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samedi 24 septembre 2011

Nous autres

Ce matin, je suis trop fatigué pour aller me coucher.
Alors vous faites ce que vous voulez, bien sûr, mais moi, je copicolle.




Dans notre vie, rien n’a jamais été droit.
Droit comme pour nous.
Dans notre vie, rien ne s’est consommé à fond. 
A fond comme pour nous.
Le triomphe, le parachèvement,
Non, non, ça n’est pas pour nous. 


Mais prendre le vide dans ses mains,
Chasser le lièvre, rencontrer l’ours.
Courageusement frapper l’ours, toucher le rhinocéros.
Etre dépouillé de tout, mis à suer son propre coeur. 
Rejeté au désert, obligé d’y refaire son cheptel,
Un os par-ci, une dent par-là, plus loin une corne.
Ça, c’est pour nous. 
 
Dire que les sept vaches grasses naissent en ce moment.
Elles naissent, mais ce n’est pas nous qui les trairons.
Les quatre chevaux ailés viennent de naître. 
Ils sont nés. Ils ne rêvent que de voler.
On a peine à les retenir. Ça ira presque aux astres, ces bêtes-là.
Mais ce n’est pas nous qui y serons portés.
Pour nous les chemins de taupe, de courtilière.
De plus, nous sommes arrivés aux portes de la Ville. 
De la Ville-qui-compte.
Nous y sommes, il n’y a pas de doute. C’est elle. C’est bien elle.
Ce que nous avons souffert pour arriver... et pour partir. 
Se désenlacer lentement, en fraude, des bras de l’arrière...


Mais ce n’est pas nous qui entrerons.
Ce sont des jeunes m’as-tu-vu, tout verts, tout fiers qui entreront. 
Mais nous, nous n’entrerons pas.
Nous n’irons pas plus loin. Stop ! Pas plus loin.
Entrer, chanter, triompher, non, non, ça n’est pas pour nous.


(H. Michaux, La nuit remue, 1932)