vendredi 17 février 2012

Canine (Yorgos Lanthimos, 2009)



Film-concept fort perturbant, percutant, interrogateur. Selon la formule consacrée, il ne fera pas l'unanimité. Bcp seront tentés de le classer rapidement dans la catégorie "provocation morbide", "jeu de massacre gratuit", "négativisme contemporain", "exercice masochiste", "schéma à l'épate", etc.

Or pas du tout. Je le vois comme un électrochoc nécessaire, le refus très sain d'un état du monde asphyxié et asphyxiant. Et ce n'est pas du tout gratuit: ça faisait longtemps que je n'avais pas vu un film qui donne autant à penser (au sens de "réfléchir") sur la nature exacte de ce qu'on est en train de regarder. Bien au delà d'une "métaphore" sadique sur la "famille", ce qu'il est aussi, mais au niveau de son interprétation la plus pauvre, c'est une sorte de conte fantastique au bord de la sf. Je serais tenté de parler de film d'horreur épistémologique et politique.


(A partir d'ici, attention, spoiling)

On compare ça à du Haneke, à du Seidl, à du Pasolini. C'est pas vraiment ça. On sent ces influences, mais ça part ailleurs...
Pour le dispositif, ce serait plutôt, au petit jeu des comparaisons, ce que Nolan a échoué à produire avec son Inception: le déroulé imperturbablement logique d'une hypothèse de sf intra-psychique. Ici, une opération de dressage humain complète en vase clos, à base de programmation neuro-linguistique, un peu comme dans une nouvelle de Bradbury du Pays d'octobre. Ou, si on veut encore, Le Village de Shyamalan, mais à la ville, moins divertissant, sans sorcières de folklore et sans costumes. J'y reviens un peu plus tard.

Dans le Nolan, on comprend strictement rien, parce qu'il n'y a rien à comprendre, en fait. Le tube est creux. C'est un tour d'illusionniste, mais raté, on ne sent aucune fluidité dans le passage d'un plan de réalité à un autre. Les raccords sont bidonnés, et on se désintéresse rapidement de ce qui se passe pour se consacrer aux traumas "psychanalytico-mémoriels" de Di-Caprio, aussi convenus que la tempête sous un crâne qui l'agitait dans Shutter island.

Ici, on n'arrête pas de s'étonner de ce qui se passe (car ce qui se passe défie littéralement notre entendement, et les plus sensibles n'iront pas jusqu'au bout), tout en se retrouvant à y réfléchir constamment, et à se dire: "mais non, c'est totalement cohérent, rien n'est fantaisiste ou surréaliste là-dedans".
On plonge dans un monde de pure folie, franchement oppressant tout en étant comique (la chorégraphie et la chanson apprises par cœur, en "yaourt"), et cette folie n'est rien d'autre qu'un processus de rationalisation, poussé jusque dans ses ultimes conséquences. Maximalisation de la logique d'un micro-monde maniaquement élaboré, sous toutes ses coutures, dont on ne cesse de recoudre toutes les échancrures.

Pour être un peu pédant, je dirais (sans trop croire à ce que je dis) que c'est un film foucaldien: il nous parle de conditions de réalité ou d'horizon de réalité produits par une épistémè, un paradigme, indissociables dans leur arbitraire d'un "savoir-pouvoir", d'un processus de contrôle, de gestion des corps et des têtes dans un espace-temps donné.

Là où le film est fort, c'est précisément par son caractère indécidable. Contrairement au Village de Shy, avec lequel il entretient une évidente proximité, le réalisateur nous refuse, du début à la conclusion, un point de vue en surplomb, transcendant les points de vue présentés et autorisant une résolution, dans une zone qui serait un "dehors".


Je reviens aussi sur cette vieille nouvelle de Bradbury, le diable à ressort, à laquelle tant Canine que Le Village me font irrésistiblement penser (on a souvent accusé Shy de piller des bouts d'idées sans citer ses sources, alors pourquoi ce n'en serait pas une? Y compris pour The Others, sur un postulat similaire):

un petit garçon élevé par une mère paranoïaque, dans une immense demeure séparée de la ville par une clôture voilant la grand'route. Parce que le père est mort dans un accident de voiture sur cette grand'route.

Cette maison est l'univers, le plafond est la voûte céleste, etc. Dehors, c'est la mort; si tu sors, tu es mort.

La mère meurt accidentellement, après une mauvaise chute dans un escalier, enfin, quelque chose de cet ordre. Le petit garçon, après être longtemps resté à ses côtés en essayant de la réveiller (la mort dont sa mère ne cessait de lui parler, ça reste pour lui une "réalité" très floue), finit par s'aventurer au delà de cette clôture.
A la fin de la nouvelle, on nous fait part du témoignage d'un policier, qui aurait aperçu un petit garçon vêtu de façon bizarre, "à l'ancienne", marchant le long d'un trottoir et répétant: "je suis mort, je suis mort..."


Le Shyamalan décrit et pose un problème que le Lanthimos reprend à sa façon: paranoïa, peur entretenue de l'extérieur, obsession sécuritaire, modèle autarcique de la famille.

Le twist final, dans le Village, signifie révélation, pour le spectateur surtout, et éventuellement les enfants qui habitent le village, d'un monde au delà de leur monde, qui le "transcende", donc. Je ne pense pas que le film approuve la décision finale d'y rester, il expose cette décision. Le reste, on peut se lancer dans l'interprétation... Il n'en demeure pas moins que ce twist final propose une résolution, pour le spectateur, du partage réalité/fiction. La révélation épistémologique que le Village est un simulacre permet de différencier un "dedans" et un "dehors".

Dans Canine, d'autres questions se posent, qui parfois recoupent celles du Village. Fort intéressantes (sans être d'une folle originalité, mais l'originalité à tout prix, c'est pas forcément intéressant).
Plus particulièrement concentrées, à la manière d'une étude clinique, sur le dispositif de dressage en tant que tel.  La programmation, le conditionnement; leurs effets sur les "enfants" (de jeunes adultes, en fait); les modes de "subjectivation" qu'ils induisent, des états de corps et langage; les processus d'apprentissage, qui consistent à désigner des objets (physiques ou non) par des mots qui usuellement en désignent d'autres (une forme de novlangue destinée à annuler les possibilités de compréhension et de communication en dehors du champ familial); des exercices permanents, sous forme de défis à relever, de compétitions sportives, de paris (à base de récompenses ou de blâmes); des rites à accomplir; des croyances engrammées comme le rôle de la "canine" (le jour où votre canine gauche ou droite tombe, vous serez adulte, et quand elle repousse, vous pourrez conduire la voiture de papa pour sortir - car il est impossible de sortir sans la voiture, en raison de la présence de monstres cannibales au delà de la clôture. Un chat, par exemple, ayant fait intrusion dans le jardin; occasion d'une scène assez trash, sans autre précision).

C'est une famille de 5 personnes (plus une employée, qui vient de temps en temps, recrutée dans l'usine, suivant des consignes hyper-paramétrées, et se révélant un peu starbée elle-même), et il n'y a pas de révélation, ou alors, s'il y en a une (y aura pas de réponse à cette question, même si... Faut voir le film), elle sera sans doute extrêmement bizarre, et en tout cas pas évidente à saisir.

Pour plusieurs raisons possibles, qui ne sont pas développées et laissées à l'appréciation du spectateur (qui est aussi, par là, invité à réfléchir sur les "programmations" arbitraires formant l'épistémè à laquelle il appartient), il leur est psychiquement impossible de saisir le concept même d'un "simulacre"; leur monde est bâti par leurs parents sur un système délirant mais parfaitement bétonné. Le partage dedans/dehors équivaut strictement, sans aucune altération possible, au partage vie/mort.

La possibilité d'une exploration (sous habitacle étanche) de ce dehors dépend d'une énigme apparemment insoluble, poison et remède, livrée par les parents: combien de temps met une canine pour tomber puis repousser? Cette énigme ne suscite guère la curiosité de ces "grands enfants", programmés depuis la naissance à décrypter leur monde depuis l'unique grille forgée par les parents, soumise à de perpétuels examens.
Jusqu'au jour où leur gouvernante oublie dans une chambre son sac, avec la vidéo de location d'un film dont on ignore le contenu. L'ainée visionne ce film, qui lui est inintelligible, mais l'intrigue sur un point: la mention répétitive du nom d'un personnage: "Bruce". Signe acoustique inconnu, incongru, devenant pour les deux sœurs une sorte de code secret indéchiffrable, prétexte à créer des combinaisons pavloviennes inédites commençant à dérégler le système neurocognitif mis en place par les parents, et prétexte à un running gag savoureux:





A partir de ce moment, l'ainée va expérimenter d'autres usages du corps, dissociés de la norme apprise. A l'occasion du réveillon, notamment. Séquence assez bidonnante:







Le film ira jusqu'au bout de son idée, et à ce titre en indisposera plus d'un.
On pourrait dénoncer son dispositif comme pervers: la fonction cathartique ou libératrice des "contes" est grippée, nous sommes pris en otages, livrés à un point de vue manipulateur, et donc voilà une fois encore un film bien "dégueulasse", qui ne remplit pas sa mission humaniste ou "émancipatrice", etc.

C'est au contraire dans ce parti pris que le film atteint sa dimension véritablement critique ou réflexive.
Là ou Le village nous rassure au fond plus qu'il ne nous inquiète, nous infantilisant d'une certaine manière, nous prenant par la main pour nous reconduire gentiment vers la porte de "sortie" (ouf, enfin le vrai monde retrouvé, malgré ses vicissitudes, le monde familier, accueillant, rassurant, avec ses gyrophares multicolores de voitures de police et leurs émissions radios qui grésillent, comme dans tout bon panoramique conclusif de fiction urbaine), Canine sème un doute inconfortable sur la possibilité de cette ouverture, et de ce fait nous prend au collet, sans prendre de gants, pour nous asséner brutalement, dans le cadre de sa métaphore, la question du dehors. On retrouve un peu les questions que je soulevais, depuis Blair witch project, sur la nature ou le statut du "hors-champ".
Le film propose la métaphore visuelle d'une position de savoir impossible mais dont elle actualise complètement la possibilité. Que se passe-t-il si, par impossible, un système du savoir se boucle spéculativement sur lui-même, en un cercle absolu, parfait? Que se passe-t-il si, par impossible, est réalisée, par coup de force, l'identité du "dehors" et du "dedans"? Si à la représentation impure s'est substituée, en la congédiant, la présence pure? Si le "réel" et le "rationnel" se rejoignent enfin dans un concept pur assurant l'identité de l'immédiateté de la médiation? Si on refoule le négatif, si on oublie qu'un oublié travaille dans le concept? Si on oublie ou refoule que le travail du concept, ça consiste à refouler activement, cad se souvenir, de la part de l'inarticulable qui le hante, sans qu'il puisse ni le relever par le concept ni le présenter hors-langage? Etc, etc. Je suggérais qu'oublier ou refouler la tension insurmontable entre l'inarticulable et l'articulation, c'était desceller la porte de la peur.

La maison/monde de Canine est un monde de pure terreur. De pur comique, aussi, comme pouvait l'être à sa façon la famille de Texas chainsaw massacre. Plantée dans un terrain vague inhabitable, une zone désaffectée. Vastes entrepôts toujours plus ou moins déserts, un complexe usinaire à l'abandon dont le père est le super-pdg. Canine est moins un film sur la famille grecque qu'un film sur la Grèce, la Grèce comme promesse d'avenir.
De rares rapports inter-personnels, devenus fantômatiques, fondés sur et réduits à la peur, répètent comme une machine automate buggée, obstinée, les gestes de la logique marchande: domestication, punition, tortures et caresses.

Le monde de Canine pousse juste cette logique de quelques degrés, de telle sorte que, dans cet effet de loupe grossissante, nous commençons sérieusement à nous inquiéter de ce que notre propre production de réalité, ou "savoir-pouvoir", dans laquelle nous nous mouvons (usages du langage, du corps, représentations du monde, processus de subjectivation et de socialisation, …), ne diffère fondamentalement pas du dispositif psychotique auquel nous assistons. Et qui tout simplement nous est insupportable, nous terrifie. Que nous supportons, pourtant, quelques degrés en dessous.