonter l'échec narcissique d'une carrière de peintre raté, et surmonter cette frustration en la déplaçant vers un objet plus noble: l'intégrité de la nation allemande et la lutte contre ses "parasites internes" (sic). Et là, on rejoint Serge Tisseron, qui a proposé une critique incisive de la surenchère conjoncturelle du concept de résilience.
La résilience devient un concept dent-creuse infalsifiable dès lors qu'elle peut s'appliquer à tout processus de revalidation personnel (sur le modus operandi du "vilain petit canard"), amalgamant ainsi au "vague" d'un concept flou des stratégies empiriquement hétérogènes, et même incompatibles.
Et, comme souligné par Tisseron, le concept "naturalise" les inégalités devant la souffrance: les uns s'en sortent par eux-mêmes (self made men): vive l'entreprise privée, ceux qui réussissent réussissent par leur propre ressource (Sarkozy doit a-do-rer, il se vit lui-même comme "résilient", c'est sûr); les pauvres et les exclus du système, tant pis pour eux: z'avaient qu'à être résilients, comme Bolloré, comme Lagardère, comme Séguéla. Na!
Il n'y a pas d'horizon d'assistance psychothérapeutique dans la notion de "résilience", puisqu'elle promeut, telle une transposition "laïque" de la problématique janséniste de la "grâce", le salut personnel par la personne.
Avant, il y avait ceux qui étaient "sauvés" par la grâce, et ceux délaissés par la providence divine (problématique du protestantisme, dont on sait qu'il engendra le capitalisme: on se rassure en faisant fructifier un bénéfice vers une plus-value exponentielle, on se dit ainsi qu'on est du côté des "graciés", malgré le silence de dieu - cf les analyses de Max Weber).
Aujourd'hui, il y aurait les "résilients", et les "foutus" (ou éternels "assistés" des institutions d'encadrement; enfin, rassurons ceux qui aiment les appeler ainsi: plus pour trop longtemps, ils s'en iront grossir la troupe opaque des fantômes du grand capital, et ils n'ont même plus de nom pour se désigner, pour ériger une digue - symbolique d'abord, agissante ensuite - face à l'engloutissement, leur disparition du monde des "actifs" qu'on nous présente comme "visible" - un mensonge censé étayer la norme d'une majorité invisible).
Le hasard et la nécessité, la grâce et la disgrâce, transposés dans une psychologie individuelle.
 Conclusion implicite, masquée: le système d'assistance aux exclus et aux cas difficiles est bien fait: pas besoin de politique ni d'infrastructure d'encadrement; à la limite, la "résilience" se charge de faire le partage entre les "sauvés" et les "foutus".
Voilà pourquoi Tisseron montre, avec pertinence selon moi, que le suremploi de la notion de "résilience", c'est le retour par la fenêtre du socio-darwinisme de l'adaptation sélective. Très à la mode, comme on le sait, dans les "modèles" en vigueur, où le "discours" de la "science" vient opportunément au secours d'une idéologie socio-économique.
De la naissance protestante du capitalisme à la psychologie individualiste et super-capitaliste de la résilience (Bush, Blair, Sarkozy: démantibulons avec allégresse et cynisme - oui, la combinaison des deux, c'est possible comme on disait à la sncf - les outils de protection économique et sociale: les pauvres s'en sortiront par eux-mêmes, au mérite, s'ils le veulent ou s'il le peuvent: un "merveilleux malheur", quoi), la conséquence est bonne.
Cyrulnik a opéré une "hyper-centration" extensive du concept à partir de sa propre biographie. Du coup, c'est devenu un peu médiatiquement le monsieur "je donne de l'espoir à tous les malheureux de la terre". Mais donner de l'espoir, ce n'est pas leurrer comme le fameux leurre de Konrad Lorenz pour tromper les oies, pas les canards, certes, et qui était, lui aussi, éthologiste animalier.  Couin-couin.

(30/03/2008)