mardi 23 janvier 2024

Remarques sur l'épistémologie de Kant à la lumière de l'athéisme de Nietzsche (titre vendeur pour faire des vues).

 

[ Je me préoccupe actuellement, pour tuer le temps, de la question de l'athéisme, laquelle ne se réduit nullement au "new atheism" des Hitchens, Dawkins, Harris, ce néo-positivisme scientiste très ancien qui inspire bcp le monde de la "pensée" (terme à prononcer très vite en retenant son souffle pour ne pas s'étouffer de rire) sur les réseaux sociaux youtubo-twitchiens. 

Du zététicien à la mode jusqu'il y a peu, mais qui commence vaguement à lasser son monde, armé de sa psychologie évolutionnaire pour mener croisade contre la Religion avec un grand R, à l'apostat qui voit dans Sam Harris la clé de l'émancipation du Maghreb, le "new atheism" a pris toute la place dans le champ de ladite "pensée" en réseau, ou connectique. Mais oui, vous savez - souvenez-vous - cette pensée hardie et en mouvement, qui ne fait qu'un avec l'intelligence collective en mouvement qui se meut sur le net, et qui, hélas trois fois hélas, me fait de plus en plus douter de la pertinence de ce que disait Jacques Rancière de Joseph Jacotot (le maitre ignorant). Qui pourtant a toujours été mon credo. Hélas, trois fois hélas (bis), la fréquentation assidue de ces nouveaux clercs que sont les youtubeurs-penseurs ainsi que celle du public de leurs aficionados, a fait progressivement naitre puis grandir en moi, tel un poison lent, un doute (concept vénéré des zététiciens) au sujet de cette intelligence collective du collectif. Non point que j'aie quelque chose de mieux à lui opposer, du côté de l'individuel et des sujets, concepts dont j'ai intégré de longue date la critique fondamentale. Non, à titre de boomer s'adonnant au dooming, un adage creuse en moi son sillon les nuits où je doute, hyperboliquement cela va de soi: "bêtise partout, intelligence nulle part". Mais là non plus, on va pas..., c'est pas tellement...

Passons donc sur la problématique du réseau, de sa fameuse boucle algorithmique, pour se souvenir ici d'une autre et ancienne façon de faire, que j'ai un peu pratiquée et que je ne pratique plus (tellement):    l'exposé universitaire, conceptuel, technique, qui n'a de sens et de portée qu'à l'intérieur d'un espace socio-économique situé où circulent des têtes et des corps, comme dirait Michel Foucault. 

Disons que j'aime à garder - ou prétendre garder - l'esprit de cette technicité, mais pour ce qui est de la lettre, tout ce blog d'archives n'est rien d'autre que le laboratoire solitaire (et erratique, bien sûr, je le redis, un texte ou deux par an c'est toujours ça de pris sur la congélation de mon esprit) où je n'ai cessé, ne cesse, de quitter cette scène académique de l'écriture, sans renier ni trahir ce qu'il y avait de bon en elle (la rigueur, ou l'exigence de rigueur), pour m'essayer à écrire de la philosophie autrement. Du moins c'est mon voeu. Dans un geste tâtonnant et funambulesque où littérature et philosophie forment un même processus continu, insécable.

Mes ratiocinations du moment, donc, m'ont amené à remettre la main sur ce vieux texte de 2002 que je croyais perdu. Notes de cours rassemblant le contenu de plusieurs "répétitions" dans les marges d'un cours d'histoire de la philosophie. Relu aujourd'hui, ce texte ne me semble pas dénué d'intérêt, mais ce n'est pas à moi de le dire. En tout cas, il contenait déjà une bonne part de mes efforts et de ma direction ultérieurs. A ce titre, il gagne bravement le plein droit d'intégrer les archives que ce blog compile. C'est ma façon d'écrire. En retard et au passé. Un passé oublié qui devient une actualité. J'aime cette idée. L’œuvre à venir ne serait que l’œuvre ancienne déjà-là et en instance d'être archivée. Oui, on se rassure comme on peut.

Plutôt sec et technique, je le replace ici sans rien y changer, macérant dans son strict jus originel sans la moindre retouche. Il était question de montrer comment un athéisme épistémologique qui était à l’œuvre dans le projet kantien de sa première Critique (celle de la raison pure) préfigurait quelques intuitions de Nietzsche en matière d'athéisme. Alors que bien sûr, s'il fallait s'arrêter à ce que Nietzsche pensait du vieux Kant, rien à l'entendre n'était davantage au rebours de sa pensée.  

Si je replace ici ce texte, c'est parce qu'il forme déjà une unité avec les développements ultérieurs que je posterai ici à sa suite, eux aussi écrits dans un contexte pédagogique, mais non universitaire, où la question de l'athéisme est abordée successivement chez Kant, Nietzsche, Marx, Sartre. Ces réactualisations de textes anciens seront l'occasion d'exprimer mon refus de la tendance actuelle, dans les programmes scolaires, à présenter l'athéisme comme une "opinion", un "avis", voire une "croyance", qui n'a pas plus de pertinence ou de validité qu'une croyance ou une conviction religieuses, croyances qu'il faut dès lors traiter avec la même équanimité, le même souci diversitaire et œcuménique de ne pas indisposer les "croyances" avec une autre "croyance", car voyez-vous, l'athée est lui aussi un croyant, qui croit que dieu n'existe pas. Ok, nous les nouveaux laïques inclusifs on l'accepte, ça, on le tolère, mais qu'il reste humble et à sa place, du coup. Tendance déjà opérée par le seul intitulé d'un cours qu'il m'est arrivé jadis d'assurer: "philosophie et histoire des religions". Comme si cette conjonction allait de soi. La philosophie envisagée comme discipline qui, loin de critiquer les religions, trouve son plein et juste usage à juste se contenter de les présenter et de les accompagner avec bienveillance pour en faire ressortir toutes les richesses (dont nous nous enrichissons mutuellement, c'la va sans dire) et sans ce vilain surplomb que s'arroge le rationalisme arrogant et dogmatique de l'occident colonialiste, et qui et que, blablabla...

Bien, j'ai dit que c'était technique, universitaire, conceptuel. Afin de ne pas laisser aux nouveaux maitres et aux nouveaux inspecteurs des travaux finis, le soin de déchiqueter ceci (cette offrande...) en lambeaux tout menus, les écoutant, résigné et neutre comme la mort, décréter ce qui peut ou ne doit pas être lu, ce qui se classe dans le monde ancien dont se moque le monde nouveau, ce qui doit être classé comme une illustration - pathétique ou piteuse - de la pensée bourgeoise issue du bloc bourgeois, pleine de violence symbolique, de volonté élitiste de ne pas se faire comprendre pour mieux dominer, de procédures d'invisibilisation de minorités par avance exclues d'une science patriarcale non déconstruite, je tiens à me charger moi-même des jugements catégoriels destinés à cerner les fins premières et dernières de ce vieux texte. Après de longues réflexions, et fort des enseignements tant d'un vlad tepes que d'un anal génocide, sans minorer l'apport d'un paduhring, d'un dany, d'un raz, d'une mouffette et d'un fou allié, je dirai que ce texte problématique porte en soi le germe de cette culture du viol qui nous agit tous, hommes blancs de plus de 50 ans, parce qu'écrire ainsi, avec un stylographe pénien qui pénètre l'espace vierge de la page comme si cette dernière était entièrement et passivement soumise à ses désirs unilatéraux et non consentis, eh bien c'est politiquement et éthiquement pas très jojo et ça devrait susciter chez l'auteur d'un tel cataplasme un minimum de honte et de contrition, prélude nécessaire à un long travail d'auto-déconstruction heureuse et utile à la communauté des gens de bien œuvrant d'arrache pied à l'avènement du nouveau monde, celui de la bienveillance partagée, et qui, et que... Bon, allez, let's go. Et dans l'jus, nom di dju! ] 

 

 

Lorsque Deleuze affirme, au début de son Nietzsche et la philosophie, que le projet le plus général de Nietzsche consiste dans l’introduction en philosophie des concepts de sens et de valeur, il entend signifier par là que Nietzsche achèverait ou réaliserait le grand projet critique de la philosophie moderne initié par Kant. En inscrivant d’emblée le nietzschéisme dans l’horizon du criticisme, Deleuze rompt avec une représentation qui verrait en Nietzsche le penseur du nihilisme passif, de la perte de sens et de valeur consécutive à la mort de dieu.

Que la transvaluation (ou transmutation des valeurs) exigée par Nietzsche puisse s’inscrire dans l’horizon du rationalisme critique est une idée qui ne va pas de soi. Nous allons pourtant essayer de poser que de Kant à Nietzsche la conséquence est bonne et que le problème du passage de l’un à l’autre réclame une appréciation quelque peu hétérodoxe de la notion de champ transcendantal.

 

1. Le projet critique kantien.

 

S’il faut le résumer à gros traits, ce projet est de soumettre la pensée métaphysique concernant la connaissance, le vrai, le beau, le bien, dieu, à l’examen radical de ses conditions de possibilité. Désormais, il n’est plus question de disserter sur ces notions comme s’il s’agissait de données en soi, originaires et immuables, mais de s’interroger sur les critères légitimes sur lesquels peut s’établir une connaissance rationnelle en la séparant (krinein) du domaine des illusions que peut charrier la métaphysique spéciale, qui n’a d’autre nom que la théologie. En nous bornant ici à la première critique, que nous décidons de considérer comme une épistémologie,  avançons que les limites imposées par Kant à la faculté de connaître détournent cette dernière de tout fondement théologique, de toute prétention à totaliser un système achevé du savoir.

La solution que Kant proposera au problème général de la raison, ce qu’il appelle sa révolution copernicienne, sera d’affirmer que ce n’est pas notre connaissance qui doit se régler sur la nature des objets, mais que ce sont ces derniers qui doivent être envisagés dans le cadre de notre faculté de connaître. Bien que toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, elles n’en dérivent pas. De l’expérience pure ou brute, nous ne pouvons en effet tirer aucune inférence, nous ne pouvons même pas en parler. La sensation (Empfindung ou intuition sensible), qui est la matière brute qui impressionne nos sens, est le donné dans sa pure diversité, dans sa pure dispersion chaotique (mais est-il seulement possible de dégager une telle couche « hylétique »?). Mais nos sens, précisément, notre sensibilité, qui est la façon dont nous sommes affectés par les objets de l’intuition, est toujours-déjà travaillée par ces formes a priori que sont l’espace et le temps. L’espace et le temps ne sont pas des propriétés des choses, mais le cadre formel qui précède l’expérience tout en la rendant possible, qui délimite un horizon d’unité sans lequel aucun objet ne pourrait nous être donné. C’est ce cadre que nous nommons champ transcendantal. Cet horizon spatio-temporel est donc une structure formelle de notre sensibilité. À ce titre il est une idéalité subjective, mais non psychologique: ce n’est pas une propriété que nous pourrions maîtriser ou une qualité que nous attribuons aux objets, mais une loi objective en nous, qui nous vient en quelque sorte du dehors, et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.

Si on y réfléchit bien, le cadre transcendantal ainsi présenté révèle une articulation bien complexe et pour le moins paradoxale. On pourrait soutenir, en effet, que ces a priori que sont l’espace et le temps sont aussi des a posteriori, dans la mesure où on peut les déduire du caractère réceptif, dérivé - fini en d’autres termes - de notre intuition sensible. Nous venons après le monde, qui est toujours déjà là, avant nous et hors de nous - dans sa facticité dirait Sartre. Nous arrivons en retard sur les objets, qui se présentent à nous -pour reprendre les descriptions sartriennes de l’Intro de L’Être et le néant- comme une succession infinie et inépuisable de profils toujours finis et non totalisables. C’est l’après-coup de notre perception, toujours soumise, ordonnée à la donation successive des profils de l’objet déjà là, dont nous faisons le tour, autour duquel nous tournons, qui commande en quelque sorte la temporalité du processus de perception. Il y a temps parce qu’il y a espace, espacement, écart dans l’appréhension réceptrice de l’objet (par là se révèle plus profondément le sens « kantien » de l’expression révolution copernicienne).

C’est pourquoi nous pouvons avancer, sans en prendre encore la mesure, qu’il y a contamination, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, du temps par l’espace et de l’espace par le temps, les deux étant intimement et originairement corrélés, tout comme il y a contamination, enchevêtrement, du champ transcendantal et du champ empirique. Nous pourrions en conséquence proposer une définition minimale du temps qui marquerait son intrication avec l’extériorité empirique: le temps, c’est l’écart par lequel se reçoit le donné [à travers la médiation d’autrui, pourrions-nous ajouter, mais nous n’envisagerons pas ici ce problème. Voir sur ce point la question du « désir du désir de l’autre » chez Kojève]. Nous pourrions y annexer cette formule: le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui se saisit dans un écart avec lui-même, ou, mieux, qui se saisit comme écart.

Impureté constitutive du champ transcendantal: les conditions de toute expérience possible, la structure spatio-temporelle unificatrice sans laquelle aucun objet ne pourrait être donné, sont certes a priori, ne dérivent pas de l’expérience (hypothétiquement brute ou immédiate), mais elles sont en même temps tissées dans l’espacement ou écart qui préside à la donation, cet écart étant lié à l’expérience que fait le corps de tourner autour des objets qui se livrent dans une extériorité inassimilable et inépuisable, « totalité détotalisée » se constituant dans le jeu rétentionnel et protentionnel d’une synthèse passive. Ainsi le champ transcendantal, bien qu’a priori, n’a pourtant de sens que référé à l’expérience, rapporté à la transcendance horizontale (au sens phénoménologique) que constitue l’objectivité d’un monde que nous accueillons avec le retard incomblable de la réceptivité. Voilà pourquoi l’avant-coup est un après-coup, l’a priori un a posteriori.

Impureté constitutive du champ empirique: l’expérience comme telle, le concept d’expérience, précisément parce qu’ils présupposent cet écart avec le donné, débordent toujours-déjà du cadre de l’expérience brute. Cet écart ou espacement n’est donc ni purement empirique ni purement transcendantal. Il est les deux à la fois si l’on veut: empirico-transcendantal.

On pourrait, à ce stade de notre réflexion, nous poser cette question: si on accepte l’idée que le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui se saisit comme écart, cela n’entraîne-t-il pas comme conséquence que l’idée de champ transcendantal ait à disparaître purement et simplement? Si on admet que ce qui définit à la fois l’expérience et la spatio-temporalité transcendantale c’est l’écart, la réponse est bien évidemment non. Tout au contraire: un champ empirique pur, ça n’existe pas, pas plus qu’un champ transcendantal pur. D’ailleurs on peut dire, rejoignant la critique que Husserl adresse à l’empirisme et au psychologisme, que l’affirmation d’un empirisme radical, supposant le concept d’expérience -qui ne se rencontre jamais dans l’expérience, doit à ce titre être considérée comme l’affirmation d’une idéalité transcendantale. Si je dis en effet, comme empiriste radical: « l’expérience est la source absolue de toutes nos connaissances », ou « les énoncés de connaissance se réduisent à la seule expérience », ces seules affirmations ne sont guère empiriques puisqu’elles se trouvent en dehors du champ de l’expérience. J’aurai beau faire, je ne rencontrerai jamais ces thèses dans l’expérience brute, dont on a vu avec Kant que nous ne pouvons tirer aucune inférence. Le concept d’expérience, par définition, suppose un écart avec le donné. On retrouve ici la critique hégélienne de la certitude sensible ou de la visée immédiate du ceci: on est toujours-déjà dans la médiateté universalisante du concept, même si on ne le sait pas encore (nous reviendrons là-dessus).

[Notons le, cette démonstration de l’enchevêtrement de l’empirique et du transcendantal nous rend déjà à même de comprendre 1) que ce que Kant appelle idéalisme transcendantal est déjà lourd d’un tournant en direction d’un immanentisme radical; 2) que le concept d’empirisme transcendantal forgé par Deleuze n’est peut-être pas aussi paradoxal que cela. Comme le répète souvent Deleuze: qui dit immanentisme ne dit pas spontanéisme, coïncidence de soi à soi ou de soi au monde dans une plénitude fusionnelle. Le plan d’immanence est constructiviste, pas du tout spontanéiste. Laissons ce dernier point en attente et attardons-nous sur le premier.]

 

De notre bref aperçu « phénoménologisant » de l’esthétique transcendantale, nous pouvons conclure que c’est parce que nous ne percevons pas un objet immédiatement, sans espacement, parce que nous ne fusionnons pas en lui, dans son intimité, nous trouvant à la fois dedans et dehors, devant et derrière, que nous percevons cet objet comme phénomène, cad nous apparaissant spatio-temporellement, et non comme chose en soi. La chose en soi, c’est ce que nous percevrions si nous avions une intuition, non pas sensible-réceptrice, cad finie, humaine, mais une intuition intellectuelle, divine, créatrice, in-finie, cad se se donnant originairement son objet, créant sans distance ni écart tout ce qu’elle perçoit. La chose en soi, c’est finalement ce que serait le monde s’il n’y avait personne pour le percevoir, ou, ce qui revient au même, ce que serait le monde s’il se percevait lui-même, indépendamment de tout point de vue qui pourrait être adopté sur lui.

La chose en soi, pour nous résumer, est donc un concept-limite (forgé "paralogiquement" par la raison sur la base de l'entendement lui-même fondé sur la sensibilité finie-réceptrice): 1) du point de vue de la sensibilité: elle est la "face opaque et irreprésentable"[1] de la chose (la face, à un moment ou à un autre, cachée d'un cube, qui bien entendu n'en est pas moins réelle dans sa matérialité) ; 2) du point de vue de l'entendement: la chose en soi est le concept que cet entendement forge pour désigner l'objet d'une intuition (impossiblement, par définition) non sensible: ce concept, c'est le noumène.

Voilà donc un des acquis majeurs de l’épistémologie kantienne: contribuer à une déthéologisation radicale de notre rapport avec le monde, inscrire un athéisme de la connaissance ou de la perception au coeur de la rationalité. D’où le rapprochement esquissé par nous entre le criticisme kantien et le système nietzschéen de l’immanence tel que le conçoit Deleuze: « sens de la terre » comme horizon de nos préoccupations, mort de dieu, dépassement du platonisme et critique des arrière-mondes. 

 

« Coupure » entre Nature et Culture :

 

Une autre façon, peut-être plus simple (ou « simpliste » ?) ou moins « technique », d’appréhender ce problème de l’intrication « originaire » entre champ transcendantal et champ empirique, serait de considérer la question, toujours délicate et en débat selon nous, du statut de la « coupure » entre Nature et Culture. Il s’agira alors de nous rendre attentifs à cette impureté constitutive des deux pôles, « culture » considérée ici comme un « champ transcendantal », et « nature » considérée ici comme un « champ empirique ».

Dans la perspective que nous allons brièvement développer ici, la « culture » serait ainsi le champ à partir duquel il nous est permis de penser la différence même, ou la séparation, entre « Nature » et culture », le champ, autrement dit, qui constituerait la condition de possibilité pour parler des deux, et qui constituerait une « limite interne », anthropologique, de notre pensée. La « nature » serait le lieu premier dont l’ordre « humain » tiendrait certes son origine, le « fond » à partir duquel cet ordre émergerait, mais dans une rupture , un écart, une « opposition réflexive » avec ce fond. Le paradoxe d’une telle situation est le suivant : bien qu’originaire ou première, la « nature » ne peut être pensée ou thématisée comme telle, en tant que Nature, qu’à partir du lieu déjà secondaire ou dérivé qu’est la Culture.

 

Reprenons cette idée, en la modulant, pour nous faire mieux comprendre :

 

a) Voilà ce que nous avancerons ici pour la défense d'un "anthropologisme inévitable" de la pensée, du savoir, de la perception, etc.:

 

La question « qu’est-ce que l’homme ? » apparaît bien selon nous comme une des questions centrales de la philosophie, une des questions les plus difficiles. Cette question centrale, « qu’est-ce que l’homme ? », entraîne évidemment toute une série de questions disons secondaires, à savoir : à quel niveau doit-on placer (et doit-on seulement placer) la frontière entre l’humain et le non-humain ("animal" aussi bien que "divin"); en quoi l’homme se définit comme rupture avec le monde bio-naturel. Il n’est bien sûr pas ici question de revenir à une sorte de dualisme « platonicien » (pour simplifier) qui distinguerait deux ordres séparés à l’origine, d’un côté l’homme, qui serait esprit ou conscience, et de l’autre l’animal qui serait purement « chose » (ou dieu, qui serait Esprit Absolu ---non fini). Il s’agit plutôt de montrer, dans la perspective critique qui va en effet de Kant à Lacan, que l’homme est un animal, bien sûr, et que c’est en lui, à titre d’animal, que se produit une coupure d’un type particulier, et fondamentalement très "mystérieux" (comprenons : indéductible du champ bio-naturel).

Considérons donc l’homme lui-même comme notion transcendantale, comme champ transcendantal ou champ réflexif (ce qui éventuellement revient au même ici) : l’homme est un animal certes, mais un animal qui se prend lui-même comme objet de sa propre recherche, l’homme est l’animal qui dit : « je suis un animal », ou qui se pose la question « qu’est-ce qu’un animal » et en se posant cette question, il pose aussitôt la question du contraire, de « ce qui n’est pas » un animal (même raisonnement pour le "divin). Le problème, qui est celui du « doublet empirico-transcendantal » au sens de Foucault, c’est que lorsqu’on parle de nature, d’animalité, de divinité ou d’humanité, il ne faut jamais oublier que ce sont là des concepts, des concepts qui, comme concepts, sont anthropologiques. Le concept de nature est un concept humain, le concept d’animal est un concept humain. Un concept étant ce qui envisage la structure réflexive de la connaissance du réel, qui envisage la chose comme telle, en tant que telle. Poser la question de l’homme, c’est donc poser la question kantienne des limites internes à notre faculté de connaître.

 

b) La limite interne à notre faculté de connaître, et c’est cette limite qu’il faut dès lors qualifier d’anthropologique, c’est que nous ne pouvons pas connaître l’origine de la coupure, de la séparation à la fois négatrice et réflexive de l’homme avec le donné du monde, puisque connaître cette origine voudrait dire que nous serions à même de refluer (onto-théologiquement) en deçà de cette coupure. Or nous ne le pouvons structurellement pas, car nous parlons et pensons épistémologiquement à partir de cette coupure, dans l’après-coup de cette coupure du signe/langage. Nous ne pouvons prétendre parler pour un monde ou au nom, ou à la place d’un ordre dont nous ne faisons en tout état de cause "pas" ou "plus" partie - en tant que sujets du langage comme opération réflexive, par le seul fait de la différence entre la chose/ob-jet dont on parle et du langage qui en parle, chose/ob-jet (ce qui est "jeté devant nos yeux") que nous appelons précisément « nature » (ou "dieu") pour traduire le fait que nous nous en séparons par le langage.

 

 «[…] il y a une différence essentielle entre la Nature d’une part, qui n’est « révélée » que par le Discours de l’Homme, c’est-à-dire par une réalité autre que celle qu’elle est elle-même, et l’Homme d’autre part, qui [en tant que Discours] révèle lui-même la réalité qu’il est, ainsi que celle (naturelle) qu’il n’est pas. » (Kojève, ILH, p. 487)

 

 Autrement dit, si c’est bien par un « retour à Kant » qu’il faut passer pour élaborer le programme d’une relecture de la subjectivité moderne, ce n’est pas le Kant qui prétendument fonderait ou consoliderait la positivité d’un sujet propriétaire des conditions qui le font être sujet. C’est bien plutôt le Kant qui met à jour l’expulsion du « moi » de la connaissance hors de tout foyer éternitaire, logeant ainsi la temporalité, ou du moins le retard incomblable de la réceptivité sensible, au cœur de la connaissance, limitant ainsi les prétentions de la métaphysique à maîtriser la totalité et l’origine.

 

c) Il n'y a donc pas de contradiction selon nous à dire ceci: si nous ne percevons ou connaissons le monde qu'à partir du seul centre dont nous disposons pour envisager le monde dans son extériorité (ce centre étant la conscience en tant que réflexive, surgie 'indéductiblement" du donné externe qui la précède et s'y arrachant), si par surcroît ce centre est lui-même décentré/fini, il s'ensuit qu'un anthropologisme conscient de son caractère dérivé, assumant ce paradoxe ontologique et épistémologique d'une secondarité-originaire, prouve et assure que le monde est tout entier hors du mental. Tel serait le sens profond, donc, de la « révolution copernicienne » opérée par Kant…

Dans l'ontologie « moniste » (tout part de l'être parménidien), mais "dualisante", de Kojève, et Sartre à sa suite (nous n’envisagerons pas ici leurs différences), la négativité humaine (langage, action, travail, "néantisation" du présent, du donné, etc.) surgit comme un trou (néant) dans l’Être en soi (assimilable à la plénitude statique indifférenciée et sans extériorité de l'être de Parménide où pensée et être sont confondus - et que Kojève appelle simplement "Nature" [l’expression « Trou dans l’être » fut initiée par Kojève]). Ce qui ne veut pas dire autre chose en fait que: l'Etre, la Nature, L'extériorité mondaines" sont premières, certes, mais leur antécédence n'est saisissable qu'après-coup, par la conscience réflexive oppositionnelle qui pose la "question" de l'être comme tel, de la "nature comme telle, etc.

Avant l'homme, le monde tout entier n'est que nature (dixit Kojève), mais ce n'est qu'à partir du moment où l'"homme" se "révèle" comme principe niant arbitrairement ("le Concept c'est le meurtre de la Chose" dixit encore Kojève) le donné extérieur aussi bien que le donné qu'il est pour lui-même, que le concept oppositionnel "Nature" ou "Donné" ou "Non-moi" sont anthropologiquement forgés, et que la "science de la nature" est en fait prête à prendre son essor.

[Par ce fait, si même l’on énonçait une proposition « cosmologique » relative à la « multitude indéfinie » de l’univers ou l'idée que "l'univers total constitue un tout dont l'unité n'est nullement affectée par le divers", il faudrait nécessairement s'extraire hors de la sphère empirique pour dégager, transcendantalement, ladite sphère. Parler d'"univers total unitaire, c’est donc  le fruit d'une articulation synthétique et synthétisante à partir (sans nul doute) d'une extériorité avérée, certes, mais dont l'hétérogénéité est telle qu'à la fois elle excède en effet le modèle destiné à en rendre compte, et qu'en outre c'est à partir dit modèle "non empirique" qu'est dégagée le concept d'hétérogénéité comme telle.]

 Cet anthropologisme critique bien compris (cad supposant une analytique du sujet fini, basculé "hors de soi" dans le monde: c'est bien sûr le Dasein heideggerien) est la seule garantie, tout au contraire, contre le fantasme de penser le monde comme « chose en soi » , « tel qu'en lui-même »: ce que serait le monde indépendamment de la pensée (finie=humaine), ce que serait le monde indépendamment du point de vue que l'on adopte sur lui, en définitive, ce que serait le monde en l'absence de tout point de vue, ou, ce qui revient au même, le monde vu d'un point de vue absolu et inconditionné, le monde se pensant lui-même: le point de vue de Dieu. Fantasme par excellence. Désir d'être dieu, désir (insatiable) de l'impossible synthèse du Pour soi et de l'En soi. Bref l'onto-théologie de la substance, aussi bien « cartésienne » que « thomiste »

 

2. Intuition originaire, intuition dérivée, finitude:

 

(Ce point 2 explicite et prolonge ce qui a été exposé dans les points a, b, & c.)

Il ne faudrait pas croire qu’intuition originaire signifierait ce qu’est l’intuition à son origine, une origine que nous aurions perdue, dont nous ressentirions la perte comme une blessure qui nous échoit, à « nous autres, hommes », et qui revient dès lors de plein droit à dieu, celui qui est à l’origine de toutes choses et qui possède cet entendement créateur dont nous sommes dépourvus. Il ne faudrait pas davantage comprendre finitude de la perception au sens où, de la même manière, le point de vue qui est posé comme fini ou limité verrait sa limitation mesurée à l’aune d’une infinité originaire ou première, d’où serait dérivé logiquement ou chronologiquement le fini. D’un point de vue strictement épistémologique, nous accordons ici à Kant un athéisme de méthode tel qu’il sera repris plus tard par Husserl. Selon ce dernier, il est dans la nature de la perception d’être finie, de dérouler une succession infinie, cad non totalisable, de profils toujours finis. Dans l’analyse kantienne ou même husserlienne, si la chose en soi est présentée comme la chose telle que la percevrait dieu, cela n’implique nullement la préexistence ou la prééminence d’un tel dieu créateur ou d’un point de vue infini. Bien au contraire, si percevoir c’est par essence percevoir de façon temporelle et finie, dieu, quand bien même il existerait, n’aurait aucun privilège à cet égard: il percevrait lui aussi de façon finie et profilée. Il faut même aller plus loin: il faut poser que le point de vue infini est dérivé, par maximalisation, passage à la limite (selon un processus d’infinitisation), précisément à partir du seul point de vue logiquement et structurellement autorisé, qui est le point de vue fini. 

Il faut penser ici la finitude comme originaire et l’infinité dérivée. Ce qui semble bien sûr paradoxal puisque le point de vue fini est précisément présenté comme dérivé, réceptif. C’est pourquoi, comme le propose Derrida, il faut avancer cette notion paradoxale de retard originaire, de dérivation originaire. Nous comprenons ici ce motif paradoxal en le rapprochant du mouvement dialectique d’auto-déploiement du concept chez Hegel, réinterprété en ces termes: la médiateté temporalisante du point de vue fini, qui universalise l’« ici » et le « maintenant » (travail de la négativité opéré par le concet), est logiquement première même si elle est chronologiquement ou généalogiquement seconde dans la genèse psychologique qu’opère le sujet (qui commence par croire à - ou fantasmer - la donation immédiate et sans reste de l'ici et du maintenant par la certitude sensible - entendez "hors concept") . Et inversement, l'illusion de l’immédiateté plénière ou fusionnelle du point de vue infini (qui équivaut, strictement parlant, à une absence radicale de point de vue) fantasmée par l'esprit est logiquement ou structurellement seconde et chronologiquement première dans l’appréhension psychologique qu’opère le sujet dans son apprentissage.

Généalogiquement, nous commençons toujours par l’illusion ou le fantasme d’une adéquation plénière, fusionnelle avec le monde (ce serait cette « nuit où les vaches sont grises », donation directe d’un absolu originaire, qui qualifierait selon Hegel la philosophie de la nature d’un Schelling). Ce n’est que progressivement que nous conquérons, par la négation temporelle de ce qui était appréhendé comme singularité immédiate (autrement dit en introduisant  l’écart, le devenir, l’absence, dans la plénitude indifférenciée d’un présent nivelé), l’ordre symbolique du concept, qui présidait originairement et structurellement à cette appréhension fantasmatique ou imaginaire du réel. On pourrait ainsi esquisser, sous un angle psychanalytique, toute une genèse de l’ordre symbolique à partir de la position imaginaire. Ce sera pour une autre fois.

Il est possible, une fois de plus, de résumer ce point de vue en disant que Kant, mettant à jour les conditions transcendantales de la sensibilité que sont l’espace et le temps, élabore ce qu’on a pu appeler une analytique de la finitude, que l’on peut considérer comme le renversement de la preuve ontologique de l’existence de dieu que l’on trouve chez St Anselme et qui sera reprise et modulée par Descartes. Très grossièrement résumée, elle se présente de la façon suivante: comment, moi qui suis un être limité, puis-je avoir l’intuition en moi d’un être infini, qui ne serait pas borné? Je ne peux pas tirer cette idée de moi-même, dans l’imperfection où je me trouve. Cette idée même de perfection ou d’éminence absolues, qui qualifient dieu comme « ce qui est le plus grand dans l’ordre du penser » (et même : ce qui est trop grand pour l’ordre du penser « humain »), enveloppe l’idée de son existence. Ma finitude réclame ainsi pour être comprise l’existence de l’infinité divine. Avec Kant, pourrait-on dire, et en forçant l’allure psychanalytique du trait, le schéma s’inverse: l’intuition ou l’entendement créateurs et originaires seraient présentés comme la position imaginaire qui est la plus spontanément déduite à partir d’une intuition irrévocablement réceptrice et spatio-temporellement déterminée. Dieu serait alors le concept que l’homme ne peut pas ne pas forger, par maximalisation ou infinitisation, à partir de sa finitude radicale et pour compenser l’angoisse liée à l’impossibilité d’accomplir son désir de toute puissance[2], de pure présence originaire de soi à soi.

 

[Nous voici ainsi reconduits au concept de la mort de dieu. Nous venons d’évoquer l’athéisme méthodologique qui se dessinait en creux dans l’esthétique transcendantale. Il nous faut encore parler maintenant du traitement que Kant réserve à la question de dieu dans la dialectique transcendantale.

L’analytique transcendantale, ou logique de la vérité, avait établi que le seul usage légitime des catégories de l’entendement s’exerçait dans les limites de l’expérience possible. Dès lors, la métaphysique, connaissance spéculative de la pure raison, qui prétend s’élever au dessus de la sphère de l’expérience en utilisant les catégories de façon transcendante (cad visant la chose en soi) est fermement condamnée par Kant dans sa prétention à atteindre le supra-sensible (les arrière-mondes, dirait Nietzsche). La métaphysique pour Kant doit donc se borner à être une métaphysique de la nature, science de ce que nous pouvons connaître a priori des objets. Et c’est à la dialectique transcendantale, ou logique de l’apparence, que revient le rôle de dénoncer les illusions ou contradictions de la raison dès qu’elle s’aventure dans la « zone grise » du supra-sensible. La raison, qui ne peut se contenter de la liaison des phénomènes opérée par l’entendement, suit sa vocation naturelle d’unifier et d’unifier toujours davantage. Aussi forge-t-elle des idées, qui sont les concepts par lesquels elle s’efforce d’atteindre à l’inconditionné, ce qui enfin se soustrairait aux conditions de l’intuition sensible et rendrait compte de la totalité des phénomènes.

C’est ainsi que peuvent être dégagées, grosso modo, trois antinomies ou contradictions insurmontables de la raison pure: l’idée d’âme ou de « moi profond » comme totalité des phénomènes internes (c’est cette première antinomie qui va requérir toute notre attention au point suivant), l’idée du monde ou de son origine comme totalité des phénomènes externes, l’idée de dieu comme totalité absolue des objets pensés. Une fois pour toutes et toutes fois pour une, notre connaissance ne peut embrasser le monde dans sa totalité et ne peut espérer échapper à sa finitude, cad aux limitations internes de son fonctionnement qui sont celles de la réceptivité sensible. Toutefois Kant reconnaît une fonction heuristique et régulatrice à la raison: elle ne peut pas ne pas aspirer à former l’idée de lois inconditionnées et c’est le propre de l’homme que de désirer dépasser les bornes qui sont assignées à sa capacité de connaître. Mais ce faisant, en constituant le domaine du supra-sensible, il méconnaît la destination, non pas spéculative, mais pratique, de la raison. ]

 

3. Subjectivité transcendantale [et champ transcendantal impersonnel.]

 

Nous aurons à cœur d’indiquer ici dans quelle mesure l’idéalisme transcendantal kantien fournit les conditions d’une réélaboration et d’une réévaluation de la notion traditionnelle de sujet. Il y va ici de la question de l’anthropologie comme « foyer ex-centrique » de tout discours philosophique et du dilemme:  peut-on se passer du concept de sujet et que peut-on mettre à la place?

Le sujet transcendantal kantien, dans la critique qui est opérée du cartésianisme, n’est ni un ego cogito  substantiel ou inconditionné, ni un point fixe originaire, ni un « moule à gaufres » imposant ses catégories à la réalité (version traditionnelle et « académique » du Kant idéaliste qui gouvernait l’université française au début de ce siècle). Le sujet transcendantal n’est rien de tout cela, mais au contraire un sujet décentré, en tension, ne se fondant pas lui-même, en retard sur lui-même. Un tel sujet, mixte de dedans et de dehors, de sensible et d’intelligible, est, nous l’avons suggéré, traversé par ce même écart, ce même espacement, cette même temporalité qui gouvernent notre perception des phénomènes externes. Nous ne nous appréhendons pas plus immédiatement ou intégralement que nous connaîtrions un cube instantanément, sous toutes ses faces à la fois. Martin Heidegger, dans son « Kant et le problème de la métaphysique », a particulièrement valorisé cette faculté que Kant appelait l’imagination transcendantale, en ce qu’en cette dernière s’enracinerait l’activité synthétisante ou liante de l’entendement. En découvrant l’imagination tr., comme source à la fois de la sensibilité et de l’entendement, Kant se serait aventuré au bord d’une « finitisation » ou « temporalisation » radicale du sujet humain, habité par une temporalité originaire qui serait celle du mouvement anticipatif ou projectif du Dasein. Les « schèmes » produits par cette faculté participent en effet à la fois du registre de la réceptivité de l’affect et de la productivité de l’entendement, de la singularité de l’image et de l’universalité du concept. Le sujet imaginant se tient ainsi au delà de lui-même, se transporte au dessus de ce qui est donné. Dans cette réévaluation « moderne » de la subjectivité, on voit bien ici que c’est principalement la forme du  temps qui est valorisée comme la structure fondamentale de l’existence humaine et de la constitution d’un monde. Pour une grande partie des philosophes contemporains que l’on a parfois qualifiés « d’existentialistes » ( Heidegger, Kojève, Sartre, etc. ), la dimension du temps qui prédomine dans l’existence humaine est donc l’avenir. L’homme est un être de projet, au sens le plus fort de ce terme: il est « jeté en avant », hors de lui, dans le monde (pro-jet = jeter au devant); mouvement que traduit le terme même d’exister  (du latin ex-sistere: se tenir hors de soi). Et c’est cette prédominance de l’avenir qui vient trouer le présent, qui donne à l’existence de l’homme son indétermination temporelle, que nous appelons ici son historicité, et en définitive sa liberté ( puisque la liberté signifie toujours, d’une manière ou d’une autre, une absence de détermination, de fondement ). 

 

Digression sur le lien entre temporalité, mortalité et humanité: Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, reprend à son compte certaines analyses de Sein und Zeit (1927) comme l’être-pour-la-mort. L’existence humaine est, dit Kojève, une « mort différée » (p. 548 et sv): en anticipant résolument sa mort, en introduisant dans la positivité immédiate de sa vie cette inactualité, cette possibilité de ne plus être, l’homme « néantise » le présent nivelé (fait d’une succession indifférenciée de « maintenant ») ou s’en absente, et se pro-jette ainsi dans l’indétermination de l’avenir. C’est paradoxalement l’intégration de la mortalité dans la vie qui permet que se déploie la dimension du futur. Hegel déjà parlait de cette vie de l’esprit qui ne se conquiert qu’au terme d’un mouvement impliquant la mort de toute présence, de toute immédiateté, et de la nécessité de se maintenir dans cette ineffectivité: « Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement. » (Préface de la PhG, trad. Hyppolite, p.29)

L’existence de l’homme comme projet, historicité, peut être manifestée dans les analyses de ces affects d’existence, spécifiquement anthropologiques, que sont, par exemple, l’ennui, la paresse, l’angoisse. Ces affects révèlent chacun à leur manière que la principale façon qu’a l’homme de se rapporter à sa propre existence est le souci, l’écart avec le présent.

Pour Heidegger, l’ennui dévoile le caractère ouvert de notre rapport au monde: en éprouvant une sensation lancinante de vide ou d’insatisfaction là où précisément tout ne devrait être qu’évidence et nécessité remplissant tout notre horizon, nous faisons l’expérience que notre existence ne se réduit pas à ses déterminations pratiques, à cette quotidienneté fonctionnelle. De même, dans l’angoisse, dépourvue d’objet, c’est l’objectivité elle-même dans sa généralité vide qui nous inquiète et nous plonge dans l’indétermination de l’avenir.

Pour Lévinas (De l’existence à l’existant, p. 32 et sv), dans la paresse, le fait de reculer, de se tenir en retrait devant l’engagement qu’implique l’acte indique, précisément, que c’est l’engagement, le « devoir être », qui définissent notre structure d’existence. C’est pourquoi la paresse est dans son essence mauvaise conscience ou « conscience malheureuse ». Si le passage à l’action, le commencement nous pèsent, c’est parce que nous éprouvons le fait que l’action nous arrache au donné au lieu de nous y mêler, contrairement aux animaux, qui font ce qu’ils ont à faire. La paresse, qui « n’est ni l’oisiveté ni le repos » mais implique une attitude à l’égard de l’acte à accomplir, est la mesure du poids de la décision, de la somme de liberté qu’elle comporte et engage. Car c’est in fine dans l’action, on l’a vu, que pour Kojève l’existence de l’homme s’avère dans sa négativité, comme transformation de ce qui est.

Chez Sartre, l’expérience de la facticité contingente (cad sans justification) du monde « en soi » est associée à un affect plus violent: la nausée; mais l’impossibilité radicale de coïncider avec la plénitude massive et inertiale de l’être en soi (la nature, dirait Kojève) oblige l’homme à dépasser cette situation « d’engluement » dans l’en soi, car elle est l’indice de la liberté à laquelle il est voué (« condamné ») sans recours, ne pouvant se soustraire à sa négativité, à son manque d’être, sinon par la « mauvaise foi » qui lui permet de se fonder soi-même (en soi et pour soi), de se constituer illusoirement comme une réalité substantielle.

 

Parmi les nombreux exemples que l’on pourrait alléguer chez Kant de « désubstantialisation » de l’ego cogito cartésien, contentons-nous ici de nous référer à ce développement, dans l’Analytique transcendantale, sur « l’unité originairement synthétique de l’aperception » (Critique de la raison pure, § 16; p. 159 & vs dans l’éd. « folio »). C’est là que Kant dit « le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que selon Kant ce n’est que par le fait que les représentations diverses données dans l’intuition sont unifiées ou liées dans l’entendement (lequel se définit précisément par sa fonction d’unifier), que je peux appeler « miennes » ces représentations. J’ai conscience d’un moi  identique, dit Kant (identique, c’est-à-dire unitaire, formant une identité et non chaotiquement dispersé) par rapport au divers desdites représentations, parce que j’appelle miennes toutes les représentations qui n’en forment qu’une. Ce qui veut dire: le « je pense » est une unité purement formelle de la conscience, qui est le fruit de l’opération liante ou synthétique de l’entendement. C’est parce que j’unifie, accomplissant ainsi ce processus anonyme qui définit la fonction logique de l’entendement, que je peux dire « moi », sinon j’aurais, dit Kant, un moi aussi « divers et bigarré que j’ai de représentations ». À chaque représentation, il y aurait un « moi » différent qui lui serait associé. On serait tout « simplement » dans la schizophrénie...

Un excellent biais (selon nous) permettant d’indiquer ce qu’on peut retirer de la critique kantienne adressée à un psychologisme de la substance, c’est-à-dire à une théorie de la psychè comme substance autonome, c’est, sautant quelques siècles en avant, d’évoquer les phénomènes de « double contrainte » ou d’« injonction paradoxale » mis en avant par les psychologues systémiciens de l’école dite de Palo Alto (Bateson, Watzlawick, ...). Que révèlent les injonctions du type « sois toi-même », « sois spontané », « sois naturel », « n’obéis pas », « utilise tes mots à toi », « sois libre », « révolte toi », « exprime ta différence » (ou encore, comme le claironne tel « hit » du jour: « ne bouge pas, ne change pas »), et en quoi sont-elles sources de pénibles contradictions? Si nous ne cessons, selon une puissante logique de « communication », de réclamer constamment que chacun soit « au clair » avec ses « motivations », que chacun « exprime » ce qu’il y a « au fond de lui-même », son « vécu personnel », etc., comme si chacun devait coïncider avec une nature qui lui serait propre, garder en permanence une sorte d’œil intérieur rivé sur lui-même, il est aisé de montrer que cette volonté de transparence des sujets produit, non pas, comme on l’espère, un surcroît de liberté des sujets, mais bien au contraire un surcroît de contrainte et de pouvoir pesant sur ces mêmes sujets. Toute personne qui intériorise ou prend au sérieux une injonction banale du type de celles que nous venons d’énoncer se retrouve en effet enfermée dans une impossibilité logique. En effet, si j’accepte l’idée (que l’on m’impose ou que je m’impose à moi-même) d’avoir à être « moi-même » ou d’avoir à être « libre », je me soumets à un ordre, ou injonction, qui établit ce que doit être « moi-même » ou « ma liberté », ce qui est contradictoire, puisque cela revient à se soumettre à un ordre dont le message consiste à dire justement d’être libre, donc de ne pas se soumettre à un ordre. On se trouve donc pris dans un piège: soit on obéit à l’injonction d’être « libre » ou « soi-même », et, du coup, on n’est plus ni libre ni soi-même ( puisqu’on est contraint de se soumettre à un effet déterminé, ou prédéfini, au modèle de ce qu’on attend de nous ), soit on refuse d’obéir à cette injonction d’être « libre » ou d’être « soi-même », et donc on a le sentiment tout aussi pénible et tout aussi contraignant d’avoir refusé d’être libre et d'être soi-même. Voilà pourquoi on est contraint des deux côtés, doublement contraint. Voilà qui illustre bien cette « saine » impossibilité, que Kant démontrait en son temps et par un tout autre chemin, de coïncider avec une image pleine et déterminée  de soi-même.

 

[Considérant les traits d’un tel sujet: décentré, pure identité formelle rapportée à l’extériorité du monde, on devine que le champ transcendantal qu’il constitue puisse voir son extériorité radicalisée au point d’être repensé comme un champ transcendantal objectif, impersonnel et historique. Et nous voyons aussitôt se profiler les pensées de ceux que l’on présente habituellement comme les héritiers de Nietzsche: Foucault, Deleuze, Lyotard.]

 

4. Champ transcendantal objectif et champ transcendantal sans sujet.

 

Pour Foucault, les formations de sujet, tout comme le concept d’homme, peuvent être replacés dans de vastes configurations anonymes et précaires qui les ont rendu possibles à un moment donné comme figures historiquement déterminées. Ces grandes configurations, que l’on pourrait comparer aux paradigmes que Kühn présente comme des modèles transitoires à l’intérieur desquels s’organisent les théories et les pratiques scientifiques, Foucault les nomme, dans Les Mots et les choses, « épistémès », conditions de possibilité de ce qui peut se dire, se voir, s’entendre à une époque donnée, et, plus que conditions de possibilité, véritables conditions de réalité. Il n’y a plus d’unité de la vérité des discours et des pratiques, mais des pratiques et des discours qui délimitent des champs de réalité, véritables transcendantaux collectifs et objectifs, qui peuvent disparaître brutalement, de façon cataclysmique, pour faire place, sans aucune solution de continuité, à d’autres épistémès.

Les pratiques discursives ou non discursives liées à l’éclosion des sciences humaines, par exemple l’invention de la scientia sexualis (science du sexe) - qui engendra selon Foucault un formidable dispositif obsessionnel de « quadrillage » des têtes et des corps, chacun étant invité à produire dans l’aveu et la confession la constitution de son identité comme instance libidinale - tout cela ferait partie de ces configurations précaires et historiquement situées. Pour Foucault, à l’époque des Mots et des choses (1966), l’épistémè « anthropologique », produisant des « sujets » aux deux sens du terme: à la fois sources du savoir et objets « assujettis » sur lesquels porte le savoir[3], était déjà en train de disparaître, laissant place à des configurations transcendantales creusant en deçà de la représentation de sujet, comme l’ethnologie lévi-straussienne ou la psychanalyse et la linguistique, mettant à jour des articulations de sens non subjectives ou transsubjectives.

 

De façon analogue, Deleuze propose une « pensée du dehors », de l’extériorité radicale, sous le nom déjà évoqué d’empirisme transcendantal. Ce dehors, condition transcendantale de la pensée, est appelé « plan d’immanence ». Kant est reconnu par Deleuze comme le premier à avoir pensé le transcendantal dans l’immanence, cad à avoir défini le champ des conditions dans lesquelles la pensée fait une expérience - et entre en rapport avec ce qui n’est pas elle [souvenons-nous de cette idée d’enchevêtrement du dedans et du dehors, du transcendantal et de l’empirique], mais il l’a « dénaturé » en y voyant selon Deleuze une forme d’intériorité, introduisant ainsi une scission entre le dedans et le dehors.

Le champ transcendantal que Deleuze préconise est donc déconnecté, débranché de sa fondation subjective (si on accepte que l’ego transcendantal kantien se tienne dans les seules limites d’une intériorité). Le réel, chez Deleuze, enfin ce qu’on peut appeler le réel, et qu’il appelle lui le champ d’immanence, n’est rien d’autre désormais qu’une succession multiplicitaire de devenirs amémoriels, sans passé ni avenir, sans rétention ni protension, anhistoriques donc. Ces devenirs, qui peuplent le plan d’immanence, sont autant de processus anonymes de production de sens et de réel, autant d’agencements de réel, qui peuvent être des agencements collectifs d’énonciation. Bref, tout commence par le dehors, tout commence « par le milieu ». Il est vain de chercher un point fixe originaire. « Ne faites jamais le point », dit Deleuze. Nous n’avons affaire qu’à des multiplicités, et les unités qui composent ces multiplicités sont des singularités « nomades » qui s’agencent selon des mouvements de devenirs consistant à se « déterritorialiser », à se laisser entraîné, basculé jusqu’à la limite de son territoire, jusqu’au voisinage d’une autre singularité. L’exemple le plus parlant est fourni par le devenir orchidée de la guêpe et le devenir guêpe de l’orchidée (cf. texte 2, feuille B, tiré de Dialogues avec Claire Parnet). La multiplicité a lieu dans le et de « la guêpe et l’orchidée » qui fait « filer les relations hors de leurs termes »: l’une ne devient pas l’autre, elles ne se trouvent pas prises dans une relation d’inclusion (A est B) ou d’inclusion dialectique (A s’oppose à lui-même sous la forme de B, puis revient à lui-même, enrichi par son aliénation dans B, en s’identifiant à la totalité AB).

Mais, insistons là-dessus, le plan d’immanence n’est nullement un champ de forces purement naturelles ou spontanées. Il ne se confond pas avec la nature. De même, lorsque Deleuze fait l’éloge du concept de vie, ce n’est pas en des termes vitalistes ou biologiques. Il ne s’agit pas de retrouver les hypothétiques forces brutes de la nature et de s’y soumettre. La culture , de ce point de vue, est-elle autre chose que l’ensemble des règles que l’homme invente, et qui ne sont ni inscrites dans la nature ni inspirées par elle?[4] Le plan d’immanence est constructiviste, tout comme le désir (notion qui est au coeur du spinozo-nietzschéisme de Deleuze), qui est une puissance d’affirmation créatrice, produisant un réel auquel il ne préexiste pas, se produisant en même temps que ce réel.]

 

5. Sujet=champ transcendantal?

 

Pour autant, le champ transcendantal objectif est-il synonyme de champ transcendantal sans sujet? C’est la question qu’il nous faut maintenant reposer. Nous avions suggéré que l’idéalisme de Kant opérait un tournant en direction d’un réalisme radical, ce qui ne se laisse pas supposer immédiatement dans l’idée de révolution copernicienne, mais qui se laisse concevoir une fois qu’on a saisi que le sujet auquel on revient comme centre, instance solaire, est lui-même décentré, excentrique.

Ce sujet, auquel on revient avec Kant de façon telle que c’est en lui que l’on va explorer les conditions de toute connaissance possible, nous l’avons décrit comme étant déjà constitutivement un mixte de dedans et de dehors, d’empirique et de transcendantal. Cette formule: « un être tel qu’on prendra en lui connaissance de ce qui rend possible toute connaissance », c’est précisément la définition que Foucault donne de l’homme[5] comme doublet empirico-transcendantal, à la fois sujet et objet de la connaissance, juge et partie. Cette notion de « doublet », nous la valorisons positivement comme l’entrelacs en deçà duquel il ne nous semble pas possible de refluer. Pour Foucault par contre, et à l’instar de Heidegger, la constitution de l’homme comme instance de la subjectivité semble lourde d’un arraisonnement, d’une mise au pas, d’un assujettissement. D’où l’anti-humanisme, pour le dire très vite, de ces deux philosophes et leur valorisation commune du langage, instance anonyme où se déploierait la vérité de l’être comme jeu incessant de donation et de retrait, comme événement, autrement dit. Pour le Foucault des MC aussi bien que pour le « deuxième » Heidegger, le langage constituerait ce champ transcendantal objectif pur ou purifié, qui creuserait en deçà des représentations subjectives et libérerait en la dévoilant l’indétermination de notre rapport avec le monde. Il faut noter cependant que chez Foucault, c’est surtout une exigence éthique qui semble au fondement de son anti-humanisme. Pour reprendre une expression qu’Althusser appliqua à la fin de sa vie aussi bien à sa propre pensée qu’à celle de Foucault: « [personne ne voulait reconnaître que] l’antihumanisme théorique était le seul à autoriser un réel humanisme pratique ».[6] En dénonçant l’assujettissement des individus dans des procédures disciplinaires de constitution de soi comme objet de discours et de pratiques de maîtrise (constitution du sujet malade comme objet de la médecine, constitution du sujet fou comme objet de la psychiatrie, constitution du sujet délinquant comme objet du droit pénal, etc.), Foucault inscrivait son travail dans une optique émancipatrice, héritière de l’Aufklärung, de libération, de dés-asujettissement des individus et des collectivités.

Si maintenant nous rassemblons tout ce que nous avons pu dire du sujet transcendantal kantien (y compris les percées vers l’onto-phénoménologie sartrienne) comme produit d’une intrication « indétricotable » d’intériorité et d’extériorité, on comprendra que l’on puisse valoriser par la notion de doublet empirico-transcendantal le paradoxe d’une contamination indécidable de l’homme avec le monde, du monde avec l’homme, sans que jamais ces derniers soient confondus dans une harmonie idyllique, dans une indifférenciation primordiale. Intrication dans laquelle, pour reprendre l’expression de Sartre, la notion d’homme ne se referme jamais sur elle-même, mais constitue au contraire le lieu tensionnel le plus originaire dans le domaine de ce qui peut être pensé.

C’est pourquoi, à la question de savoir si le champ transcendantal objectif équivaut à un champ transcendantal sans sujet, nous esquissons ici cette réponse que le champ transcendantal objectif a précisément pour nom ce qu’on appelle homme ou sujet.

C’est à titre de sujet que le sujet est décentré, ne se fonde pas lui-même. L’homme, pensé comme sujet, et le sujet, pensé comme le résultat d’un processus par lequel il se conquiert comme « totalité détotalisée », ne s’évanouissent pas dans un tel décentrement. Au contraire, c’est le décentrement, l’espacement, la non-identité à soi qui définissent le sujet comme tel, l’homme comme tel, et qui lui permettent de se saisir comme devenir, plasticité, liberté. C’est le thème hégélien de la substance devenue sujet, ce résultat qui n’est rien sans son devenir, sans le processus qui le fait être sujet. Le devenir sujet de la substance, pour Hegel, ce serait l’épreuve de la négativité, l’écart par rapport à soi-même, la fracturation du pôle d’identité, le renversement dans l’altérité. C’est tout cela qui conduit à ce subjectum, à cette substance devenue ce que l’on nomme sujet. Une substance devenue sujet, et non une substance originaire, inconditionnée, donnée d’emblée dans son éternité intemporelle. Chez Hegel comme chez Kant, la notion de sujet n’est pas évacuée au profit de « processus d’individuation non subjectifs » en faveur desquels Deleuze plaide. L’absence d’identité à soi qui caractérise le sujet n’entraîne donc pas comme conséquence qu’il n’y ait plus de sujet, par définition.

On pourrait montrer (nous ne le ferons pas ici) que chez Sartre, chez qui pourtant on trouve pour la première fois la proposition d’un champ transcendantal impersonnel, sans je (La Transcendance de l’ego, p. 19), l’équivalence entre subjectivité et conscience intentionnelle est constamment maintenue. De bout en bout, Sartre revendique une philosophie de la conscience, du cogito, fut-il pré-réflexif.

Et faut-il s’étonner que chez Jacques Lacan, qui développe pourtant une conception de la subjectivité bien plus radicalement grevée d’objectivité, d’extériorité et d’altérité, le concept de sujet soit précisément revendiqué? Non pas éliminé donc, non pas évacué, mais au contraire désigné comme l’instance symbolique vide qui doit être conquise par l’individu, reconstruite si elle a été malmenée, voire tout bonnement construite si elle n’a pas eu la possibilité de se former. Cette réappropriation de soi comme unité mouvante, totalité-mouvement, cette perlaboration, ne sont finalement rien d’autre que ce devenir sujet dont parlait Hegel. À la formule fameuse de Deleuze, selon laquelle l’important, ce n’est pas de mettre l’homme à la place de dieu ou dieu à la place de l’homme, mais de garder la place vide, Lacan répondrait peut-être: la place vide, c’est le sujet, le sujet précisément comme celui qui manque à sa place, ou qui occupe la place du manque, de celui qui manque. Sans ce sujet qui se présente à lui-même comme écart, espacement, sans ce sujet qui est mixte de présence et d’absence, de dedans et de dehors, il n’y aurait pas de place vide, tout simplement. « Je est un autre », dit Rimbaud. Comprenez: si je ne dis pas je, je ne peux pas non plus dire l’autre, puisque le je s’indique comme la structure vide appelée par le discours de l’autre. Il faudrait parler longuement ici de la théorie du stade du miroir, dont nous nous contenterons simplement de dire qu’elle montre que la possibilité de dire je est liée à la désignation par un autre d’une image initialement perçue comme extérieure à soi.

 

Si l’on accorde quelque crédit à cette idée que la notion kantienne de sujet transcendantal serait porteuse d’une contamination de l’empirique et du transcendantal, alors il faut soutenir ce paradoxe du doublet empirico-transcendantal, renoncer à croire que l’on est en mesure de dépasser son ambivalence vers l’être ou le langage. Poser l’homme comme doublet empirico-transcendantal, ce serait ainsi se tenir à égale distance des fantasmes aussi bien d’auto-constitution absolue que d’hétéro-constitution absolue. L’anthropologie serait bien alors la question vers laquelle, comme l’indiquait Kant, convergent toutes les autres questions philosophiques.

Nous n’annulerons pas le temps, l’écart par lequel se reçoit le donné et par lequel nous nous recevons nous-mêmes. Cet écart nous définit comme humains: nous sommes dans le monde, c’est à dire, et pas autrement, dans la rupture avec le monde, écartelés dans le monde.

                                                                                         

                                                                                                              9 mai 2002

 



[1] Jean-Marie Vaysse, Le Vocabulaire de Kant, Ellipses, 1998, p.12

[2]À ne pas confondre avec la « volonté de puissance » nietzschéenne, qui consiste à faire de l’être un devenir, vœu qui d’une certaine manière est partagé -n’en déplaise à Nietzsche - par Hegel.

[3]On rencontre enfin ici la notion de doublet empirico-transcendantal, qui retiendra toute notre attention dans les pages qui suivent.

[4]On pourrait quand même soulever la question du statut chez Deleuze de la notion de loi ou d’interdit. Si la loi est l’instance symbolique qui vient marquer par des interdits fondamentaux (tu ne tueras point, etc.) la coupure entre nature et culture, si la loi est un ensemble de règles destinées à rappeler à celui qui se constitue comme humain l’impossibilité de coïncider avec son fantasme d’une nature fusionnelle, l’incitant à renoncer à l’hypothèse d’un état de nature, Deleuze ne semble pas très au clair avec cette notion, dans son horreur de toute extériorité transcendante ou verticale...

[5]Nous prenons le parti ici de ne pas faire de distinction entre la problématique de l’homme et celle du sujet. Option contestable certes, qu’il faudrait compliquer, mais une telle complication nous entrainerait bien au delà des limites de ce cours.

[6]L’Avenir dure longtemps (1985), Stock/IMec, p.177.