vendredi 7 septembre 2012

Tapiola (Jean Sibelius, 1926)



Allez, j'en remets une petite couche sur Sibelius. Cette fois, on fait (relativement) court: place à youtube.


Après la septième symphonie, donc, il n'a pas encore dit son dernier mot.
Son dernier mot, c'est donc, bien sûr, l'opus 112 (1926), Tapiola. Puis 30 ans de silence (enfin plus ou moins) jusqu'à sa mort.

Le lieu, ou domaine, ou site, du dieu Tapio, le dieu de la forêt dans le Kalevala.
"Là, s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres, mystérieuses en leurs songes farouches; elles abritent la grande Divinité des bois, les Sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres."

Je trouve de belles formules dans ce texte, suscitant le désir de la découverte pour qui n'a jamais écouté Tapiola.
L'auteur insiste peut-être un peu trop sur cette affaire de forêt, de vie sauvage, de cellules organiques, de prolifération biologique, etc... On invoque souvent ces métaphores s'agissant du processus compositionnel sibélien (par croissance thématique, etc), mais il ne faudrait pas trop prendre tout ça au pied de la lettre. A trop suivre cette pente, on risque de sombrer dans les poncifs sur la musique à programme, mimétique et illustrative, dénoncés aussi bien par Debussy que par Stravinsky. Et ça affadirait considérablement le mystère de cette musique...
Sibelius lui-même nous met en garde contre cet analogisme, en recourant à... une analogie:
" If someone writes about my music and finds, let us say, a feeling of nature in it, all well and good. Let him say that, as long as we have it clear within ourselves, we do not become a part of the music's innermost sound and sense through analysis ... Compositions are like butterflies. Touch them even once and the dust of hue is gone. They can, of course, still fly, but are nowhere as beautiful ... "

Une des pièces les plus obsédantes, les plus secrètes, de l'histoire de la musique (pas moins), selon moi bien sûr, et quelques autres. La première fois que j'ai entendu ça, à la radio, j'avais 12 ans, par là. Je savais rien de ce morceau, ni qui l'avait écrit, ni quand, ni pourquoi, etc. Mais je sentais que dès la première note, il fallait que ça suive inexorablement son cours jusqu'à la dernière. Un pur bloc compact, minéral, une nappe phréatique, une fréquence souterraine, une géo-musique plane mais insondable. J'ai bien écouté Tapiola 500 fois, sans déconner. J'en ai toujours pas épuisé la substance.

Et voici, toujours selon moi, comment il faut jouer Tapiola, le juste tempo, la juste sonorité. Ne me demandez pas comment je le sais, je le sais, c'est tout, immémorialement, depuis mon cerveau reptilien, pour reprendre une métaphore foireuse.

Allez - et c'est un ordre -, interrompez toute activité et prenez 20 minutes de votre journée (multipliées par trois) pour écouter ce truc, ce monolithe stellaire, cette stèle monolithique...
 
 
Parmi la tripotée de très belles versions disponibles sur YT, j'en choisis donc 3, parce qu'il est toujours nécessaire d'écouter une pièce essentielle au moins 3 fois.
La version de Leif Segerstam est peut-être celle qui m'envoûte le plus.
 
 



La version de Neeme Järvi (avec l'orchestre de Göteborg, DG 2000), indispensable:






Karajan - avec le BPO, DG 1964 - nous emmène loin, très loin, dans ces contrées reculées où la main du serpent ne s'aventurerait point à mettre le? A mettre le? Le pied, je me tue à le dire. Alliage du phréatique et du tellurique. Moins chantant mais plus paniquant que Jarvi, plus douloureux, aussi, comme une brûlure persistante. K. rumine cette affaire de longue date, déjà, on sent que ça lui a travaille bien le siphon. Sibelius, avant de se rétracter, disait que K. était le seul qui comprenait son travail. Serait-ce le plus beau Tapiola gravé sur disque? Je serais tenté de le dire. Avec Segerstam. Si vous trouvez mieux, n'hésitez pas à m'en informer, j'fais la collec... (Il y a bien sûr Osmo Vänskä... Cependant, il va un chouïa trop vite). 
 
 
 

 
 

lundi 3 septembre 2012

L'anguille (Imamura, 1997)



Signifiance et interprétose sont les deux maladies de la terre. Il n'est guère étonnant, au vu (longtemps postposé) de cette Anguille, de lire de passionnantes interprétations filaires et autres enfilages de perles psychanalytico-cruciverbistes à la Sibony, tant ce Imamura nous surexplique, de la première à la dernière seconde, son compendium symbolique de grand bazar, avec une grosse gouache qui tache et la subtilité d'un théâtre-farce de guignol, mode d'emploi et bastonnades compris.

Dès la première séquence, je me suis senti empatouillé dans une mixture carnavalesque de Brian de Palma et de Max Pécas, et ça n'a cessé de s'aggraver jusqu'au générique de fin salvateur.

Je reste interdit devant cette fable indigeste et lourdingue, filant son épaisse métaphore aussi sûrement qu'une délégation d'éléphants se marchant sur les arpions dans un salon de coiffure. C'est qu'il s'agit d'une œuvre puissamment symbolique, tout à la fois foisonnante et triviale par delà son symbolisme, nous explique-t-on. Je ne vois pas trop ce que ça a de foisonnant, étant donné que tout ce qu'on y raconte, tout ce qu'on y dit, tous les personnages, gravitent autour d'un même et unique noyau de signification lancinant et répétitif. Qu'elle soit triviale, ça ne fait aucun doute, tant elle l'est avec bcp d'insistance, comme un petit théâtre du grotesque: chaque perso y est un archétype pittoresque. On se croirait dans le Petit Baigneur de Robert Dhery (qui est plus drôle, et moins freudien). C'est vraiment "les branquignols" à la campagne.

Nous avons le bonze agent probatoire et son épouse, qui font office de gentils conseillers conjugaux, le charpentier obsédé par son bateau qu'il retape, et spécialiste en reproduction des anguilles, l'ex-assassin obsédé par son anguille, l'employé de voirie obsédé par les extraterrestres et qui veut les attirer avec l''enseigne giroscopique, l'ex suicidée - clone de l'épouse assassinée - qui s'amourache obsessionnellement de l'ex-assassin, sa mère "dérangée' obsédée par Carmen de Bizet, l'ex de la suicidée, pdg véreux et amateur de vibromasseurs, obsédé par le magot de la mère; l'ex-taulard bituré obsédé par le viol, et enfin le type gominé en raybanes obsédé par Elvis, ou la rock-attitude.

Tout ce petit monde haut en couleur s'agite bruyamment autour du salon de coiffure, chacun apportant à point nommé, en vertu de son dada, sa petite contribution à l'éclosion de l'amour qui n'a jamais connu de loi. C'est trivial dans la symbolique, qui nous est assénée sans relâche, et certainement jamais par delà cette symbolique appuyée.

Pour le climat de folie douce où les strates sociales se télescopent en un ballet dérisoire et charmant, pas pour le reste bien sûr, ça m'a fait pas mal penser à quelques jours avec moi, de Claude Sautet (qui est d'ailleurs un assez bon film), en plus mécanique.

Cette allégorie démonstrative sur la "seconde naissance" d'un homme jaloux et impuissant, aligne laborieusement toutes ses figures et stations attendues. On en a rapidement saisi les ressorts et l'enjeu. L'agitation y est vaine autant que les "surprises" fausses. On assiste, en prenant son mal en patience, au déroulé ultra-prévisible d'une démonstration qu'on avait dûment comprise, mode d'emploi aidant, dès le premier quart d'heure. Et pour les rares qui n'auraient pas encore compris, tout ça nous est ré-expliqué encore, dans le monologue final du perso principal sur sa barque, lorsqu'il fait ses adieux à son anguille, laquelle représentait le petit homme fécondé par toutes les mères inconnues du vaste océan.

La morale de cette fable imamouresque me semble en outre assez douteuse.

Car enfin, si l'on admet - tout le film chemine (lourdement, donc) vers cette conclusion éventée dès l'exposition - que le perso principal à fantasmé/déliré la tromperie de sa femme, l'amant, le coït, la Scène de jouissance, en manière d'oblitération de son angoisse d'impuissance et de sa peur des femmes, peur du désir ou de la jouissance qu'on aime à dire féminins, le film a l'air de se ficher complètement de cette pauvre épouse assassinée.

La grande affaire du film, finalement, c'est: comment cet homme, au fond un brave type, peut se pardonner à lui-même (de n'avoir jamais pardonné à sa femme, qu'il aimait, pour une tromperie qui n'a jamais existé, purement produite par sa peur de n'être pas suffisamment viril). Et se pardonnant, se réconcilier avec la dimension non sexuelle de l'amour. Car le clone de l'épouse décédée ne cesse de s'imposer à lui comme aimant, sans condition, par delà toute demande de jouissance sexuelle. Ainsi peut-il recommencer à aimer les femmes, sans en avoir peur, sans voir mise à l'épreuve sa virilité, et même devenir père sans procréation.

C'est quand-même formidable, cette conclusion (si émouvante, on dira même "humaniste"): on nous expliquera que tout tourne autour du "désir féminin" (qui se satisferait aisément de l'Amour "vrai", qui est "Manque du phallus", ou "Phallus en tant que Manque", cad tout voué à la célébration d'un phallus purement signifiant, cad symbolique, castré, langagier, comme autre Nom du désir, etc).

Or une telle "vision" du "désir féminin" est le concentré de tous les clichés psychanalytiques phallocratiques et phallo-centrés séculaires, admis comme une quasi-évidence par tous les amateurs de la rhétorique post-freudienne à ce sujet. Bien plus: cette manière d'entretien ou monologue du "masculin" avec son désir - ou avec le "désir féminin" envisagé depuis son seul désir posé comme définissant et délimitant lui-même la différence sexuelle -, est tellement saillante, obsessionnellement saillante même, que ça justifie, dans la construction même de cette fable, que l'épouse assassinée soit purement et simplement escamotée, rendue accessoire, rendue à une irréalité dont à peu près tout le monde se fout éperdument dans le film.
Ce qui est important, de toute évidence, ce n'est pas cette femme, réelle, personne de chair et de sang qu'on peut à tout prendre biffer de coups de couteaux rageurs, ce qui est important, c'est que l'homme prenne conscience de l'irréalité de la tromperie, se pardonne à lui-même, surmonte sa peur des femmes, et se voit offrir la chance de recommencer une "nouvelle vie", aimer à nouveau, délivré de l'obsession phallique.
Une bien belle fable "généreuse", donc, qui, sous l'apparence de pointer subversivement la puissance de l'amour derrière l'illusion phallocrate, le mythe de la virilité, consacre un phallo(go)centrisme absolument sans limite, où l'homme retrouve sa virilité plénière pour laquelle la femme n'est qu'un outil de confirmation rassurant: les femmes, oui bon, elles aiment le sexe, la bite, la pénétration, ouida, mais après tout, elles n'y accordent aucune importance: un vibromasseur peut faire l'affaire. Ce qui les meut, c'est l'amour, l'amour absolu, éternel, tel qu'en lui-même, au delà de la hiérarchisation du social, au delà de la cupidité des hommes, etc.

Le sexe, c'est l'obsession des Hommes. Il fallait, pour comprendre enfin cette bouleversante "Vérité", poignarder l'épouse, pure abstraction commandant le déroulé du récit, et retrouver dans son clone réapparaissant l'image rassurante d'une femme toute tendue, au delà du légitime plaisir (partagé) qu'elle tire de l'homme (pas lui, mais un autre, un médiocre arriviste, via un vibromasseur quelconque, en attendant que cet homme durement traumatisé se soigne et veuille bien accepter, finalement, l'offrande de son casse-croute offert en vain par dessus le pont), toute tendue, donc, vers sa fonction naturelle et éminente: la Mère généreuse, magnanime et égalisante, confectionneuse de casse-croutes, aimante et protectrice de tous les petits hommes du vaste océan, sans distinction de classes ni d'origines. Bref, sublime synthèse de la Maman et de la Putain comme on l'aime dans toutes les crèches et les westerns bien burnés, qui n'oublient pas la beauté des sentiments.
Je dis westerns, parce que j'ai lu quelque part sur la toile qu'avec ce film quasi testamentaire, Imamura retrouvait la beauté du classicisme et de l'humanisme fordiens... Ben oui, forcément. Ford, un grand féministe, lui aussi.



La piscine (Jacques Deray, 1968)



Tain c'est vraiment trop nul.

Une espèce de truc mou prestigieux, chabrolisant (on pense à une variante de la femme infidèle)), genre "qualité française deluxe".

Schneider a un très beau dorsal, faut en convenir, mais c'est quoi cette manie de lui tirer en un chignon effrayant le cuir chevelu, jusqu'à décollement de la rétine? ça lui fait une choucroute immonde sur une hydrocéphalite. Pis elle a les yeux filmés tellement luminescents qu'on dirait qu'elle va pointer un auriculaire crochu, comme dans la série Les Envahisseurs. Delon, je sais pas, il croit qu'il a encore vingt ans, faut absolument qu'il exhibe tout le temps son sternum déjà mou, sa taille insuffisamment échancrée, et ses seins déjà menacés de flasquose. Ronet est trop chiant en faux-vrai bon vivant exubérant, on a envie qu'il meure dès les cinq premières minutes. Quant à Birkin, elle convainc en lolita perverse à l'insu de son plein gré, portant la jupette rase-moquette avec une classe certaine, mais dieu qu'elle joue mal, en écarquillant ses pupilles bovines à tout propos, même sans propos.
On se fiche éperdument de ce huis-clos conjugal tropézien tout en fausse tension dont on a deviné avant même le générique les tenants et les aboutissants. A propos du générique, y a un gag marrant: on nous annonce à gros titres et à grands renforts de "dadidouwi dadouwawa" la musique signée Michel - badadiwawou - Legrand. Le prob, c'est qu'après, on l'entend plus du tout cette musique. Sauf à la conclusion ultime, puis au générique de fin: douwiwiiii, wouadadi-douhaa". 


The man from earth (Richard Schenkman, 2007)



Cent fois j'ai voulu arrêter, mais au moment de prendre la télécommande, quelque chose d'hypnotique me retenait.

C'est une pièce de théâtre dans un appart au milieu des bois. Y a un gars, prof d'on sait pas quoi dans une univ on sait pas où, qui décide de se faire la malle en douce après 10 ans de service. Ses collègues le rejoignent pendant qu'il fait ses paquets à sa maison de campagne: tu allais nous larguer sans dire au revoir, hein, mon cochon.
Le mec est embêté, comme contrarié.
Se forme une sorte de comité pour un colloque improvisé, chacun chacune ayant sa petite spécialité pour une causette en bonne et due forme. Plus une étudiante, amenée là sur la selle de moto d'un prof d'anthropologie à katogan et bluejean délavé..
Et là, le mec cloue tout le monde: il leur révèle qu'il est un homme de cro-magnon. Il a des milliers d'années mais ça se marque pas trop sur son visage. C'est pour ça que tous les 10 ans, il change de bled, pour pas trop attirer l'attention.
Les collègues sont un brin sceptiques. Ils le pressent de questions. Régulièrement, l'un ou l'autre s'agace: "dis donc, es-tu bien sûr que tu n'essaies pas de nous faire une blague?"
Mais il a réponse à tout, et super-chiadée. Chaque spécialiste est collé dans sa spécialité, et l'a mauvaise. Le prof à katogan se méfie trop, y pense que le gars a pété une durite et menace de psychopathologie sévère. Il appelle en loucedé un gros pote psychanalyste, qui se radine, pour une séance de divan improvisée. Mais l'homme de cro-magnon ne veut pas en démordre. D'autant que le big scoop est imminent: il a été plein de mecs, et notamment Jésus. Et là, il troue le cul de la pimbèche catho-intégriste. Il lui révèle qu'il a tiré son enseignement de Bouddha, un mec formidable qui a été son maître. Pis son message a été altéré par toute une série de fanatiques prêts à croire toutes les sornettes possibles et imaginables. La vieille peau manque de caner d'apoplexie. Le psy se fâche tout rouge, brandit un revolver.

Je peux pas tout vous raconter, y a plein de rebondissements comme dans un Agatha Christie. Mais je note une réplique savoureuse de l'étudiante (en anthropologie, à l'univ donc): "aviez-vous un dinosaure domestique?". "- Non, réplique le mec patient comme le Jésus qu'il est, ils vivaient à une autre période". Un film où on apprend plein de trucs. Je vous le recommande.


Y a un gus, quelque part sur la toile, qui semble trouver que c'est un bon film. ça ajoute au mystère.



Quand Pauline s'ennuyait à la plage (le spectateur dans tous ses états, part. III)







Grosse envie de me plonger dans les deux volumes de Chroniques de Pauline Kael.

(P. Kael est morte en 2001. Date peut-être fatidique pour elle, quand on se souvient qu'elle désigne un des films qui l'affligea le plus au monde.)

Pour le peu que je glane sur le net, en français, ça me chipote, les jugements de Kael. Impression que la logique qui les organise est davantage de l'ordre du pulsionnel. Je peine à saisir leur ligne de force ou de cohérence, même si j'affectionne assez cette manière de parler des films.

Elle pratique la mauvaise foi d'une part, l'emportement subjectif de l'autre, ce que je fais aussi, donc ça me gêne pas trop. Ce qui me gêne, bien entendu, c'est quand elle les applique à des films que j'aime.

Je tombe sur ses formules à l'égard d'Antonioni, et là, ça me chipote franchement.



Blow-up
:

« Antonioni charge son atmosphère d’un tel symbolisme obscur et d’un sentiment d’importance si pesant que les spectateurs se servent du film comme dépotoir du rebut intellectuel. On nous sert des phrases toutes faites du genre : "la froide mort du cœur", "un érotisme glaçant dans sa désolation", et "un monde tellement saturé de stimuli synthétiques que les vrais sentiments sont étouffés" et cetera, car Antonioni inspire ce type de jargon. »

J'ai rien vu de ce qu'elle y voit, c'est elle qui reconstruit, me semble-t-il, le film dans le sens de sa détestation. Elle ne nous parle pas du film, mais des phrases que ce dernier inspire chez un certain type de public. Là est sa mauvaise foi, car si on a le droit (parfois même le devoir) de s'agacer des postures et effets de mode suscitées par des œuvres, ça n'engage pas forcément les œuvres elles-mêmes, ça n'autorise pas à les réduire à leur seule réception. Kael semble assez coutumière de ce genre de tour de passe-passe critique. Souvent, elle aime ou pas en fonction de la production de discours et d'attitudes que suscite tel film dans un microcosme situé, et elle jette l'enfant avec l'eau du bain. Mutatis mutandis, c'est un peu procéder comme ces chroniqueurs légitimés qui vous expliquaient dans leur tribune, sans rire, que si Breivik le tueur norvégien affichait sur sa page facebook qu'il était fan de Kafka et d'Orwell, cela ne saurait étonner, car l’œuvre de Kafka ou d'Orwell est porteuse d'une vision paranoïaque, misanthrope et nihiliste de la société.

On dira alors, plus modérément, en termes de positionnement "esthétique", que Kael fustige un certain type de cinéma qui, selon ses critères, serait plus dans l'abstraction ou le formalisme. Mais si c'était le cas (je ne le crois pas vraiment, au vu de ses emportements ambivalents), ce serait plutôt elle qui s'enferme, et nous enfermerait, dans cette alternative binaire et fausse entre "froid" et "chaud", "vrai" et "faux", "abstrait" et "concret", etc. Ce n'est donc pas là que ça se passe. La "congruence" de la "vision du monde" que dessine Kael à travers ses goûts "faits de mille dégoûts", puisqu'il s'agit aussi d'aimer contre une "vision du monde" qu'on associe à des œuvres, n'en est pas moins problématique.

D'une main, elle voue aux gémonies the deer hunter de Cimino (merci Dr. Apfegluck pour la citation):
 "[...] La substance même du film – le contraste entre la communauté de Clairton et le chaos vietnamien – offre un message isolationniste classique : l’Asie devrait être laissée aux Asiatiques, et nous devrions rester chez nous, mais si nous sommes contraints d’aller là bas, nous leur montrerons de quoi nous sommes capables [...]"

De l'autre, elle porte aux nues extatiques le maniérisme opératique d'un Coppola ou d'un De Palma. Apocalypse now est-il fondamentalement moins puant politiquement et éthiquement que Voyage au bout de l'enfer? En outre, cette dénonciation de "l'isolationnisme" est tout aussi courte qu'ambiguë: cela n'invalide nullement le principe d'une guerre à visée expansionniste et/ou impérialiste, et ça n'effleure que du bout des lèvres le différentialisme racialiste ressassé en sourdine par la plupart des films "de guerre" de l'époque, sous la forme d'un "trauma" qui ne concerne jamais que le seul point de vue américain, et dont "l'antimilitarisme" n'est à tout prendre qu'une façade autorisant de se plonger avec délectation dans le vertige de l'apocalypse guerrière.

Le cinéma d'Antonioni lui apparaît comme l'archétype de la "pause post-analytique". Y promènent leur "désenchantement" des "personnages [qui] sont des intellectuels en carton-pâte, rejoignant la vision bourgeoise de la stérilité artistique" (ça s'applique autant à la dolce vita). Par contre, les mignardises post-analytiques du cinéma de De-Palma, avec son défilé lancinant d'Obsessions kitsch à la body double ou phantom of the paradise, elle trouve ça ultra-formidable...

Elle s'extasie devant le boursouflé, terriblement daté et vain (qualification qu'elle affectionne pour parler de... Kubrick, voir infra) blow out, mais soupire avec bcp d'agacement devant Fellini Roma.

Elle hait le "fascisme" de dirty Harry, tandis qu'elle se trouve fascinée par celui de straw dogs, à propos duquel elle rédige un article fort élogieux ("premier film américain qui soit une œuvre d'art fasciste"). 

Si on veut lire quelqu'un qui n'est pas franchement "fasciné" par Peckinpah, ce serait intéressant de se rapporter à l'analyse du straubien Louis Seguin (1929-2008) (dans Une critique dispersée, 10/18, 1976, faut fouiner dans les occasions): il ne fait pas dans la dentelle à propos de ce film. J'aime bcp Peckinpah, et aussi Straw dogs, mais quand je lis Seguin, j'en ai un peu honte. Il faut dire que lorsqu'on parcourt ce recueil - que je recommande car ça défrise -, on est enclin à mettre à la poubelle 90% de la production cinématographique...
Seguin applique à Straw dogs ce traitement même que Kael réserve au seul Deer hunter, mais va davantage vers le fond du problème:

"Son récit abandonne les alibis du passé pour l'âpreté du présent et les terres abstraites de la légende pour ces lieux d'exil où l'homme américain apporte sa volonté de paix mais se voit contraint, malgré sa répugnance, d'user contre un indigène sanguinaire de son génie, de son courage et de sa technique. [...]
Peckinpah reprend sans ironie la fable du petit tailleur en l'accommodant à la sauce trouble du fascisme. La publicité montre cet axe: "il devient un homme en en tuant sept autres". [...] Peckinpah clôt avec assez de conséquence un cycle des alibis moraux de la répression. Il montre avec le mérite minimum de sa naïveté leur mécanisme et leur destin. Mais l'autocritique de cette paranoïa sera réservée au splendide a clockwork orange de Stanley Kubrick".

Une lecture qui se justifie amplement, considérant que Peckinpah lui-même présentait ce film comme une pierre jetée dans le jardin des militants pacifistes de "gauche" (on est en pleine période de contestation de l'intervention américaine au Vietnam) qui se voilent la face sur la nature fondamentalement violente, animale et barbare de l'être humain.
Par ailleurs, les thèses du paléoanthropologue, dramaturge et scénariste Robert Ardrey (African genesis, The territorial imperative, ouvrages qui lient la naissance des "civilisations" à la naissance de "l'art de tuer") exercent à cette époque une forte influence non seulement sur Peckinpah, mais encore nombre de cinéastes et scénaristes œuvrant à Hollywwod, dont... A.C. Clarke & Kubrick qui s'inspirèrent notamment de sa killer ape theory pour la genèse de 2001...


C'est d'ailleurs curieux de constater à quel point les analyses de Seguin présentent une sorte de symétrie inversée avec celles de Kael. Il se tient dans l'ombre d'un travail de taupe creusant des trous dans les séductions de l'industrie des loisirs, elle se tient comme une diva redoutée dans la lumière coruscante des sunlights, distribuant les bons et les mauvais points à qui l'amuse, l'émeut ou la divertit ou au contraire la mortifie d'ennui et "insulte son intelligence".
Ce qu'elle aime, il l'exécute; ce qu'il apprécie, elle l'expédie.

Paul Schrader était son grand chou-chou. Mais l'idéologie douteuse innervant les scénari et films de ce dernier est-elle fondamentalement si différente de celle d'un Friedkin, qu'elle déteste? Cohérente dans ses amours ou désamours ou plus simplement pusillanime dans sa possessive maternance (dont même Coppola semble se plaindre)?

D'un autre côté, elle loue Altman, mais en quoi Altman serait-il plus proche de la "vie" qu'un Antonioni? Le dispositif de mise en scène d'un Altman n'est pas moins artificiel ou concerté que celui d'un Antonioni, même s'il produit une expérience qui semble être à l'opposé. Le critère décisif, ce serait quoi, alors? Que ce dernier serait typiquement "américain", et pas l'autre? Sauf quand il se prend pour Bergman (trois femmes)? On se perd en conjectures.

Elle porte aux nues Godard, surtout pour bande à part, qu'elle voit comme un manifeste existentialiste (si on veut) pour un "style de vie". Mais Godard n'est pas moins formaliste, distancié, froid, intellectualiste, qu'un Antonioni si on se met à jouer sur ce genre de poncifs binaires. Et bande à part n'est pas si séparé du reste de l’œuvre de Godard (Pierrot le fou, que Kael ne supporte pas), n'en déplaise à ceux qui s'échinent à repérer des "périodes" ou des schizes "magiques" chez un cinéaste, triant le bon grain de l'ivraie et créant ainsi une ligne de démarcation rassurante entre ce qu'ils aiment et ce qu'ils n'aiment pas chez ce dernier.

Elle réclame de l'humain, du concret, du corps, de la sensualité, de la violence (et justement un de ses dadas semble être de dichotomiser continellement la "tête" et les "jambes", comme dans l'émission de Pierre Bellemarre, jadis); elle vomit les tièdes, selon l'expression consacrée, mais elle supporte pas Cassavetes, trop "collant" ou "promiscuitant" à son goût.

La posture de l'authenticité prisée par un certain "naturalisme" à cœur ouvert l'indispose fortement (surtout quand ça vire au sentimentalisme "trop honnête" et narcissique pour être vraiment honnête: Eustache, sa maman et sa putain - et j'aurais tendance à lui donner raison); ce qui ne l'empêche pas de suspecter systématiquement de froideur chirurgicale ou vivisectionniste les cinéastes chez qui à l'inverse le feu couve intensément sous la glace, comme on aime à dire quand on cause de la musique de Ravel. Kubrick et Antonioni constituent à cet égard une sorte de paradoxe inquiétant, indécidable, l'incitant à sortir inlassablement la grosse artillerie pour les rabattre univoquement sur l'ennui distingué que génèrent les "dissertations", "thèses" et autres "pensums" de salon dépourvus d'affect, selon l'antienne.

Elle adore the warriors de Walter Hill, moi aussi, et perso, je ressens dans the warriors une tonalité affective et esthétique fort proche de ce qui me touche dans l'univers d'Antonioni. Je développe pas, ça nous entrainera trop loin. Juste dire que voilà un film à sa façon aussi ludique, abstrait et lunaire que le serait éventuellement "blow up". Avec même une dimension statuaire à la Marienbad ("A voir ces films, on pourrait se dire que la détresse morale est la dernière trouvaille des grands couturiers", écrit-elle au sujet du Resnais).



Elle vénère le dernier tango à Paris, qui lui a procuré une telle émotion qu'elle n'hésite pas à comparer sa vision au choc de la première du Sacre du printemps en 1913.

Grand bien lui fasse.

Le dernier tango, dont je n'ai jamais pu pousser la vision au delà de 50 minutes (principalement par ennui), concentre à mon sens tout ce qu'on peut faire en matière de « froide mort du cœur », « érotisme glaçant dans sa désolation », et « monde tellement saturé de stimuli synthétiques que les vrais sentiments sont étouffés ».
Quant au reste de la filmo de Bertolucci, y compris 1900, j'y vois pour ma part tellement d'artifices, didactismes lourdauds, vacuités languides et morbidités chic et choc, que je donnerais tout Bertolucci pour cinq minutes de l'émotion que me procure ce Barry Lyndon à propos duquel elle déclare:
« Kubrick refuse de nous divertir, même de nous émouvoir, ce qui fait de ce film l'un des plus vains qu'il m'ait été donné de voir. », ajoutant même: "Ceux qui partagent la morale de Kubrick, selon laquelle les humains sont dégoûtants mais les choses exquises, s’y retrouveront certainement".
Ah, l'éternel poncif - dont elle lança en partie la mode - et qui la rend proche, pour une fois, d'Antonioni: "Vous savez, dans 2001, les meilleures choses sont les machines, qui sont bien plus splendides que ces idiots d’humains". (On s'amusera - ou pas - en consultant ici et quelques jugements proférés par des cinéastes renommés sur l’œuvre de leurs estimés confrères).


[Nota bene sur Kubrick: on réduit encore si souvent les films de Kubrick à des procès d'abstraction, à des démiurgies froides et désincarnées, où tout est décidé, déterminé, plié à l'avance; entomologiques: on y regarderait les hommes se débattre comme dans une toile d'araignée, et blablabla. Rien de plus faux selon moi: ce sont justement parmi les films les plus ouverts, qui se signalent avant tout par leur incroyable richesse plastique, au sens de "ce qui peut changer de forme sans se détruire". Le goût de Kubrick pour les symétries, loin d'enclore l'espace, est perspectiviste comme les œuvres des grands maîtres de la renaissance, férus du nombre d'Or. Il ouvre au spectateur les cadres de la rêverie poétique, du vagabondage, il construit l'oeil amoureux des espaces qu'il recrée et habite. On a raison de rendre justice au Kubrick sensoriel, dont la plus grande abstraction rejoint la plus grande sensualité. Ligeti, son "frère" en musique, pourrait-on dire, y a pas plus sensoriel.
Pauline Kael est peut-être bien rigolote, c'est vrai, un peu, mais pour le coup elle manquait vraiment de sensualité (pareil à propos d'Antonioni. Alors, on rit, un peu, mais on a un peu honte d'être otage de ce rire là. Il y a un fond nauséabond, poujadiste, dans cette hargne contre le soi-disant "intellectualisme"). Kojève avait écrit un papier sur les toiles de son oncle Kandinsky. Il les qualifiait de "peintures concrètes". On peut mutatis mutandis appliquer ce terme à Kubrick. Shining, 2001, Barry Lyndon, EWS, sont des films que je peux voir et revoir sans jamais me lasser, toujours un plaisir immense. Le terme de "film-cerveau" a suscité beaucoup de malentendus, aussi. Car dans les ukases de la critique, on en est venu à confondre paresseusement "film cerveau" et "film cérébral", ce qui bien sûr n'est pas du tout la même chose. Il y a tellement de films prétendument consacrés au corps et aux corps qui sont cérébraux, cousus des lèvres et d'la bite que c'en est étouffant. Pas un seul angle où se réfugier pour avoir juste le droit de regarder sans être emmerdé le motif d'un tapis, un lampadaire projeter sa lumière indirecte sur un lambris, une fanfare de mirlitons dans un pâturage anglais, les vitrines d'une rue commerçante illuminées par les lampions de Noël, etc. Alors non seulement on a du plaisir à regarder, dans les films de Kubrick, mais en plus, on a le droit de construire, à son rythme, sa lecture, sa compréhension, ses jeux de renvois et ses références, car ce ne sont pas les échos et les mises en abyme qui manquent. C'est quand même sympa, pour nous, spectateurs, je trouve.]


Chacun verra donc midi ou minuit à sa porte.
Fin de l'article de Seguin sur Le dernier tango:
 [...] L'écrivain de Madame Edwarda n'est pas le moraliste de cette perdition dont le dernier tango offre un aussi complaisant spectacle. Il n'affirme que l'irrégularité du langage érotique, sa progression au détour de sa propre loi [...]. Ainsi sa figure préférée est-elle l'ellipse et son récit la seule forme achevée, systématique, du vouloir dire.
Faute de le reconnaître, Bertolucci ne sait offrir qu'un catalogue. Loin de tout délire c'est au boniment, à la forfanterie du de plus en plus fort qu'il nous convoque. Le dernier tango est le film d'un camelot économe et désuet qui partage avec d'autres cinéastes de sa génération les velléités d'un dandysme timide, l'obsession du nouveau riche, le désir inconséquent d'exhiber sans l'offrir le détail de son acquis. Sa bravade décorative lui fait rechercher l'échantillon, le signe voyant et le banal, bref: l'esthétique du on, le décor où l'on tourne, le costume que l'on porte et l'hôtel où l'on couche. Ses fantasmes, malgré les jurons et les "mets-moi deux doigts dans le cul", s'en remettent, et c'est ce qui fait leur succès, au seul pouvoir de la lésine. Le dernier tango mime la passion virile de l'accumulation. Et puisque ce cinéma parcimonieux de voyageur de commerce louche vers Bataille, laissons à Bataille le dernier mot:
"En tant que classe possédant la richesse, ayant reçu de la richesse l'obligation de la dépense fonctionnelle, la bourgeoisie moderne se caractérise par le refus de principe qu'elle oppose à cette obligation".

Alors, manifestement, ce qui lui tient à cœur, comme je le mentionnais plus haut, c'est d'adresser des piques à une catégorie socio-économiquement déterminée de critiques-spectacteurs "bourgeois", catégorie qu'elle reconstruit, objective et fantasme essentiellement depuis sa position paradoxale (car peu interrogée par elle-même) de "critique influente" et "prescriptrice d'opinion" dans le chic et intello the New Yorker.

Toujours à propos de blow up:

« Les gens me semblent terriblement prêts à abandonner logique, perspective et humour pour subir la dernière pénitence à la mode ; à peine installés dans leur appartement de l’Upper East Side, les critiques new-yorkais écrivent comme s’ils s’apprêtaient à partir en retraite monacale le lendemain matin. »


Mais parlez pour vous, madame. Je n'ai pas d'appartement dans l'Upper East side et me contrefous des dernières pénitences à la mode. Pourquoi devrais-je me ranger dans la catégorie des intellectualistes snobs qui se couchent systématiquement devant des impostures arty? Je n'ai jamais été "à la mode", n'ai jamais mis les pieds dans une cave "underground" ni rêvé de briser la guitare de Jeff Beck pour faire mon intéressant. Si le "swinging London" des sixties m'interpelle autant qu'une motte de beurre, il faut donc que j'aie retiré autre chose de la vision de blow up.



En somme, Kael n'envisage pas une seconde que ce qui ne l'affecte pas puisse éventuellement témoigner de son incapacité d'être affectée, elle: si d'aventure d'autres étaient affectés par ce qui échoue à l'affecter, c'est forcément parce qu'ils sont abusés et faux-cul. Vous ne sauriez être affecté par ce qui ne m'affecte pas, donc, vous avez l'illusion d'être affecté, par conformisme, par peur de passer pour un imbécile. C'est ce genre d'intimidation que pratiquait aussi un Jean-Louis Bory.

La formule, devenue quasiment un ukase publicitaire, caractérisant l'intransigeance de Kael, c'est "la critique qui regarde avant de révérer"... Mais ça donne pas mal de grain à moudre à la posture "beauf", entendons par là un "anti-intellectualisme" revendiqué et burné, autorisant à déprécier à bon compte, et sous couvert de ne "pas s'en laisser conter", les films qui manquent de "fun" au sens qu'exaltera la cinéphilie d'un Tarantino (lequel considère Kael, il le répète souvent, comme sa "seule école de cinéma").


A propos de Zabriskie Point:

« On est embarrassé pour Antonioni non parce qu’il insulte l’Amérique – tout le monde le fait, on y est habitués –, mais parce qu’il insulte notre intelligence. »


Mais qui décide, à la place du spectateur, de son intelligence?
Et c'est un peu fatigant, cette façon de glisser du je" du plaisir (ou du déplaisir) perceptif à un "nous" englobant, qui plus est national...