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lundi 15 août 2022

1979


[La notule qui suit date du 23 septembre 2013. Je dis ça pour mes futur.e.s biographes qui auront pour tâche importante, et urgente, de dater mes archives de la mère Docu et du père Pétuel. Je sais, un rien m'amuse, et on me compare parfois à Jean Roucas.]



 

 

1979, année fatale s’il en fut. C'est le moment, du moins pour pas mal de gens de ma génération (cad nés au milieu des années 60), où tout bascule. Esthétiquement, que ce soit musicalement ou cinématographiquement, c'est l'année du chant du cygne, avant l'entrée dans ce long tunnel sans rémission des années 80, horrible décennie, les années fric, les années Tapie, l'enterrement de l'idée de la gauche sous le déguisement de son épiphanie gouvernementale, les années Véronique & Davina, les années Ferris Bueller, Huey Lewis, Phil Collins. Les années où la culture remplace l'art, le cd le vinyle, les yuppies les punks, l'identité et le développement personnel l'aliénation sociale et l'internationale des prolétaires. On le sentait confusément, mais s'annonçait le "développement durable" du complexe militaro-industriel. Hello, this is the central scrutinizer, plastic people has won, ponke.

Décennie du kitsch, du recyclage, des perruques peroxydées, des néons fushia saturés, de l'esthétique rétro avec images floues hamiltoniennes, du tout-au-décor, du son sec de synthés pop et de batteries plates. La décennie où triomphent Luc Besson, Jean-Jacques Beineix, Adrian Lyne, Lawrence Kasdan, Léos Carax, Roland Joffé, Gilles Béhat, Alan Rudolph, Lars Von Trier et Percy Adlon.

Un ami d'enfance, un type étrange, féru de jazz, de rock, de ciné, de matos hi-fi et d'encyclopédies Universalis, bref un verviétois, m'exposait régulièrement sa théorie au sujet de ce qu'il nommait le "basculement épistémique" lié à 1979. Il avait toujours prétendu, déjà, qu'il mourrait avant 25 ans. Il décréta ensuite qu'il était bel et bien mort après 79, devenu fantôme hantant ses propres souvenirs. 


Son point de vue était celui d'un radicaliste ne souffrant aucune contradiction. Il m'expliquait, avec moult détails, le déclin brutal des appareils de hi-fi, qui n'étaient plus fabriqués pareil (amplis, tourne-disques, baffles), des techniques de prise de son (époque Impulse, Blue Note). Il avait une théorie assez convaincante sur les drums et le drumming: après 79, on a changé la manière de tendre la peau de tambour sur les batteries, ce qui a provoqué une mutation radicale du son: sec, sans relief ni profondeur. Un des détails permettant selon lui de saisir que le jazz était mort en 1979. La complexité du continuum rythmique (à la Elvin Jones) était devenu impossible. Même le jeu sur les cymbales avait changé, comme les cymbales elles-mêmes, et le "drive de cymbales" s'était perdu. Tony Williams, celui de la période Miles Davis E.S.P, The sorcerer, Miles Smiles et Nefertiti (quatre disques terrassants, des sommets du jazz moderne), ne maîtrisait plus sa fabuleuse technique du "drive de cymbales". 

 


Le son des contrebasses avait lui aussi changé, aussi bien en raison d'une nouvelle façon de frotter les cordes que d'une nouvelle façon de les tendre: il devint "enrhumé". Jazzistiquement mou et réverbéré, avec Eddie Gomez, Steve Swallow, etc. Mingus est mort en 79. "Et ce n'est pas par hasard!", ajoutait cet ami.

Dans nos échanges surréalistes, je jouais le rôle du gars tourné vers "l'avenir" et protestais constamment, en citant des tas de contre-exemples de tant et tant de nouveaux disques, de nouveaux films merveilleux.

La décennie 80 consacre l'empire du jazz-rock et de la fusion. Weather report, parmi d'autres, en fournit l'étalon. Bien que formé en 71, la formation (désormais on dira "groupe") signe avec Night passage - le bien nommé - et sa soupe de synthés brumeux l'entrée dans un vide commercial et sonore toujours d'actualité, où surnageait ça et là la basse magnifique de Jaco Pastorius, l'intrus de la bande. L'autre groupe "séminal", comme on aimait à dire, était Steps Ahead. Pauvreté essentielle du jeu de saxo de Michael Brecker, salué comme un monstre de virtuosité et éventuellement fils spirituel de John Coltrane lui-même (alors qu'il jouait toujours les mêmes arpèges en grappes descendantes, je peux vous les chanter: tidoudidou di, tidoudidou di, tidididi). 

De jadis grands groupes de "prog-rock" comme Soft Machine se muent en machines molles pour de bon, débitant au kilomètre et à la pression de vains chapelets de saucisses-fusion juste bonnes à sonoriser un Derrick, un Tatort ou des séquences pour peep-shows.
79 fut la dernière année du rock aventureux des middle-seventies, autant que la dernière du punk qui suivit juste après (et qui littéralement ne m'a jamais défrisé même un sourcil). Le passage à 1980 ayant été également fatal pour un nombre incalculable de groupes, décrétés "jurassiques", condamnés pour survivre à embrasser la nouvelle mode des batteries mates, des boîtes à rythmes creuses et des synthés criards. Pour mieux comprendre, passez vous la bande son de Live and die in LA de Friedkin. Celui-là même qui se plaignait amèrement que Lucas et Spielberg aient signé l'arrêt de mort du Nouvel Hollywood en remplaçant un cinéma d'auteurs adultes par un merchandising infantile.

En musique électronique, 79 fut l'année où l'on quitta les mellotrons, les monstrueux moog et séquenceurs analogiques délivrant les nappes et les drones propices aux rêveries hypnotiques et mystiques. Klaus Schulze signifia ce passage en signant en 80 "Dig it", contenant le fameux Death of an analogue, sorte de chant funèbre purcellien au titre explicite et redoutable.




Après 79, au cinéma, on ne prend plus la route, on ne taille plus la zone, avec une caisse pourrie de location, dans les vastes déserts de l’Amérique. Plus jamais on ne se perdait, après 79. Exit Easy-rider, Alice dans les villes, Falsche Bewegung, Scarecrow, The Passenger, Two Lane Blacktop, Vanishing point, Badlands, Electra glide in blue, Le plein de super, Les petites fugues, etc. On s’enferme dans des décors confinés, comme à l'époque de l'occupation. Après 79, on ne compte plus les films dont le décor est exclusivement un night-club à néons vaporeux, noyé dans le fumigène, avec quelques plans de trottoirs aux reflets vert-rouge mouillés.

La césure se lisait aussi chez Ridley Scott : entre Alien (de 79) et Blade runner (82).
L'espace avait mystérieusement disparu de l'un à l'autre. Dans le premier, sens des espaces infinis qui effrayent, monstrueux dédales de Giger déroulant leurs ossuaires et leurs vortex. Dans le second, esthétique pub d'un néo-Tokyo tout en néons qui clignotent, et plus aucun plan large qui respire. Revoyez Blade-Runner. Les seules vues d'ensemble, suggérant des architectures gigantesques sous la voûte étoilée, sont de brefs inserts, toujours le même plan faisant office d'interlude, sur une nappe du regretté Vangelis (si génial dans les 70s). Quant aux personnages, ils sont tous corsetés dans des fanfreluches fashion à paillettes dorées, le visage peint au rimmel et la chevelure léonine brillantinée, tandis qu'ils assertent des poncifs mortifiants sur l'homme, dieu, les robots, la bonne et moi. 

 Après 79, en résumé, on pouvait parallèlement mesurer, toujours selon cet ami, l'effet cataclysmique d'une vaste régression politique, idéologique, spéculative, philosophique, etc. Les grands mouvements utopiques, anarchistes, libertaires, imaginaires ou imaginants avaient brusquement disparu dans un appel d'air. Deleuze disait que les années 80 étaient une période très pauvre. On n'invente plus des pensées, on pense sur des objets préexistants et prédéfinis. Règne absolu de la communication. La création des concepts philosophiques a cédé la place à la création de concepts publicitaires. Il décrivait les années 80 comme une longue traversée du désert, du moins pour celles et ceux qui l'ont vu arriver, car "il y a pire que traverser un désert : naître dedans" (je poursuis cette idée dans le prochain texte).


On relèvera encore en musique le cas éminemment tragique de Mike Oldfield, qui aligna de Tubular bells (73) à Incantations (78) une série de chefs d’œuvre, commit encore deux chouettes albums avec Platinum (79) et QE2 (80) avant de sombrer graduellement dans un vacuum intersidéral post-ron hubbardien, un trou noir, le fameux trou noir dans lequel s'apprêtait à sombrer une génération entière, qui désormais raserait les murs, membre fantôme indésirable d'une société toujours plus avide de transparence, de définitions de soi-même prêtes à consommer-penser-classer, hideuse comme une planche anatomique étale. Bien sûr à toute règle il y a des exceptions, des sursauts exceptionnels, qui n'infirment en rien ladite règle, contrairement à l'adage, mais la confirment: ici Amarok (où il se souvient de lui-même avant que l'éternité le change tel qu'en un autre). 

Tournée "exposed" (79) - qui fut un relatif échec commercial. En résulta un double LP (ainsi qu'un dvd, désormais trouvable sur YT) qui compta dans ma vie d'ado presque autant que la découverte de Music for 18 musicians de Steve Reich.

 


On pourrait multiplier les exemples. Je me contenterai ici, pour ne pas alourdir mon propos semi-sérieux, de 7 exemples que j'espère éloquents: le dernier grand disque de Pink Floyd, le dernier chef d’œuvre de Frank Zappa, le chef d’œuvre de Richard Gotainer, le dernier grand Magma, le dernier grand Aksaq Maboul, le plus beau disque de Alan Stivell, le dernier disque de Alfred Deller.