mercredi 5 mars 2014

Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982)



Le but de Reggio est de faire passer, par un jeu d'oppositions assez bateau, une réflexion soi-disant inspirée par des philosophes comme Heidegger (nommé dans le bonus). Opposition entre Monde techno-industriel (humain) et Nature, gestes du travail machinique/industriel et gestes du travail artisanal.
Le résultat est un vaste cliché continu de pseudo-philosophie éco-"new age".

On aimerait pouvoir regarder ces belles images pour elles-mêmes, à la limite comme une sorte de diaporama cinétique & sonore, ce qu'elles auraient pu être sans l'intention conceptuelle qui organise leurs rapports sur-signifiés.
Mais on se sent emprisonné dans la valeur sémantique que Reggio leur impose constamment par son montage, ses enchainements toujours lourdement démonstratifs.
Plus le traitement de l'image: l'accélération & les prises de vue aériennes doivent communiquer cette sensation que la planète tend à devenir un macro-circuit électronique intégré. Bien sûr, une ambivalence plane: Reggio veut nous montrer que le paysage technologique a aussi ses beautés. Le mode de vie technique est autant un poison qu'un remède (pharmakon), facteur de création comme de destruction, etc. Reggio, ancien curé, explique - toujours dans le bonus - qu'il veut montrer aussi "la beauté de la Bête (de l'apocalypse)".
On a surtout l'impression d'être devant une illustration télévision scolaire des dégâts du taylorisme (productivisme de masse de l'ère industrielle): aliénation, massification et solitude des grands espaces urbains, opposées à un rapport au monde qui serait plus "authentique", "archaïque", "primitif".
Le message est clair: le monde technique, la modernité, sont une sorte de démon. Ils ont rompu la balance, l'harmonie naturelles et premières de l'éco-système. Faut changer de way of life sinon on est foutu. Faut réapprendre les gestes simples de la vie et du semeur, le bonheur de travailler, miséreux mais authentique, avec ses nues mains sensuelles, de jolies poteries fruits d'une ancestrale sagesse. Faut décroisser hardiment, manger sain, faire vœu de pauvreté, se mettre au macramé et redonner un supplément d'âme au premier jour du reste de sa vie. Bref tout le saint? Tout le saint? Frusquin, allons.

Procès écologiste-spiritualiste-militant de la modernité fort convenu, donc, qui s'appuie - c'est le plus pénible - sur un mysticisme assez fumeux. Les 3 films de Reggio sont censés en effet, on le sait, "illustrer" 3 prophéties Hopi.


Première prophétie donc: Koyaanisqatsi. Le film s'ouvre sur un plan fixe de fresque ancestrale sur laquelle sont gravés des symboles mystérieux, vaguement annonciateurs de menace. A ce plan succède aussitôt un gigantesque embrasement qui suggère une destruction, un péril nucléaire, on ne sait pas trop. On saisit ensuite que c'est le feu engendré par la propulsion d'une fusée-missile, symbole de la technologie, de l'hubris dominatrice et destructrice de l'homme...

La fin du film boucle cette boucle attendue: le feu de la propulsion, puis le fragment enflammé de la fusée-missile qui retombe. Et le film se conclut sur la fresque du début, qui évoque des entités ou esprits démoniques de destruction. Le générique apparaît en surimpression, délivrant le Message:
Koyaanisqatsi
ko.yaa-nis.qatsi. Du langage Hopi. N.

1. crazy life
2. life in turnmoil
3. life out of balance
4. life disintegrating
5. a state of living that calls for another way of living.

Carton suivant:

(traduction des prophéties hopi chantées dans le film)
- Si l'on extrait des choses précieuses de la terre, on invite au désastre.
- Lorsque viendra le jour de la purification, il y a aura des toiles d'araignée tissées d'un bout à l'autre du ciel.
- Un récipient de cendre pourrait un jour être lancé du ciel, et il pourrait embraser la terre et faire bouillir les océans.


Il est permis de trouver ça un peu lourd, en dépit de la beauté hypnotique de certains plans-séquence.

Quinze années de jeune et de prière... Pour servir au retour, en plat réchauffé, cet ersatz de boutique vantant des huiles essentielles et des bouquins de la collection J'ai lu/Aventure secrète, sponsorisée par Coppola... Je me demande sincèrement si ça vaut vraiment le coup, la vie d'anachorète. Qui pourtant me tente et même me meut * au delà du raisonnable.


(* "Et mèh meuh meuh meuh". Beauté pure de l'allitération.)



Finissons en, un peu, avec Amadeus (Forman, 1984)



Une avalanche de clichés sur le don divin de "l'inspiration" et le génie créateur. Du côté de l'enfance à la fois innocente et cruelle, frondeuse, spontanément anticonformiste et défiant toutes les règles, y compris du bon goût. Et qu'aimerait tant écraser le talent laborieux, du côté, lui, de la vieillesse à la fois envieuse et fascinée, conformiste par ruse, rongée par l'échec, etc. Malgré le faste des costumes, l'ampleur des décors, c'est surjoué, caricatural, ado-romantique-neuneu, simpliste au possible. On me dira peut-être "oui, mais c'est fait exprès, c'est le but": justement...
Une sorte de grand soufflé scintillant, mais creux à l'intérieur. Et je ne trouve pas l'utilisation de la musique particulièrement louable. Je l'ai ressentie tout du long comme un cache-misère opportuniste, un tremplin émotionnel facile pour justifier ou excuser la platitude un poil démago du propos (rock star-Mozart, une tête brulée, le Sid Vicious de la jet set du XVIIIè, rhzz). 
Combien de fois n'ai je pas entendu: "oui mais la musique est tellement sublime...", ou encore "si ça donne envie aux jeuns d'écouter Mozart qui était un révolté-destroy tout comme eux...". Argh.

La fameuse scène (obligée, et fantaisiste - mais ça on sait) du requiem dicté par Wolfgang à Salieri, c'est vraiment pour moi le concentré, attendu et en acmé, de tous les clichés sur Mozart. En symétrie avec le poncif surligné du mec resté scotché dans l'enfance. Le reste du temps, c'est en effet une sorte de proto-débile scato-régressif mi conscient mi provoc, on sait pas trop, principe entropique lâché dans la high-society (un peu l'ancêtre de Lady Gaga foutant le boxon aux MTV awards). Mais qui, dès qu'il se met au piano, est visité par la transcendance, conformément à l'adage "heureux les simples d'esprit, le royaume des cieux leur appartient". Pourquoi pas. C'est une option comme une autre.

Alors bon, daccord, le matériau, c'est une pièce de théâtre - exploitant notamment l'invention littéraire, par Pouchkine, d'un Salieri méphistophélique, commanditaire du requiem qui épuisa Mozart, donc son assassin indirect, etc. ça ne prétend nullement à une véracité quelconque. Un peu dans le genre de ce que fera plus tard, avec le succès qu'on sait, l'imbitable, non pardon, talentueux M.E. Schmidt. On est donc dans la puissance de l'imaginaire, ok, mais quand-même: était-on obligé de refourguer l'imagerie rebattue du génie inspiré, tout fiévreux, aux portes de la mort, qui respire sa musique comme les rossignols font cui-cui et les pommiers font des pommes?

La pièce de Peter - equus - Shaffer fit un malheur à Broadway, fallait donc exploiter le filon. Y avait à mon sens un matériau infiniment plus riche, passionnant à exploiter, moins "mythologique" : rien que la vie de Mozart, quoi. L'enfance de ouf, ses relations avec les autres compositeurs, sa relation avec le maçonnisme, le contexte politique et social, etc, des tas de choses fort méconnues, finalement. En tout cas de moi. Et ça m'aurait hyper-botté, cette autre approche, tout en sachant que la "vérité historique" est toujours traversée par l'interprétation. Mais ça aurait été bien plus mystérieux, fascinant, iconoclaste pour le coup (Forman prétendant que sa 'vision' de Mozart l'était), que la nième déclinaison anachronique du mythe bien connu.

Chais pas, là, c'est un peu le biopic fantasmé et inavouable de Richard Clayderman filmé par J.J. Annaud. Et dans la dramaturgie, ça me fait trop penser à Fame d'Alan Parker, alternance de "performances" exploitant le contraste habituel "figure imposée/académique/bridée" & "figure libre/déchainée/en sueur". Je passe sur Hulce, notamment en chef d'orchestre: belle création de perso qui ne ressemble à rien, au sens littéral, puisqu'il paraît que Mozart n'a jamais dirigé un orchestre de sa vie. J'y vois plutôt un hommage à Benny Hill.

Je pensais aussi, à l'époque où j'ai vu le film, à tous ces téléfilms américains des 80s, sur les concours de musique prestigieux, opposant le petit génie hors-normes, directement branché sur la fréquence radio des muses célestes (et parfois atteint d'une leucémie), au vilain arriviste boutonneux non dénué de talent, mais qui n'a pas pu se débarrasser du carcan des règles apprises. Lequel se fera coiffer au poteau, avant le générique, par l'interprétation lacrymogène d'un concerto de Rachmaninov ou de Tchaïkovski défrisant un jury composé de dames patronnesses frigides.