samedi 9 janvier 2010

The long goodbye [Le privé] (Altman, 1973)


Perso, je connais rien à Raymond Chandler, et encore moins au personnage de Marlowe. Ce qui m'a le plus épaté - et sidéré - dans ce film, c'est que bien sûr c'est le faux polar absolu (mais je suis tout disposé à croire que par là, en dynamitant le bazar - le tout transplanté dans le L.A. de 1973 -, Altman touchait plus profondément à la vérité de ce personnage ainsi qu'à l'univers de Chandler).

Ce que je retiens de ce film, c'est cette mise en pièces "anthropologique" (un constat sociologique d'une rare dureté, on est trèèès loin de la gentillesse fédératrice, régressive et compotière du paysage cinématographique américain - ou non - d'aujourd'hui, y compris dans ses échappées subversives frileuses et précautionneuses), avec bien sûr la dégaine à la fois décontractée et désabusée d'Eliott Gould, somnambulique et swinguant comme un solo de saxophone de Sonny Rollins. Genre le gars complètement décalé par rapport au milieu où il déambule, qu'a tout compris de la vilenie/bêtise humaine, que plus rien ne peut quasiment étonner, mais qui ne verse pourtant à aucun moment dans le cynisme. Quelqu'un de profondément bon, éthique, quoi. Du début à la fin, faut voir, il n'arrête pas de se faire rétamer la tronche pour pas un rond, tantôt par les flics, tantôt par la pègre, par toute une collection ahurissante de cinglés sévères, représentatifs d'une Amérique complètement déboussolée (les seules personnes qui semblent équilibrées dans le film sont ses voisines qui passent leur temps à se préparer des "cakes" sur leur terrasse). Et le gars ne se départit pas d'une forme de gentillesse morose, de détachement élégant, un mélange de stoïcisme un brin moqueur et de compassion silencieuse. Le genre de mec qui se met en quatre pour aller acheter au milieu de la nuit des conserves pour son chat. Bref, un personnage admirable, un des plus beaux anti-héros de tout le cinéma contemporain.

Pour le reste, le film est une plongée en apnée dans les eaux grasses de la société américaine, d'une noirceur et d'un pessimisme sans rémission. Avec cette forme caractéristique des meilleurs Altman, déstructurant le cadre et les plans en une multiplicité de points de vue "flottants" qui ne sont plus subordonnés à une téléologie démiurgique du sens. La dégaine, le style si particulier de ce "privé" en constitue la parfaite traduction corporelle, constamment périphérique, à la limite effacé alors que le cadre est envahi, littéralement asphyxié par toutes ces figures bavardes, névrosées, paumées, schizophréniques, qui s'agitent en vain, animées par leurs passions inutiles et dérisoires.

La scène de tabassage de Marlowe dans l'appart, quand le chef de bande en chemise hawaïenne, un abruti indescriptible, passe sans transition de l'exhibition commentée de ses abdominaux dont il semble très fier (par ailleurs inexistants) à la défiguration gratuite de sa petite amie (juste pour montrer sa détermination: "tu vois ma fiancée, c'est la personne que je chéris le plus au monde. Je ne plaisante pas, il n'y a pas sur cette terre un être que j'aime plus que ma fiancée"), avec le tesson d'une bouteille qu'il brise pour l'occasion, est un des trucs les plus traumatisants que j'ai pu voir dans un film, d'une étrangeté inquiétante qui va même plus loin que certaines séquences de "blue velvet".
Ne serait-ce que parce qu'ici l'horreur de la violence n'est pas précédée par sa propre annonce: elle survient dans une texture relâchée, quelque chose de quotidiennement poreux, approximatif, indécidable, on sait pas trop bien ce qui se passe; comme souvent chez Altman il y a plusieurs scènes qui semblent évoluer de manière indépendante et simultanée dans la même scène, sur un même plan horizontal auquel toute profondeur a été retirée.
(Pour l'anecdote, un des molosses qui se tient dans l'ombre, en slibard, les bras croisés, et dont on ne voit pas clairement le visage, c'est Schwarzenegger dans sa première apparition cinématographique. Aucun intérêt mais le détail est amusant)

Une mention particulière aussi pour Sterling Hayden, qui nous compose pour la seconde fois après Doc Folamour (son fameux général Jack D. Ripper, spécialiste des "fluides corporels"), mais dans un registre opposé, un personnage saisissant de frappadingue mégalo-dépressif condensant plusieurs traits de Ernest Hemingway. Un des running-gags les plus, disons... savoureusement nihilistes étant la manière dont il est perpétuellement harcelé par une espèce de nabot psychanalyste qui semble le terrifier (lui, un roc de deux mètres animé par une violence destructrice à faire frémir), lequel, avec l'insistance et la démarche d'un Donald Duck sous doliprane, vient réclamer d'un ton pète-sec ses honoraires au beau milieu de sa "party" déliquescente dans sa somptueuse résidence au bord de la mer: "pay the bill, Jack. Pay the bill", tout en lui administrant quelques giflettes.
Bon, on l'aura compris, ce film "nonchalant" est dantesque. A voir en V.O. exclusivement.





PS: à cette l'occasion, j'ai relu le chapitre de Cinéma 1 - plutôt décevant à mon sens - où Deleuze parle de Altman, qu'il associe très rapidement à quelques autres comme Lumet et Scorsese, placés sous une même bannière (alors que sont des approches très différentes), et tout ça est un peu rapidement expédié sous une critique que je résume à gros traits:

ils investissent, en dénonçant leur emprise, les clichés, qui désormais fonctionnent "à vide". Les régimes de sens et de réalité qui jusqu'ici gouvernaient la société américaine, son ordre ancien et contesté, ne sont plus, pour ces cinéastes de la "crise" de l'image-action et du rêve américain, que des "clichés", précisément: miroitements de surfaces vides et interchangeables, situations dispersives à interférences et liaisons faibles. Mais ils ne proposent aucun projet créatif, ne créent aucune image nouvelle pour en sortir; ils restent dans le registre de la parodie des clichés, et de ce fait leur critique du système, des institutions, des appareils de pouvoir, reste étroite et inoffensive. Ils participent ainsi à la pérennisation des clichés qu'ils dénoncent et dont se nourrit aussi bien l'industrie du cinéma que l'ordre établi qui l'entretient.


C'est un peu vrai pour certains films de Lumet (les moins bons), un peu moins pour Scorsese, et concernant Altman, là je conteste: c'est trop rapidement expédié et catégorisé.

C'est un des moments faibles du bouquin. Dieu sait si c'est un livre génial, et qu'on n'aura jamais fini d'épuiser (surtout quand comme moi on ne peut pas se targuer de l'avoir lu et épluché entièrement, et rigoureusement), mais oui, cette partie sur Altman & consort est faible. Deleuze n'a pas forcément toujours raison, et là je pense qu'on peut oser dire qu'il se trompe, du moins sur le cas Altman.

Car l'œuvre cinématographique de Altman excède de loin cette seule dimension parodique pour véritablement faire naître de nouvelles images. 
Altman n'est pas le cinéaste de la destruction grinçante ou en tout pas que ça (certains films mineurs, comme Mash, au début, ou The Player, vers la fin, sans doute). Il invente positivement d'autres modalités de visions, expérimente de nouvelles façons d'approcher la multiplicité du réel, de saisir "la vie" et "l'événement" sous des formes optiques et sonores nouvelles,  sensorielles-concrètes, ouvrant sur la complexité, l'enchevêtrement, le mouvant.
Une attention au collectif jamais pratiquée jusque-là: une approche "démocratique" des lieux, des cadres sociaux, où la périphérie compte autant que le centre, notamment en repensant et contestant radicalement la notion de profondeur de champ  aussi bien optique que sonore (le travail inédit sur les longueurs de focales qui brouillent les répères entre le "lointain et le "prochain"; la prise de son étudiée pour que tous les dialogues soient saisis sur une échelle équivalente, se chevauchant dans un "brouhaha" continu).

Le micro et le macro s'interpénètrent de telle façon qu'une nouvelle façon de regarder et d'entendre se propose.
Et bien sûr ça a été repris, plagié, réduit en clichés par d'autres sous la dénomination "choral", fort à la mode, mais non pertinente concernant le travail d'Altman, qui ne pratique nullement du cinéma choral: bien au contraire on pourrait parler chez lui de "Klangfarbenmelodie": des agrégats qui ne s'agrègent pas sur le mode "symphonique". L'improvisation en jazz, post-bop, serait une analogie plus adéquate. Ou alors les fanfares de Charles Ives, s'incrustant les  unes dans les autres jusqu'à former des blocs polyrythmiques en constant déplacement. Ce qui ressort de tout ça, c'est, loin de s'en tenir aux "clichés", une façon de saisir un mouvement d'ensemble en perpétuelle métamorphose, jamais en surplomb, mais toujours par glissements d'un espace à l'autre.

Et ça, c'est un langage, une manière, que Altman invente, expérimente, et que personne n'a encore réussi à imiter. Magnolia, par exemple, de Paul Thomas Anderson, c'est pathétique, c'est tout le contraire: tout y est fondé sur l'interdépendance thématique qui lie le tout, et en plus cette dernière, c'est que des clichés pour le coup, et univoquement morbides sinon rien: les pères indignes ou absents qui se meurent d'un cancer, leurs fils et filles hystériques qui vont nulle part... Mais tout ce petit monde se relie dans un moment de grâce suspendue, le temps d'une pluie de grenouilles et d'une chanson écoutée à la radio... Les mouvements de vie et de puissance sont liquidés dans un pathos misérabiliste et mélodramatique, et on rajoute in extremis une pincée de sublime  "kantien" pour ne pas sombrer dans le sordide complet.

Rien de tout cela chez Altman: c'est une puissance de vie dans le multiple, des acquiescements, dans le chaos, dans le drame, dans le désespoir, qui parfois relancent des endurances, des joies d'exister, des motifs pour se réjouir et créer; des pertes, des crevasses de néant, des zones d'indiscernabilité où le séjour dans le négatif dont parlait Hegel tantôt s'intègre à la vie, tantôt ne le convertit pas en être, mais telle est la vie selon Altman, susceptible de reprendre ses droits. Et loin de tout ricanement nihiliste, il nous enseigne aussi la possibilité d'une générosité dans la déroute, la dispersion. Bien sûr, pas tous ses films, mais les meilleurs: "short cuts", qui brasse tout ça, en est un merveilleux exemple.

Deleuze, de toute évidence, n'a eu accès qu'à une part très délimitée du travail d'Altman, le versant "démythologisaton" (Buffalo Bill et les indiens, John Mc Cabe, Mash si ça se trouve: et encore, on pourrait les décoder autrement), mais ce versant ne rend pas compte des autres versants où il aurait sans doute trouvé matière à se réjouir davantage. Sans compter que dans d'autres films, comme The Long Goodbye, justement, ce n'est que très superficiellement qu'on pourrait soutenir qu'il s'agit d'une parodie de genre codé (le film noir): il y a aussi l'acuité et la minutie dans l'observation sociologique, presque "hyperréaliste". Et Deleuze passe complètement à côté de cette dimension, peut-être la plus importante concernant Altman.

De manière plus générale, dans ce chapitre sur le cinéma américain dit de la "crise", la création de dispositifs de mise en scène reposant sur l'affaiblissement des chaines de causalité, voire leur complète dissolution dans des régimes d'interruption, de flottaison ou de dispersion (forme "ballade", non-intrigues, piétinements narratifs, prépondérance des espaces vides et transitoires,  multiplication des sources d'images indirectes comme vitres, fenêtres, reflets, etc) est décrite comme un symptôme négatif de dégradation ou de dégénérescence de la "grande forme", du "schème sensori-moteur" qui générait le mouvement de l'image en liant les actions et les situations dans une unité organique (S.A.S).
Mais pourquoi envisager comme crépusculaire, indice de "décadence", des changements de forme cinématographique qui ont lieu au même moment, et selon des modalités très proches, en Europe? Pourquoi retirer d'une main à Lumet, Schatzberg ou Altman ce qui est accordé positivement de l'autre, à un Antonioni par exemple: la création de situations optiques-sonores "pures"? En quoi l'utilisation des "clichés" comme surfaces sans profondeur narrative, retour critique et réflexif de l'image sur elle-même, s'auto-indexant ou s'auto-signifiant, ne constituerait-elle pas une ressource permettant d'explorer de telles situations? Pourquoi ce qui est loué comme progressiste chez Godard serait jugé univocément réactionnaire dans le cas des réalisateurs américains de cette période?

( Période que j'aurais plutôt tendance - mais c'est moi - à considérer comme LE grand moment du cinéma américain: toute la période dite "classique" (y compris le classicisme "français", que je reçois comme une fréquence sonore stridente à la limite de la torture physique), et à de rares exceptions près (comme Welles), génère chez moi un agacement et une lassitude rédhibitoires, surtout le western "fordien". Je m'explique pas ça. Comme une immense carte postale jaunie, asphyxiée, saturée de valeurs niaises, grandiloquentes et lénifiantes, de jeux d'acteur sur-signifiés, d'enjeux compris d'avance et rabâchés jusqu'à épuisement des redondances, d'issues cousues et prédéterminées dès le générique. Comme l'histoire d'un monde clos, cent fois répétée, cent fois répétant le déroulement de son telos assommant, et avec laquelle j'ai hâte d'en finir pour passer à autre chose.
Et après la parenthèse  bénie, située  grosso modo entre la fin des 50s et la fin des 70s - celle du cinéma de crise ou en crise - et comme si en effet on ne pouvait pas aller plus loin dans la "crise" (Antonioni et Godard inclus), voilà que ça repart en sens inverse, rebelote - dans le vacuum des années 80 - pour le carrousel d'Épinal, roulez jêêunesse, le retour triomphant du "plein" de naguère, juste en mode "creux" nostalgique de lui-même. Alors là pour le "cliché", on est servis et bien servis: c'est du lourd. C'est plus les surfaces discontinues sans profondeurs, les régimes flottants et dispersifs,  les espaces quelconques et les zones d'indiscernabilité. C'est l'affiche de cabaret hypertrophiée, le retour en grand du tout-au-décor obstruant tous les interstices, supprimant tous les intervalles, étranglant toutes les lignes de fuite possibles et imaginables. Plus un micro-gramme de vide, pas la moindre anfractuosité où se glisser, à partir de laquelle on pourrait se sentir tailler la zone. Plus d'issues, plus qu'une grande piste de danse-sitcom plus encombrée que la cabine téléphonique des Marx-brothers, bardée de jingles et d'enseignes clignotantes; et - ô misère et putréfaction - kitsch à tous les étages, teintes saturées, filtres colorés, rétro-ambiances, tubes aux néons fuchsias, passions phantom-of-the-opératiques, synthés criards et crinières peroxydées assorties. Bref, c'est l'indigestion. Besson meets Blade Runner in the subway with Vangelis Papathanassiou; E.T. phones home; Ferris Buller is going back to the future with Dark Vador and Lisa Minelli. Bien sûr, y a encore des Carpenter, Cronenberg, Lynch, pour réinjecter des zones grises ou mortes, des errances, des interrègnes, dans le registre du fantastique, avec des réussites diverses. C'est la portion congrue. Ils nous aidé à traverser cahin-caha le plein hurlant son vide du maelström des années 80.
En dépit de la persévérance gélatineuse du disco-revival, fort heureusement circonscrit dans les soirées thématiques karaoké-dancefloor, on semble enfin sorti de cette période fric-pubarde si attachante, pour des lignes un brin plus austères, plus sobres, même dans le fun, et c'est pas dommage. Un peu d'air... )

Mais plus sérieusement, pour en revenir aux découpages et aux périodisations dégagées par Deleuze, ce sont là, malgré tout, des lignes de partage qui ne me semblent pas absolument claires ni réglées une fois pour toutes. Sur le plan de la méthode, elles ne cessent d'ailleurs de  dégager et de définir de grands ensembles mobiles pour aussitôt en démentir la continuité logique - les peuplant d'une joyeuse prolifération bourgeonnante de contre-exemples, de singularités, d'alternatives, de figures orphelines, dont la somme kaléidoscopique finit par être plus importante que le paradigme désigné dont elles s'écartent. D'où une question: pourquoi ce paradigme-là plutôt qu'un autre? Pourquoi pas, et en même temps, pourquoi? Bon: on dira que les synthèses sont disjonctives, et sans nul doute elles le sont. C'est pourquoi il ne faut pas accorder un crédit exagéré à tel ensemble moteur, il est lui-même traversé par une logique multiple, folle, sans cesse court-circuité par une autre totalité en mouvement qui l'imprègne et l'excède en même temps, faisant "filer toutes les relations hors de leurs termes". C'est le fameux "plan d'immanence" constructiviste deleuzien, son système philosophique global, qu'oublient ou plutôt méconnaissent si facilement tant de lecteurs des volumes sur le cinéma, qui s'ingénient à fixer, fossiliser les ensembles ainsi désignés. Mais ce n'est pas parce que les unités sont mouvantes qu'il n'y a pas d'unité, et inversément, ce n'est pas parce que des processus d'unification peuvent être dégagés qu'il y a forcément de l'unité:
"il n'y a pas d'universaux, pas de transcendants, pas d'Un, pas de sujet (ni d'objet), de Raison, il n'y a que des processus, qui peuvent être d'unification, de subjectivation, de rationalisation, mais rien de plus. Ces processus opèrent dans des "multiplicités" concrètes, c'est la multiplicité qui est le véritable élément où quelque chose se passe. Ce sont les multiplicités qui peuplent le champ d'immanence, un peu comme les tribus peuplent le désert sans qu'il cesse d'être un désert. Et le plan d'immanence doit être construit, l'immanence est un constructivisme, chaque multiplicité assignable est comme une région du plan. Tous les processus se produisent sur le plan d'immanence et dans une multiplicité assignable: les unifications, subjectivations, rationalisations n'ont aucun privilège, ce sont souvent des impasses ou des clôtures qui empêchent la croissance de la multiplicité, le prolongement ou le développement de ses lignes, la production du nouveau.
Quand on invoque une transcendance, on arrête le mouvement, pour introduire une interprétation au lieu d'expérimenter. Bellour l'a bien montré pour le cinéma, pour le flux des images. Et en effet l'interprétation se fait toujours au nom de quelque chose qui est supposé manquer. L'unité, c'est précisément ce dont la multiplicité manque, comme le sujet, c'est ce dont manque l'événement ("il pleut")". ["Sur la philosophie", septembre 88, entretien avec R. Bellour et Fr. Ewald, dans Pourparlers, Minuit, 1990, p. 199-200]

Parallèlement, le postulat - peu interrogé par Deleuze lui-même apparemment - d'une translation ou d'une commutation "organiques" entre processus logiques de transformation et leur déroulement chrono-logique, tend parfois à s'assimiler à une vaste "téléologie de l'Histoire" dont on pourrait se demander si elle n'est pas parfois animée - à la limite et à son insu - par le souffle d'un Esprit proprement hégélien, respirant aux rythmes d'une ample dialectique qui ne dit pas son nom. Et ça crée éventuellement des "séquençages" arbitraires, parfois pauvres ou naïfs empiriquement, autorisant -hélas- un certain dogmatisme crispant dans le chef d'une certaine "cinéphilie", celle qui entend utiliser cette taxonomie non comme une méthode (qui ouvre) mais comme un "Césame" (qui ferme).

Quoi qu'il en soit, la "page" Altman ne se referme certainement pas de la façon dont Deleuze semble la refermer, pas plus que celle de Lumet dans un autre registre (car chez Lumet aussi, ce n'est qu'une partie délimitée de son cinéma qui encourt le reproche -justifié- d'un "réformisme tiède" qui essaye de sauver ce qui pourrait l'être du "rêve américain"; y a aussi un Lumet plus radical, plus offensif, y a aussi un Lumet tragique, etc).

Bref, ce développement [p. 280-284, dans "la crise de l'image action", tome1, L'Image-mouvement] me paraît trop systématisant, trop idéel, même si certains points critiques sont justes. Mais bon, aussi, le bouquin date de 1983, et les cinéastes concernés, justement ceux-là, ont créé des œuvres depuis, les unes géniales, les autres pas trop top, mais chacun, pour les meilleures, a approfondi son langage...

Miracle worker (Penn, 1961)/ L'Enfant sauvage (Truffaut, 1970)



Lors de la sortie de Miracle en Alabama (1962), on salua une œuvre presque avant-gardiste.
Le traitement du noir et blanc annonçait une certaine manière lynchienne. L'étonnant générique, flirtant avec le fantastique, n'est pas sans rappeler le traitement de l'espace et du grain photographique dans Eraserhead - où on trouve aussi un "enfant monstrueux". On pense aussi à Elephant man - Anne Bancroft officiant encore en chaperon du monstre. Le ton général, mélange de lyrisme contenu et de sécheresse objective, tranchait également avec la dramaturgie de l'époque. Y perçait cette tonalité différente signalant à certains égards les prémices de ce qu'on nommera plus tard "le nouvel Hollywood". La filmographie ultérieure d'Arthur Penn participera, dans des manières et des tons très hétérogènes, à ce changement de cap.
Ce qui continue de marquer encore aujourd'hui, c'est bien sûr cet étourdissant plan-séquence de lutte au corps-à-corps se dilatant dans l'espace et le temps d'une cuisine lockoutée, au point de ne jamais vouloir finir. Scène dont la puissance ciné-génique reste sans équivalent dans la cinématographie contemporaine.







On suggéra également une forte analogie avec L'Enfant sauvage de Truffaut, sorti 8 ans plus tard. Au bénéfice cependant de ce dernier, dont on loua le ton plus "naturaliste", censé échapper aux afféteries hollywoodiennes dont le Penn porterait encore la marque.
Au-delà d'une ressemblance trompeuse (récit d'apprentissage mettant aux prises un enfant "sauvage" et un "tuteur"), il ne s'agit cependant pas du tout de la même histoire. Le traitement en est même antinomique.

Le Truffaut, qui est incontestablement un beau film, déploie des hantises et des interrogations propres à Truffaut sur le monde de l'enfance. C'est moins le cas (controversé) de "l'enfant sauvage de l'Aveyron" qui semble le préoccuper que "l'enfant sauvage" Truffaut lui-même (abandonné, sans père, rejeté par sa mère: celui des 400 coups). Soit une autre manière d'autobiographie, plus latérale, secrète.
Truffaut a souvent insisté sur le fait que sans sa rencontre avec le cinéma, il serait devenu un "voyou", un "délinquant". A bien des égards, le langage cinématographique constitua pour lui une manière de manceps tutorial, pédagogique. André Bazin et Fernand Deligny tinrent dans cet apprentissage une fonction ou un rôle de pères de substitution. Deligny, on le sait, travailla comme éducateur avec des enfants "à problèmes" ("délinquants" mais aussi "autistes"). Comme en témoigne la correspondance Truffaut-Deligny, ce dernier resta pour Truffaut un interlocuteur privilégié. Il fut régulièrement consulté pour Les 400 coups (au générique duquel il apparaît) mais aussi pour L'enfant sauvage.

D'une certaine façon, l'amour que Truffaut vouait au langage, aux mots, aux livres, semble la mesure en symétrie inversée d'une carence ou d'une blessure fondamentale qui s'attestent dans nombre de ses films. Beaucoup de livres, dans les films de Truffaut. Beaucoup de flammes aussi, d'incendies. Et dès le début: Doinel dresse un autel pour invoquer Balzac, ça prend feu. Livres qu'on brûle, dans Fahrenheit 451, bien sûr. A la fin de La chambre verte, Davenne met le feu à son mausolée, etc.
Jointe à cette obsession du langage et de l'objet-livre, apparaît souvent une forme curieuse d'aphasie jointe à une forme de surdité. Jusque dans le jeu (ou non-jeu) d'acteur de Truffaut: sa voix bizarre, comme atone, a-rythmique, comme le vestige sonore d'une aphasie première.
Dans La nuit américaine, le metteur en scène, Ferrand (la mère de Truffaut avait pour nom Monferrand), est sourd d'une oreille et porte en permanence un appareil auditif. Appareil qui revient à la façon d'un gimmick dans son incarnation du professeur Lacombe pour Rencontres du troisième type de Spielberg. Dans La chambre verte, son personnage, l'endeuillé Davenne, projette sur un petit écran de cinéma des images de la grande-guerre, à l'attention d'un enfant sourd-muet à qui il est, là encore, censé apprendre à parler. L'enfant sauvage, le cinéma, le pédagogue mélancolique.
La chambre verte apparaît à cet égard comme un méta-film ou film-miroir où les autres sont réfléchis. Truffaut y bâtit un mausolée, dispose les éléments d'une crypte (flamboyante) - la sienne en apparence - où il rassemble autant de médaillons, pièces manquantes: les disparus, les morts, les absents. Y sont mélangés des personnages de ses films précédents (un soldat qui semble dormir: Oscar Werner dans Jules et Jim), des intimes, des figures de la littérature (Henry James, Oscar Wilde, ...), ou encore Maurice Jaubert, compositeur mort en 40, "entendu à la TSF". Jaubert, compositeur, entre autres, de la musique de Zéro de conduite (autre histoire de "sales gosses") et de L'Atalante, et dont les partitions restées lettres mortes, mais exhumées par Truffaut, imprègnent plusieurs de ses films de leur diatonisme parfois douloureux et déchirant, proche du style de Arthur Honegger.


La question du père absent ou problématique surgit encore dans Histoire d'Adèle H. (1975): la fuite en avant d'Adèle, l'errance autour de son nom. Qui est-elle, la fille de Hugo? Est-ce son vrai père? Qui est Victor? Elle le cherche dans d'autres hommes, se déguise elle-même en homme. Elle accoste un inconnu dans la rue, un soldat, en qui elle croit reconnaître ce "fiancé" qui la rejette comme son père l'a rejetée. L'inconnu se retourne, elle se trompe: c'était Truffaut. Elle a des identités et des noms différents: "my name is Léopoldine", "my name is miss Louis", "my name is missis Pinson", "my name is Adele just Adele this is my name" et enfin "i'm Adele, Adele H". Adèle trace un "V" sur un miroir. V comme Victor, renvoyant interfilmiquement à un autre Victor: n'est-elle pas elle-même "l'enfant sauvage", ne se vit elle pas elle aussi comme cet enfant abandonné, une fille de la Commune, orpheline et sans nom?


Dans L'enfant sauvage, le docteur Itard est un personnage ambigu: à la fois père de substitution (s'imposant plus qu'il n'est désiré ou choisi, mais on dira peut-être qu'il en va ainsi de tous les pères, si on croit en l'anthropologie psychanalytique des familles) et "tortionnaire" didactique.
Ce qui domine dans le traitement du récit de L'Enfant sauvage, c'est une forme de lyrisme lumineux, soutenu par la musique allègre de Vivaldi, dont les accents seront remis à contribution dans la partition de George Delerue pour La nuit américaine, autre film de la quête pédagogico-familiale récurrente chez Truffaut. Ce dernier, transportant son corps raide et sa voix mécanique dans le personnage d'Itard, incarne donc cette nécessité - fût-elle maladroite - de la férule tutoriale, d'une paternité de substitution, tout en émettant quelques réserves sur son efficience pratique
En forçant un peu la piste "psychanalytique" à laquelle invite la présence de l'acteur Truffaut, l'instance paternelle - manquante ou manquée - apparaît ici comme une fonction en attente de s'exercer par compensation, ou relève, du propre statut d'enfant abandonné de l'homme-pédagogue Truffaut. L'enfant abandonné semble quant-à-lui représenter essentiellement une case vide permettant à l'adulte-orphelin de s'offrir comme manceps ou béquille. Ce serait ainsi plutôt le pédagogue qui soigne ses propres carences à travers celles de l'orphelin, s'instituant comme le père dont lui-même manque ou croit manquer, imposant au besoin à l'enfant sans père cette identification mélancolique.

Investissant tout en le détournant le cas de l'enfant de l'Aveyron, L'enfant sauvage se présente sous cet angle comme un film plus "personnel", en effet, que The miracle worker: comme métaphore de l'enfant abandonné et affectivement carencé, selon la perception intime que Truffaut en propose.
Mais c'est aussi précisément sa limite ambiguë. Il y a bien cette célébration de la fonction enseignante en même temps qu'une forme de critique de l'appareillage disciplinaire qui la sert. On pense aux descriptions de Foucault dans Naissance de la clinique ou Surveiller et punir. Mais au total, même s'il renvoie à une conception historiquement située de l'apprentissage (celle du positivisme scientiste du 19è siècle), le traitement volontairement académique de la relation enfant-professeur semble d'une certaine façon rester prisonnier de la dialectique sauvagerie/dressage.


Le film d'Arthur Penn, bien qu'en apparence concerné par les pertes et profits de la fonction éducative, esquisse un tout autre rapport. La relation enfant/professeur y est prise dans un ensemble lui-même plus vaste: sauvage, vaguement panthéiste, où la violence originaire - dans le contact brut des corps en collision - suggère une approche radicalement autre de l'apprentissage.
Ce que narre et tente de donner à percevoir Penn, ce n'est pas tant la machinerie disciplinaire permettant - ou non - l'accès à l'ordre du symbolique, qu'une plongée insécurisante, aux résultats aussi incertains qu'hasardeux, dans l'univers autiste du "hors-langage". Annie Sullivan (Anne Bancroft) va chercher et provoquer Helen Keller (Patty Duke) - l'enfant aveugle-sourd-muet - dans sa bulle, transie de violence, de terreur et de refus. Il y a deux temps dans sa démarche: sa "méthode" proprement dite, puis une forme d'abandon de cette dernière. La "méthode" consiste à amener l'enfant, de force, sur son terrain à elle, selon une logique "cartésienne" in fine pétrie de la même violence hasardeuse ou arbitraire que dans L'enfant sauvage. L'abandon de cette "méthode" consistera, sur un chemin de traverse pétri d'incertitude, à rencontrer l'enfant sur son terrain à lui.

The miracle worker est un film de sensations. "Primitiviste", entendons par là proche de cette vision cosmique et élémentaliste du monde prisée par les poètes transcendantalistes: Thoreau, Whitman ou Emerson.
La sortie des ténèbres de l'isolement n'y dépend plus uniquement de la dialectique sauvagerie/discipline, avec ses pertes et profits, ses processus d'identifications boiteuses. Cette dernière se trouve d'ailleurs assez rapidement tenue en échec, suscitant un vif sentiment de découragement et d'impuissance.
Annie Sullivan, l'éducatrice, cède donc, dans une seconde phase, à une forme de "lâcher-prise" ou d'abandon qui semblent s'en remettre à une forme de providentialisme objectif: un "miracle" improbable sur une terre aride (l'Alabama), au cœur de ce terreau précisément puritain et disciplinaire qui est l'environnement parental. On pourrait dire des parents, du père surtout, qu'ils sont bien plus proches de la méthode et des attentes d'Itard que de celles, tâtonnantes malgré leur détermination, de l'institutrice - une farouche, une sauvage-rebelle (issue d'une institution "pauvre" pour aveugles) plutôt en guerre contre le monde qu'ils représentent, ses valeurs, ses codes et ses règles.

Quoique latéralement, la question de la ségrégation raciale est ici convoquée. Et c'est la dimension proprement politique, plus ou moins absente des préoccupations du Truffaut, qui innerve le film.
Il n'est pas hasardeux que la question du "miracle" se noue précisément autour du cas d'une enfant aveugle-sourde-muette, dont la violence signale une impossibilité autant qu'un refus quasi-natifs d'intégrer ou de reconnaître son tissu familial: une mère bourgeoise, peut-être quaker, mariée trop jeune à un vieux capitaine en retraite de l'armée sudiste. Il est également question des codes sociaux qui régissent ce monde clos et divisé: à table, l'aristocrate sudiste ne se sert pas lui-même et répugne à utiliser certains couverts, il se fait servir par l'esclave noir. Rappelons l'enjeu de cette fameuse et épuisante lutte au corps-à-corps à laquelle se livrent Annie et Helen, dans la cuisine transformée en champ de bataille: contraindre Helen a utiliser une cuillère - couvert dont elle rejettera un jeu complet avec une rage systématique.
Dans cet espace psychique et social exploré par la caméra de Penn, la radicalité du handicap de l'enfant pourrait aussi bien s'appréhender comme une métaphore clinique, une manière de symptôme, de "réponse" en forme de "non-réponse" somatique à ce cloisonnement. Et si l'improbable "miracle", c'était en réalité de faire sauter toutes les cloisons, tous les verrous, toutes les coutures qui suturent ce monde de tradition séculaire au bord de l'explosion?

Trois ans plus tard, dans The chase (La poursuite impitoyable, 1965), son grand film maudit charcuté au montage par les majors, Penn exposera frontalement cette question en exhibant de la façon la plus crue la violence raciste et sociale (par exemple: "comment un "nègre" peut-il tutoyer une femme blanche?"), et fera littéralement exploser toutes les cloisons qui assuraient encore la cohésion d'une ville de notables agencée autour des puits de pétrole de Val Rogers.

Le "lâcher prise" dont il est question dans The miracle worker - qui est en même temps un retour de la violence archaïque fondatrice de l'ordre social - constitue la dimension la plus singulière du film. Elle l'éloigne radicalement, par avance, de l'éloge de la pédagogie "à la française", fût-elle mâtinée d'oblation pathogène. Le salut ne vient, pas, s'il arrive, d'un acharnement (même assorti d'affection authentique), mais d'une forme étrange d'abandon, de renoncement (à l'intériorité d'un "soi"), d'acquiescement (à une force extérieure), qui jouxtent davantage une "mystique de la nature" qu'une confiance rationnelle dans les outils de la pédagogie des hommes.

En cela, le miracle advenu dont Annie Sullivan constitue une occasion indéterminée, fruit d'une conjonction finalement mystérieuse, impondérable, entre les phases maniaques de maîtrise et leur reflux, se situe aux antipodes de la méthode Itard.
Autant le film de Truffaut appartient à la lignée classiquement paternaliste des récits d'apprentissage régis en dernier ressort par les initiatives de l'adulte "responsable", autant le Penn s'avance vers une ambiguïté bien plus sourde et opaque. La révélation arrive, sans déduction possible, dans les méandres d'une violence elle-même sauvage de l'adulte se livrant à d'étranges ballets avec l'enfant, constituant plutôt par là ce que Deleuze nommerait un "interrègne". Sortes de "noces a-parallèles" desquelles la puissance d'un amour désintéressé, objectif, presque anhumain, peut éventuellement jaillir et se communiquer, se transmettre par-delà l'intention, libérant des potentiels de circulations, d'associations entre les signes et les choses.
L'amour (comme possession, retour à soi, partage commutatif) non seulement ne suffit pas - comme disait Bettelheim - mais encore est impuissant. L'enfant est choyée, tout obstacle à sa fureur est soigneusement tenu à distance. C'est au contraire l'affection protectrice des parents qui tisse cette prison sans contours dont elle n'a aucune chance de se libérer.
Et s'il y a quelque chose de "l'amour" dans l'éducation, c'est plutôt ici un "au-delà de l'amour" qui, dans un refus d'identification parentale, brise l'amour parental impuissant et ses chaînes invisibles. C'est pourquoi le premier signifiant adressé par Helen Keller à son environnement humain est "teacher": adressé à celle qui a pris le risque de plonger avec elle, sans parachute, dans le chaos des ténèbres.

Truffaut, lui, s'identifie trop à la dyade enfant sauvage-abandonné/tuteur-père. L'image du père et du tuteur se trouvent bel et bien associées tout au long du film: n'y est-il pas aussi question, au bout du compte, d'adoption? Truffaut-Itard ne peut tâtonner vers le "salto mortale" d'un lâcher-prise qui autoriserait que vole en éclats cette alternative au fond sentimentale et/ou passionnelle au sein de laquelle oscillent en permanence les phases de gratification et de frustration, dans une succession de spires toujours plus enveloppantes et étouffantes.
Aussi le récit de Penn, trop aisément assimilé à un "conte édifiant" sur les vertus combinées de l'éducation et de l'amour, renvoie bien plutôt dans les cordes l'humanisme à la fois sentimentaliste et positiviste d'Itard, grevé de la fonction législative/paternelle.
Le film d'Arthur Penn se révèle ainsi une célébration assez amorale ou anomique de l'intuition, des "données immédiates de la conscience" chères à Bergson.
Son didactisme funambulesque se double cependant d'un pessimisme de fond que n'altère pas le finale, superbe morceau de bravoure laissant les protagonistes groggy sur le seuil de la demeure, dans l'entre-deux d'un avenir incertain. Séquence magnifiée par le beau leitmotiv diatonique de Laurence Rosenthal, oscillant entre flux et reflux, apaisement et tension, auquel se mêle un thème qui suggère des réminiscences de La nuit du chasseur - évoquée par le dernier travelling.

Dans ses meilleurs films - presque tous, en fait, jusqu'à Georgia - Penn sonde avec obstination les thèmes de l'inadaptation, du passage problématique de "l'enfance" - plus généralement un état d'immaturité - à l'âge adulte. Il assortit cependant cette interrogation d'une aporie lucide qui fait cruellement défaut à Truffaut, chez qui on vante tant par ailleurs l'attention portée à l'enfance (alors que ses inquiétudes se portent principalement sur le couple et plus généralement les relations duelles): comment devenir "adulte" lorsqu'on se heurte à un obstacle bien plus fondamental et redoutable, la cécité et la violence insolubles de la société elle-même prise dans son ensemble?


(reédit. 15/01/2013)






La dentellière (Claude Goretta, 1977)


Beau film (adapté, bien sûr, de l'unique "hit" littéraire de Pascal Lainé, que je n'ai pas lu), mais d'une abstraction un peu raide.

Le problème de ce film, c'est justement que par l'organisation de sa dramaturgie, il semble ne laisser aucune chance à ses personnages: ils semblent d'emblée des axiomes figurés à accomplir l'idée ou la démonstration de leur stéréotypie sociale (c'était déjà sensible dans le premier film de Goretta: "l'invitation", qui est un jeu de massacre systématique et, avec le recul, plutôt horripilant, et ça empirera jusqu'à "la provinciale", complètement raté à mon sens, la carrière de Goretta s'orientant ensuite vers les adaptations tv mi-figue mi-raisin de Maigret - avec Bruno Cremer).
L'ensemble est bizarrement à la fois totalement juste et totalement faux: une certaine approche de l'aliénation sociale et de la lutte des classes, consistant à appliquer et à retourner contre lui-même, comme idéologique, un certain discours schématiquement marxiste de l'époque. Mais trop mécanique, d'une dialecticité pauvre, davantage de l'ordre de la rhétorique.
Les "gauchistes" qui nous sont présentés dans ce récit sont des caricatures peu avenantes et peu sympathiques, c'est peu dire, de jeunes bourgeois déréalisés par cet "opium des intellectuels", comme disait Aron, que semblent dans leur bouche les concepts d"aliénation", "lutte des classes", "solidarité avec les prolétaires", etc. Il y a en filigrane, dans ce dispositif de la rencontre entre l'ensemble "Pomme" et l'ensemble "François", le procès désenchanté, sous-jacent, de "mai 68", une ironie amère sur le projet libérateur et émancipateur dont ce dernier se voulait porteur;
de là à avancer que ça place le film dans un horizon de perception réactionnaire (à la Jean Dutour: "l'école des jocrisses"), ou anarcho-droitiste, de "68" (du style: le mai 68 "estudiantin" ne fut au fond, dans son effectivité, qu'un mensonge, un carnaval transgressif permettant aux fils de la classe bourgeoise de se préparer à l'exercice de leurs prérogatives de futurs patrons - et cela dit, le front syndical ouvrier lui-même ne s'est jamais complètement départi du soupçon de s'être senti "quelque part" dépossédé du motif réel de sa lutte), la question peut évidemment être posée, tout comme on se doute bien que la réponse sera sujette à verte polémique et comprendra son lot de procès divers. Mais bon: y a "des" mai 68, faits de strates et de couches différentes; celui de Deleuze n'était pas forcément celui des étudiants de la Sorbonne, etc...

L'"l'intello-gauchisme" des étudiants est d'une certaine façon montré, ici, comme l'exercice à l'œuvre d'un écrasement de la classe dominée par ce que Bourdieu appellerait la fraction dominée de la classe dominante: celle qui jouit du "capital symbolique", du savoir, de la culture, des "mots pour dire" ce qui s'apparente à une "conscience politique". La démonstration me semble néanmoins cadenassée, verrouillée de triste façon et pour le pire (ou l'efficacité du drame), en figeant au maximum les deux termes de l'équation dans une impossibilité "quasi-ontologique" de s'arracher à leur hyper-détermination sociale par la conscience critique, réflexive ou pré-réflexive, de leur situation.

A un certain degré, ces personnages de "roman bourgeois" pourraient être ressentis, en termes sartriens, comme des essences (clichés), grevés de l'en soi des déterminations socio-objectives qui pèsent sur eux comme une "quasi-nature", et ainsi séparés de toute possibilité de sursaut analytique ou critique, condamnés à leur détermination et non condamnés à la liberté (laquelle s'engendre dans l'aliénation sociale, une lutte, et non dans un ego solipsiste déjà constitué: idée vers laquelle s'achemine précisément le "second" Sartre, lorsqu'il tente de dépasser sa primo-conception de la liberté articulée sur le modèle de l'ego-conscience cartésienne, vers l'historicité collective d'une "raison dialectique").
(Évoquant Sartre, me revient tout à coup en mémoire que c'est Goretta qui a réalisé cet ahurissant téléfilm-biopic en 2 parties: "Sartre et le temps des passions", avec Bruno Podalydès "imitant" Sartre comme Patrick Sébastien imiterait Bourvil - et pour la compréhension de la pensée de Sartre, la bio par BHL tiendrait du génie fracassant.)

Donc d'un côté, Pomme, enfermée d'emblée, essentialisée dans la double imagerie convenue de la femme douce et passive, tendre chair, pure présence offerte et aimante (qui aime sans rien "demander"), et qui, si elle est du côté du silence n'est donc pas du côté du "logos" comme eût dit La Palice, et du milieu social où elle vit, celui des "petites gens" présenté lui-aussi comme espace du silence et de la passivité, de l'effacement et de la discrétion.
De l'autre, François, étudiant en lettres à la Sorbonne, belle âme et/ou conscience malheureuse dont la compréhension des mécanismes de l'aliénation est non seulement complètement abstraite, non réflexivement assumée, mais pire, loin d'ouvrir une quelconque forme de "conscience politique", constitue l'instrument clivant, plus ou moins conscient (et plutôt plus que moins), d'une haine de classe appliquée à l'objet non pas d'un amour désintéressé, mais d'un programme pervers d'éducation : il lui tend d'une main les "mots émancipateurs" qu'il lui retire de l'autre, par un langage de maîtrise destiné en fait à la tenir à distance, dans les cordes.
A partir de là, le drame est cousu d'avance. Une vraie horlogerie suisse.



On pourrait cependant s'essayer à voir aussi le film comme une transposition décalée de "Bartleby" (cette admirable nouvelle de Herman Melville dont il faut absolument prolonger et enrichir la lecture par la non moins admirable analyse que lui consacra  Gilles Deleuze: "Bartleby ou la formule", in Critique et Clinique, Paris, Minuit, coll. "paradoxe", 1993, pp. 89-115), lecture pas forcément incompatible ou hétérogène avec celle que je suggère ici, mais plus riche et la contredisant sur un point précis: Pomme serait davantage, par sa passivité étrange, un pôle d'affolement rendant le discours de François inepte et creux, agissant sur lui comme un révélateur de sa propre abstraction et de sa propre aliénation.
Dans la progression dramatique, c'est assez troublant: une énigme humaine - qui attend d'une certaine façon quelque chose sans l'attendre, qui dit sans dire, qui demande sans demander, suscitant l'attraction-répulsion de l'étudiant dans le rôle de l'avoué et le jetant dans une haine-panique irrationnelle: la fuyant et la repoussant jusqu'à la condamner à n'être plus qu'un fantôme contemplant un "non-paysage" (dans le cas de Pomme l'affiche pour un pays lointain et exotique) derrière une fenêtre aveugle. Et à qui il rend une dernière visite dans sa chambre d'hôpital, de la même manière que l'avoué allait voir Bartleby en prison, dans un mélange de culpabilité et de compassion impuissante.