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mardi 15 juin 2010

Lettre à Freddy (sans Buache)



Non c'est pas vrai, c'est pas ça du tout. Mais alors pas du tout.

Je n'ai aucun parti pris pour le "crasseux", le "noir", versus le "beau", "le lumineux": c'est des poncifs, tout ça, je me situe pas là. Tu construis une catégorie purement imaginaire de ce que tu crois être les films que j'aime, c'est nawak (je t'ai indiqué une liste). Et c'est vraiment pas ma rhétorique. Tout ce qui est systématique m'ennuie, que ce soit dans le registre noir ou lumineux, c'est pas le problème.
Et je recommande très peu de films en général. Quand je tiens vraiment à défendre un film, j'en esquisse une analyse. Phénomène très rare. Parce que ça m'ennuie tellement d'écrire sur les films eux-mêmes. Et quand je parle des films (rarement), c'est toujours pour parler d'autre chose. Tu devrais le savoir depuis le temps. 
D'ailleurs, ça commence à me faire tellement ch... de non-écrire sur le cinéma que je vais bientôt ouvrir deux nouvelles rubriques où je pourrai, à mon rythme - c'est-à-dire le bon - non-écrire sur la musique dans l'une, faire du "testing-evaluating" d'objets techniques et divers de la vie courante dans l'autre. Ce qui constitue en fait ma vraie passion. Testeur, j'ai ça dans la peau, c'est un don quasi-naturel. J'aurais pu faire meilleur vendeur dans n'importe quel rayonnage d'objets techniques de la vie courante, si j'avais pas préféré ne rien faire. Ce qui en fait est ma passion fondamentale. 





Je suis pas fan de Bresson. J'ai du mal à "comprendre" Bresson. Je peux dire que Bresson (sauf ses premiers films) m'ennuie profondément, au mieux, et au pire m'est insupportable, parce que je n'ai pas travaillé les clefs pour l'appréhender. Et que j'en ai pas envie.
Par contre, quand je dis "bressonien", c'est un qualificatif très superficiel, comme quand on dit "kafkaien" ou "fellinien": ça veut pas dire que c'est comme Kafka ou Fellini, mais on "voit" un peu ce que ça peut vouloir dire, dans une conversation. Sans plus.

Je ne milite pas pour un "genre" ni un "style" déterminés.

Contemplatif, action, réaliste, fantastique, documentariste, féérique, sf, série b, blockbuster, commercial, confidentiel, expérimental, mainstream, triste, comique, désespéré, euphorique... Je n'ai pas de préventions. Je suis très bon public. Je peux trouver de l'intérêt, des choses passionnantes, dans des films de factures très différentes. D'autant que les catégories mentionnées n'existent pour moi que pour repousser leurs frontières, s'interpénétrer (action/contemplation, déjà: combien de films d'action où il ne se passe strictement rien, combien de films dits "contemplatifs" riches d'une activité permanente, etc).
Mais je ne dirais pas qu'"il y a toujours quelque chose à tirer d'un film". Non, y a rien à tirer d'un mauvais film. Y a des films dont on peut franchement s'abstenir. Et dont la nullité n'offre aucune leçon à méditer ou à engranger. Malheureusement on s'en aperçoit toujours trop tard. Que de temps perdu, qu'on aurait pu consacrer à ne rien faire. 





Je ne pense pas non plus qu'il faille "faire un effort", au sens de simplement insister, dans un cadre identique. Si le cadre, le complexe percept/affect/intellect, qui a déterminé telle saisie, n'a pas changé, c'est pas la peine, faut pas insister.
Mais ça dépend de ce qu'on nomme "effort" (je peux insister pour écouter une pièce de musique que je ne comprends pas, parce que je suis suffisamment informé de sa valeur. Mais pour cela, je me mets dans un certain travail d'élargissement de ma capacité à écouter, qui dépasse le cadre de la pièce pour elle-même. Pareil pour un film). 
 
Les pommes ne donnent pas des poires, du moins pas de but en blanc, ni en se forçant. ça se passe dans un ensemble, extra-cinématographique. La cinéphilie n'étant et ne pouvant être elle-même qu'extra-cinématographique, bien entendu, sinon autant se passionner pour les timbres ou les capsules de bière. Et pourquoi pas, d'ailleurs. Même en ces cas, ces passions, dans leur cadre même, sont "débordées" par de l'extra-timbrique ou de l'extra-capsulaire. Ce qui importe, c'est de le comprendre, de le saisir, peut-être de l'analyser.

Par contre, une constante: je crois qu'il ne faut pas voir trop de films sur un délai trop concentré, et je crois aussi qu'il faut, si possible, ne pas attendre a priori un événement qui, s'il arrive, n'est justement pas attendu. Ou chercher, à tout prix, ce qui dans tel ou tel film ferait avancer "la cause du cinéma" (décidément, une forme d'obsession que j'ai bien du mal à saisir) selon je ne sais trop quels critères ou cahier des charges à remplir.
J'ai déjà énoncé, plus que de raison, combien dans la manière d'aborder les films, ce genre d'obsession me semble trop souvent prendre la place du plaisir un peu benêt du spectateur (notion dont beaucoup se méfient terriblement, la répudient au prétexte qu'elle serait incompatible avec le sérieux d'une entreprise critique, d'une quête de je ne sais quel "absolu", qu'elle serait une chute terrifiante engendrée par le péché originel d'un quotidien sans grandeur, croit-on, n'œuvrant pas, croit-on, à "ouvrir de nouvelles possibilités").

Je crois pas du tout à l'intérêt de l'actualité cinématographique, en termes de critique "cinéma" (par contre, ça dit toujours quelque chose de l'actualité de l'époque, le Zeitgeist du film n'étant pas plus immédiat qu'elle, d'ailleurs).
Ça m'hallucine régulièrement la portée "événementielle" qu'on accorde à tel film, au moment de sa sortie. Il est vrai que je vois toujours les films au moins 6 mois après leur sortie en salles. Y a plus cet effet d'attente, ce sur-investissement, cette saturation de désir, de sens, qui entourent le film au moment de son actualité, avec cette idée que quelque chose de "décisif" se passe ou ne se passe pas dans... "l'histoire du cinéma".


"Aller à Cannes". Là où "ça se passe", l'actualité du Cinéma, l'Avenir du cinéma. L'Histoire en marche, comme Hegel regardant Napoléon passer sous sa fenêtre. Quelle idée saugrenue, quand on y songe. Et pour "croire" à nouveau "au Cinéma". En plus. ça me dépasse.

Platitudes que mon propos, bien entendu. Je me situe vraiment dans l'inactualité des films. Je m'efforce de ne lire les critiques qu'après, comme si je refusais d'entendre le résultat d'un match jusqu'à ce que je le visionne en différé.
Mais justement, c'est pas un événement sportif. On voudrait nous faire croire que si. Mais non, on peut voir tout ça après, ce ne sera pas un temps dégradé. Au contraire, cette croyance que tout se joue "au moment même" de la sortie en salles, je comprends pour la question cruciale du commerce, mais ça crée les conditions du contraire: une négation du temps que nécessite l'œuvre pour se recevoir. 





Et des films, j'en ai vu, hein. Je le dis avec toute la "self-indulgence" qu'un vieux con à la Cornac McDonald peut s'accorder.

Entre 12 et 14 ans, je suivais déjà assidûment le ciné-club de Dimitri Balachov et de Claude-Jean Philippe.
Je connaissais mon Truffaut sur le bout des doigts et prétendais à qui voulait l'entendre qu'"une belle fille comme moi" était son meilleur film méconnu, mais tout le monde s'en foutait.
Je me passionnais pour le grand travelling latéral de "week-end" de Godard; découvrais la phénoménologie avant d'en connaître le nom avec "deux ou trois choses que je sais d'elle" et le monologue sur le gros plan de la tasse de café.
Je prenais Wanda de Barbara Loden de plein fouet.
J'apprenais à distinguer la résistance et la collaboration en suivant "la Honte" de Bergman.
Je m'intéressais déjà aux films "orphelins", depuis les "yeux fermés" de Joël Santoni - qui me faisaient découvrir Terry Riley - à "Bartleby" de Maurice Ronet, en passant par "ils" de Jean-Daniel Simon.
Je débattais avec moi-même pour déterminer si Cassavetes était plus grand que Pialat ou l'inverse, tout en trouvant génial "phantasm" de Don Coscarelli et en rêvant de rédiger une étude sur "l'angoisse du gardien de but" de Wenders-Handke, ou "les petites fugues" de Yves Yersin, tout en trouvant la filmo de Tanner déjà ringarde. 
Je conseillais au programmateur du ciné-club de mon athénée de projeter "l'argent de la vieille" de Comencini plutôt que "jaws" de Spielberg, parce qu'il hésitait entre les deux commandes de pellicule et ignorait l'existence du premier. Ce qui me valut de sévères reproches, parce que 98% des gosses avaient quitté la salle après 20 minutes, en ordre dispersé, en pleurnichant, gémissant, bavant et tout.
Je forçais mes parents à regarder "de l'influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites" de Paul Newman tout en les surveillant sévèrement du coin de l'œil, comme un pasteur luthérien, au cas où ils s'endormiraient, les pauvres.
Je m'inquiétais de ne pas avoir vu un film de Hans Jürgen Syberberg ou "ce répondeur ne prend pas de messages" de Alain Cavalier.
A 14 ans et demi, je prenais Fellini-Roma dans la gueule.
A 15 ans, je découvrais des films de René Allio dont personne ne parle ("dure journée pour la reine").
A 16 ans, je connaissais par cœur presque tous les films de Polanski, y compris ses courts-métrages à Lodz, alors que beaucoup en dissertent avec dédain tout en confessant sans honte qu'ils n'en connaissent que deux ou trois films, et les plus mauvais.
A 17 ans, après avoir vu "le signe du lion" de Rohmer, j'ai reçu la révélation de ma hantise fondamentale de terminer clochard (mais sans la fin heureuse d'un héritage providentiel).
A 18 ans, je commençais une giga-collection de cassettes vhs dont tu peux même pas imaginer la teneur dans tes pires cauchemars - comprenant des films totalement invisibles aujourd'hui de Herbert Achternbusch, de Pierre Etaix, des Duras que personne n'a et ne souhaite avoir, comme "des journées entières dans les arbres", "Belle" d'André Delvaux, dont j'ai sans doute la seule copie en Belgique. Je veux dire en Syldavie septentrionale.
Je découvrais "Maine Océan" de Rozier, "blue velvet" de Lynch, ou "after hours" de Scorsese, à leur sortie en salle. C'était une époque où les non-cinéphiles allaient mater comme tout le monde des films aujourd'hui réservés aux ciné-clubs.
A 21 ans, je découvrais, dans une salle absolument déserte de Droixhe, "le passager" de Kiarostami. 

Ah mais t'tention hein, oh.


Honnêtement, je comprends pas (en dehors de la question cruciale du gagne-pain) le "métier de critique-chroniqueur", en soi. Voir des films tout le temps, au fur et à mesure qu'ils sortent. Et faire son papelard numérique là-dessus. Prendre la température météo de ce qui est sorti cette semaine. Voir tout le temps des films, et par "spécialisation" dans cette occupation, en plus ... Vraiment. C'est pas possible, on voit rien, on doit ne rien voir. C'est le plus sûr chemin vers l'indifférenciation de tout dans tout, la nuit où toutes les vaches sont grises. 





Pour sûr, si j'allais voir tout le temps des films avec mon passport UGC illimited ou quoi ou qu'est-ce, je ne manquerais pas de trouver à force qu'ils se ressemblent tous, banals et répétitifs. Parce que malgré ma bonne volonté, je ne manquerais pas de confondre tôt ou tard la continuité répétée de mon activité de spectateur avec l'uniformité réelle ou supposée objective des films qui défilent devant moi comme des trains qui passent sans discontinuité. C'est pour ça que, chacun son rapport au temps me dira-t-on, moi, ma passion, c'est l'archive. En vue de voir ou de revoir, plus tard, ce qui du passé peut éventuellement passer dans le présent, dépassé, et se conserver, modifié, dans l'avenir. Puis pas plus de quelques films par semaine. Sinon, je peux pas décanter, et c'est l'agueusie, comme disait le gars dans "l'aile ou la cuisse".

C'est aussi pour ça, en partie, que 90% de ce qui s'écrit dans les mags de cinéma professionnels est si mauvais. On s'en rend très bien compte quand on lit, longtemps après, ce qui a été écrit. On devrait interdire aux gens d'écrire le jour même ou le lendemain sur le film qu'ils ont vu la veille, alors qu'ils sont déjà en route pour le suivant. On devrait créer un magazine de cinéma exclusivement dédié à l'actualité d'il y a 6 mois.

Bien sûr, inutile de croire qu'on va échapper aux effets de "spot" sur un film. Il ne s'agit pas davantage de prétendre qu'un film ne serait pas lié à sa détermination "sociétale" au temps de sa fabrication et au temps de sa sortie. Il s'agit de recevoir "après-coup". Je ne dis pas que c'est mieux, mais ça dispose une autre façon de recevoir. Dans la distance chronologique et spatiale, avec un poids d'attente minoré, on peut éventuellement mieux voir les choses, mieux apprécier leur proportion. 
 
 



On peut se rendre compte que pas mal de choses qui ont été commentées en abondance comme gigantesques sont en réalité minuscules, d'un impact ou d'un intérêt frôlant le zéro absolu, ou des choses méprisées, expédiées d'un revers de main, qui sont en fait des films immenses, qui creuseront leur sillon dans l'époque. La grandeur ou non-grandeur d'un film se construisent dans le temps. Y compris leur lien à leur époque, à ses enjeux. Tant de malentendus, tant de passions inutiles, de palabres vaines, suscitées dans l'effet de sidération de "l'ici" et du "maintenant". Encore une porte ouverte, que j'enfonce avec délice.


Et sinon, faut pas croire que je recommande une méthode quelconque, ou prétends en détenir une... Je dis pas qu'il faudrait regarder comme ceci plutôt que comme cela, procéder ainsi et non pas comme ça, etc. Mais non, faut pas se forcer.
On fait avec les compositions d'affect qu'on a, qui sont de toute façon intriquées à un régime de sens qui peut être analysé, d'ailleurs, selon des perspectives fort différentes. Le monde et le sens du monde ne se jouent pas tout entiers, à chaque fois, comme si on était susceptible de devenir quelqu'un d'autre, soudain. Gardons-nous des "il faut", enfin, façon de parler, car c'est ambigu: l'exigence est recommandée, mais pas au point où les conditions qui la rendent possible n'existent pas ou pas encore. C'est un processus qui ne relève pas de la seule volonté. 

Y a trop de volontarisme dans tout ça.

Du coup, on reçoit les préventions critiques comme des injonctions paradoxales (sois différent, regarde autrement, ne pense pas comme ça, etc), et on oscille constamment entre des radicalismes, bannissant les zones de l'entre-deux, de l'indécision, du clair-obscur. On veut à tout prix savoir si on adore ou si on déteste.
Quelque chose dont l'urgence de la détermination commanderait le "présent" du cinéphile passionné. Il voudrait tant être "au clair" avec lui-même, fixer, graver l'objet de sa passion dans le marbre d'une vérité qui demeure. C'est cette angoisse typique du temps, de son vide fluant qui ne cesse de grignoter et de basculer la présence désirée de l'objet dans la déception de l'ayant-été.

Mais c'est pas si simple, c'est si peu simple qu'on oscille constamment, comme affolé, perdu, dans les extrêmes de la passion "contradictoire", qui sans cesse modifie la certitude immédiate de "A" en certitude légèrement différée de "Non-A". Tout cet antagonisme de certitudes contrastées, pour échapper aux zones de l'incertitude, de la co-existence ambiguë de plusieurs possibilités soumises à la modification du temps. C'est combien classique.
Faudrait apprendre à se prononcer, longtemps après, pas spontanément mais dans un horizon "perspectiviste"; et moins sur la "valeur" du film en soi que sur les régimes de valeurs qui ont entouré sa vision.
Qu'est-ce qui change, a changé, à travers moi, dans ce qui me regarde en même temps que je le regarde? Qu'est-ce qui se conserve? Qu'est-ce qui disparaît? Qu'est-ce qui est susceptible de changer de forme sans se détruire? Que reste-t-il de tout cela? Oh ne me le dites pas forcément, je m'en fous un petit peu; pensez-y, faites-en une pensée, s'il y a matière à penser, à produire des énoncés, mêmes quelconques, pour faire marrer les chauves et les cantatrices, ou interrompre les flux de pensée dans la cervelle des idiots, ou faire perdre du temps à des gens très intelligents, etc. Y a plein de possibilités rigolotes, en fait.
Mais tout cela implique - et ce sera ma "conclusion" provisoirement définitive autant que définitivement provisoire - de renoncer, dans l'expérience de vision, au mythe d'une "saisie absolue", inconditionnée, anhistorique, intransitive, etc etc.

Cordialement,

Jerzy P.
Cinéphile verviétois.











"Et trois ou quatre fois l'an je revenais, ne sachant pourquoi, seul, pour les contempler, non pas seulement Grand-père et Grand-mère mais eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine." 
(W. Faulkner, Sépulture Sud, Idylle au désert et autres nouvelles, Gallimard, coll. "du monde entier", Paris, 1985.)