samedi 10 octobre 2009

"J'attends de voir pour me faire ma propre opinion", ou le spectateur dans tous ses états (part. 1)



Le spectateur-critique a vu, finalement.
Et il a vu ce qu'il attendait, c'est à dire pas grand chose. Et nous parlant de ce qu'il a vu, on comprend mieux, surtout, ce qu'on comprend un peu partout chaque fois que quelqu'un nous parle du film qu'il a "vu": qu'il parle très rarement d'autre chose que du dispositif qui commande sa vision à lui.

Toute une série de prédicats essentiels, au sens d'essentialisant, dont l'agencement ou la concaténation relèvent souvent de combinaisons accidentelles, incongrues, hasardeuses, et qui détermineront le cadre de son expérience de vision.
Dans le cas de figure, on a un discours du type: "c'est d'une lenteur insupportable, paresseuse, qui tue toute action, le comble pour un thriller !" ou encore, à rebours: "sous prétexte de détourner le genre par une esthétique auteurisante (cad: long, chiant, etc), ils aboutissent à un objet bancal, putassier, opportuniste", etc etc. Enfin, ce genre d'argumentation pré-digérée, quoi. Une véritable grammaire capable de dire tout et son contraire en se payant exclusivement des pauvres mots de ses émotions si riches.
Voilà: une essence prédicative du "thriller", à partir de laquelle l'expérience est déçue, insupportable, et convertie en jugement: ceci est nul, ceci est un navet, ceci est puant, ceci est une merde.
Je prends un exemple grossier de distorsion perceptive, mais faut bien voir que ça opère généralement à travers des tropismes bien plus imperceptibles, et j'imagine tellement bien Nathalie Sarraute en faire un "fruits d'or" bis (vertigineux démontage des arcanes de la réception critique, "littéraire" en l’occurrence, mais pas seulement).

La prédicamentation ou prédétermination du cadre empirique, expérenciel ou sensoriel joue évidemment dans les deux sens (admiration-détestation, en passant par la tiédeur indifférente et ratiocinante), et partant du réquisit communément admis que la soi-disant "auto-affection" de la réception est la juste mesure, on témoignera avec la même conviction, indiscutable, ou souffrant difficilement d'être discutée, en faveur du caractère proprement ineffable et intransitif de l'émotion qui a été vécue là: c'est sublime, bouleversant, etc.


C'est quand même bizarre, sur l'ensemble des sites consacrés à "témoigner" de sa passion pour tel ou tel film, mais aussi dans les revues "spécialisées" (selon le processus de légitimation bien connu), on ne mentionne quasiment jamais les conditions concrètes de réception qui déterminent, influencent, l'expérience concrète de la vision elle-même.
On oublie toujours quasi-spontanément que se juxtaposent et se déroulent parfois, à partir de causes purement accidentelles, des chaînes de "ressentis" véritablement faussés. Justes mais faux, c'est possible, oui.
De véritables erreurs de "logique", relevant du syllogisme, et spécialement du sophisme. Il y a une logique de l'émotion, il y a des aberrations, des distorsions de la perception, qu'on croit ineffables et d'autant plus ineffables qu'elle se fondent sur le solipsisme souverain d'une réception non médiate s’autorisant toutes les aberrations, non située dans l'espace et dans le temps. Mais on devrait pourtant pouvoir quand-même considérer sa genèse. Sauf à ériger le droit de divaguer en un droit imprescriptible (et il est vrai que dans le règne de l'opinion, desipere est juris gentium - c'est un droit des gens que de divaguer).

Car la vision d’un film, ça peut être parfois proche de la sidération d’un rêve, mais c’est quand-même le rêve, objectivé et articulé, d’un autre, ou doté d'une autonomie et d'une cohérence objective (sauf si, pour des tas de raisons, ce n'est pas maîtrisé: mais ça sort du problème. Distinguons provisoirement, par souci didactique, les problèmes, on se préoccupe ici des conditions de réception) .

C'est quoi une émotion juste?
Juste une émotion?
On peut être sincèrement ému par un truc abject et révulsé par un truc magnifique.…
Dans une même configuration géo-historique, ou des configurations différentes.
On peut mettre ou recevoir de l'émotion dans un truc qui en est dépourvu ou vider de toute émotion un truc qui en est plein. Sur des bases programmatiques (décrets, manifestes, injonctions, recognitions, déclarations, confessions, rites d’initiation ou d’intégration, etc). De véritables jeux de langage, des régimes de phrases, dont on peut être le joueur autant que la proie, y compris dans le leurre d'une réflexivité critique qui elle-même fait partie d'un jeu de langage déterminé (on met de la dialectique dans ce qui n'est pas dialectique, on met du non-dialectisable dans une dialectique, du fermé dans de l'ouvert, de l'ouvert dans du fermé, de la morale dans ce qui en est dépourvu, de la gratuité esthétique dans ce qui est surchargé de valeurs politiques ; on interprète subrepticement une description comme une prescription, une prescription comme une description, on prend une métaphore pour un symbole, un symbole pour une métaphore, etc etc).

Ça dépend de tellement de choses (et notamment du "style de vie" que l'on mène, ou qu'on imite, on qu'on voudrait imiter, ou fuir, ou exorciser, d'un habitus social, etc) sur la base desquelles ne peuvent circuler, s'échanger, que des malentendus, des malvus et des maldits, des sidérations partagées.

Concrètement, ça peut dépendre de mille choses, imperceptibles, autant de micro-déterminations, de micro-climats internes produits par des effets de langage, descriptifs ou prescriptifs, des énoncés qui "informent", qui "performent" la vision.

Je peux "croire" très sincèrement, informé par une série de facteurs subliminalement engrammés autour de moi et que je vais plaquer sur l’objet, que ce que je suis en train de regarder est une "comédie", alors que ça ne l'est pas. Ça infléchit toute ma perception: je m'attends à rire ou à sourire, et en fonction de ça, je suis déçu, je m’ennuie, pire, je souffre…

 Sinon, je peux dire aussi que "the cutter's way" d'Ivan Passer, en tant que western-spaghetti, ça manque de rythme, les gags tombent à plat, et le héros échoue dans son imitation de Jerry Lewis. Et j'm'excuse, mais "le désert rouge", dans le genre SF post-apocalyptique, ça m'a pas convaincu, les aliens sont pas crédibles et l'abri anti-atomique ressemble à un tambour de machine à essorer. Quant à "Hellraiser", je suis pas rentré une seconde dans ce pseudo-reportage sur les bergers de Haute-Savoie plein de tics naturalistes. Dans ce registre j'ai franchement préféré "Perceval le gallois", qui lui au moins ne se prenait pas au sérieux et nous disait quelque chose sur le déclin de l'industrie lainière (bien qu'il me semble un peu trop pompé sur "sacré graal", avec plus de moyens et des feintes à deux balles limite Michael Bay). Pour les Straub, je rejoins assez l'avis de buffy666: une cascade toutes les 45 minutes (et encore, quand je dis cascade, c'est plutôt un cumulet, comme on dit chez nous, et même pas en situation), non faut vraiment qu'ils arrêtent de se prendre pour Paul Greengrass. Pareil pour Godard: comme disait Christian Clavier, pas besoin d'être un grand cinéphile pour voir qu'il est incapable de raconter une histoire. Aucun répondant dans les répliques, aucun timing, c'est mou, ça se disperse, puis c'est cadré à la diable, au petit bonheur la chance. C'est vrai aussi que le théâtre de Feydeau, ça s'improvise pas, non plus, c'est un vrai mécanisme d'horlogerie, ça ne tolère pas l'amateurisme. Et après on nous impose des Diktats élitistes et snobinards sur le soi-disant génie des films mineurs; on est censé s'extasier et se prosterner devant des scopitones mal fichus et mal éclairés faits par des prétentieux qui se prennent pour des "auteurs" qui font "œuvre" et qui ne savent même pas régler un objectif. Moi, c'est vite fait, hein, les vidéos-clubs, je les visite au pas de charge, j'ai horreur qu'on me fasse perdre mon temps, je préfère glander dans les musées.

Qu'est-ce que je suis en train de regarder, au juste et comment je le regarde, quel est le juste regard, et qui va en décider?
Ça reste un problème. C'est pas du tout évident. Je peux tout autant adorer, être bouleversé, uniquement à travers, ou même par, un prédicat, une "volition", un "avertissement", une "prévention", une erreur de classement, bref un horizon d'attente (ceci est un chef d'œuvre absolu: les trois-quarts de l'humanité s'accordent là-dessus ; ou le contraire, ceci est triste, ceci est drôle, ceci est froid, ceci est chaleureux, ceci est rapide, ceci est lent, ceci est violent, ceci est paisible, etc etc, sans compter la culture du paradoxe, la singularisation dandyste de trouver son bonheur ou son malheur là ou tout le monde trouve son contraire).

J'ai beau accorder une grande "confiance" en ma capacité de me déterminer "en cours de route", j'ai beau me créditer d'une autonomie perceptive ou d'une liberté d'accès me permettant de "me faire ma propre opinion", je ne suis jamais indemne du faisceau des présomptions qui vont engendrer tel ou tel type d'affect, qui me rendront insupportable une vitesse que dans d'autres conditions j'aurai perçue lente - et inversement.
J'aurais beau tendre à "conjurer" la zone d'indécision ou d'indécidabilité qui affecte les conditions de ma réception en "bétonnant" du côté des "grammaires" formelles, codes de mises en scènes, classements, et autres règles de l'art dont l'universalisation distributive est aussi arbitrairement douteuse que la nomenclature d'une encyclopédie chinoise imaginaire décrite par Borges, illusion des formes pures par laquelle je me donne un contenu ou une contenance, je ne maîtriserai pas davantage le fait que tel plan, telle transition, tel raccord, tel faux raccord, jugé "réussi" ou "raté" (selon mille préceptes) me touchent ou me repoussent en faveur, par exemple, de ma rage de dent du moment, d'une digestion difficile, d'une gueule de bois persistante, ou d'un trauma x lié à mon enfance, du degré de dilatation ou de contraction de mes sphincters quand je chiais avant ou après une gratification ou une punition, et autres hypothèses aussi grotesques qu'idiosyncrasiques. Alors évidemment, si on attend ou si on cherche en vain dans un film ce qui n'a aucune chance de s'y trouver, on ne manquera pas d'être déçu ou de s'ennuyer gravement.

Et bien souvent, argumentés ou pas argumentés (j'aime/j'aime pas), ce sont des fragments d'autobiographies perceptives qui sont exprimés. On célèbre ou on vilipende à tout crin un ouvrage en y ayant vu/ressenti parfois l'exact contraire de ce qu'il transmettait. Des erreurs perceptives de ce type sont bien plus courantes qu'on ne le croit. On peut fonder toute une religion personnelle ou collective, tout un méta-discours, toute une politique, sur une proposition comprise de travers. Et c'est le choc des interprétations, des ressentis: des clans se forment, des guerres se déclarent... Tout ceci plaide en faveur du constructivisme radical de l'expérience esthétique.

Mais constructivisme ne veut pas dire règne de la subjectivité.
Quand y a œuvre y a œuvre.
Quand y a cohérence y a cohérence, et chaque film d'un cinéaste se regarde aussi littéralement avec chacun de ses autres films, du moins ceux qui m'ont affecté. C'est pas moi uniquement qui "décide" du sens. Je ne décide pas seul de ce qui m'a affecté ni de comment ça m'a affecté, mais ma responsabilité est quand-même convoquée, l'endurance de mon désir, la liberté que j'ai d'accorder une "confiance" à un projet, une proposition réitérée. Une "fidélité".

Ce sont les films, et pas séparément, et aucun film d'aucun cinéaste n'est séparé des films des autres, de n'importe quel régime de circulation des images, qui ont travaillé mon regard, la diachronie de mon regard, c'est eux qui m'ont regardé, m'ont appris comment les regarder, et qui me permettent aussi - bonne circulation herméneutique - d'inventer, de réinventer ma manière de les regarder, de me lier, plastiquement, en les liant.

Alors oui, bien sûr, il y a des cinéastes qui perdent tout, avec le temps, qui se délient, qui deviennent tellement mauvais ou bêtes qu'on est triste. On a l'impression qu'on n'avait rien compris de ce qu'on croyait avoir compris. On découvre qu’il n’y avait rien à comprendre, ou qu'on était soi-même bête.
On peut faire l'expérience de voir un film si exécrable à nos yeux, même après avoir vu dix films de suite qui nous ont bouleversé, que notre foi dans le "cinéma" s'en trouve d'un seul coup sapée, qu'on se demande si on ne s'est pas fait mousser tout seul, ou tous ensemble, en mordillant un leurre comme un chien son os en plastoque.


Si je peux et si je dois même parfois délier tout un "montage" dans lequel j'avais placé toutes mes billes, toute ma jouissance, toute ma morale, je peux lier autrement.
Je peux opérer des schizes, cerner des périodes, des cycles, des révolutions et des involutions. Inversément, je peux lier ce que je m'étais acharné à délier avec la plus grande vigueur. Mais rien n'est jamais assuré. J'aurai beau vouloir substituer un nouveau paradigme à un ancien paradigme, je sens, de cette anxiété anticipée à l"anse de tous les calices, que mes repères sont mouvants, friables, et me renvoient au trop tôt-trop tard de ma finitude.

Du moins puis-je rester "fidèle" aux expériences qui m'ont ouvert à cette finitude. Et parfois, faut oser se l'avouer, ça reposait sur une erreur, ou du moins une distorsion de ma perception. Même les "invariants", le fameux "stock primordial" de "scènes primitives" à la Serge Daney, je dois pouvoir le renégocier.

Un regard, même tourné vers le passé, est prospectif, lourd de mes attentes ou de ma capacité actuelle d'être affecté. Même les souvenirs d'enfance sont "génétiques", dirait Piaget: plus qu'en partie réinventés, reconstruits, réélaborés, agencés, en fonction entre autres du "discours" des autres, de notre situation actuelle là-dedans, qui est aussi celle de notre désir et de son intensité, ô combien variable, discontinue.

Je suis encore physiquement persuadé, nous raconte Piaget, d'avoir bel et bien été kidnappé, à cinq ans, avec ma poussette, devant une boulangerie, parce que c'est ce que tout le monde m'a raconté pendant des années, sur la base du témoignage de ma nourrice. Je revois et réentends tout: la scène, la panique, l'alarme, les cris, la recherche, la mobilisation du voisinage, l'arrestation du kidnappeur, trois rues plus loin... Seulement voilà, c'était une pure faribole: inventée par ma nourrice pour dissimuler une visite, plus longue qu’à l’accoutumée, chez son amant. Mais aujourd'hui encore, cette scène m'est fondatrice.



Lier les représentations.
Voilà le travail qui s’opère.
Une aperception plastique, créatrice, devenue et devenant, qu'on appelle le "moi je", l'égo cogito et percipio. Le "je pense" doit pouvoir accompagner toutes mes représentations... Qu'est-ce que ça veut dire, précisément, chez Kant?
Ça ne veut pas dire que le "je pense" est donné, là, avant (ou pendant, ou à côté de) le divers des représentations données dans l'intuition réceptrice, et leur imposant sa forme. Non, tout au contraire, ça veut dire que la synthèse du divers, comme processus à la fois actif et réceptif, c'est ça qu'on nomme l'instance du "moi, je pense (que)".
J'ai conscience d'un moi relativement identique à lui-même, unifié, par rapport au divers des représentations qui me sont données dans l'intuition, parce que j'appelle "miennes" les représentations qui n'en forment qu'une. Si je ne pouvais pas lier ces représentations comme étant relativement "une" (cad unifiées) , je ne pourrais pas même dire que sont les "miennes". J’aurais autant de « moi », aussi bigarrés et d'autant de couleurs, que j'ai de représentations, et le cinabre serait tantôt noir, tantôt rouge, etc. Il n'y aurait pas cette « aperception », fut-elle attribuable à un cogito transcendantal personnel, impersonnel, subjectif ou objectif, empirico-transcendantal, diachronique ou synchronique, singulier ou pluriel, anhistorique ou historique.

Et le dit "sujet" de cette aperception, même chez Kant, est toujours-déjà impersonnel, objectif, pluriel et historique. Un Heidegger, un Lacan, un Foucault, un Deleuze, un Bourdieu, le déplaceront, se chargeront, chacun à sa manière, de le sortir de sa gangue solipsiste de subjectivité pure.
Il y a "liaison", ou au contraire "déliaison", des représentations (et c’est alors que tout crisse, dans une cacophonie terrifiante). C'est l'opération a-subjective de la synthèse qui fait ça ou ne fait pas ça. Le mystère est dans la machine à synthèse.

Même chez Deleuze, il faut qu'il y ait une synthèse, constructiviste, productiviste, de sens: il ne faut pas croire que c'est l'éloge d'une pure schizophrénie. La pure schizophrénie, c'est le chaos. Même ou surtout Deleuze n'en veut pas: faut éviter de tomber dans les trous noirs. Même pour "lier" autrement, sous la forme d'une "synthèse disjonctive". On oublie un peu trop facilement la synthèse, là dedans, pour s'adonner au disjonctif. On oublie un peu trop la face "osmose" du "chaosmose".

Ne pas l'oublier, le faire travailler un petit peu, c'est ça aussi, être cinéphile. A minima.
Comme être mélomane, ou n'importe quelle passion dite personnelle.

Deux maux nous menacent, disait Valery: l'ordre et le désordre. Quatre maux nous menacent, cinéscopiquement et cinéphiliquement parlant, sous forme de deux couples symétriques, aux extrêmes:

- l'obsession d'une hétérogénéité pure et l'obsession d'une unité pure.
- l'obsession de la forme pure (comme objet, perception ou affect) et l'obsession du fond pur (itout).

Voir, entendre, etc: ces phénomènes sont diachroniques et impliquent une formation plastique, plurielle, transpersonnelle, objective, de ma "subjectivité".
Par-là, on sort un peu de l'opinion, du "moi-je" du jugement d'agrément. La temporalisation est "consubstantielle" au complexe « voir-entendre-sentir-comprendre », « percept-affect-concept ». Et diachronique ça ne sous-entend pas subordonner l'espace au temps: s'insérer dans l'espace ou ouvrir un espace, c'est expérimenter l'espacement, comme écart, transition, diffraction, réflexion, division et redoublement du regard. Le temps et l'espace: même processus, même mystère de la syn-thésis.

Si je n'ai vu qu'un ou deux films d'un cinéaste, j'évite de me prononcer y compris sur mes soi-disant "ressentis propres". J'attends un peu, j'entre dans un "travail" (qui n'est pas antithétique du plaisir, mais qui lui est plutôt consubstantiel).
Ma grille de perception, je dois m'en méfier, elle est faite de tellement de prédicats et d'anté-prédicats, d'images arrêtées, pensées arrêtées, clichés cadenassés en moi-cadenas, théoriques et pratiques, elle opère à l'intérieur de tant et tant de discours formatés, pontifiants, ou au contraire très fins, très exigeants, mais compris ou appropriés n'importe comment, et resservis tièdes sans imagination synthétique, ni  accueillante ni "productrice", non liante, anesthésiante. ça fout le vertige…
Alors oui, vraiment, nous ne "regardons" pas encore, tout comme nous ne "pensons" pas encore. Suffit pas de le dire ni de le vouloir.


dernières paroles des grands hommes sur la vie, la mort, les trucs...



Les mots sont impuissants pour décrire l'indicible émotion qui nous étreint à la lecture des beaux textes apocryphes de grands n'écrivains circulant de liens en lettres chaînées, à faire suivre par mail ou en forum tel un précieux ostensoir.

Un classique d'anthologie est cette "lettre d'adieu" de Gabriel García Márquez, qui a remué des milliers d'internautes jusque dans les tréfonds de l'âme: dernières paroles d'un génie, sésame d'une sagesse immémoriale et universelle dont la méconnaissance est susceptible d'entraîner des conséquences graves, comme le risque de mourir idiot. Et malgré le démenti du principal intéressé ("la seule chose qui me préoccupe est que l’on croit que j’ai écrit un texte aussi mauvais."), ce testament spirituel bouleversant continue et continuera à creuser son sillon phosphorescent jusqu'à extinction des cyber-feux de la chandeleur:

Jeudi 3 août 2006 à 11 h 21
Monsieur García Márquez souffre d’un cancer lymphatique. Son état s’aggrave de jour en jour. Il a adressé cette lettre d’adieu à ses amis.


« Si pour un instant Dieu oubliait que je suis une marionnette de chiffon et m’offrait un morceau de vie, je profiterais de ce temps du mieux que je pourrais.
Sans doute je ne dirais pas tout ce que je pense, mais je penserais tout ce que je dirais.
Je donnerais du prix aux choses, non pour ce qu’elles valent, mais pour ce qu’elles représentent.
Je dormirais peu, je rêverais plus, sachant qu’en fermant les yeux, à chaque minute nous perdons 60 secondes de lumière.
Je marcherais quand les autres s’arrêteraient, je me réveillerais quand les autres dormiraient.

Si Dieu me faisait cadeau d’un morceau de vie, je m’habillerai simplement, je me coucherais à plat ventre au soleil, laissant à découvert pas seulement mon corps, mais aussi mon âme.
Aux hommes, je montrerais comment ils se trompent, quand ils pensent qu’ils cessent d’être amoureux parce qu’ils vieillissent, sans savoir qu’ils vieillissent quand ils cessent d’être amoureux ! A l’enfant je donnerais des ailes mais je le laisserais apprendre à voler tout seul.
Au vieillard je dirais que la mort ne vient pas avec la vieillesse mais seulement avec l’oubli.
J’ai appris tant de choses de vous les hommes… J’ai appris que tout le monde veut vivre en haut de la montagne, sans savoir que le vrai bonheur se trouve dans la manière d’y arriver.
J’ai appris que lorsqu’un nouveau-né serre pour la première fois, le doigt de son père, avec son petit poing, il le tient pour toujours.
J’ai appris qu’un homme doit uniquement baisser le regard pour aider un de ses semblables à se relever.
J’ai appris tant de choses de vous, mais à la vérité cela ne me servira pas à grand chose, si cela devait rester en moi, c’est que malheureusement je serais en train de mourir.
Dis toujours ce que tu ressens et fais toujours ce que tu penses.
Si je savais que c’est peut être aujourd’hui la dernière fois que je te vois dormir, je t’embrasserais très fort et je prierais pour pouvoir être le gardien de ton âme.
Si je savais que ce sont les derniers moments où je te vois, je te dirais ‘je t’aime’ sans stupidement penser que tu le sais déjà.
Il y a toujours un lendemain et la vie nous donne souvent une autre possibilité pour faire les choses bien, mais au cas où elle se tromperait et c’est, si c’est tout ce qui nous reste, je voudrais te dire combien je t’aime, que jamais je ne t’oublierais.
Le lendemain n’est sûr pour personne, ni pour les jeunes ni pour les vieux.

C’est peut être aujourd’hui que tu vois pour la dernière fois ceux que tu aimes. Pour cela, n’attends pas, ne perds pas de temps, fais-le aujourd’hui, car peut être demain ne viendra jamais, tu regretteras toujours de n’avoir pas pris le temps pour un sourire, une embrassade, un baiser parce que tu étais trop occupé pour accéder à un de leur dernier désir.
Garde ceux que tu aimes près de toi, dis-leur à l’oreille combien tu as besoin d’eux, aime les et traite les bien, prends le temps pour leur dire ‘je regrette’ ‘pardonne-moi’ ‘s’il te plait’ ‘merci’ et tous les mots d’amour que tu connais.
Personne ne se souviendra de toi pour tes pensées secrètes. Demande la force et la sagesse pour les exprimer.
Dis à tes amis et à ceux que tu aimes combien ils sont importants pour toi.

Monsieur Márquez a terminé, disant : Envoie cette lettre à tous ceux que tu aimes, si tu ne le fais pas, demain sera comme aujourd’hui. Et si tu ne le fais pas cela n’a pas d’importance. Le moment sera passé.

Je vous dis au revoir avec beaucoup de tendresse ».

Monsieur García Márquez est écrivain et prix Nobel de littérature.


Bizarrement, la confession ultime de Miguel Archangelo de Platas, poète révolutionnaire humaniste atteint de tuberculose pulmonaire, et sténographiée par sa secrétaire Nanita-Dolorès, n'a pas suscité la même ferveur.
On peut le déplorer, même si les dernières paroles de Archangelo de Platas signalent une contiguïté formelle et sémantique troublante avec les mots de G.G.M., ayant engendré un aura de suspicion dévalorisante.
L'analyse de texte ci-bas pourrait tenir lieu de réhabilitation:

 « je peindrai ma vie aux couleurs de l'arc-en-ciel avec la palette de Leonardo Da Vinci,, et donnerai père et mère aux orphelins du monde entier en échange d'un sourire ou d'une fleur des champs »

Combien de vies ternes et grises auraient bien besoin d'un arc-en-ciel? hm? Et tous ces enfants abandonnés qu'on bat sauvagement dans des placards ? C'est facile de critiquer, mais moi, désolé, ça me touche. Et puis oui, cent fois oui, moi je dis qu'un homme qui donnerait un foyer à un gosse malheureux contre une fleur des champs ou un sourire, et bien, il ne peut pas être mauvais c’t’homme-là. Je dirai même que c'est courageux.


 « je dirai aux boit-sans-soif de regarder dans le fond des bouteilles pour y apercevoir le sein nourricier de la madone;  je montrerai aux myopes le chemin qui conduit aux portes de la lumière, sans un mot, avec le battement de mon cœur pour seul guide »

Une prose naïve, rebattue? Peut-être, mais des mots simples, pour des gens simples. Qui ose encore de nos jours dénoncer le drame des "boit-sans-soif", à qui on a volé une madone, et qui agonisent dans les geôles du capitalisme coca-cola? Et les myopes qui se cognent contre les poteaux indicateurs dans les cavernes du matérialisme? Hein? Alors. Vous croyez qu'on bouge le petit doigt pour eux? Ben non, Archangelo de Platas n'est peut-être pas Montherlant ou Gonzague st Bris, mais lui, au moins, il nous ouvre les yeux, avec des phrases simples, évidentes, pour questionner notre égoïsme.


 « j'apprendrai aux puissants à danser la carmagnole dans les bordels de Calcutta. Je te dirai, ô toi, le Roi dédaigneux, dévêts-toi des oripeaux du mensonge, et donne ton royaume à un lépreux qui t'apprendra à conjuguer le verbe aimer aux mille temps de la valse de l'espoir perdu-z-et zéperdu »

De la poésie à dix sous? Des métaphores de grand-bazar? Peut-être : pour les cyniques, les sans-amours, les frustrés de la vie. De Platas, lui, il ne se la pète pas comme Lamartine, il ne donne pas dans l'amphigourique comme un Saint John Perse. Lui, au moins, il laisse parler son cœur, et il dénonce la démesure des gens de pouvoir. Il est combien facile d'oublier que nos rois nous toisent du haut de leurs montagnes d'or, surtout quand nous sommes lépreux! Ah mais! Et ça, les braves gens en ont un peu assez, quoi. Alors, soyez content qu'un de Platas vous secoue dans vos petites lâchetés et vous rappelle que la valse, c'est aussi la dignité du prolétaire dans un monde livré aux PME et aux léproseries nationalisées.
Merci Miguel.
Nom de dieu. 

François Bégaudeau, un ponke.


1.
"La névrose de la vie réussie", si elle constitue sans nul doute une sorte de ligne de fond dans le cinéma de Laurent Cantet ("ressources humaines" et "l'emploi du temps"), ne semble fort heureusement pas trop habiter "l'être-dans-le-monde" de François Bigoudi... Bigoudèn, pardon, Bégaudeau.
Depuis sa conf de presse à Cannes, je ne cesse de découvrir la personnalité fascinante de François Bégaudeau, son "parler juste", son regard, lucide, néanmoins tendre, sur not'société contemporaine.
Il faut lire et relire les interviews de François Bégaudeau, on apprend énormément de choses sur l'art de décoder, bien en phase, son époque, sans céder à la sinistrose des "no-life" à fond dans la "lose".
Bégaudeau appartient à cette fine et rare lignée de "personnages conceptuels" qui font vivre les meilleurs cocktails avant-arrière-gardistes, aux avant-postes d'un "souci de soi", nous ne dirons pas post-moderne, nous dirions post-historique, et nous ajouterions fukuyamien, précisément.
Fukuyama traduisant euh... Hegel (non, on va pas revenir là-dessus, c'est trop déprimant) et traduit par Beigbeder

Bégodbedeau se joue des clichés, des poncifs, avec une opportunité réjouissante:

" Aqui ! : Pourquoi avez-vous choisi comme matière première de votre livre le texte de la conférence de presse donnée par la journaliste Florence Aubenas ?


François Bégaudeau : J’ai regardé en direct cette conférence de presse. Au bout de vingt minutes, je n’en pouvais plus tant ce que j’entendais résonnait en moi. Ce qu’a raconté Florence Aubenas, ce jour là, cristallisait tout ce que j’avais envie de dire à ce moment de ma vie. La journaliste a éludé les sujets polémiques – la présence d’otages roumains, le montant d’une éventuelle rançon – pour décrire son quotidien de captive. Et elle l’a fait sur le mode du comique. Son comportement témoigne d’une grande force, que je prête à toutes les femmes. Mon livre est féministe dans le sens où j’y défends l’idée que les femmes sont plus fortes que les hommes, aujourd’hui.
@ ! : Est-ce pour cette raison que votre livre s’intitule « Fin de l’histoire » ?
F. B. : Oui. Le vrai évènement de cette conférence de presse c’est Florence Aubenas, une femme, et son aisance à parler. Elle remet en cause la suprématie historique des hommes. A force d’être au pouvoir les hommes sont devenus grotesques. Les femmes, qui ont été confinées à la sphère concrète et domestique, ont été "préservées". Mais lorsqu’elles accèdent à des postes de responsabilités, elles se masculinisent. Regardez Laurence Parisot. La seule que je trouve épargnée c’est Dominique Voynet. Elle se bat en politique mais elle reste mère et femme.
Mon titre fait aussi référence au titre du livre de Francis Fukuyama en 1992, qui voyait dans la victoire de la démocratie libérale, la fin de l’histoire.


@ ! : Vous abordez des thèmes très divers, quel sera le prochain ?
F. B. : Ma vie quotidienne parisienne. Remettre le quotidien à sa place et lui redonner son importance me tient à cœur."

Véritablement épatant. Quel féministe, ce Bigdili. Savoir se battre en politique, tout en restant mère et femme, séduisante parce que préservée des vicissitudes du pouvoir, par la grâce d'une domesticité, en laquelle la capacité d'évoquer le malheur en oubliant pas de rester drôle et divertissant trouve ses racines profondes z'et naturelles.

Concernant la "jeunesse", gageons que Beigodot ait également un regard éminemment décapant, tout aussi "punk", et amusant, à nous faire partager, petits et grands.

(26 mai 2008)


2.
Dans une séquence du film "entre les murs", appelée à être "culte", Beigbaudet, professeur de français, demande à une étudiante - qui s'est montrée malpolie - de dire: "je m'excuse". Et elle répète: "je m'excuse".

"Je m'excuse".

ça me troue le cul, ça.

On dit pas "je m'excuse", c'est pas seulement une question de bien parler, ça relève de la logique. C'est le récepteur qui doit recevoir l'excuse, et non l'émetteur qui se l'accorde. On dit "je vous prie de bien vouloir m'excuser".
Voilà ce qu'on dit.

Merde alors.


3.
Vu Bigbeider faire de la retape pour son "antimanuel de littérature" au cercle de minuit.
Hallucinant.
Ce mec se prend vraiment pour son perso.
Il cherche à tout prix à placer son créneau, entre Pascal Sevran (rip), Stéphane Zagdanski et Paul Guth. Je crois qu'il y arrivera.
D'une démagogie sans limite, infatué et enflé du cou à te foutre un torticolis. Le tout faisant penser à un chroniqueur "poil à gratter" officiant dans un mag "trend tendance" destiné à divertir des killers d'entreprise en jouant à se faire passer pour un "ponke".

Quand il nous a expliqué "le métier d'écrire" selon sa compréhension personnelle-par-lui même de Gustave Flaubert, j'ai eu un « flash » comme Christopher Walken dans dead zone, rien qu'en touchant mon vieil écran trinitron 54 cm de diagonale : un futur talque-chaud en seconde partie de soirée, façon Picouly, à moins qu'il ne soit pressenti pour remplacer au pied levé Naulleau chez Ruquier, pour jouer à Pécuchet avec Zemmour.

Ou alors (repensant au prime time de Picouly avec le tandem d'écrivains "maudits" BHL/Houellebecq), y nous prépare un coup fumant, genre tirage à 200.000 exemplaires d'un épistolariat soutenu avec Maurice G. Dantec sur msn/messenger.

Honnêtement, je sais pas, non, vraiment, je sais pas... comme disait Jean-Marie Straub.

(15 octobre 2008)

mercredi 7 octobre 2009

Quand Gaïa fâchée...

 

Gaïa s'rebelle. Mère nature n'est pas contente et le fait savoir, nous informe Isabelle Stengers dans un brûlot où l'allégresse du dire se le dispute à l'urgence du faire: " Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient ".

Les Inuits savaient, eux. Il est encore temps de faire le remake des "enfants du verseau" de Ferguson. Allez, hop, un nouveau "nouveau paradigme": tous au macramé et au scoubidou, piétinons hardiment les plants de maïs transgéniques, mettons-nous en phase avec Gaïa, considérons les problèmes humains sous un angle supra-holistique bio-naturaliste, une nouvelle conscience éco-planétaire, voilà ce dont nous avons besoin, chanter avec les baleines, prenons un peu de hauteur dans la macro-noosphère, c'est la meilleure résistance possible contre la sauvagerie du néo-libéralisme, contre l'exploitation de l'homme par l'homme à une échelle planétaire.

Enfin un diagnostic authentiquement marxiste, à la hauteur de la Catastrophe, à la hauteur de Final Fantazy l'anime.



Ah oui mais attention, qu'on ne se méprenne pas, nous prévient Stengers: s'agit en rien d'un retour à mère Nature, non non, c'est une geste de nomination pragmatique,  performative: « Nommer Gaïa et caractériser en tant qu'intrusion les désastres qui s'annoncent relèvent, il est crucial ici de le souligner, d'une opération pragmatique. Nommer n'est pas dire le vrai, mais conférer à ce qui est nommé le pouvoir de nous faire sentir et penser sur le mode qu'appelle le nom. » […] « Gaïa n’est donc, dans cet essai, ni la Terre « concrète » ni non plus Celle qui est nommée et invoquée lorsqu’il s’agit d’affirmer et de faire sentir notre connexion à cette Terre, de susciter un sens de l’appartenance des ressources de vie, de lutte et de pensée. Ce qu’il s’agit de penser ici est l’intrusion, non l’appartenance » (p.49)



Certes, certes, mais cette ductile rhétorique très tendance mêlée à un lacanisme vieillot chassé par la porte et revenu par la fenêtre à l'insu de son plein gré (l'intrusion du nom de "maman" a remplacé ma maman), ça ne change finalement pas grand chose; et les gymnopédies sémantiques se succédant de manière d'ailleurs fort répétitive, recyclant ad libitum un matériau déjà ancien, c'est quand-même un peu ronger le même gros os graphopathique usé pour faire tourner les rotatives et déboiser l'Amazonie.

Ce qui est formidable, dans le "marxisme" prétendu de Stengers, c'est à quel point, selon les préceptes de la "deep ecology", fût-elle obliquement convoquée, la problématique des bio-pouvoirs se voit chez elle "dégraissée" de tout substrat anthropologique (ce dernier se trouvant renvoyé aux antiquités poussives des vieilles badernes rationalistes ou "destinales").

 

L'empêcheuse de penser en rond danse et tourne en rond avec le club des sorcières louves néo-païennes de Starhawk, très dérangeantes pour nos vieux modèles phallogo-scientistes parce que directement branchées sur les ondes telluriques féminines de maman gaïa la redoutable. La Femme terrienne du côté des forces archaïques: une énorme révolution paradigmatique opérée par Stengers, qui retrouve Jung le misogyne derrière Freud le phallocrate, un grand pas (en arrière) pour l'humanité avant de redevenir poussière, ce dont on se doutait un peu aussi mais bon.

 

J'aime assez ce mélange de Fantasia, de Al Gore et de Wall-E, saupoudré de Olaf Stapledon (sans pour autant minimiser l'évidence du constat, bien entendu, mais je tuerais ma mère pour un bon mot):



" Gaïa est désormais, plus que jamais, la bien nommée, car si elle fut honorée dans le passé, c’est plutôt comme la redoutable, celle à qui s’adressaient les peuples paysans parce qu’ils savaient que les humains dépendent de quelque chose de plus grand qu’eux, de quelque chose qui les tolère, mais d’une tolérance dont il s’agit de ne pas abuser. Elle était d’avant le culte de l’amour maternel, qui pardonne tout. Une mère, peut-être, mais irritable, qu’il s’agit de ne pas offenser. Et elle était d’avant que les Grecs confèrent à leurs Dieux le sens du juste et de l’injuste, avant qu’ils leur attribuent un intérêt particulier envers leurs propres destinées. Il s’agissait plutôt de faire attention à ne pas les offenser, à ne pas abuser de leur tolérance.

Imprudemment, une marge de tolérance a bel et bien été franchie, c’est ce que disent de plus en plus précisément les modèles, c’est ce qu’observent les satellites, et c’est ce que savent les Inuits. Et la réponse que Gaïa risque de donner pourrait bien être sans mesure par rapport à ce que nous avons fait, un peu comme un haussement d’épaule suscité par l’effleurement d’un moucheron. Gaïa est chatouilleuse, et c’est pourquoi elle doit être nommée comme un être. Nous n’avons plus affaire à une nature sauvage et menaçante, ni à une nature fragile, à protéger, ni à une nature exploitable à merci. Le cas de figure est nouveau. Gaïa, celle qui fait intrusion, ne nous demande rien, même pas une réponse à la question qu’elle impose. Offensée, Gaïa est indifférente à la question « qui est responsable ? » et n’agit pas en justicière – il semble bien que les régions de la Terre qui seront d’abord touchées seront les plus pauvres de la planète, sans parler de tous ces vivants qui ne sont pour rien dans l’affaire. Ce qui ne signifie pas, surtout pas, la justification d’une quelconque indifférence envers les menaces qui pèsent sur les vivants qui habitent avec nous cette Terre. Simplement, ce n’est pas l’affaire de Gaïa."



L'ensemble du texte - consultable ici s'assimile à une véritable scie musicale phrastique censée congédier au sniper tous les concepts "frigides", avec accessoirement les trucs de passe-passe les plus convenus, comme sur le transcendantal ici, empiricisé aux dimensions d'la planète. Stengers s'imagine ainsi prolonger l'empirisme transcendantal de Deleuze, sans doute, mais las, c'est dans les vieux chaudrons de l'organicisme spiritueux theilardo-jungien qu'elle mitonne, en trimbalant à l'insu de son plein gré, là encore, toutes les casseroles du "matérialisme dialectique", eût-il les apparences d'une cosmogonie non dialectique de la "Substance" aux allures spinozistes), et qui s'avancent sous les habits neufs d'une fausse néo-épistémologie aussi hardie que brouillonne.



Bref, notre subversive sorcière mélange ses mimétologiques ingrédients habituels avec un aplomb certes fascinant, et comme les apprentis-philosophes se désirent avant-tout des "praxiologues", ils ne maîtrisent plus suffisamment l'histoire des concepts pour distinguer dans cette soupasse faussement "agitative" ce qui relève de la vaticination en roue libre (évidemment, ça sonne "dépoussiérage" des vieux-barbons de l'académie, ça attire les ptits djeunz très pressés d'en découdre, et vivre enfin la vraie vie revigorante, qui est ailleurs, ou absente, de l'alma mater, pour qui en douterait encore).

Cependant, ça surfe plus qu'assez bien au bord de l'imposture. Bruno Latour and c° me stupéfient littéralement. Ils ont bien géré leur petite entreprise, c'est autre chose. Attention, je ne parle pas au nom de Sokal et Bricmont (qui ont droit ailleurs à une petite rétro-bavasserie non salariée): Deleuze, Derrida et Badiou sont pour moi de vrais philosophes sérieux. Badiou, je ne crois juste pas en son efficacité politique, c'est tout.  Et j'ai pas besoin du gloubiboulga stengersien pour identifier l'ennemi.

D'ailleurs, je vais pas me priver de citer Badiou à propos d'un certain "nouveau paradigme" très archaïque, holo-vitaliste-animiste, de la Substance, dont Stengers n'en finit pas de décliner les attributs):

 

" L’énoncé " philosophique " selon quoi les mathématiques sont l’ontologie - la science de l’être en-tant-qu’être - est le trait de lumière dont s’éclaira la scène spéculative que, dans ma Théorie du sujet, j’avais limitée, en présupposant purement qu’il " y avait " de la subjectivation. La compatibilité de cette thèse avec une ontologie possible me préoccupait, car la force - et l’absolue faiblesse - du " vieux marxisme ", du matérialisme dialectique, avait été de postuler une telle compatibilité sous les espèces de la généralité des lois de la dialectique, c’est-à-dire, au bout du compte, de l’isomorphie entre la dialectique de la nature et la dialectique de l’histoire. Certes, cette isomorphie (hégélienne) était mort-née. Quand on ferraille aujourd’hui encore du côté de Prigogine et de la physique atomique pour y trouver des corpuscules dialectiques, on n’est que le survivant d’une bataille qui n’a jamais sérieusement eu lieu que sous les injonctions un peu brutales de l’Etat stalinien. La nature et sa dialectique n’ont rien à voir là dedans. " (L’Être et l’événement, Introduction, p. 10-11)



Un truc parmi les plus agaçants, chez Stengers, c'est qu'elle ne connaît hélas pas grand chose, conceptuellement parlant, à toute une tradition de la philosophie dite continentale allant en très gros de Descartes à Husserl-Heidegger puis Derrida, en passant par Kant, Hegel, et la métapsychologie de type freudien: ok, c'est évidemment son droit, mais ce qu'elle en "synthétise" ou "condense" généralement pour la congédier d'un revers de main expéditif, ça relève même pas de la polémique instructive, c'est de la bouillie de caricature (donc je vais pas me priver): LE "Rationalisme", LA "Raison", "L'Anthropocentrisme", tout est réduit à des clichés massifs et paresseux dignes des compilations de citations d'un Comte-Sponville (dans le registre opposé).

 

Mutatis mutandis, elle opère comme Michel Onfray, qui a fait son beurre avec de grosses ficelles de soft-pensée médiatique en distribuant les cartes d'un western-péplum se jouant entre d'un côté les grands systèmes rationalistes-dogmatiques frigides, les momies célébrées par l'académisme universitaire (= idéalisme judéo-chrétien mortifiant se consacrant dans la prêtrise psychanalytique, etc) et, de l'autre, les penseurs "rebelles", "subversifs" refoulés par l'Ordre et la pensée dominante (= empiristes, penseurs du corps et de la jouissance).

 

Résultat: Onfray est kiffé à donf par les masseurs libertins quinquagénaires,  les centres d'action laïque à la belche où on célèbre la messe de l'homme-dieu de Luc Ferry (son concurrent déjà ringardisé) dans des salles de patronage clairsemées plus déprimantes qu'une soirée tupperware, et les fans de folklore anticlérical (alors qu'il a l'air d'un curé costumé pour le remake de Don Camillo); ça fait un chouette créneau, de passionnants plateaux télé chez FOG certes, mais ça fait pas une pensée.

 

Deleuze, sans cesse annexé par Onfray autant que par Stengers, n'a, lui, cessé d'élaborer un "empirisme transcendantal" (et après tout, qu'est-ce qu'un champ transcendantal sinon un champ empirique qui se pense ou tente de se penser, et pour cela se pense et se tient dans un écart - constructiviste - avec lui-même - et c'est ce champ que j'appelle, moi, "anthropologie"), et pour cela n'a jamais donné dans le réductionnisme plat ou aplatissant. Il pensait en philosophe rigoureux, avec Spinoza, Nietzsche, Leibniz, Hume, etc

 

Ces thuriféraires s'auto-proclamant empêcheurs de penser en rond ne retiennent rien, bien sûr, du "transcendantal", et leur "plan d'immanence", ce sont juste les processus naturels, en gros. On ne peut pas s'opposer à un processus naturel, on ne conteste pas un processus naturel (par exemple la "société" comme macro-organisme), on l'entérine, surtout posé sui-generis, et surtout si on "oublie" ou "dénie" contradictoirement qu'on s'en arrache de toute façon, et de quelque manière, par le seul fait qu'on en propose ou produit le concept, lequel est toujours-déjà un régime de "différance" dirait Derrida, la scène d'une inadéquation insurmontable entre le "réel" et le "discours" qui en constitue la trace, par excès, supplément, toujours trop tôt-trop tard.

Deleuze en ressort complètement soit science-durisé soit réduit, à l'autre extrême à des vaticinations honteuses et crapoteuses (du côté de l'exilé politique Dantec, représentant en raybanes), mais de sa pensée, de son effort, ne subsistent dès lors que des imitations, sous forme de bidules et gadgets hard-science "appliqués" à tout ce qui bouge ou ne bouge pas. La philosophie, si on tient encore à son non-lieu, y perd presque tout. Le complot des imitateurs, Deleuze en parlait, non? Se dire "deleuzien", ce n'est pas forcément (croire) "appliquer" Deleuze.

 

Le manichéisme opportuniste d'un Onfray, pour revenir brièvement à son cas, consiste ainsi en une instrumentalisation appauvrissante et binarisante de Deleuze (qui n'a jamais valorisé les dualismes grossiers).

Et légèrement (?) démago: la pensée dominante est plus facilement du côté de l'empirisme pragmatique et de la célébration de la "jouissance", et on ne se fait guère trop suer en vérité dans les universités à étudier l'idéalisme transcendantal de Kant; la "rationalité" n'y a pas si bonne presse, ou alors c'est bon pour les "ringards" aveugles au "post-modernisme" et nostalgiques de la "philosophie d'empire": aucun rapport sérieux avec la déconstruction rigoureuse menée par Derrida, faut-il le dire.

Derrida n'est pas aimé dans l'université, on le respecte, mais on aime à en rigoler en coin: "allez, franchement, entre nous, c'est un peu de la masturbation intellectuelle, le Jacques. Et toutes ces histoires de deuil, de tombes, de spectres, houlà c'est pas trop jojo hein", on le lit généralement pas, et ce qu'on en retient, c'est surtout une certaine caricature de sa pensée partie des "french studies" et revenue en boomerang sous forme de clichés-gadgets.

[Le philosophe universitaire salarié classique ou "académique" (cad beaucoup moins rebelle qu'une Stengers ou un Onfray, faut le concéder, et chacun dans leur style spécifique  drainant un public de rebelles spécifiques), notons le en passant, est généralement plutôt quelqu'un qui aime et célèbre "la Vie" en général parce qu'il est plutôt assez content de sa vie en particulier. Il est plutôt versé dans l'écologie, roule à vélo, construit sa villa à la campagne, considère d'ailleurs qu'il faudrait bâtir des villes à la campagne car l'air y est plus doux, préfère Merleau-Ponty à Sartre, Bergson à Heidegger, la gentillesse à la méchanceté, la douceur à la violence. Il est plutôt naturellement bon, assez cool, peu enclin à la mélancolie, et considère que les "passions tristes" de ceux qui ne sont pas aussi heureux que lui proviennent surtout de leur "ressentiment" et de leur "jalousie" de ne pas jouir des mêmes privilèges, ce en quoi il n'a pas tout à fait tort. Mais bon, c'est une autre histoire, ok.]

 

Stengers procédait déjà comme Onfray avant Onfray, sous l'égide revendiquée de Deleuze, mais dans un registre opposé (l'hédonisme volcanique en définitive très conformiste  et normatif d'Onfray semble peu pétri d'holisme écologique, mais ça veut pas dire "fontaine", pas négliger les fluctuations boursières au marché de la vente à la criée des softs-concepts médiatico-philosophiques in the mood), mais dans le champ de la "philosophie des sciences" (parent pauvre, à l'époque, dans l'université, c'est vrai, mais la tendance s'est inversée), et dans cette veine typique de la tradition "libre-penseuse" "subversive" régnant à l'ULB (tous les petits maîtres d'un proto-nietzschéisme frelaté s'y étaient faits les maîtres en chaire, selon l'antienne belge du partage des tâches dans les seventies, entre curés louvanistes décryptant Husserl dans des caves et parfois sensibles au  vent coulis jazzistique de Saint-Germain des prés, et laïques grands-vivants bruxellois étreignant à bras l'corps la beauté convulsive de la vie tout en se préoccupant du droit d'l'homme)

 

Stengers est hyper-tendance, et la résistance à l'académisme avait d'emblée beau jeu, car l'académisme en question, ça n'avait de toute façon, dans le dispositif du "savoir" universitaire tel qu'il s'est conjoncturellement et historiquement constitué, déjà plus grand-chose à voir avec le "rationalisme" dit "des Lumières".

Donc, pour les "caricatures", ça va. Ils peuvent le faire, c'est "soppible" comme on disait à la SNCF, donc on peut s'y livrer également. De toute façon, ça ébranlera autant les  nouveaux Clercs de l'institution dominante parés des vertus de la "subversion" qu'une moulinette à vent soufflant sur un bloc de béton armé. C'est juste pour le "fun". Qu'y se débrouillent entre eux, et c'est ce qu'y font. En ce qui me concerne, ça fait bien longtemps que j'ai été rayé de la carte, comme le mec sur la photo derrière Staline, dont on ne voit plus qu'un bout de chaussure.

 

David Lapoujade, Isabelle Stengers, Bruno Latour, faut les voir et les entendre se faire mousser dans des séminaires, avec le petit doigt en l'air et se distribuant des satisfecit onctueux autour de William James (Whitehead, à l'occasion). Le truc lapoujadien, par exemple, c'est de montrer que tout Deleuze est annoncé dans William James. Pourquoi pas... C'est un truc typique de l'académie, ça: le retour en grâce de petits maîtres de la psychologie pragmatique. Et histoire de justifier le créneau et les crédits, on fait main-basse sur les stocks-options: ça fait beaucoup de plaquettes à éditer pour établir, en une savante rétrospectivité, que tout Deleuze était contenu dans William James plutôt que Hume, Spinoza, ou Nietzsche. Ou que toute la sociologie vient de Jean-Gabriel de Tarde. Ou que tout Nietzsche se déduit d'Aristippe de Cyrène.

Ils ont mis la main sur Deleuze, se le sont approprié de la façon la plus dilettante (entendons par-là: à titre de "professionnels de la profession"). Bref, non seulement ils empêchent de penser en rond, mais ils ont tellement bien réussi à empêcher en rond de penser en rond que plus personne ne pense désormais en dehors d'eux, vu qu'ils règnent en maîtres absolus et souverains sur l'ensemble du carré de l'hypoténuse de la pensée unie-vers-Cythère, Urbi et Orbi.

 

Pour ce qui est du politique, je crédite ce détachement d'opérette du crédit de bricoleurs-pieds nickelés jouissant dans les décombres de l'académisme avec des pauses de guérilleros interfacultaires, de vrais épouvantails à bourgeois qui font très peur aux capitaux flottants.

 

Lapoujade s'habille très cintré, tout en noir, genre moine-soldat raffiné et griffé chez Dior, faut voir les yeux brillants des snappies écolochic des amphis, qui lui offriraient sans confession une racine de pili-pili achetée 45 euros à la boutique bio la plus hype du coin, y fait un tabac partout où il passe vendre ses légumineuses williamjamesiennes.

 

Stengers, quant à elle, enfile juste une toile de tipi directement importée du Dakota pour qu'on puisse voir ses mamelles de sorcière néo-païenne défiant la rationalité scientiste et pointant dans la direction de Gaïa la redoutaaable, et non seulement ça choque les freudo-phallocrates de la haute-bourgeoisie mandarinale, mais encore ça représente un symbole d'espoir et d'émancipation radicale par rapport aux canons de la haute-couture, et Lapoujade en est vert de jalousie.



6 mars 2009

 

 

lundi 5 octobre 2009

Malaise vagal



 L'indicible empathie qui nous saisit à la vue du malaise vagal d'un homme qui travaille comme un damné.


"Quand on est président de la république", confie-t-il au micro, comme s'il n'en était pas encore revenu lui-même, ou comme s'il devait en redonner la confirmation à quelques téléspectateurs mal informés, comme s'il devait rééditer le best-selller d'Evelyne Leclercq, présentatrice oubliée de "tournez manèges": "comme vous, je vis, je ris, je pleure", et j'ai des malaises à force de me lever très tôt tous les matins pour travailler plus pour vous tous, bande d'ingrat(e)s, bande de glandeur(euse)s, et rien, jamais un merci. Alors, votre assurance-maladie, vous pouvez vous la mettre où je pense. Salauds de pauvres. Et paresseux.


Nicolas S. arborait donc la mine d'un homme épuisé qui a fait pendant 2 semaines les trois/huit à Domino's Pizza sous la férule harcelante d'un moniteur en marketing-évaluating.

Occasion inespérée, sans nullement ironiser, ce serait bas, et de mauvais goût, sur l'opportunité d'un vibrant, une fois encore, chantage aux affects.
Les traits tirés, quasi désemparé, la détresse, mais digne, d'un homme qui ne se ménage pas pour se donner âme et corps au labeur pharaonique de faire tourner à lui tout seul, à mains nues dans la fonte incandescente, toutes les usines métallurgiques de France et de Navarre.


Voilà qui force le respect, et devrait faire taire, une bonne fois, les langues de vipères critiqueuses. Et si notre prêtre ouvrier se tue à la tâche, à qui sera la faute? Ah, mais on connaît les coupables. Qu'ils se désignent eux-mêmes, fassent un pas en avant, la tête basse. On réglera les soldes.
Bouffé vivant par les rapaces du show-bizeness, comme Michael, encore un martyr brûlé vif sur l'autel du star-system. Des fois, Nicolas S. se sent bien seul, lui aussi, comme un petit enfant qui a trop vite grandi, victime sacrificielle jetée en pâture au cynisme assassin d'une populace avide de pains et de jeux. Un poète, au fond, un tendre, un être de bonté et d'innocence, instrumentalisé par les énarques, qui aimeraient tant se repaître de ses entrailles encore tièdes, mais non !

Le sacrifice de Guy Mocquet n'a pas suffi, et le sens du sacrifice pour sa patrie ayant déserté les instituteurs de nos campagnes alors même que la défection des églises paroissales n'a pas amélioré, loin s'en faut, la vie de nos concitoyens, il faut un exemple frappant, et plus éloquemment physique que Jeanne au bûcher version Besson.
On murmure dans les exégèses médiatiques que la communication poursuit un but évident: pratiquer la transparence, rompant, une fois de plus, avec les chafouineries coquettes des prédécesseurs, Pompidou et Mitterrand.
Mais le message est plus profond que ça.
J'irai chercher mon cancer avec les dents, s'il le faut, et je vous le déballerai sur la table d'opération, en direct du journal de 20h sur Tf1, s'il le faut. Pour m'interviewer, non, pas Yves Calvi, on en a marre des chauves à greffons. Didier Barbelivien.
Ou Jean Réno, un homme qui connaît la souffrance, et proche du "pople" (comme dirait Serrault). Je veux être entouré de mes amis.

Je veux dire aussi à Carla, ma tendre Carla: mon sacrifice n'aura pas été vain, ma mie, mon épouse, ma compagne des jours sombres. Essuie tes larmes sur ton beau visage. Je t'avais promis des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas, et on parle encore de ce roi mort de n'avoir pu te rencontrer.
Toi seule a su lire en moi la détresse, la fragilité, la sensibilité d'un homme profondément simple, d'un travailleur courageux. Regarde les cales sur mes mains, Carla, ce sont les stigmates d'un homme qui toute sa vie a lutté avec les machines-outils, a brûlé son corps meurtri dans les chaudrons du grand Capital, pour espérer un jour faire rejaillir le feu d'un volcan qu'on croyait trop vieux.

A tous les Français et Françaises, je veux vous dire: je vous ai aimés, plus que vous ne m'avez aimé. J'aurais tout donné pour vous, comme ces amputés du cœur qu'ont trop ouvert les mains, mais nom de dieu que c'est triste, Orly, le dimanche, avec ou sans Bécaud.

(31 juillet 2009)

La belle personne (Honoré, 2008)



Mme Lafayette

Culture française, prestigieuse.

La France, monsieur.
La Fraance, madame.

Une reviviscence, madame, monsieur, des grandes valeurs de notre culture, de notre tradition.

Cinéma de "résistance", réponse du berger à la bergère, nous dit-on.


Après Doillon nous livrant le concept réchauffé d'un jeunisme werthérien pour lycées bobos versaillais;

après Jugnot réveillant en nous la douceur pétainiste des campagnes francomtoises, où le collégien en socquettes, et propre sur lui, célèbre la pureté chorale des alouettes;

après Rohmer sucrant les fraises sur les élans du coeur de quelques bergers/bergères introspectifs et introspectés;

après Bigbaudet enseignant à la "grande banlieue" paresseuse (dixit Alexandrov Adlerovitch) les charmes capiteux de l'imparfait du subjonctif;


c'est Christophe Honoré qui s'y colle (y collait déjà, bon), à la nouvelle représentation, trendie, très romanesquement fils-de-sarkozyenne (en le charme blet de l'éternel acnéïque garrélien en blazer à boutons très diabolo-menthesque) des amours lycéennes telles qu'elles n'indisposent point la digestion de Xavier Darcos.

Le cinéma français se porte magnifiquement: la restauration des classiques en sautoir ou en vaseline, un ministre à la boutonnière, une école sentimentalisée. Chansons d'amour et belles personnes.
Le sentiment amoureux comme superstructure mentale ***, en nos temps de démembrement tous azimuts de tous les droits sociaux et économiques, et d'ensauvagement sanglant du monde du "travail", des "affaires"...

C'est magique. La magie de l'amour.

Luc Ferry a enterré Jules Ferry. C'est normal, il ne rêvait que de conquérir une damoiselle pourvue de beaux seins, bien élevée (et travailleuse: mention très bien à l'examen personnel de monsieur Ferry, sur le thème: Kant reprisait lui-même ses chaussettes).
Et c'est ainsi qu'il parvint, lui aussi, à "réussir sa vie".


*** Qui disait encore qu'une "idéologie", c'est la vision du monde de quelques privilégiés posée comme valable et partagée universellement?

Une excellente surprise, donc.

(13 septembre 2008)