lundi 19 août 2024

Comme un chien

 

Bien peu de choses à dire, en vérité, après 7 mois de vacances. En attendant bien sûr les agapes imminentes.

Une nouvelle a cependant retenu mon attention: avant de caner, Alain Delon a fait savoir par voie testamentaire qu'il souhaitait que Loubo, son berger malinois, soit enterré à ses côtés. Précisons qu'à l'heure où j'écris ces lignes, il est encore vivant (1), et comme le dirait Jacques II de Chabannes, seigneur de La Palice: un quart d'heure avant sa mort il sera encore en vie. 

Delon ne faisait d'ailleurs pas mystère de la destinée qu'il réservait à ses chiens. Je viens justement de mater une séquence, rediffusée pour l'occasion, où il disait qu'il pensait énormément à ceux-ci, les vivants comme les morts. Etres qu'au bout du compte, tout bien considéré, il chérissait plus que tout. Delon et son interviewer déambulaient au milieu d'un petit cimetière pour chiens jouxtant la propriété de l'acteur ("Douchy", si je ne m'abuse). Très ému, Delon expliquait, d'une part, qu'il souhaitait être enterré aux côtés de ses compagnons de vie, sur ce carré de verdure ombragé, et d'autre part qu'il tenait à tout prix à ce qu'ils soient tués après sa mort, afin qu'ils ne souffrent pas trop.

Dans l'esprit de Delon, il ne faisait en effet aucun doute que pour leur épargner l'atroce douleur d'avoir perdu leur maitre et ami, il était impératif qu'on les piquât sans tarder. L'évidence étant acquise que leur amour inconditionnel et inconditionné pour lui les pousserait à se laisser mourir, vraisemblablement dans d'atroces souffrances. 

Jeanne Mas aurait proposé d'adopter le canidé, mais la famille s'y oppose fermement car ça serait ne pas respecter la volonté d'Alain Delon. Le susmentionné Loubo ira donc bel et bien faire un dernier petit tour chez le vétérinaire, afin de souffrir définitivement moins de la mort de son maitre.

Cette anecdote étrange - quasi fascinante par son horreur - m'inspire quelques pensées dignes d'être consignées ici.

Elle nous incite tout d'abord à méditer sur la puissance du lien que certains êtres humains sont parvenus à nouer avec nos frères (frérot.es, soeuret.tes) animaux. 

Alain Delon comprenait les chiens, et avant tout ses chiens. Il savait ce que vit un chien, car il pensait, vivait "comme un chien" (pour reprendre l'expression de Joseph K. lors de l'issue précipitée de son procès). Alain Delon ne comprenait que trop bien l'intolérable douleur d'un chien lorsque sa seule raison de vivre (Alain Delon) disparaît. Aussi ne nous y trompons pas. Cette décision d'Alain Delon fait honneur aussi bien à la conscience humaine, empathique, qu'à la conscience animale, empathique.

Je lis ça et là des esprit chagrins et incurablement anthropocentriques murmurer, dans les associations de défense des animaux, que cette décision est scandaleuse, inacceptable. C'est ne pas prendre la mesure de l'émouvant témoignage exprimé ici du souci premier, du Care d'un homme qui fait passer son chien avant lui, parce qu'il se met à sa place, s'envisage depuis le point de vue de son chien. 

Redécouvrant ainsi le véritable sens de la révolution copernicienne de Kant, comme j'ai pu l'expliciter dans d'autres billets. Se concevoir comme le centre à partir duquel son chien devait se concevoir, certes, mais à titre de centre décentré, de centre étant lui-même périphérique et tournant autour du centre premier qu'était son chien depuis lequel il se pensait-lui-même. Mieux, qui lui donnait sa pensée.

A l'instar de Sirius, ce beau roman atypique d'Olaf Stapledon narrant la vie d'un chien auprès de son maitre qui lui a greffé un cerveau d'homme, mais en retournant la proposition, Alain Delon se retrouva peu ou prou dans la situation d'un homme, savant et maitre, à qui on greffa un cerveau de chien, sentant, pensant et vivant depuis le chien qu'il est, et envisageant la condition de l'homme avec toute la singularité et la richesse que lui permet le point de vue d'un chien.

"Tu ne survivras pas à ma mort, il est donc logique - et désirable - que tu meures avec moi dans ma tombe, qui sera aussi la tienne". Y a-t-il plus belle preuve d'humilité, de générosité? Alain Delon se sentait, se vivait, se pensait irremplaçable dans les yeux d'un chien lui vouant un amour inconditionnel, et c'est pourquoi, se percevant lui-même à travers les yeux de son chien lui enseignant par-là les limites de son humanité, il sut s'affranchir de ces limites pour sentir, vivre et penser depuis l'amour inconditionnel que lui vouait son chien.

Cela me rappelle encore un documentaire, diffusé sur fr3 le 3 mai 2019, intitulé "Alain Delon, la solitude d'un fauve". Dans ce documentaire s'attesta déjà de façon frappante cette aptitude qu'avait Delon à se vivre et se penser comme un chien, et à en faire profiter ses proches, notamment son fils Anthony. 

Je me souviens surtout de ceci: juste après le documentaire, son réalisateur Laurent Allen-Caron évoquait sur le plateau de "C à vous" certaines méthodes éducatives d'Alain Delon: " On raconte dans le documentaire que, oui c'est vrai, il lui arrive d'enfermer Anthony dans une cage avec des chiens pour l'endurcir - les chiens d'Alain Delon".

Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis, car frères des chiens nous fûmes, et c'est en maitre chien que nous vous aimâmes.


(1) Edit

La fondation Brigitte Bardot a déclaré le lendemain, soit le 20 août, qu'elle adoptait Loubo. Ne me sentant pas très bien moi-même et persuadé que la fondation Bardot se contrefiche de mon modeste cas, je vais me renseigner auprès de la famille Delon sur les démarches à suivre pour me faire piquer par un véto. Dans le Loiret, vu que là-bas, on respecte encore l'euthanasie de convenance, une bonne vieille tradition seigneuriale menacée par le progressisme.