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mercredi 3 août 2022

The Big Lebowski (Coen br - 1998)

 

[ Eh non, je n'ai pas encore fini de classer mes archives. Il y a encore quelques vieilles chaussettes qui trainent sur quelque forum vivant ou post-vivant. Et je m'attristerais de les voir s'enfoncer peu à peu dans les fonds marins, comme Sinking of the Titanic de l'ami Gavin Bryars.

Tiens, çui là il est pas trop mal, il a eu son petit succès d'estime. Je me dois juste de signaler que depuis, je ne m'intéresse plus aux frères Coen, et, généralement, je ne m'intéresse plus au cinéma. Mais alors plus du tout. C'est comme ça, ça ne me parle plus depuis des années. Mon truc, désormais, ce sont les jeux vidéo (Elden ring, mon dieu, Elden ring... mon royaume pour Elden ring, et le finir). 

Je pourrais tartiner à l'envi sur les raisons principalement ex-times de ce désintérêt: ça se résumerait peu ou prou à ce que j'ai entendu dire sur une vidéo YT par Jean-Baptiste Thoret (quasiment le seul critique de cinéma que j'ai du plaisir à écouter, notamment sur cette "mort du cinéma" qui m'apparaît à moi comme parfaitement évidente). Le cinéma ne fait plus monde, espace commun. Il a été l'art par excellence, l'art populaire, l'art aimé d'un siècle. ça a compté, des foules innombrables se sont passionnées pour le cinéma. ça a déterminé tant de pensées, de désirs, de volontés. Il fut un temps où quand un grand film sortait, ce qu'il avait à montrer, à faire sentir ou à dire importait grandement, ça produisait de la pensée, du commentaire, de la politique, de l'esthétique, tout ça en même temps, et même quand ça ne produisait rien de tout ça et que le film n'était pas grand, c'était tout de même toujours une sorte d'événement qu'on avait envie de commenter. 

Bien sûr, il y a encore de grands films, ou des films intéressants, ou au moins divertissants, qui le niera, bien sûr il y a encore une "cinéphilie". Mais ça n'importe plus. C'est du vent, un vieux vent automnal, nostalgineux, qui refuse de ne plus souffler et de plus en plus asthmatiforme. La cinéphilie, comment vous dire? C'est aujourd'hui une marotte de fétichiste, une occupation honorable et certainement chronophage comme classer des timbres poste ou des trombones à coulisse, mais je défie quiconque de m'expliquer sans rire que ça fait encore Monde, que ça concerne le Monde et beaucoup de Monde. Oh oui, je sais, ça concerne encore un petit monde, des petits mondes, des cénacles. Les pires, ce sont les pré-quarantenaires dégarnis qui déposent leur petite crotte d'amour ou de désaveu dans des lieux dédiés à ça, des lieux où - je sais, c'est difficile à concevoir de nos jours - on se sert d'un clavier pour aligner des morphèmes les uns derrière les autres. Et c'est terrible, comment ils astiquent sans désemparer les boules neigeuses Amblin de leur enfance dans les eighties, et ils font des listes, des référendums, des concours, des tops. Et ils se souviennent: ah c'était si bien, quelle riche époque c'était, on en fait plus des films comme ça. Car bien évidemment, inutile de s’appesantir, les gens chérissent en général et avant tout les grelots tintinnabulants qui ont entouré leur petite enfance. Ils trouvent que ça tintinnabulait superbement, les boutons de rose de ce temps-là. Jusqu'à leur mort, et même plus ils se rapprocheront de leur mort, de l'Alzheimer fatal, ils ne cesseront de chérir ces souvenirs de magie pure, de les épousseter et de les cajoler de plus en plus fort. Ils ne cesseront de témoigner de leur thaumazein primordial: oui, j'étais là, c'est bien moi qui ai vu ce film-là, et celui-là, je l'ai vu dans l'avion. Innerspace, back to the future, ghostbusters, iti phone home, arrheu etc. Toute personne raisonnable conviendra qu'aujourd'hui le cinéma ça n'agrège plus un monde, ça ne fait plus partie des conditions qui rendraient encore possible un Monde, mais c'est désormais un produit qui n'agrège plus que des petits mondes, au mieux, pour cette involution hideuse qu'est l'inflation de marvel-comics-trucs recyclés jusqu'à la nausée, des micro-mondes, au pire, pour des cénacles d'antiquaires ou je ne sais quelle secte campagnarde sortie tout droit de Midsommar. Et sinon, j'ignore totalement s'il y a eu de grandes séries depuis Breaking bad.

Tout ça pour dire que dans le texte qui suit, il faudrait remplacer dans sa tête chaque occurrence de "je suis" par "j'ai été". ]


Le comique des frères Coen (car c'est avant tout une question de comique, même dans leurs films les plus "graves") est oblique et déceptif: il opère dans les lenteurs, le déficit de sens, un léger contretemps, un effet "retard", etc. ça joue sur pas mal de registres entremêlés, mais l'alchimie fragile qui en résulte tient au fait que quelque soit le registre (parodie, hommage, thriller, polar, fable, chronique sociale d'individus ou de groupes, mais de préférence anomiques ou asociaux, et paradoxalement éloge du bon sens et de la gentillesse de l'homme "commun"), ça reste comme inachevé, lacunaire.

Ce sont des films ouverts à différents modes de lecture, perception, interprétation. Une même chose peut y être ressentie simultanément comme drôle ou tragique, vide de sens ou d'une profondeur abyssale. Les codes habituels de genres ne sont pas précisément parodiés ou détruits, ils sont juste déplacés, et parfois même pas déplacés, ils sont juste pris légèrement "à côté". C'est un cinéma de l'à côté de la plaque, avec ce léger goût de cendre tenant à l'intrusion ou au retour du réel dans le rêve, le désir. Et principalement dans le désir insatiable chez leurs personnages de posséder quelque chose ou d'arriver à quelque chose.
La déception du réel, son insignifiance ennuyeuse: on est ramené à une sorte de glu, dirait Sartre, de viscosité qui rend ridicule toute tentation d'atteindre au bigger than life, au mythe, au souffle romanesque. Le désir de transcender le "réel" y retombe toujours comme un soufflé, un soufflé pas drôle, et c'est pourtant là que se niche la drôlerie des Coen, une forme de tendresse dans le cynisme, voire une poésie du quotidien sans grandeur.

Le "réel" en question fait souvent retour chez eux par la langue et les accents: ils ont un intérêt presque ethnologique pour les accents locaux. Je serais même tenté de dire que c'est à chaque fois le seul vrai sujet, le topos du film. Une affaire de géographie. Qui parle, et, dans ces façons de parler, ces styles de paroles, ces idiosyncrasies (Middle-West, Texas, Les Irlandais dans Miller's crossing, la Californie dans Burn after reading, etc), quels sont les styles de vie, les perceptions du monde, les compositions de réalités qui s'entrechoquent.

Déjà dans le premier, Blood simple, le vrai sujet du film, c'était pour moi "comment parlent les gens" et quels plans de réalités parallèles ça suscite : les taiseux, les bavards; ce qui est dit, ce qui n'est pas dit, une prolifération de mal-dits et malentendus qui accouchent au final d'une tragédie dérisoire et incompréhensible. Je ne vois pas leur cinéma comme un cinéma de la déconne et de la fantaisie, mais au contraire comme un art de l'hyperréalité, un envahissement de réel saisi par le détail, pictural, linguistique, social.

Le thème moteur des meilleurs Coen, c'est la hantise tragique de la réussite. Les malheurs de ces personnages, c'est de ne pas se réconcilier avec la dimension de l'échec dans l'existence. Louée soit la faillite, disait un personnage d'une des nouvelles de Hermann Melville: il avait passé toute sa vie à confectionner une machine pour assécher les marais. Et le grand jour, celui où il l'essaie enfin, il foire lamentablement, bien entendu.
Les personnages qui peuplent ces films sont obsédés par le Rêve américain: l'idée tenaillante et aliénante d'un accomplissement de soi (professionnel, artistique, économique, libidinal, commercial). Et pour y arriver, ils déploient des stratégies d'une bêtise aussi folle qu'atroce (un "plan dont la beauté est sa simplicité", dirait Walter), mais pas moins que celles des Winners. Il y a en contrechamp comme une philosophie du bonheur minuscule, en minor mood, tenant à trois fois rien: gagner un troisième prix dans un concours de timbres-postes, savourer son pancake avec un orteil en moins.

Même quand ils parviennent à réaliser leur rêve fou, ils s'arrangent, par un acte manqué, pour foirer le bazar: Buscemi dans Fargo enterre son fabuleux magot sous un monticule de neige sur le bas côté d'une autoroute au milieu de nulle part, avec comme seul point de repère son grattoir en plastic rouge qu'il plante dessus.


Fargo est bel et bien la formule qui résume tout chez les Coen: à la fois far away - un pays ou un lieu très lointain, toujours plus à l'ouest, au sens propre et figuré, que le Minnesota, cad "nulle part", - et l'inversion de go far, cad aller loin, bien faire, "be successful", devenir quelqu'un.

Si on ne goûte pas cette espèce de poésie douce-amère, on ne rentre pas dans leur univers: on se dit qu'en effet ils n'ont rien à dire, que c'est un cinéma "vide", ou "formaliste", et pour cela insatisfaisant, toujours "trop" ou "pas assez".


No Country for old men, un de leurs derniers grands films (après A serious man, pour moi, il n'y a plus rien d'intéressant), ajoute une dimension plus nihiliste qui n'est peut-être pas la plus sympathique chez eux: celle d'une nostalgie réactionnaire qui est dans le roman de Cormac McCarthy. Il est évident que s'ils ont choisi ce livre, c'est parce qu'il leur parle.
Fort proche politiquement de l'univers d'un James Ellroy: la "grande Amérique" n'est plus, les grandes valeurs morales ont disparu et ont laissé la place au chaos criminel et psychotique. La justice est inopérante, et pour se protéger dans ce monde, il faut se détourner du champ social et éthique, devenir son propre justicier, un individualiste forcené: un "libertarien". C'est aussi le thème de la plupart des Eastwood.

Big Lebowski (qui est définitivement pour moi leur chef d'œuvre, et le film le plus drôle du monde. A la première vision, je ne riais pas beaucoup, je trouvais ça fade, mais plus je l'ai vu, plus je découvrais que chaque minute était d'un comique achevé), c'est tout le contraire: il n'y a pas de "nostalgie" d'un ordre moral ou de discours dépressif sur l'état du monde. Ceux qui sont à côté du rêve américain, les losers, ne tiennent pas plus que ça à restaurer la grandeur "humaniste" du "monde ancien", ni à entrer dans la "grande Histoire"- qui d'ailleurs leur échappe complètement, à laquelle ils ne comprennent rien, pas plus que nous comprenons quoi que ce soit aux mobiles dérisoires des protagonistes de ce remake décalé du Grand Sommeil de Howard Hawks.

Entre le groupe AutoBahn, succédané du techno-rock européen du début des années 80 ("nous ne croyons en rien, nous sommes des nihilistes"... au point de postuler que le plus grand cauchemar qu'on puisse infliger à un homme, c'est de lui balancer un furet dans sa baignoire. - "Des Nazis", demande Donny? "Non, des nihilistes, répond Walter, tu sais, Dude, on pensera ce qu'on veut des Nazis, mais ces gens là au moins défendaient des valeurs"), le Grand homme Lebowski, un paraplégique qui a réussi... mais quoi, au juste? "Qu'est ce qui fait un homme?" se demande-t-il en prenant la pose devant son feu de cheminée, le voisin grassouillet timide qui prépare sa chorégraphie sur "les cents tableaux d'une exposition" de Moussorgski, le dude Lebowski dont le souci principal est qu'on a pissé sur sa fuckin'carpette qui "harmonisait la pièce", le petit garçon obèse qui entube les "honnêtes gens" pour se payer selon Walter une Ferrari... qui appartient au voisin d'en face qui l'a achetée à crédit, la guerre en Irak qui gronde, Walter qui tourne en boucle dans son trauma du Vietnam et qui dit à l'auteur de marvel comics dans son poumon d'acier: "je suis votre plus fervent admirateur", Donny qui confond Lénine et Lennon et qui finit dans un récipient low-cost: ce ne sont pas des "hommes sérieux". Ils sont tous définitivement à côté de la plaque, et tant mieux. "Retournons au bowling", c'est ce qu'on a de mieux à faire. Ce n'est pas du tout un film appartenant au genre de la "coolitude", à propos de glandeurs et de fumeurs de joints, comme je l'ai lu ici ou là. C'est un film sur ceux qui sont et resteront à côté de l'Histoire et du grand Humanisme (à raconter, à écrire, à transmettre). C'est Barton Fink en symétrie inversée.

"Nous sommes arrivés aux portes de la Ville. De la ville-qui-compte. Mais ce n'est pas nous qui entrerons. Ce sont de jeunes m'as-tu-vu, tout verts, tout fiers, qui entreront. Mais nous, nous n'entrerons pas. Nous n'irons pas plus loin. Stop! Pas plus loin. Entrer, chanter, triompher, non non, ce n'est pas pour nous".
(Henri Michaux, Nous autres)