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lundi 29 novembre 2021

Les petites fugues (Yves Yersin - 1979)

 


Dans Les petites fugues (à mon sens le plus beau film suisse), se joue une série d'expériences qui me le rendent proche du Maine Océan de Jacques Rozier (un des plus beaux films français, toujours à mon sens - voir ).

[je rapatrie laborieusement un vieux texte, plein de trous, fruit d'un échange sur un forum - enfin, une de ces choses qui sont passées dans le trou noir, l'obscur trou noir, le trou noir mugissant dans lequel nombre d'entre nous avons basculés corps et biens, à l'insu de notre plein gré, nous qui appartenions au "monde d'avant" (un monde où l'imaginaire, la pensée, l'écriture, la musique, le cinéma, ça eût du sens. Ooh je sais: "ok boomer", vieux soçdem à la con qui refuse de mourir, qui s'accroche nonosbstant à son covid et en dépit de "ent". Mais laissons cette question énigmatique et lancinante pour des agapes imminentes. Teasing.)]

Dans ces deux films, assez proches dans leur traitement des durées, de l'errance géographique, on a affaire à des personnages qui sortent de leur "définition", liée au monde économique: une sorte de dérive, ou ligne de fuite (spatiale autant que définitionnelle) les emmène dans le champ de l'esthétique (au sens kantien: finalité sans fin, plaisir désintéressé, universel sans concept - avec découverte associée du possible "partage du monde sensible").
Je ne vois pas pour ma part le mouvement que le valet de ferme Pipe opère dans les termes d'une "transgression", d'une contestation d'un ordre établi (selon l'antienne sémiotique des admirateurs de mai 68 dont je ne fais pas partie - ça aussi, on en reparlera. Ou pas). Mais plutôt dans les termes d'un passage : passage d'un état dans un autre, un "devenir" dirait Deleuze..
Tout est dans le passage, dans le "entre". Le devenir n'étant pas un processus d'identification, où l'on partirait d'un état x ou arriver à un état y, mais celui d'être entrainé à (ou sur) la frontière, à (ou sur) la limite, de chacun des états ou des territoires avoisinés.   

 Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit bien, littéralement, de fugues et surtout de petites fugues: deux types de "travailleurs", le valet de ferme Pipe, les deux contrôleurs de la SNCF, se désintéressent de leur boulot, pour entrer dans un temps autre, un temps secondaire qui devient imperceptiblement leur temps primordial: celui de la vacance, vacation, vacuité, temps de la musardise, de la rêverie poétique...
Ils prennent la "clé des champs", se rêvent et se vivent autrement. Musicien (le roi de la salsa) pour Ménès, et pour Pipe, selon deux régimes successifs: motocyliste (cad en déplacement dans l'espace, voyageur), ensuite photographe (condamné à une stase physique qui devient contemplation créatrice).

 Il y a donc dans ces 2 films singuliers l'expérience à la fois d'une perte et d'un changement de nature, rôle, fonction, qui se manifeste par une indétermination de plus en plus grande des repères et des rôles sociaux préexistants, indétermination qui plane également sur les compétences ou vocations nouvelles qui semblent redéfinir et transformer les uns et les autres. Ménès devient-il chanteur ou danseur, Pipe devient-il voyageur ou photographe? Ou bien ce ne sont là que des stances au milieu d'un changement qui continue son cours toujours plus indistinct, insaisissable, sur la ligne d'un horizon toujours plus imperceptible? C'est qu'on les sent susceptibles de se penser, de s'envisager et de se vivre autrement, même s'ils revenaient - mais on n'en sait rien - à leur fonction première. Parce qu'ils ont été traversés par l'expérience inoubliable d'un changement, d'un passage. Un devenir, donc: il ne s'agit pas de devenir ceci ou cela, mais d'expérimenter une zone indiscernable entre les états fixes.

Ainsi Pipe ne devient pas motocycliste ni photographe, mais fait l'expérience d'un passage entre son état "x" et des états "y" et "z".
A la frontière entre ces mondes: il croise le monde des motards (qui font du rallye-cross), mais ne devient pas l'un d'eux. Il offre une pomme au vainqueur (moment magnifique). Il se croit intéressé par l'exploration des sommets, des hauteurs: le voyage en hélicoptère au dessus du mont Cervin. Mais ce voyage le déçoit ("c'est qu'un tas de cailloux", répond-il au pilote de l'hélico). Dans la mesure même, semble-t-il, où ce n'est pas ça qui l'intéresse vraiment, le sommet ou la hauteur comme territoire fixe à conquérir. Ce qui le meut, le véhicule, c'est le passage à la frontière, à ce qui dans sa perception représentait une frontière, une limite, inatteignables.
Il s'adonne ensuite à la photographie. Non pour fixer ou conserver les choses de son environnement, mais là aussi comme expérience de la transformation, vivement intéressé par le passage entre l'objet et sa représentation photographique, fasciné par l'apparition du photogramme sur le polaroïd: le devenir-figure, paysage, d'une tache informe. Il est condamné à l'immobilité (après la phase "moto"), mais il fait de ce nouvel état statique une ressource, l'occasion d'un nouveau champ d'expérience qui lui permet de déjouer cette stase pour continuer à éprouver, sous une modalité nouvelle, le passage, le changement, la métamorphose.
Pipe et son périple suggèrent ainsi le contraire d'un Icare, de la chute d'une illusion, envol raté, retour à la gravité, stase, impuissance, échec: il ne se brûle pas les ailes à force de trop vouloir s'élever vers les sommets inaccessibles, c'est pas son truc, son processus. Son processus, c'est un déplacement perpétuel hors de l'état où il est fixé à un moment y, puis x, etc. ]


Dans Maine Océan, les pêcheurs restent des pêcheurs: certes, mais c'est pas la question. Le monde de la pêche est juste la toile de fond du récit. Et dans l'économie de ce récit, le pêcheur Marcel Petigas, parce qu'il se trouve à un moment précis (au tribunal) court-circuité entre différentes strates sociales, univers hétérogènes qui vont se télescoper, va être l'élément déclencheur du processus des rencontres, de dérive ou de fugue, ou de "déterritorialisation" des autres (son projet fou de leur faire faire à tous "un petit tour en mer" à la finalité aussi menaçante qu'imprécise), et principalement chez le personnage principal qui était de base le plus territorialisé (Ménès). 

J'aime à dire que ce sont là deux films ranciériens, sans aucun esprit mécanique de démonstration: je ne dis pas qu'ils illustrent la pensée ranciérienne de l'émancipation et de l'égalité ("illustrer", des idées, ou des sentiments, ou que sais-je encore: le degré zéro de l'art mais en ces temps où l'art jouxte la puissance du zéro c'est peut-être son sommet, je sais pô, et je m'en fiche). Je dis juste qu'on y ressent bien des choses qui font penser à ce que Rancière essaie de penser quand il parle de "partage du sensible", de déplacement, ou mieux, désassignation, de l'identité sociale à travers un mouvement à la fois esthétique et politique (et que je relie ici, comme je le fais partout ailleurs, car ça me semble aller de soi, à la pensée de Deleuze sur le Désir, le devenir, etc)... (11/07/2013).


mardi 15 juin 2010

Maine Océan (Jacques Rozier, 1986) / Le chaud lapin (Pascal Thomas, 1974)



Maine Océan, vu et revu, ça reste pour moi, à bien des égards, "the" film. Transfrontalier, de la bascule, du micro-événement, de l'impondérable. Mais c'est léger, loufoque, évident, frais. On rendra un jour justice (bon, c'est déjà fait, tant mieux) à ce chef d'œuvre oblique du cinéma français, et le siècle sera Rozien, du côté d'Orouet, ou quelque part au milieu des naufragés de l'île de la tortue.

Dans le registre, en échappée libre, de cette même famille d'un cinéma du "pas sur le côté", on pourrait encore citer le chaud lapin de Pascal Thomas (à l'époque assistant de Rozier), le passe montagne et double messieurs, de Jean-François Stevenin (qui fait, depuis, de l'alimentaire triste et répétitif à la télévision), Jean Marboeuf, un peu. René Allio, assez bien. Plus récemment, Manuel Poirier s'y est essayé, avec quelques réussites sympathiques.

 

Ce sont eux qui ont pratiqué un "devenir minoritaire" - selon l'expression consacrée mais galvaudée - du "cinéma français". Rozier étant le meilleur exemple. Démocratisation discrète des personnages, des espaces, des temps, des petites histoires; un décalage qui essaime de l'indétermination, des indécisions et de l'indécidable. Nulle part autant que dans Maine Océan, la langue se minorise, en patois, en zones d'insignifiance, en poches de "pas grand chose", une sorte de langue étrangère qui fait bégayer la langue majeure, le principe même de majorité, et les fait doucement basculer, imploser, sans tambour ni trompettes, vers une sorte de Babel mineure.

Ce cinéma là est éminemment politique, concrètement politique. Idem pour le chaud lapin, qu'il faudrait un peu sortir de sa grille de classement préalable, où il reste collé comme du chatterton: "film français de vacances". En un sens, c'en est un. Mais ce n'est pourtant pas "l'hôtel de la plage" ou "à nous les petites anglaises" - qui avec le recul (en leur temps, déjà, bien sûr) dégagent un parfum assez nauséabond de gogues confinées.

"Le chaud lapin", comme plus tard "Maine Océan", ce seraient plutôt des films sur la vacance. Le temps mort de la vacance, une vacuité qui insinue discrètement de l'interruption, du vague, de l'éclipse. Je ne dis pas que c'est du Antonioni. Antonioni, ça reste quand-même sérieux, profond, voire métaphysique. Ici, on ne sait pas trop sur quel pied danser. On se croit sur le terrain connu de la comédie de mœurs à la française, puis soudain, sans qu'on n'y prenne trop garde, on assiste à des vacillements curieux, à une dispersion, une étrange élongation des durées, une dé-sédimentation par petites touches de changements micro-climatiques.

 

La Vacance du séducteur imaginaire de bonne famille, travaillé par une forte libido (Menez), et qui se retrouve, plutôt contrarié, à dragouiller - en se ridiculisant constamment - des jeunes filles un peu prolos. Puis à entrer, comme par effraction douce, en contact avec leur famille, de ces petites gens qui ont un peu ce teint de cendre de la SFIO, des congés payés, pour qui la liberté ultime est d'aller s'enfermer le temps d'un morceau d'été dans un camping caravaning au milieu de la verdure.

Comme chez Rozier, le récit opère par dérèglement progressif d'un territoire, où se mettent à flotter les personnages et les lieux, glissement imperceptible, propice aux incertitudes quant aux codages et clivages convenus des rapports de classe.

 

Les uns et les autres s'y rencontrent en se télescopant, au gré de pérégrinations plus ou moins foireuses et toujours indécises; zones périphériques, de transit, entre des bouts de plage où on s'attarde pas vraiment pour bronzer, l'entrée d'un dancing où finalement on n'entre pas, l'arrêt d'un autobus qu'on a pas vraiment l'intention de prendre. On s'y ennuie, d'un ennui presque reposant, frais, s’accordant peu à peu à une musardise des possibles, des temps déconnectés de la vie économique et sociale.

La "province"... Le no-man land français comme une ligne de flottaison flottante, entre la mer, la campagne et la ville. Des amitiés désœuvrées se nouent… On ne sait plus très bien ce qu'on veut; c'est la ralentie, dirait Michaux. On s'invente de brèves utopies où on prend la clef des champs.

 

Le recours à des acteurs estampillés "cinéma de kermesse" apparaît alors comme une stratégie assumée de brouillage des pistes, des catégories: "grand film", "petit film", "film de pas grand chose". Et on voit bien qu'elle déstabilise la ligne de partage entre cinéphilie (de bon goût, politique des "auteurs") et "cinoche du dimanche". Le cinéphile pressé et bon teint, accroché à ses distinctions esthétiques autant que sociologiques (par lesquelles il cultive son appartenance, réelle ou fantasmée, à une strate déterminée du champ social - bien sûr, la "cinéphilie" est un marqueur de différenciation sociale) aura tôt fait de trier à travers son tamis les bons objets et les mauvais objets de gratification. Ça reste un bon indicateur de ce qu'effectivement, le champ dit "critique" de l'esthétique perpétue un "apartheid" du "bon goût". Lequel se redistribue aussi dans la sub-structure du "kitsch", du "second degré" et du "mauvais goût assumé". Le "mauvais goût" assumé dans la célébration cynique des "nanars", c'est classe: ça marque aussi la différence entre la classe dominée - censée adhérer matériellement à ses objets - et la fraction dominée de la classe dominante censée les consommer avec parcimonie ou distanciation: "on ne nous la fait pas". La classe dominante, elle, est censée avoir autre chose à foutre de son temps. Elle consomme pas du capital symbolique, elle gère son patrimoine et ses flux boursiers. Les objets mixtes, impurs, traîtres à leur loi, s'en iront se faire voir ailleurs, et c'est tant mieux. C'est une bonne leçon sur l'ouverture du regard.

 

La "Vacance". Motif éminent, central dans le cinéma de Rozier. Tout les événements y conspirent, le plus souvent malgré eux, puis s'en séparent doucement, par un mouvement imperceptible de dislocation, chacun retournant au quotidien de sa solitude.

Deux contrôleurs de la sncf - l'un plutôt sympa, enclin à gratouiller la guitare, l'autre plutôt corseté, à cheval sur le règlement - se retrouvent sans trop savoir pourquoi embarqués entre l'île d'Yeu et la côte; une danseuse brésilienne ignorant le concept de "compostage de billet ; une avocate exaltée confondant plaidoirie et sémio-linguistique des idiolectes ruraux; un marin "maraîchin" condamné au tribunal pour avoir "fait acte de violence" sur un automobiliste - notable qu'il a menacé avec un démonte-pneu, et bien décidé à défendre l'honneur de sa "fiancée" brésilienne, victime de l'acharnement absurde des petits fonctionnaires zélés du rail. Le plan secret de sa vengeance - à l'issue nébuleuse: leur "faire fair'un petit tour en mer" - et ils paieront "pour toute la smala"! Last but not least, parachuté au milieu de cette congrégation foutraque, un producteur de show-biz latino-américain, du genre on ne sait pas s’il est mytho, comédien ou producteur, mais avec un "talent" persuasif pour distribuer aux uns et aux autres les rôles les plus incongrus lors d'une "jam-session" où s'improvisera un improbable casting à la salle des fêtes du village.

 

Menez pensera un temps abandonner son métier suite à ce bœuf mémorable: tout planter là pour embrasser le métier enchanteur de "roi de la samba". Il se retrouvera au milieu des sables d'Olonne, d'abord emmené dans des directions contraires à son point du chute; plusieurs fois immobilisé dans le silence de l'aube; puis ballotté de chalutiers en barques comme autant de paliers de décompression obéissant aux lois de la pêche et de sa lenteur; pour enfin flotter dans le vide - suspendu dans un extraordinaire travelling, au bord de l'abstraction et d'une longueur quasi expérimentale -, là où il n'est plus qu'un point mobile vacillant sur la ligne d'horizon. Comme s'il faisait du "sur place", entre la mer, les sables et la route. Et on dirait qu'il danse une samba aléatoire, sur fond de piano et de percussions brésiliennes.

Oui, un film de vacances et sur la vacance, mais on aura aussi fait un voyage émouvant, transversal, en minor mood, au terme duquel on redécouvre, peut-être, le sens des mots fraternité, gratuité, solidarité… Ça vaut bien le coup de casquette de l'artiste, saluant son public depuis la grève: "merci! Au revoir! Merci pour tout!".