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mercredi 1 septembre 2010

The brown bunny (Vincent Gallo, 2003)


J'ignorais, je le confesse, l'existence de l'acteur, réalisateur, photographe, monteur, musicien, mannequin et admirateur des coloscopies de Roger Ebert, Vincent Gallo.
Je m'explique pas ça. Encore une pièce à verser au dossier sur la difficulté qu'ont les événements artistiques et culturels majeurs à atteindre la périphérie valaque et les Quicks du zoning commercial de la route de Fléron.

Bien entendu, après avoir visionné "the brown bunny", j'ai dévoré la cyber-littérature gravitant autour de Vincent Gallo, son jusqu'au boutisme insensé et son intégrité artistique qui le promeuvent au rang rare et envié des poètes maudits de la mélancolie de l'amour fou dans notre société contemporaine.
Avant, je croyais que "Gallo", c'était juste le pseudo d'un aspirant-chroniqueur ("gallo31") pour cinéscope-dimanche sur un forum de passionnés radicaux échangeant leurs impressions cinéphiliques au rythme haletant d'une controverse par jour et de deux postages trimestriels. Et encore, j'étais persuadé que ce nick résultait d'une coquille pour "giallo", dont j'imaginais, je ne sais pour quelle raison, d'une part qu'il était fan du genre, et de l'autre que ça constituait un hommage détourné et sophistiqué à "Adalen 31" de Bo Widerberg.

Un conseil en passant: si vous souhaitez frapper les imaginations dans les foras ouksacause avec un pseudo qui claque dans l'air et marquera durablement l'esprit de vos interlocuteurs, prenez un nom de star, du cinéma, de la musique ou de la littérature, en fonction de vos centres d'intérêt les plus investissants. Ajoutez-y un chiffre, en fonction de votre âge ou de la disponibilité du pseudo sur le net. Ainsi, à côté des convenus jennifer9948 ou franckpourcell62, vous vous taillerez votre franc succès avec un nom de plume du style vertov904 ou encore musil3615. Avec un peu d'audace, faites vous appeler "jeanrollin" ou "pierreguyotat" et vous serez unique tout en étant multiple, arborescent tout en étant rhizomatique.

Alors, "the brown bunny".
Une question, d'emblée, nous brûle les lèvres: est-ce que, éventuellement, si vous suradorez les "road movies" contemplatifs à la manière des Wenders du début des 70s ou "the passenger" de Antonioni, vous adorerirait-il "the brown bunny"?

Eh bien, ce n'est pas absolument certain de façon qualifiée.

Déjà, faut savoir que si dans les trip-roads précités on avait presque pris l'habitude d'errer pour rien et pour des prunes, en proie à quelque malaise identitaire difficile à identifier par nature, c'est pas le cas ici.
Ici (et autant annoncer qu'une fois de plus, ça va spoiler d'enfer dans c'te chronique au tarif économique), la problématique personnelle qui meut le gars se baladant dans les zones palmières avec une moto de compétition garée dans son Van, c'est un amour perdu du temps de son passé, et qui le hante. Déjà, on sait où on va: nulle part, certes, mais ça promet beaucoup d'émotion retenue, empreinte d'une indicible pudeur dans sa muette souffrance et sa nue simplicité, et dans la révélation poignante non moins que tardive d'un sort tristement malheureux.
Dans c'film là, rien de ce qui arrive ou n'arrive pas n'est insignifiant, et quelque part, c'est dommage si on estime que l'expérience de l'insignifiance, ce n'est pas forcément le signe d'une lacune préoccupante, que déambuler c'est pas à tous les coups fuir ou résoudre un trauma ou quoi ou qu'est-ce.
Bon, le gars Locke paumait tout son trousseau, et ça le souciait assez, faut l'admettre. Wilhelm Meister voulait écrire, mais il avait perdu la langue et les autres, et ça nuisait à sa bonne humeur contagieuse. Dans l'ensemble, à travers les fêlures singulières des uns et des autres, c'était plutôt de "grosses affaires" pas forcément privées.

Le gars Clay, lui, c'est une seule clé qui lui manque: sa fiancée, du nom de Daisy. Du coup, il s'adonne à la moto sur les lacs salins jusqu'à ne plus être qu'une illusion d'optique sur la ligne d'horizon, et ça nous donne à méditer, comme monsieur Perrichon, sur la petitesse de l'homme devant la mer de glace. Pis y roule des patins à presque toutes les femmes esseulées qu'il croise avant de les lourder aussi sec, non sans une certaine impolitesse d'ailleurs: ça veut dire qu'aucune ne saurait lui faire oublier sa Daisy et ça, c'est triste.
Faut dire aussi qu'il est plutôt beau gosse de sa personne, une sorte de mix entre le chanteur mélancolique à nénettes Raphaël vieux et le globe-trotter sarko-romantique Arno Klarsfeld entre deux âges. Apparemment, c'est un atout. Non, je dis ça parce que je pense que si, éventuellement, je m'arrêtais sur une aire d'autoroute déserte avec l'inspiration subite d'administrer un bouche à bouche passionné à une dame assise à une table de pique-nique, même un chouïa déprimée, je suis pas sûr qu'elle alerterait pas sur son i-phone les gardes-frontières ou la police montée.

Y a bien des moments, dans le film, où on se prend à vagabonder en regardant sans penser à mal les panneaux routiers, les enseignes de motels et de snack-bars à travers le pare-brise encrassé. Mais même dans ces chouettes moments de flottement sensori-moteur, faut impérativement, au bout d'une minute trente montre en main, meubler tout ça par une ziquette acoustique crachineuse égrenée par quelque descendant de Johnny Cash; ça rate jamais, et du coup, on se croit dans un clip de Stephan Eicher.
Bud est aussi un homme fragile qui aime les rongeurs. Il voudrait acheter un lapin à Daisy. Il se fait que Daisy aime les lapins, ce qui est attendrissant (la part d'enfance, l'innocence perdue, toutes ces choses). Mais là encore, pas s'y tromper, c'est lourd de sens. Bud est tarabusté par la durée de vie moyenne d'un lapin. Cinq à six ans maximum, selon le vendeur, même en leur injectant un produit spécial. Là, on se dit que cette obsession pour les lapins a quelque chose à voir, si ça se trouve, avec le sentiment douloureux de la durée éphémère des choses, et on pressent que si plaisir d'amour ne dure qu'un instant, chagrin d'amour dure toute la courte vie. Donc, manière subtile, et pudique à la fois, d'attirer notre attention sur le deuil et la mélancolie selon Sigmund Freud, Gérard de Nerval et Mylène Farmer.

Bon, alors je passe les menus détails de cette destinerrance désenchantée pour m'attarder sur l'immanquable scène finale, au parfum de scandale, qui a suscité quelques gros mots dans les gazettes festivalières. A vrai dire, y a pas vraiment de quoi casser trois pattes à un canard.
Bud se retrouve à attendre Daisy dans son motel, après avoir toqué en vain à la porte de son pavillon de banlieue abandonné avec les toiles d'araignée et tout. Daisy se retrouve soudain devant lui, on l'avait même pas entendue arriver. S'ensuivent de doux reproches entre amoureux déçus. Daisy fait remarquer à Bud, qui doute de la sincérité de leur amour, qu'un jour elle a mangé d'une traite le gros lapin en chocolat de 60cm cube qu'il lui avait offert pour son annif, et que malgré sa digestion laborieuse, le vomi sur la commissure des lèvres, il l'a embrassée, pas dégoûté. Ceci constituant une preuve d'amour quasi-mathématique. Si on voulait être un peu rabat-joie, on pourrait faire remarquer qu'en matière de preuve d'amour, on n'est pas sommé à tous les coups d'engloutir  en guise de quatre-heures un lapin en chocolat, fut-il de deux mètres comme dans Donnie Darko. Quoique, comme dans tout, ça se discute. Dans certains milieux branchés, s'enfiler une merguez congelée par l'arrière-train semble constituer une preuve d'amour irréfutable. Donc on va pas chipoter.
On n'a d'ailleurs pas le temps de trop réfléchir à cette problématique complexe, car déboule sans crier gare la scène marquante: Bud se fait - spoiler - faire une fellation en direct-live par le fantôme de Daisy toxico. On comprend que c'est une fellation douloureuse, parce qu'après, Daisy lui confie sur l'oreiller qu'elle n'est plus de ce monde. On comprend également qu'il n'avait pas précisément quitté Daisy sur un polaroïd de coucher de soleil à Waïkiki beach. Avant l'arrivée du samu et avant de prendre la tangente, il avait eu comme qui dirait l'impression fugitive qu'elle se faisait prendre, enceinte, dans les toilettes d'un nightclub par une division de rugbymen texans, alors qu'elle se faisait peut-être violer bourrée. Et ça c'est pas cool; ça laisse augurer la possibilité d'un deuil pathologique. En tout cas, pour bien enfoncer le clou avec un twist émotionnel imparable, Marc Levy et Barbara Cartland, même en s'y mettant à deux, n'auraient pas trouvé cette idée.

Alors oui, on me dira peut-être: "monsieur, vous êtes plus froid qu'une limace, sans cœur et dépourvu d'empathie. Laissez-nous rêver, et d'ailleurs ce genre de choses arrive tous les jours, il suffit d'ouvrir le journal parlé. Je vous plains sincèrement et je vous souhaite de vous faire violer devant votre femme enceinte par une division de rugbymen ardennais à la fête de la bière chocolatée de Houffalize, vous ferez moins le jacques; et votre enfant grandira au service spécial de l'hôpital de la Volière". Certes, mais c'est pas le problème, bien sûr, la réalité est toujours pire que la fiction; le truc, c'est que dans la fiction, ça passe pas forcément, que "less is more" ou "more is less" etc, tout est dans la manière d'agencer, enfin on va pas...

Quelques cinéphiles inspirés nous ont fait cependant remarquer le caractère bergmanien de cette séquence imprégnée de fantasmagorie funèbre. C'est vrai qu'il y a un peu de ça: on pense notamment à "cris et suçotements" (si je ne l'avais pas fait, un autre s'en serait chargé), quand la sœur trépassée fait peur à tout le monde, sauf à la nounou, en réclamant un câlin au milieu de la nuit depuis son linceul.
Mais pour le reste, c'est pas non plus complètement bergmanien, en raison d'un ou deux détails rigolos qui m'ont plus fait songer, perso, à Max Pecas ou Fassbinder dans sa veine burlesque: alors que Daisy est toute investie dans son affaire, Bud arrête pas de l'embêter à lui poser des questions insistantes du genre: "tu n'en suceras plus d'autres, hein? Dis moi que tu suceras plus d'autres mecs, dis-moi que je suis le seul que t'aimes bien sucer" etc. A quoi la pauvre Daisy, bien entendu, ne sait pas répondre grand-chose, hormis quelques onomatopées à la lisière de l'imperceptible, du style:  "whhh... whew rwhoeuw... ewrhoewwh".
C'est là qu'on se dit que Ingmar n'aurait pas fait ça comme ça. Il aurait ménagé des poses et des respirations dans le dialogue. Bud aurait interrompu Daisy pour lui demander d'un ton inquiet: "dis moi, Daisy, est-ce que dans les ténèbres de ce monde sans joie, dieu sortira de son silence cruel pour donner des réponses aux questions que nous nous posons sur le sens de notre existence?". A quoi Daisy aurait répondu, sans lâcher le phallus, mais en contemplant la ligne d'horizon hors-champ: "non, Bud, le ciel est vide, même les corbeaux se sont tus, le monde est un grand trou noir et nous restons seuls et abandonnés sur une terre impénétrable où résonne l'écho de notre solitude".


Sinon, pour conclure, on pourrait encore évoquer la passe d'armes, désormais célèbre, entre Roger Ebert et Vincent Gallo.
Ebert, le critique américain, qui n'aime pas tellement les road-movies nihilistes et chiches en connexions sensori-motrices, préférant ceux où Tommy Lee Jones médite sur la déliquescence morale avec le regard résigné d'un cocker triste (encore dans le dernier pensum pachydermique de Bertrand Tavernier), se récria après la projection de "the brown bunny" à Cannes: "c'est le pire film de toute l'histoire du festival". Gallo, pas content du tout, rétorqua par voie de presse que Ebert était rien qu'un "fat pig" miné par un cancer du colon. Ebert lui répondit qu'à l'hôpital, on lui avait montré ses derniers coloscanners en date sur un écran de contrôle, et que c'était plus intéressant à regarder que "the brown bunny".

A vrai dire, il y avait maldonne et un brin de mauvaise foi partagée.
Le film fut d'ailleurs remonté pour la distribution, et délesté de 25 minutes de driving et autres "longueurs inutiles". Un an plus tard, Ebert, chevaleresque, y apposait ses trois étoiles.
 
"The brown bunny" n'est pas en soi un mauvais film. Il est loin d'être aussi mauvais, par exemple, que "dans la vallée d'Elah", "crash" et autres horreurs caramélisées imbitables de Paul Haggis qui font les délices récents de Ebert. Le problème de ce film est peut-être, selon moi - quitte à passer pour un snob - qu'on ne s'y ennuie pas assez, du moins de ce bon ennui qui ouvre du temps et de l'espace.
Anyway, il subsiste là-dedans suffisamment de sucreries douces-amères, de clichetons signifiants, de dolorisme à deux balles et de mélodramatisme cousu de fil blanc pour satisfaire Ebert et clouer le bec aux intermittents de la passion: