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vendredi 5 août 2022

Finissons-en (un peu) avec Christopher Nolan

 

 

[Bon, un peu de pop-corn, de nanan, en attendant des pavés plus ambitieux (ou prétentieux, chacun voyant midi à sa porte etc). Repêché dans les cales du cargo, ce truc totalement paresseux et d'un irrespect qui frise la diffamation, mais qui je l'avoue me fait encore marrer. Vu que je suis bon public. C'était en novembre 2014, au moment où sortait Interstellar. Heureusement que ça a été posté dans des letter-box fréquentées par une demi-douzaine de personnes, pas plus, accommodantes de surcroît. Imaginez ce genre de daube posté sur twitter, instagram, ou en guise de capsule YT (façon Durendal et autre MJ), vous vous ramasseriez des tonnes d'insultes, assorties de harcèlements, menaces de vasectomie suivie de mort douloureuse, et vous finiriez suicidé dans une cage d'ascenseur avec une note épinglée dans le dos: "t'es qui, toi? T'as fait quoi dans ta vie?"]


Nolan, il a jamais su raconter quoi que ce soit. Ni filmé une action, quelle qu'elle soit. Y a aucun hasard là-dedans, les deux sont parfaitement liés.
Dès Memento, Nolan nous expliquait les fondements, qui n'ont jamais varié, de son approche du cinéma: substituer à l'enchaînement des images un enchainement de mots, et déstructurer un récit pour faire oublier que ce dernier n'a aucun intérêt.

Prenons n'importe quelle scène de Nolan dans un Batman.
Tout ce qui a trait à un événement, une histoire, une intrigue, Nolan s'emmerde pas avec ça. Il les situe dans un passé, lointain ou récent. De toute façon et nécessairement hors-champ. Et il délègue à un dial imbitable entre deux personnages la fonction de nous le "raconter". Entre ces longs moments ennuyeux, qu'est-ce qui se passe?
Faut revenir à Descartes, d'une certaine façon, pour le comprendre. Descartes se demandait comment pouvait exister le mouvement, la durée (dans un sens qui sera celui d'un Bergson), avec des instants déconnectés, des moments de présent non-liés. Nolan a ce problème. Il est assez malin pour nous faire oublier qu'il est incapable de le résoudre, incapable de transmettre cinématographiquement le sentiment d'une durée quelconque. Dès Memento donc, c'était toute l'affaire: de ce que je ne parviens pas à exprimer une durée continue, qui a un rapport consubstantiel avec le phénomène de la mémoire, je vais inventer un perso qu'a pas de mémoire, qui est, comme moi, incapable de lier des moments de présents vécus comme hétérogènes.


Ainsi dans Batman ou Inception : en dehors d'une imagerie kitsch assez téléphonée sur laquelle se paluchent des esthéticiens au rabais, qui confondent art pictural et chromo de Léda et le cygne accrochés au dessus du lit, près du guéridon, si on s'amuse montre en main à compter la part qui est réservée à "l'action" proprement dite (cad le mouvement, pas forcément une action physique) et la part consacrée aux "dialogues", qu'observe-t-on?
On observe que 80 % minimum de ce qui se "passe" sur l'écran est dévolu à d'interminables bavardages, qui ne sont pas même des "dialogues" (car Nolan est tout aussi incapable d'écrire du dialogue, cad de l'interaction continue, fluide, circulant entre deux persos), mais des notices scientifiques, des modes d'emploi de bidules à bits, qui comptent sur un saut de foi patient du spectateur, qu'on endort, qui ne voit pas qu'on lui fait prendre une vessie verbeuse pour la lanterne des frères Lumière.


De ci, de là, parcimonieusement, pour honorer le cahier des charges, on a, donc: quelques rachitiques scènes de "fight" et d'explosions, qu'on nommera par mansuétude "action". Côté son c'est Nagasaki, la grosse Bertha, en ultra THX atmos, pour faire croire à nos nerfs tympaniques qu'on est dans un cinéma du corps et de la sensation. Mais qu'importe, on observe exactement le même phénomène : cette incapacité à faire de la durée, de la continuité sensori-motrice, avec des moments déconnectés. C'est pour cela que le principe de construction des scènes d'action, chez un Nolan, c'est le montage, et archi-cuter tout partout pour que ce soit bien illisible. Il y a des génies du montage, Peckinpah, Penn, peut-être même Tarantino, qui traduisent des vitesses, des chocs, des secousses, corporelles autant que géologiques, par le simple découpage des plans. Nolan, lui, sait pas faire ça non plus.
Se prenant pour un Houdini post-moderne, il nous offre des vignettes, des photogrammes de fragments de chorégraphies plongés dans le formol, mais se succédant si vite qu'on n'a même pas le temps de cligner de l’œil. 

Pour ce qui est de l'émotion, de l'épaisseur humaine, tout ça, même topo: pour donner l'illusion que dans tout ça y a de l'affect, de l'humain, Nolan s'emmerde pas davantage. Il a dans sa poche un petit schéma avec des cases à cocher pour faire "thématique personnelle" qui signe un auteur: il s'agit de refourguer systématiquement, à chaque film, un ancrage traumatique convenu (mais à qui toute personne vaguement sensible est susceptible de s'identifier): un problème souciant d'épouse décédée ou de fille abandonnée, qui détermine les motivations profondes et même moins profondes du personnage principal.

Que sauver chez Nolan, le nouveau génie prétendu qui sauve le blockbuster en y injectant on ne sait quel vertige métaphysique et pascalien?
Ce qu'on peut sauver, c'est la réhabilitation des conversations au coin du feu, à l'anglaise, entre l'aiguille à tricoter et le verre de bourbon. On s'emmerde comme des rats morts, mais c'est tout un art de l'ennui distingué. Le monde de Nolan semble tout entier sorti de souvenirs de conservations désincarnées, entre gentlemen british - paradigmatiquement un maitre et son valet - sur toute une série de "sujets" parfaitement inintéressants, mais dont l'inintérêt même assure le statut aristocratique de gens qui ont du temps à dilapider dans des papotes mondaines.


mercredi 3 août 2022

The Big Lebowski (Coen br - 1998)

 

[ Eh non, je n'ai pas encore fini de classer mes archives. Il y a encore quelques vieilles chaussettes qui trainent sur quelque forum vivant ou post-vivant. Et je m'attristerais de les voir s'enfoncer peu à peu dans les fonds marins, comme Sinking of the Titanic de l'ami Gavin Bryars.

Tiens, çui là il est pas trop mal, il a eu son petit succès d'estime. Je me dois juste de signaler que depuis, je ne m'intéresse plus aux frères Coen, et, généralement, je ne m'intéresse plus au cinéma. Mais alors plus du tout. C'est comme ça, ça ne me parle plus depuis des années. Mon truc, désormais, ce sont les jeux vidéo (Elden ring, mon dieu, Elden ring... mon royaume pour Elden ring, et le finir). 

Je pourrais tartiner à l'envi sur les raisons principalement ex-times de ce désintérêt: ça se résumerait peu ou prou à ce que j'ai entendu dire sur une vidéo YT par Jean-Baptiste Thoret (quasiment le seul critique de cinéma que j'ai du plaisir à écouter, notamment sur cette "mort du cinéma" qui m'apparaît à moi comme parfaitement évidente). Le cinéma ne fait plus monde, espace commun. Il a été l'art par excellence, l'art populaire, l'art aimé d'un siècle. ça a compté, des foules innombrables se sont passionnées pour le cinéma. ça a déterminé tant de pensées, de désirs, de volontés. Il fut un temps où quand un grand film sortait, ce qu'il avait à montrer, à faire sentir ou à dire importait grandement, ça produisait de la pensée, du commentaire, de la politique, de l'esthétique, tout ça en même temps, et même quand ça ne produisait rien de tout ça et que le film n'était pas grand, c'était tout de même toujours une sorte d'événement qu'on avait envie de commenter. 

Bien sûr, il y a encore de grands films, ou des films intéressants, ou au moins divertissants, qui le niera, bien sûr il y a encore une "cinéphilie". Mais ça n'importe plus. C'est du vent, un vieux vent automnal, nostalgineux, qui refuse de ne plus souffler et de plus en plus asthmatiforme. La cinéphilie, comment vous dire? C'est aujourd'hui une marotte de fétichiste, une occupation honorable et certainement chronophage comme classer des timbres poste ou des trombones à coulisse, mais je défie quiconque de m'expliquer sans rire que ça fait encore Monde, que ça concerne le Monde et beaucoup de Monde. Oh oui, je sais, ça concerne encore un petit monde, des petits mondes, des cénacles. Les pires, ce sont les pré-quarantenaires dégarnis qui déposent leur petite crotte d'amour ou de désaveu dans des lieux dédiés à ça, des lieux où - je sais, c'est difficile à concevoir de nos jours - on se sert d'un clavier pour aligner des morphèmes les uns derrière les autres. Et c'est terrible, comment ils astiquent sans désemparer les boules neigeuses Amblin de leur enfance dans les eighties, et ils font des listes, des référendums, des concours, des tops. Et ils se souviennent: ah c'était si bien, quelle riche époque c'était, on en fait plus des films comme ça. Car bien évidemment, inutile de s’appesantir, les gens chérissent en général et avant tout les grelots tintinnabulants qui ont entouré leur petite enfance. Ils trouvent que ça tintinnabulait superbement, les boutons de rose de ce temps-là. Jusqu'à leur mort, et même plus ils se rapprocheront de leur mort, de l'Alzheimer fatal, ils ne cesseront de chérir ces souvenirs de magie pure, de les épousseter et de les cajoler de plus en plus fort. Ils ne cesseront de témoigner de leur thaumazein primordial: oui, j'étais là, c'est bien moi qui ai vu ce film-là, et celui-là, je l'ai vu dans l'avion. Innerspace, back to the future, ghostbusters, iti phone home, arrheu etc. Toute personne raisonnable conviendra qu'aujourd'hui le cinéma ça n'agrège plus un monde, ça ne fait plus partie des conditions qui rendraient encore possible un Monde, mais c'est désormais un produit qui n'agrège plus que des petits mondes, au mieux, pour cette involution hideuse qu'est l'inflation de marvel-comics-trucs recyclés jusqu'à la nausée, des micro-mondes, au pire, pour des cénacles d'antiquaires ou je ne sais quelle secte campagnarde sortie tout droit de Midsommar. Et sinon, j'ignore totalement s'il y a eu de grandes séries depuis Breaking bad.

Tout ça pour dire que dans le texte qui suit, il faudrait remplacer dans sa tête chaque occurrence de "je suis" par "j'ai été". ]


Le comique des frères Coen (car c'est avant tout une question de comique, même dans leurs films les plus "graves") est oblique et déceptif: il opère dans les lenteurs, le déficit de sens, un léger contretemps, un effet "retard", etc. ça joue sur pas mal de registres entremêlés, mais l'alchimie fragile qui en résulte tient au fait que quelque soit le registre (parodie, hommage, thriller, polar, fable, chronique sociale d'individus ou de groupes, mais de préférence anomiques ou asociaux, et paradoxalement éloge du bon sens et de la gentillesse de l'homme "commun"), ça reste comme inachevé, lacunaire.

Ce sont des films ouverts à différents modes de lecture, perception, interprétation. Une même chose peut y être ressentie simultanément comme drôle ou tragique, vide de sens ou d'une profondeur abyssale. Les codes habituels de genres ne sont pas précisément parodiés ou détruits, ils sont juste déplacés, et parfois même pas déplacés, ils sont juste pris légèrement "à côté". C'est un cinéma de l'à côté de la plaque, avec ce léger goût de cendre tenant à l'intrusion ou au retour du réel dans le rêve, le désir. Et principalement dans le désir insatiable chez leurs personnages de posséder quelque chose ou d'arriver à quelque chose.
La déception du réel, son insignifiance ennuyeuse: on est ramené à une sorte de glu, dirait Sartre, de viscosité qui rend ridicule toute tentation d'atteindre au bigger than life, au mythe, au souffle romanesque. Le désir de transcender le "réel" y retombe toujours comme un soufflé, un soufflé pas drôle, et c'est pourtant là que se niche la drôlerie des Coen, une forme de tendresse dans le cynisme, voire une poésie du quotidien sans grandeur.

Le "réel" en question fait souvent retour chez eux par la langue et les accents: ils ont un intérêt presque ethnologique pour les accents locaux. Je serais même tenté de dire que c'est à chaque fois le seul vrai sujet, le topos du film. Une affaire de géographie. Qui parle, et, dans ces façons de parler, ces styles de paroles, ces idiosyncrasies (Middle-West, Texas, Les Irlandais dans Miller's crossing, la Californie dans Burn after reading, etc), quels sont les styles de vie, les perceptions du monde, les compositions de réalités qui s'entrechoquent.

Déjà dans le premier, Blood simple, le vrai sujet du film, c'était pour moi "comment parlent les gens" et quels plans de réalités parallèles ça suscite : les taiseux, les bavards; ce qui est dit, ce qui n'est pas dit, une prolifération de mal-dits et malentendus qui accouchent au final d'une tragédie dérisoire et incompréhensible. Je ne vois pas leur cinéma comme un cinéma de la déconne et de la fantaisie, mais au contraire comme un art de l'hyperréalité, un envahissement de réel saisi par le détail, pictural, linguistique, social.

Le thème moteur des meilleurs Coen, c'est la hantise tragique de la réussite. Les malheurs de ces personnages, c'est de ne pas se réconcilier avec la dimension de l'échec dans l'existence. Louée soit la faillite, disait un personnage d'une des nouvelles de Hermann Melville: il avait passé toute sa vie à confectionner une machine pour assécher les marais. Et le grand jour, celui où il l'essaie enfin, il foire lamentablement, bien entendu.
Les personnages qui peuplent ces films sont obsédés par le Rêve américain: l'idée tenaillante et aliénante d'un accomplissement de soi (professionnel, artistique, économique, libidinal, commercial). Et pour y arriver, ils déploient des stratégies d'une bêtise aussi folle qu'atroce (un "plan dont la beauté est sa simplicité", dirait Walter), mais pas moins que celles des Winners. Il y a en contrechamp comme une philosophie du bonheur minuscule, en minor mood, tenant à trois fois rien: gagner un troisième prix dans un concours de timbres-postes, savourer son pancake avec un orteil en moins.

Même quand ils parviennent à réaliser leur rêve fou, ils s'arrangent, par un acte manqué, pour foirer le bazar: Buscemi dans Fargo enterre son fabuleux magot sous un monticule de neige sur le bas côté d'une autoroute au milieu de nulle part, avec comme seul point de repère son grattoir en plastic rouge qu'il plante dessus.


Fargo est bel et bien la formule qui résume tout chez les Coen: à la fois far away - un pays ou un lieu très lointain, toujours plus à l'ouest, au sens propre et figuré, que le Minnesota, cad "nulle part", - et l'inversion de go far, cad aller loin, bien faire, "be successful", devenir quelqu'un.

Si on ne goûte pas cette espèce de poésie douce-amère, on ne rentre pas dans leur univers: on se dit qu'en effet ils n'ont rien à dire, que c'est un cinéma "vide", ou "formaliste", et pour cela insatisfaisant, toujours "trop" ou "pas assez".


No Country for old men, un de leurs derniers grands films (après A serious man, pour moi, il n'y a plus rien d'intéressant), ajoute une dimension plus nihiliste qui n'est peut-être pas la plus sympathique chez eux: celle d'une nostalgie réactionnaire qui est dans le roman de Cormac McCarthy. Il est évident que s'ils ont choisi ce livre, c'est parce qu'il leur parle.
Fort proche politiquement de l'univers d'un James Ellroy: la "grande Amérique" n'est plus, les grandes valeurs morales ont disparu et ont laissé la place au chaos criminel et psychotique. La justice est inopérante, et pour se protéger dans ce monde, il faut se détourner du champ social et éthique, devenir son propre justicier, un individualiste forcené: un "libertarien". C'est aussi le thème de la plupart des Eastwood.

Big Lebowski (qui est définitivement pour moi leur chef d'œuvre, et le film le plus drôle du monde. A la première vision, je ne riais pas beaucoup, je trouvais ça fade, mais plus je l'ai vu, plus je découvrais que chaque minute était d'un comique achevé), c'est tout le contraire: il n'y a pas de "nostalgie" d'un ordre moral ou de discours dépressif sur l'état du monde. Ceux qui sont à côté du rêve américain, les losers, ne tiennent pas plus que ça à restaurer la grandeur "humaniste" du "monde ancien", ni à entrer dans la "grande Histoire"- qui d'ailleurs leur échappe complètement, à laquelle ils ne comprennent rien, pas plus que nous comprenons quoi que ce soit aux mobiles dérisoires des protagonistes de ce remake décalé du Grand Sommeil de Howard Hawks.

Entre le groupe AutoBahn, succédané du techno-rock européen du début des années 80 ("nous ne croyons en rien, nous sommes des nihilistes"... au point de postuler que le plus grand cauchemar qu'on puisse infliger à un homme, c'est de lui balancer un furet dans sa baignoire. - "Des Nazis", demande Donny? "Non, des nihilistes, répond Walter, tu sais, Dude, on pensera ce qu'on veut des Nazis, mais ces gens là au moins défendaient des valeurs"), le Grand homme Lebowski, un paraplégique qui a réussi... mais quoi, au juste? "Qu'est ce qui fait un homme?" se demande-t-il en prenant la pose devant son feu de cheminée, le voisin grassouillet timide qui prépare sa chorégraphie sur "les cents tableaux d'une exposition" de Moussorgski, le dude Lebowski dont le souci principal est qu'on a pissé sur sa fuckin'carpette qui "harmonisait la pièce", le petit garçon obèse qui entube les "honnêtes gens" pour se payer selon Walter une Ferrari... qui appartient au voisin d'en face qui l'a achetée à crédit, la guerre en Irak qui gronde, Walter qui tourne en boucle dans son trauma du Vietnam et qui dit à l'auteur de marvel comics dans son poumon d'acier: "je suis votre plus fervent admirateur", Donny qui confond Lénine et Lennon et qui finit dans un récipient low-cost: ce ne sont pas des "hommes sérieux". Ils sont tous définitivement à côté de la plaque, et tant mieux. "Retournons au bowling", c'est ce qu'on a de mieux à faire. Ce n'est pas du tout un film appartenant au genre de la "coolitude", à propos de glandeurs et de fumeurs de joints, comme je l'ai lu ici ou là. C'est un film sur ceux qui sont et resteront à côté de l'Histoire et du grand Humanisme (à raconter, à écrire, à transmettre). C'est Barton Fink en symétrie inversée.

"Nous sommes arrivés aux portes de la Ville. De la ville-qui-compte. Mais ce n'est pas nous qui entrerons. Ce sont de jeunes m'as-tu-vu, tout verts, tout fiers, qui entreront. Mais nous, nous n'entrerons pas. Nous n'irons pas plus loin. Stop! Pas plus loin. Entrer, chanter, triompher, non non, ce n'est pas pour nous".
(Henri Michaux, Nous autres)

 

lundi 29 novembre 2021

Les petites fugues (Yves Yersin - 1979)

 


Dans Les petites fugues (à mon sens le plus beau film suisse), se joue une série d'expériences qui me le rendent proche du Maine Océan de Jacques Rozier (un des plus beaux films français, toujours à mon sens - voir ).

[je rapatrie laborieusement un vieux texte, plein de trous, fruit d'un échange sur un forum - enfin, une de ces choses qui sont passées dans le trou noir, l'obscur trou noir, le trou noir mugissant dans lequel nombre d'entre nous avons basculés corps et biens, à l'insu de notre plein gré, nous qui appartenions au "monde d'avant" (un monde où l'imaginaire, la pensée, l'écriture, la musique, le cinéma, ça eût du sens. Ooh je sais: "ok boomer", vieux soçdem à la con qui refuse de mourir, qui s'accroche nonosbstant à son covid et en dépit de "ent". Mais laissons cette question énigmatique et lancinante pour des agapes imminentes. Teasing.)]

Dans ces deux films, assez proches dans leur traitement des durées, de l'errance géographique, on a affaire à des personnages qui sortent de leur "définition", liée au monde économique: une sorte de dérive, ou ligne de fuite (spatiale autant que définitionnelle) les emmène dans le champ de l'esthétique (au sens kantien: finalité sans fin, plaisir désintéressé, universel sans concept - avec découverte associée du possible "partage du monde sensible").
Je ne vois pas pour ma part le mouvement que le valet de ferme Pipe opère dans les termes d'une "transgression", d'une contestation d'un ordre établi (selon l'antienne sémiotique des admirateurs de mai 68 dont je ne fais pas partie - ça aussi, on en reparlera. Ou pas). Mais plutôt dans les termes d'un passage : passage d'un état dans un autre, un "devenir" dirait Deleuze..
Tout est dans le passage, dans le "entre". Le devenir n'étant pas un processus d'identification, où l'on partirait d'un état x ou arriver à un état y, mais celui d'être entrainé à (ou sur) la frontière, à (ou sur) la limite, de chacun des états ou des territoires avoisinés.   

 Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit bien, littéralement, de fugues et surtout de petites fugues: deux types de "travailleurs", le valet de ferme Pipe, les deux contrôleurs de la SNCF, se désintéressent de leur boulot, pour entrer dans un temps autre, un temps secondaire qui devient imperceptiblement leur temps primordial: celui de la vacance, vacation, vacuité, temps de la musardise, de la rêverie poétique...
Ils prennent la "clé des champs", se rêvent et se vivent autrement. Musicien (le roi de la salsa) pour Ménès, et pour Pipe, selon deux régimes successifs: motocyliste (cad en déplacement dans l'espace, voyageur), ensuite photographe (condamné à une stase physique qui devient contemplation créatrice).

 Il y a donc dans ces 2 films singuliers l'expérience à la fois d'une perte et d'un changement de nature, rôle, fonction, qui se manifeste par une indétermination de plus en plus grande des repères et des rôles sociaux préexistants, indétermination qui plane également sur les compétences ou vocations nouvelles qui semblent redéfinir et transformer les uns et les autres. Ménès devient-il chanteur ou danseur, Pipe devient-il voyageur ou photographe? Ou bien ce ne sont là que des stances au milieu d'un changement qui continue son cours toujours plus indistinct, insaisissable, sur la ligne d'un horizon toujours plus imperceptible? C'est qu'on les sent susceptibles de se penser, de s'envisager et de se vivre autrement, même s'ils revenaient - mais on n'en sait rien - à leur fonction première. Parce qu'ils ont été traversés par l'expérience inoubliable d'un changement, d'un passage. Un devenir, donc: il ne s'agit pas de devenir ceci ou cela, mais d'expérimenter une zone indiscernable entre les états fixes.

Ainsi Pipe ne devient pas motocycliste ni photographe, mais fait l'expérience d'un passage entre son état "x" et des états "y" et "z".
A la frontière entre ces mondes: il croise le monde des motards (qui font du rallye-cross), mais ne devient pas l'un d'eux. Il offre une pomme au vainqueur (moment magnifique). Il se croit intéressé par l'exploration des sommets, des hauteurs: le voyage en hélicoptère au dessus du mont Cervin. Mais ce voyage le déçoit ("c'est qu'un tas de cailloux", répond-il au pilote de l'hélico). Dans la mesure même, semble-t-il, où ce n'est pas ça qui l'intéresse vraiment, le sommet ou la hauteur comme territoire fixe à conquérir. Ce qui le meut, le véhicule, c'est le passage à la frontière, à ce qui dans sa perception représentait une frontière, une limite, inatteignables.
Il s'adonne ensuite à la photographie. Non pour fixer ou conserver les choses de son environnement, mais là aussi comme expérience de la transformation, vivement intéressé par le passage entre l'objet et sa représentation photographique, fasciné par l'apparition du photogramme sur le polaroïd: le devenir-figure, paysage, d'une tache informe. Il est condamné à l'immobilité (après la phase "moto"), mais il fait de ce nouvel état statique une ressource, l'occasion d'un nouveau champ d'expérience qui lui permet de déjouer cette stase pour continuer à éprouver, sous une modalité nouvelle, le passage, le changement, la métamorphose.
Pipe et son périple suggèrent ainsi le contraire d'un Icare, de la chute d'une illusion, envol raté, retour à la gravité, stase, impuissance, échec: il ne se brûle pas les ailes à force de trop vouloir s'élever vers les sommets inaccessibles, c'est pas son truc, son processus. Son processus, c'est un déplacement perpétuel hors de l'état où il est fixé à un moment y, puis x, etc. ]


Dans Maine Océan, les pêcheurs restent des pêcheurs: certes, mais c'est pas la question. Le monde de la pêche est juste la toile de fond du récit. Et dans l'économie de ce récit, le pêcheur Marcel Petigas, parce qu'il se trouve à un moment précis (au tribunal) court-circuité entre différentes strates sociales, univers hétérogènes qui vont se télescoper, va être l'élément déclencheur du processus des rencontres, de dérive ou de fugue, ou de "déterritorialisation" des autres (son projet fou de leur faire faire à tous "un petit tour en mer" à la finalité aussi menaçante qu'imprécise), et principalement chez le personnage principal qui était de base le plus territorialisé (Ménès). 

J'aime à dire que ce sont là deux films ranciériens, sans aucun esprit mécanique de démonstration: je ne dis pas qu'ils illustrent la pensée ranciérienne de l'émancipation et de l'égalité ("illustrer", des idées, ou des sentiments, ou que sais-je encore: le degré zéro de l'art mais en ces temps où l'art jouxte la puissance du zéro c'est peut-être son sommet, je sais pô, et je m'en fiche). Je dis juste qu'on y ressent bien des choses qui font penser à ce que Rancière essaie de penser quand il parle de "partage du sensible", de déplacement, ou mieux, désassignation, de l'identité sociale à travers un mouvement à la fois esthétique et politique (et que je relie ici, comme je le fais partout ailleurs, car ça me semble aller de soi, à la pensée de Deleuze sur le Désir, le devenir, etc)... (11/07/2013).


mercredi 20 mai 2015

Birdman (Alejandro González Iñárritu, 2014)




Nous avons ici un vrai film de Cador. Du genre à embrasser, que dis-je, rouler à chaque minute des patins gros comme des baraques à frites à peu près à tous les schémas préformatés, du plus guimauve au plus démago, du cinéma dit hollywoodien.

L'argument, déjà: il ne suffit pas de "machiner" un prétexte rebattu dans le beurre jusqu'à la nausée: à savoir le dispositif de la "mise en abyme" du "spectacle"​, avec force name-droppi​ng et vannes de bastringue qui font de l'œil à la "profession" tout en ayant l'air de l'égratigne​r férocement avec des attaques terribles du genre: "dans le monde du spectacle, les gens sont arrogants, superficiel​s, narcissique​s, vides", et surtout "considéran​t le vaste cosmos, l'homme est plus petit que monsieur perrichon devant la mer de glace".

Non, ce n'est pas suffisant.

Il faut encore proposer, pour enclencher l'inévitable l'arc pavlovien stimulus-ré​ponse, un bidule du genre: on dirait qu'un acteur de cinéma qui était icône populaire dans Batman, joue le rôle d'un acteur qui était icône populaire dans Birdman (la beauté du clin d'œil est dans sa simplicité ingénue, si je puis dire).
Le procédé a été vu 1.500 fois, mais passons. Faut s'attarder ici sur l'inexisten​ce à tous les niveaux du moindre des personnages de cette sitcom "formellement ambitieuse". Y en a pas un, pas une, qui soient dotés de la moindre substance "humaine", de la moindre intériorité psychologiq​ue ou dramatique. Tous sont des caricatures agies par des motifs et comportements parfaitement mécaniques, déductibles de la formule mathématique de leur fatal destin.

Le perso principal, d'abord: on nous inflige le chantage-à-​l'identifica​tion imaginaire, qui est censé produire une plus-value de sympathie. Le truc de l'acteur populaire (Michael Keaton) mais minoré, et qui tente un comeback: ce que le film se propose d'offrir dans une subtile anacrouse de laquelle naîtrait, dans l'abyme d'un va-et-vient magique entre "réel" et "fiction", une grosse émotion potentielle​ment lacrymale.

Ici déjà, il importe de s'arrêter sur le choix de Raymond Carver pour prendre la mesure de la catastrophe: rien ne marche dans cette "fausse bonne idée", tout est foiré au delà de toute espérance. Carver représenter​ait dans l'affaire l'art, la littérature, le théâtre "authentiqu​es", et ses persos des "anti-héros". Le tout opposé mécaniquement là encore à l'artifice mensonger du spectacle cinématogr​aphique et théâtral, à la poudre aux yeux, aux "super-héros"...
Carver, c'est - en simplifiant - le monde des "petites gens", obscures, invisibles: les oubliés de la vie, à côté de la plaque, de la grande Histoire, etc. Ce qui n'en fait pas l'antithèse en symétrie inversée des "super-héros". Le croire, le prétendre ou l'imposer, c'est appauvrir l'univers de Carver et ses personnages en les enfermant d'emblée dans le désormais cliché de l'opposition "anti-héros"/"super-héros", soit la grosse alternative binaire dans laquelle s'est enfermée la plus grosse partie de la production cinématographique US.
Le monde de carver ainsi que son écriture sont en outre le contraire absolu de la théâtralité​, de la présence, de l'acting performance​. Cette donnée crée une antinomie permanente avec tout ce qu'on nous montre (du cabotinage de théâtreux ampoulés): ce qui là aussi retire instantanément toute crédibilité possible au projet, par l'acteur "Riggan Thomson", de mettre en scène une nouvelle de Carver pour relancer sa carrière (sur le versant "culturel respectable") en cassant son image ("populo").
On en est à se demander si Carver a été simplement lu trois lignes, au delà du titre-prétexte de sa nouvelle: parlez-moi d'amour.

Mais même en n'accordant à cette distorsion à la fois logique et dramaturgique qu'une portée secondaire, examinons ce perso de Birdman et essayons de lui trouver une substance humaine minimale qui le rendrait attachant ou à défaut le ferait un peu "exister". On a rien, on ne trouve rien. Le mec n'a strictement aucune intériorité​, aucune existence sensible... (Michael Keaton, lui, est chouette, comme dab. Mais il ne peut pas transformer le plomb en or). Du côté de la "vraie vie" (cad le hors-specta​cle), voici sa tragédie personnelle substantielle, qui embrasse à peu près tout son "être au monde" ​: un divorce, une fille post-ado-dark-grunge-criseuse (façon Buffy), pour qui il n'a pas été un père suffisamment présent et aimant. Parce qu'il pensait trop à sa carrière. C'est le topo: on barbote dans les enjeux "psycho-mag" de la tragi-comédie familiale la plus balisée. Avec à la clé : déchéance, bilan, remise en question, acting-out émotionnels, rédemption, etc.

Truc à ficelles déjà grassement exploité par Inarritu dans son Babel: le segment japonais sur la relation difficile entre un chef d'entreprise et sa fille sourde muette, sur fond d'habitat high-tech froid et déshumanisé. Avec tout le drame pré-mâché sur l'incommunicabilité et la détresse afférentes, la cathartique et mélodramatique mise à nu, sur le fil, enfin, des cœurs gelés par l'inauthenticité. Le message bouleversant à faire passer: le confort matériel ne rend pas heureux, les riches sont murés dans la solitude de leurs affects gelés, on est passé à côté des vraies valeurs, l'amour, la tendresse, et c'est pourquoi votre fille était muette.

Et ce sont les mêmes ressorts émotionnels balisés pour chacun des autres personnages​, qui n'ont pour seule substance destinale et sentimentale que d'hystériser le même schéma fermé des oppositions dialectiques bateau: inauthenticité/authenticité, comédie/réalité, mensonge/vérité, fiction/vérité, etc.
C'est le triomphe de la Glu.
Nous avons Norton, qui fait l'acteur dont tout le monde dit qu'il est génial mais qui se révèle, bien entendu, un pauvre type égocentriqu​e et impuissant: procès convenu là-encore de la duperie du cinéma, que l'on ressert dans n'importe quel film à prétention "méta" sur le spectacle.
Nous avons la fille de Keaton, dans la position attendue de la "jeunesse" qui est encore authentique​, pas encore corrompue par la laideur de ce monde faux, frelaté et insincère. Quoique déjà abîmée, tentée par le cynisme - mais attention: toujours fragile et en quête de rapports vraiment vrais, réellement réels. Avec des gens coupés d'eux-mêmes, de la vie vraie, de leur affects sincères - fragiles eux aussi sous le verni, et qui, et que... Elle n'existe pas non plus ne serait-ce qu'une nano-seconde: tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, dans le film, est inscrit dans le déroulé prévisible de sa fonction vectorielle: provoquer à plus de sincérité, faire s'écrouler les barrages, faire céder les digues du faux, tous ces vains écrans (gloriole, succès, vanité) derrière lesquels on tente si mal de protéger la putain de vulnérabilité de l'enfant hypersensible et en mal d'amour caché là-dessous, ad libitum.
La fille donc "recadre" son père dans une scène assommante de stéréotypie, louchant du côté de la "méthode" et de l'Actor studio: "mais regarde toi, pour qui tu te prends, tu n'existes pas dans le vaste cosmos, tu es tout petit, tout le monde se fout de ta gueule, t'as pas compris, t'es un ringard mais je t'aime quand-même, papa".
Et son autre "arc" déterminist​e, c'est donc la position de la rebelle-mais-midinette-quand-même se livrant comme de juste au petit jeu Action ou Vérité avec Norton le baratineur impuissant.

Pas la peine non plus de chercher dans la myriade navrante des autres persos, les "secondaires"​, le moindre atome d'existence ou de présence: des pantins qui s'agitent, tous plus ou moins hystériques​, dans une nasse de bavardage sur le dispositif qui les encercle: le narcissime infantile, mais avec en contrepoint des moments de "détresse émouvante".
Ah, les vannes clins d'œil: ce name dropping méchant-mai​s-pas-trop, signant la connivence léchouilleuse avec le show-busine​ss hollywoodie​n, lequel adore se voir brocardé méchamment-​mais-pas-tro​p. Et du côté du spectateur, c'est également censé flatter, en retour symétrique, à la fois l'identification empathique et le voyeurisme petit-pied qui consolident la complicité de quelque "fanbase".

A propos de bavardage encore: ça n'arrête pas de jacter, tout le temps, en sus de la célébration du cabotinage hystérique. On étouffe vainement dans l'attente de la moindre plage de silence, d'indétermination, de vide, de suspension des intentions signifiantes. Mais même dans les rarissimes moments où on espère que ça arrive, on est aussitôt repris en main, ou plutôt agrippé au pantalon, replongé de force dans c'te glu: faut encore et encore que ça signifie et sursignifie jusqu'à sifflement de la bouilloire. Pendant que Keaton va acheter son whisky, on vous inflige dans les marges d'un hors-champ aux perspectives étranglées un clochard qui hurle dans la rue. Et que hurle-t-il? Vous l'auriez deviné même s'il s'était tu: LA tirade shakespeari​enne sur l'acteur qui s'agite sur la scène comme un idiot, et puis qu'on n'entend plus, une histoire pleine de bruit et de fureur.
Cerises sur le gâteau, car y en a plusieurs: on vous entre-larde le tout de bouts de partitions classiques choisis dans le grand-réper​toire-à-émotio​ns-fortes: Pavane pour une infante défunte (cette si belle pièce: pauvre Ravel! Réduit ici au surlignage mimétique d'un sirop émotionnel frelaté) ouvrant le bal.
Mais ça suffit pas encore! Faut absolument, par dessus cette nappe sonore tape à l'oreille, placer tout du long un chorus de batterie jazz, censé donner un je-ne-sais-​quoi d'avant-gar​de new-yorkais​e et imprimer l'illusion d'une pulsation souterraine battant dans le corps du cadavre à poncifs.
Faudrait encore s'enchanter de la prouesse creuse et tape à l'oeil d'un faux-vrai plan séquence, ruban phosphorescent vulgos entourant la mignardise écœurante. Bon, on appellera ça une "prouesse formelle étourdissan​te".

Tout ça donc pour narrer la 500ème histoire du-spectacl​e-dans-le-sp​ectacle-sur-​le-spectacle de la chute suivie de rédemption du cabot, raté magnifique. A cet égard, Inarritu parvient à se surpasser. Son cinéma s'est certes signalé dès le début par la facilité raccoleuse de ses dispositifs narratifs exhibitionn​istes, ses contenus sentimental​o-humanistes à deux balles pour faire pleurer les cadres et leurs boniches dans les lofts high-tech, sa démagogie compassionnelle honteuse, son misérabilis​me internation​aliste bon teint. Mais ici, il passe sans trembler la surmultipliée.
Je me contenterai, pour tenter de faire saisir cet exploit, de décrire deux scènes - à inscrire en lettres d'or dans le panthéon des représentations les plus audacieusement pubardes de l'existence.

- A un moment, Riggan Thomson, poursuivi par son double-Bird​man qui harcèle son "inconscien​t" (brillante idée pâte-à-crêp​e), hallucine tout autour de lui une séquence blockbuster urbain, avec explosions, monstre volant, etc. Occasion pour ce double Gemini-cric​ket en mode sado-maso d'asséner quelques vérités stupéfiante​s qui décoiffent sur l'aliénatio​n du grand public naïf par les grosses machines décérébrées du cinéma de divertissement: "tu vois, c'est ça que le public veut ! Le public il veut rêver, il veut en prendre plein la gueule! Il en veut pas de tes trucs de branleur intello de merde!".
Ce genre de tirade résume on ne peut mieux le petit système Triche d'Inarritu : l'art, cette chose fragile et précieuse (représenté​e ici par la concaténati​on de tous les poncifs sur la littérature ou le cinéma d'auteur comme il les voit: misérabilis​me affectif, décheance alcoolique, tentation du suicide: schémas récurrents de tous ses films), est écrasé par les grosses machines sans âme, mais Inarritu, lui, va réveiller en nous cet affect de la vie authentique qui a été anesthésié, refoulé, par l'industrie du divertissem​ent. So bioutifoule. C'est là qu'on ne peut s'empêcher de se dire que, vraiment, parmi les pubards les plus roués, Innaritu est un des plus cyniques. 

- Autre séquence (la plus irrémédiablement ridicule du film? On ne sait que choisir, comme dirait Thérèse) que nombre de spectateurs semblent trouver tout simplement "sublime".
Évidemment (c'était annoncé avec gros klaxons avertisseur​s à tous les coins de scène), Riggan Thomson aimerait s'élancer, comme dans un poème de Prévert ou une chanson de Pierre Perret, dans le ciel, pour confondre son destin avec celui de l'homme-oiseau.
Première tentative, comme Mike Brant: il se jette du haut d'un gratte-ciel. Mais ça suffit pas, parce qu'il est nécessaire de conclure sur un truc encore plus émouvant. Après la visite de sa fille dans sa chambre d'hôpital, il remet ça et cette fois c'est la bonne. Dans un climax émotionnel qui n'est pas sans imiter (mais ici avec l'odeur de sanisette) les derniers instants de John Merrick, Birdman se jette donc par la fenêtre.
Et ici notre subtil inarritu des grands jours va conclure sur une "indécision"​, une sorte de "fin ouverte" si vous voulez - par la grâce d'un cut sec très osé comme on en voit rarement.
Sa fille revient, constate, paniquée, l'absence de son père, se rue à la fenêtre, regarde tout en bas et... Là, faut saisir la puissance du jeu de l'actrice pour saisir à quel point c'est ressenti, relève lentement la tête. Une sorte de cordage invisible fait se relever ses lèvres en un sourire bouleversan​t qui vient nous bramer au cœur... Cette fin est ouverte, disais-je, cad, entendez bien, susceptible d'être interprétée librement par le spectateur par elle hanté à jamais. "Bon sang de bonsouère, médite le spectateur étranglé par l'émotion, cela voudrait-​il dire que, par là, une conversion du regard s'est opérée, en elle, en nous, ce regard aimant et émerveillé de l'enfance originelle, dans une sorte de relecture du mythe d'icare dont nous peinons à saisir ici la pertinence?"
Ici, seul le silence de ce qui ne peut pas se dire aura raison de notre résistance devant cet Oscar pour longtemps indétrônable de la niaiserie cuculapralo​che putassière exposant 2.


lundi 18 mai 2015

Proximité et distance dans les films d'horreur (titre sérieux pour impressionnables)



Alors là mes zamès, je comprendrai jamais.

Cet usage lourdingue et stéréotypé de la caméra subjective - un des poncifs du langage cinématographique les plus éhontément rabâchés. Censément l'acmé de "l'immersion" qui te-fait-vivre-toi-spectateur-à-l'intérieur-du-dedans-de-la-tête-d'un-vilain-psychopathe-effrayant". Parce que tu-vois-tout-depuis-les-yeux-du-gars-lui-même, t'es supposé vivre une expérience "extrême", ou "dérangeante" ou je ne sais quoi de l'inquiétante étrangeté. Procédé d'intérêt triple-zéro sur le plan dramaturgique, produisant l'exact inverse de ce qu'il ambitionne - à savoir une distanciation maximale -, et dont l'apparence de vain exploit purement technique semble mettre en transe certains amateurs.

Ou alors, à l'inverse, c'est cette "distanciation" qui est louée: comme si cet artifice éculé allait produire on ne sait trop quelle "mise en abyme de la vision": du spectateur regardant un film depuis la position d'un protagoniste lui-même spectateur. Waouw - du coup ça te fait saisir quelque chose d'incroyablement vertigineux; ça "te ramène à ta situation de spectateur"; tu deviens - quelle saisissante expérience réflexive - quelque part "le sujet du film que t'es en train de regarder"; ça te donne l'occasion de "méditer", de "réfléchir" (au cas où ça ne t'aurait jamais traversé ni l'esprit ni les sens - selon l'antienne sémiocritique du spectateur-collé-passivement-à-la-vitre) sensoriellement [sur] le fait que t'es en train de regarder un film.

Genre de pignolage méta-truc qui était le pont-aux-ânes de la réflexion sur le discours cinématographique, ou littéraire, ou pictural, dans les années 70 "structuralisantes". Et qui semble encore une sorte d'Everest de profondeur dans certaines facs de cinéma où on fait de laborieux exercices d'analyse filmique sémio-rhétorique.

On l'a assez souligné: la chose que supporte moins le "genre", c'est la "mise-en-abyme", le second degré, le clin d’œil, l'understatement, les trucs de réflexivité à deux balles, ou n'importe quoi qui te fasse sortir du film, n'importe quoi destiné à te rappeler (volontairement ou involontairement) que tu es en train de regarder ce film. Le "genre" angoisse/horreur/etc étant, comme le rappelle souvent Borges (celui des foras), celui qui repose sur un acte de foi absolu de la part du spectateur. L'auteur du film doit absolument prendre au sérieux l'histoire qu'il raconte, la peur qui en est le motif, comme il doit absolument prendre le spectateur & sa (possible) peur au sérieux. ***


A ce titre, des films aussi tarte-à-la-crème que jadis Angoisse de Bigas Luna sont encore célébrés comme d'ébouriffants et jouissifs "exercices de style" qui sont un pur "plaisir de cinéma", etc.

[Achtung, grösse spoilers. (Pour les chanceux qui l'auraient jamais vu). Avec ses soporifiques et attendues "mises en abyme" de film-dans-le-film-rhzz: attention mec, accroche-toi bien. Tu regardes un film d'horreur au cinéma qui montre des gens qui regardent un film d'horreur dans une salle de cinéma "a". Dans le film qu'y voient, y a un malât qui enlève au bistouri les yeux des spectateurs dans une salle de cinéma "b" projetant un film d'horreur kitsch avec des dinosaures.. Et dans la salle "a", y a un mec - qu'a trop vu le film avec le gars au bistouri, ça l'a manifestement trop impressionné et ça l'a rendu malât lui aussi - qui sort discretos de la salle pour aller faire du tir de ball-trap dans les gogues, au comptoir, etc. Alors du coup, toi, spectateur qu'es dans une salle de cinéma à mater un film qui montre un mec qui fait du ball-trap à l'extérieur de la salle du cinéma "a" où des gens regardent un film sur un mec enlevant les yeux des gens dans la salle de cinéma "b", tu commences à avoir les pépètes (t'expliquait Bigas Luna - sans rire - sur les boni du dvd): tu vas pas pouvoir t'empêcher de te retourner - comme les gens dans la salle "a" - pour voir si y a pas un malât derrière toi prêt à t'enlever tes yeux avec un bistouri. Et tu te retiens d'aller faire pipi, des fois que tu tomberais sur un maniaque rôdant dans les gogues ou à l'accueil. Ben ouaih: un mec qu'a déjà vu ce film trop de fois.

Moi, j'avais vu ce film en salles à sa sortie (gros effet de bouche-à-oreille, LE truc à voir disait-on). Je trouvais ça tellement poussif et surligné, dans le postulat pavlovien mécanique (sans parler de l'esthétique criarde où tout le monde semble sapé comme dans Flashdance avec la moumoute peroxydée de Jakie Quartz), que ce fut un calvaire d'agacement et d'ennui mortel. Plus le truc de la spirale qui revient comme une scie, avec laquelle mommy zelda hypnotise son grand dadais qui bosse dans l'bistouri, et qui porte les lunettes d'Henri Chapier.
Je me suis jamais retourné, of course: peur - la seule vraie peur authentique que j'ai eue pendant la séance - de passer pour un demeuré congénital aux yeux de la personne derrière moi ou à côté de moi.
Je l'ai même revu récemment en dvd, pour lui donner sa deuxième chance: le même ennui mortel, mais obviously sans la peur de passer pour un demeuré.
Mais attention: on peut aller plus loin encore - film-dans-le-film-dans-le-film (dans le film) - oh mamma mia jusqu'où peut-on ne pas s'arrêter comme ça? Mais bon sang arrêtez c'est trop d'angoisse, ma tête va exploser comme dans Scanners!]


Comme pour l'autre nanar cultifié Schizophrenia - aka Angst, de Gérard Kargl, qui, lui, exploitait le filon usé de Maniac, mais sur le versant sonore: le monologue expressionniste en voix off, constamment ridicule, avec halètements et tout le bataclan. Dans la plus pure épocalité kitsch-eighties, saturé par la BO de Klaus Schulze hélas pas inspiré sur ce coup.

Film dont j'avais causé ici l'année passée :

- Schizophrénia (GK):

le nombre de gus qui se tirlipotent le zgeg sur ce machin minuscule qu'on redécouvre 30 ans après et qu'on auréole des titres publicitaires d’œuvre maudite, radicale, malsaine, tétanisante, traumatisante, etc, etc. Franchement, faut pas déconner. C'est d'un kitsch, d'un risible. Bon, on sent une prétention "arty" dans ce qui aurait pu être un épisode de la série Derrick, là-encore, en plus trash-glauque (quoique, les Derrick, je connais bien, c'est bien plus trash-glauque qu'on le prétend). Y a tout ce côté expérimental, si on veut, cet exploit esthético-technique des prises de vue faites à partir de miroirs fixés à la caméra. L'image est belle, le chef op polonais est un mec très intéressant, à l'écouter sur le bonus. Kargl a l'air également d'un bon gars, qui s'est endetté jusqu'au cou pour concrétiser son désir de cinéma "total" ou "radical".

(Gaspar Noé, comme dab, grand admirateur de daubasses inspirant ses propres daubasses, semble se faire pipi dessus comme un môme de 6 ans avec des propos d'une rare puissance spéculative, genre: "Karl et Zbig ont pas fait d'autres films ensemble, mais en tout cas, s'ils en avaient fait d'autres, eh bien j'aurais été très heureux de les voir".)

Mais à l'arrivée, faut bien oser le dire, ça casse pas trois pattes à un canard. Y a des tas de "connaisseurs" qui nous confessent que ce machin les a traumatisés à vie et les hante à jamais. On me fera pas croire ça. 
Henry, quoi qu'on en dise, c'était bien plus oppressant. Aucun rapport avec Funny games non plus, auquel on n'arrête pas de le comparer. 
Lâchons le mot: c'est ennuyeux comme la pluie. 
Avec ses gros plans éculés de visages convulsifs et sa fausse-bonne idée prototypale du monologue en voix off du psychopathe (qui déploie toute la batterie convenue du fou en transe, grosse dépense physique de sa personne, sueur et tout le truc). Soi disant: oh mon dieu, on rentre vraiment à cause de ça à l'intérieur de la tête du mec, on avait jamais fait ça. Tu parles, on n'arrête pas de faire ça, et c'est un dispositif parmi les plus convenus et neuneus. Les pensées du mec, que voilà une plongée hallucinante dans l'esprit d'un "fou": "oh je vais les tuer, je suis tout excité, ma grand-mère n'était pas gentille quand j'étais petit, ah lui je vais l'étrangler, puis je m'occupe de la fille, je vais lui faire très peur, je vais leur faire très peur à tous, blablabla".
Faudrait expliquer, un jour, à tous ces impressionnables, que les "pensées" d'un psychopathe, c'est aussi banal et inintéressant que les "pensées" de n'importe quel non-psychopathe, qu'il n'y a aucun mystère fascinant dans ce qu'on nomme la "folie", aucune traversée du miroir, aucune "exploration de la face cachée, du monstre qui est en nous" etc. 
Les films vraiment effrayants, glaçants, sont précisément ceux qui parviennent à nous faire saisir au contraire l'absence de cette "intériorité" ou l’impossibilité de cette prétendue "intériorisation" des personnages monstrueux et de leurs actes monstrueux.  
Le problème de l'identification est ainsi plus complexe que ça. Pour rentrer dans une histoire d'angoisse ou d'horreur x ou y, le spectateur a bien sûr besoin de s'identifier à ce qu'on lui raconte, au monde qu'on met en scène. Mais non pas, comme l'imaginent à tort ceux qui trouvent formidable cette fausse-bonne idée, en se trouvant placé sous le "point du vue" ou la "vision subjective" de l'assassin, ou du monstre: ce qui au mieux ne peut produire selon moi qu'une "dés-identification", donc l''ennui ou l'agacement qui en résultent. Au contraire, règle que confirment les meilleurs films du genre: en s'identifiant au point de vue de la victime, du témoin - qui ne comprennent pas ce qui leur arrivent, qui sont incapables, comme nous spectateurs, d'intérioriser, d'introjecter cette violence là, cette inhumanité là, comme une composante de leur "subjectivité".
Ou alors - et c'est ce que font tous les mauvais films d'horreur (slashers débiles indéfiniment reproduits) qui pour le coup ne sont pas spécialement ratés (au sens d'inefficaces) mais surtout et essentiellement puants, immondes -: il s'agit de proposer au spectateur un défouloir à son désir de violence, à ses pulsions censément sadiques.
Dans ce cas, soit l'assassin, le monstre, est au fond sympathique, celui à qui le spectateur peut s'identifier, parce qu'il s'en prend à des caricatures méprisantes d'êtres humains, et que c'est une joie très primaire que d'assister à leur mise à mort.
Soit la victime, à laquelle le spectateur s'est identifié, se comporte selon deux schémas intériorisables et cathartiques pour le spectateur: 1. soumise à un traitement dégradant atroce, elle se venge dans un déluge d'hémoglobine et de mutilations en tous genres; 2. elle se voit nécessairement contrainte, pour survivre, de se transformer elle-même en monstre sanguinaire ultra-violent.




*** C'est notamment à ces occasions qu'on saisit (une fois de plus) à quel point les analyses d'un Debord sur la "passivité" fondamentale du "spectateur" (analyses où il ne fait jamais que décliner le concept brechtien de distanciation) sont datées et faussées.

Postulant une adhésion sans distance réflexive du spectateur à l'écran, depuis laquelle il faut partir pour "briser" sa dépendance imaginaire, sa dépendance à l'image. L'imaginaire étant dans le paradigme psychanalytique lacanien le régime platonicien de l'illusion, du leurre, de la tromperie, mais encore et surtout le symptôme d'une régression infantile, la manifestation d'une fuite hors du Réel et d'un déni du Symbolique.
Or le spectateur d'un film, tout comme le lecteur d'un roman, attendent justement de ce film, de ce roman, ou toute machine à "fictionner", l'expérience privilégiée qui sera pour eux une occasion de pratiquer en quelque sorte le contraire de ce que dans la phénoménologie de Husserl on nomme une "épochè" (ou suspension/neutralisation de la "thèse naturelle": cad de la croyance, adhésion, à l'existence des objets déjà constitués en "nature" par les prédicats psychologiques, la doxa, qui sont [seraient] un rapport "faussé" à la "chose même" etc).

Délibérément, par décision, le spectateur ou le lecteur cherchent, dans et par l'art du romancier ou du cinéaste, à être "manipulés": enveloppés, englobés dans un Monde qui a sa cohérence et sa congruence propres en dehors d'un Réel qu'il savent reconnaître comme tel. C'est une passivité active. Une réceptivité productrice. Une production réceptrice (ce qu'est l'imagination transcendantale pour un Kant). Voire une imagination productrice (pour un Heidegger). Il désirent adhérer à une fiction, par l'acte de foi ou de croyance qui rend réel cet Irréel . Ce n'est pas qu'ils soient Idiots, passivement manipulés, confondant le "réel" et "l'irréel", incapables de faire la différence entre "réel" et imaginaire", prenant tels des "gogos" le reflet pour la chose, l'image pour la réalité, l'illusion pour la vérité. C'est au contraire parce qu'ils expérimentent et savent très bien cette différence qu'il peuvent suspendre cette différence, suspendre activement l'épochè elle-même (laquelle vise le retour à la chose-même, antéprédicatif, antéfictionnel...: cette visée et la méthode pour la pratiquer étant, je tends de plus en plus à la croire, elles-mêmes une illusion, un leurre, sur le plan épistémologique.... Mais je ne saurais ici approfondir sérieusement ce débat, d'une difficulté immense).
Aussi la théorie debordienne repose sur la vision la plus pauvre possible de ce que peuvent être non seulement l'imaginaire, mais encore le réel et le symbolique. Pauvreté, misère, de l'imaginaire (des masses, uniformisées ou au contraire atomisées) qui entraineraient conséquemment ce que l'impayable Bernard Stiegler se plaira plus tard à nommer, en rabâchant l'antienne psychanalytique, la pauvreté ou la misère du "symbolique", ainsi que la "déréalisation" ou "aliénation" du Réel. Soit encore, en toute simplicité, le règne de la "psychose" (Horreur et putréfaction! les masses consuméristes sont psychotisées!!). Dimension mimétique de l'art qu'Adorno condamnait déjà dans les mêmes termes: réification, massification, aliénation, régression, psychotisme etc.

Aussi Debord, en platonicien fondamentaliste, ne pouvait théoriser le "spectacle" ou tout autre régime des fictions réclamant une passivité (en réalité active, productrice) que comme constituant un obstacle, barrage, écran, à la conscience, à la prise de conscience réflexive, par le spectateur-consommateur-passif, d'un Réel que ce spectacle ou ce régime renversent en leur contraire (cad une Illusion ET l'inconscience de baigner dans une illusion).
Aussi sa "stratégie" iconoclaste (d'inspiration brechtienne) consistant à prétendre réveiller le spectateur de son "sommeil dogmatique", en "brisant" ce qu'il postule principiellement comme l'obstacle à cette saisie réflexive: le "spectacle" (nécessairement passif, sans conscience, consumériste, hébéphrénique disait Adorno), en mettant le "spectacle" en abyme, en rappelant constamment au spectateur (ce qu'il serait censé ignorer ou refouler, le pauvre) qu'il regarde non un Réel mais des images, des analogons, des artefacts, des fictions, des illusions, etc, - cette stratégie est de nature aussi absurde, convenue et contre-productive que cette volonté westcravienne et autres de "mettre en abyme" leur films d'horreur.

Pour un résultat qui est juste une tautologie pauvre, que personne ne peut au fond ignorer: les images ne sont que des images, vous adherez comme des benêts à ce qu'on vous raconte, mais c'est fini, ce temps là. Le temps critique est venu, celui de "on ne nous la fait pas!"; "même pas vrai!"

Tout ce qu'exigeait le sérieux du conteur, du faiseur, qui réclame l'acte, libre, de foi dans l'imaginaire, ou activement passif, réceptif, est renvoyé au domaine de la farce, du second degré, du clin d’œil, du scepticisme cynique salvateur. L'objet ouvragé par le conteur, le faiseur, est devenu l'objet même qu'il méprise le plus: il n'y croit pas, il s'en moque, comme sont appelés à ne pas y croire et s'en moquer ses spectateurs.

Cette disposition soi-disant critique au sens d'iconoclaste manifeste l'exact contraire d'une croyance en la possibilité de l'Art, au sens le plus général, aussi bien dans sa condition de production que dans sa condition de réception.
Résultat - inverse de ce qui est visé: appauvrissement de l'imaginaire, donc du rapport au réel, donc de sa symbolisation, au profit du rappel tautologique d'un Réel plat et sans intérêt - Réel à rappeler de toute urgence à ceux qui n'auraient pas compris, vu, qu'ils consomment des images, des fictions; Réel douloureux, à rappeler, par une anamnèse choc brisant les phantasma, aux gogos aliénés, infantilisés, qui voudraient tant le fuir dans la foire aux illusions (allant cueillir des remords dans la fête servile, comme disait l'autre): A = A, et le reste n'est qu'illusion... Réveil salutaire, à partir duquel chacun pourra lutter pour redevenir maitre de sa vie aliénée, and so on...

Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013)




Film intéressant mais faussement "singulier": il picore en effet à droite et à gauche toute une série de figures formelles qui sont autant d'emprunts/hommages/références (comme on voudra). Y a du Cronenberg première manière, du Kubrick (2001) et du Lynch pour le côté "expérimental". J'ai pensé à Eraserhead pour les types qui s'enfoncent lentement dans le liquide. Le traitement sonore est lui aussi très "alansplitien". J'ai pensé également à Elephant man.

Bien sûr, les images de la lande sont très belles.
ça se veut "sensoriel-immersif"... (avec en sus de vrais morceaux de vrais "prolétaires" dedans). Mais j'ai l'impression d'avoir déjà vu en mieux de façon isolée les diverses séquences rapiécées qui font la composition artificielle de ce film. Tout ça sonne un peu "creux", dénotant un manque de substance, disais-je.
La fin un peu trop 'je termine en queue de poisson' ne m'a pas bouleversé outre mesure parce que je la sentais trop préméditée dans l'effet même de sa "surprise". Et pourtant dieu sait que je m'émeus facilement.

Ce qui me semble convenu aussi, pour y revenir, et problématique pour le coup, c'est ce changement qui s'opère en cette extra-terrestre qui soudain découvre son "humanité" ou sa "finitude", on ne sait trop. ça ne me touche pas, tout d'abord en raison du parti-pris d'esthétique distanciée du metteur en scène. Je sens bien dans la dernière séquence la tentative de rendre quelque chose d'une sorte de drame de solitude, mais ça reste trop "arty" poseur pour moi... Je ne dis pas que j'ai raison, mais je l'ai senti ainsi. ça m'indispose pour une autre raison, plus importante, que je vais m'efforcer de clarifier plus bas.


En "googlisant", je découvre que Adam Pearson, qui joue l'homme au visage défiguré, ne porte aucune prothèse. Il est atteint d'une forme grave de fibromatose. 
Cette révélation me met mal à l'aise car c'est un moment réellement angoissant dans le film. Et je croyais vraiment que c'était un maquillage.
Pourquoi fallait-il un homme au visage réellement défiguré, pour susciter un malaise? Je ne peux pas m'empêcher de trouver dans cette option une sorte d'exploitation voyeuriste pas très éthique... Et au fond, c'est censé communiquer quoi, la scène avec lui? Un truc du genre "rencontre troublante de la Belle et de la Bête"? Une soi-disant réflexion sur la "monstruosité - derrière - laquelle - se - cache - l'humain - vulnérable - et - sensible - à - qui - sait - réellement - voir - (ou apprend à regarder/sentir) - au  delà des apparences "? Etc? Si c'est cela, je trouve que c'est là aussi fort convenu, bateau. De l'ordre de "l'effet" rhétorique ou publicitaire sans réelle profondeur ni substance.

Pour résumer tout cela, je dirais que l'ensemble des variations signifiantes convoquées ici autour du thème de la peau (ce qu'il y a dedans, sous, etc, la surface/l'intérieur, le dehors/le dedans, la beauté/la laideur, l'extra-terrestre/l'intra-terrestre, etc) me semble en définitive de l'ordre de la rhétorique. C'est le terme qui me semble en effet le mieux convenir. Une rhétorique tellement lisible, signifiante et prévisible qu'elle en vient à contredire la proposition même d"expérience sensorielle/immersive" (qualité que la plupart des spectateurs mettent en avant), proposition qu'elle encadre et circonscrit dans un contenu à la fois pauvre, trop maitrisé ou trop délimité, au point d'annuler toute sensation de dérive, flottement, égarement...

Quand on vise le sensoriel et l'immersif, en gros "l'expérience poétique", on doit justement éviter de cadenasser, verrouiller, formater l'expérience sous l'espèce d'un processus rhétorique trop aisément identifiable, lisible et déchiffrable, se déclinant dans une série de figures attendues. Sinon le soufflé au pruneaux se dégonfle assez vite et ne laisse en définitive apparaître, derrière l'armature bricolée et abstraite qui le soutient, qu'un contenu plat, dépourvu de mystère, unidimensionnel.

Une gageure qu'avait réussi, par exemple, 2001. Que réussissait, mais pas totalement, Eraserhead: là aussi, un certain réseau de correspondances trop aisément signifiant amoindrissait l'étrangeté, laissant apparaître derrière elle l'armature abstraite d'un contenu assez plat et bateau: l'angoisse phobique de l'enfantement et la difficulté d'assumer la responsabilité d'une paternité, chez un homme pris en tenaille entre la figure de l'épouse désérotisée par sa maternité et celle de la femme fatale - sa voisine. Etc.



Mais revenons à la thématique, convoquée de façon insistante, de la rencontre et/ou du "choc" entre humain et inhumain, terrestre et extraterrestre.

J'évoque plus haut l'exploitation voyeuriste de la difformité humaine: elle est pour moi indépendante de la question de savoir si l'acteur est consentant (il est bien sûr consentant). Elle tient au fait que le spectateur, lui, n'en sait à la base rien, et que le réalisateur exploite de manière ambigüe cet effet scopique: pour le surprendre, distiller le malaise.

Le réalisateur joue donc sur le dévoilement ou la surprise, sous la capuche, de la monstruosité du visage de l'auto-stoppeur, et en tire des effets angoissants dans l'économie de la scène.
Que l'acteur consente à cela n'empêche pas pour moi cette dimension d'"exhibition de fête foraine" de la difformité. J'éprouve toujours un malaise face à ce genre de procédé, qui table sur une ambivalence, ou plutôt impose un "double bind": il s'agit à la fois, dans le même temps, de susciter une forme de répulsion chez le spectateur et de le dénier en invoquant un respect de la "différence", une "ouverture" à cette différence...

Il n'y a aucun processus d'ouverture, de respect - ou de "relève" - de cette "différence" dans ce traitement : c'est balancé comme ça, une "scène à faire", en quelque sorte. C'est tout le contraire d'une approche de la "monstruosité" qui, comme dans Elephant man, pose d'abord la question de la répulsion du spectateur, de son regard, de ses préjugés, pour ensuite le confronter à ces derniers et les interroger.

L'extraterrestre est ici à l'homme défiguré ce que la fillette aveugle est à Frankenstein. Elle ne sait pas ce qu'est la "laideur" parce qu'elle ne la voit pas, ne la distingue pas, et pour cela ne rejette pas Frankenstein. Dans les deux cas, c'est un déficit de sens qui rend possible l'amitié, au sens large.

Ici, si l'extraterrestre entre dans un autre rapport, un rapport nouveau, un rapport de non-prédation, avec l'homme au visage difforme, c'est précisément - et paradoxalement - en raison de son absence d'humanité, qui fait que les catégories "laid/beau" lui sont étrangères, ne signifient rien pour elle.

La "morale" de leur rencontre qui est ici esquissée est ainsi d'un ordre très pauvre (celui du "cliché" sans profondeur): il s'agirait en gros de dire que la "différence" physique est d'autant plus acceptée qu'elle n'est pas de prime abord perçue (sur un plan "esthétique", qui est celui de la "sensation"). Il s'agirait aussi de dire que l'opposition entre le "beau" et le "laid" est surmontée par une carence première de perception - ou une perception anhumaine -, et que seule cette "anesthésie" première autorise, on ne sait trop pourquoi, la rencontre des contraires ("la belle et la bête") mais aussi la rencontre d'une éthique (découvrir ici qu'il ne faut pas tuer "l'autre"). Ou encore: seule cette "anesthésie" première permet, dans un second temps (sans donc qu'on comprenne trop bien pourquoi), cette métamorphose à laquelle on assiste: le passage d'un corps "fasciste" (pur, lisse, parfait, insensible) à un corps vulnérable et souffrant...

On ne comprend absolument pas pourquoi un tel processus a lieu, donc. Il y a là une contradiction circulaire qui n'est nulle part interrogée, qui n'est tout simplement pas pensée :
ce passage d'un corps non-sensible, parfait, pure forme, à un corps sensible, intériorisé et souffrant, est rendu possible par sa rencontre avec un corps difforme et souffrant: certes. Mais pourquoi? Pourquoi un corps "fasciste" (cad pur, parfait, insensible, etc) serait affecté par la rencontre d'un corps vulnérable, sensible ?

Selon moi, il n'y a pas de réponse. Simplement parce que ce film ne pense rien. Ne pense rien au sens même de n'être affecté par rien. Il se contente de jouer, à vide, sur des formes abstraites, non liées, et dont il voudrait nous faire croire qu'elles sont concrètes, sensorielles. Ce en quoi il n'est pour moi qu'un exercice rhétorique...


The Babadook (Jennifer Kent - 2014)



Pas de quoi hurler au chef d’œuvre, mais dans la nasse de prods fantastic-horror interchangeables et dépourvues de toute substance de cette année finissante, ce sera le seul film du genre que j'aurai kiffé.

Première partie émouvante en même temps que flippante (sur le plan de l'étude d'un cas "clinique", si on veut). Un peu mais pas totalement ruinée par la seconde qui sacrifie à l'habituelle quincaillerie, et rajoute une louchette inutile de faux-rebondissements téléphonés (dans le genre: quand c'est fini, y en a encore...) .

Spoilers en série, bien entendu.

Ce qui nous est d'abord donné à voir, dans le portrait en creux d'une mère épuisée par son enfant qui semble pré-psychotique, c'est la manière dont cet enfant est en fait traversé par la dépression psychotique de sa mère. L'enfant ne fait qu'extérioriser, somatiser, acter, la somme organisée des obsessions qui exsudent du comportement de cette dernière: qui exsudent de sa passivité faite de claustration, d'évitements, interdits de verbalisation, etc. La "cause" de cela: l'hyper-présence d'un père mort produite par l'hyper-refoulement de son absence. D'emblée, on capte que c'est la mère, pas l'enfant, qui a un gros problème...

Ce n'est pas le "twist" (rapidement éventé) qui intéresse la réalisatrice, mais dès le début : "comment une psychose est partagée, se vit à 2". Ici dans la relation manifestement fusionnelle entre une mère et son fils, qui s'entretiennent l'un l'autre (se soignent en se rendant encore plus malades) dans l'enfermement "at home" et l'oblitération de l'absence du père.
Le fils, par son agitation, sert de filtre révélateur des angoisses que la mère nie en vain (et même sans la moindre conviction) par une passivité extrême. Jusqu'au point de renversement où "le babadook", étant passé du fils à la mère, c'est elle qui s'agite et le fils qui devient calme.

Mais qu'est-ce que le "babadook" dans cette affaire?

C'est l'entité "surnaturelle" qui est produite par l'impossibilité d'une "symbolisation" quelle qu'elle soit. Soit un "fantôme". Tel qu'un Nicolas Abraham en propose l'étiologie, à partir de celle du deuil pathologique, ou mélancolie du deuil, chez Freud: il n'y a pas symbolisation (laquelle suppose une "intériorisation" du mort, et c'est ce qu'on appelle un "travail du deuil") mais incorporation dévorante: le mort hante le vivant (théorie du fantôme comme intériorisation impossible de l'être perdu) et éventuellement prend sa place...

Le babadook, ce n'est ni la mère, ni le fils, en tant qu'il n'est intériorisé/symbolisé ni par l'une ni par l'autre, mais une "chose" innommable et incontrôlable qui mène son existence propre entre les deux, en dehors d'eux.

Si la pathologie du deuil est partagée par les deux, elle l'est de façon hiérarchisée: elle a été "pédagogiquement" transmise par la mère. Le fils nie la mort du père parce que sa mère la nie et lui a enseigné l'absence ou l'impossibilité de cette mort. Le fils peut par son agitation extrême extérioriser, somatiser, verbaliser, nommer la force obscure qui les menace, mais sans identifier qu'elle est directement liée au père mort (à l'absence même de sa mort). Cette agitation nerveuse est l'expression saine, une série de signaux d'alarme, des conflits qui s'agitent souterrainement sous la torpeur de plus en plus catatonique du corps de sa mère. Cette dernière étouffe ces signaux en lui administrant des sédatifs. Une fois l'enfant assommé par la fatigue, l'agitation physiologique gagne la mère livrée à "ses démons" sans "garde-fou".

Ce comportement apparent d'enfant psychotique redouble ainsi celui de sa mère, mais à la manière d'un héritage qui a la forme d'un souci pour sa mère ou de sa mère. Son souci, c'est sa mère. Il a peur à la fois de sa mère et pour sa mère. Il a peur de ses peurs, et du danger qu'elles représentent pour elle et lui. Il veut la soigner, il veut la protéger (par tout un attirail d'armes bricolées). Mais les seuls soins et protections qu'il est en mesure de lui prodiguer (il a 6 ans), c'est en donnant une existence à ce "mister babadook" que la mère ne peut ni ne veut voir dans un premier temps, et désigner ce babadook comme l'entité maléfique qui les menace.

Cette scotomisation "à deux étages" du mort engendre subséquemment une sorte de dépôt, résidu informe, fruits de la "collaboration" entre l'enfant et la mère. Ce dépôt, ce résidu, habitent dans un livre, un conte pour enfants (la mère écrivait des livres pour enfant avant de sombrer dans la dépression) que la mère apporte (ou semble apporter). Un Livre qui n'arrive pas à prendre forme, à s'achever (il est interrompu, suivent des pages blanches). Et qui habite lui-même dans une poubelle - celle où on le brûle mais d'où il ressort toujours, qui est aussi bien la maison-poubelle, un capharnaüm autant qu'un home à cafards.
Le film jouant perpétuellement sur l’ambiguïté perceptive du registre hallucinatoire (par des citations directes, entre autres, de plans de Répulsion de Polanski : le plafond avec son lustre moulé dans le plâtre qui se rapprochent, les murs qui craquent et se fendent, etc), on peut se demander, au sujet de ce livre, s'il a une réalité matérielle dans le récit. Cad s'il existe comme objet réel, en dehors de l'élaboration psychotique de la mère - élaboration qui a comme unique interlocuteur ou destinataire le fils. C'est la mère qui raconte, en même temps qu'elle la découvre, l'histoire du babadook. Le Livre s'écrit au fur et à mesure qu'elle le raconte, de la même manière que les figurines de papier surgissent en ouvrant les pages, et l'enfant complète le récit. Ils écrivent littéralement ce livre à deux.

Ce babadook est, bien sûr, le livre du père, un livre-père (= baba-book, ou encore dada-book), autrement dit ici un livre et père fantômes. Un fantôme engendré par le deuil pathologique de la mère et transmis à l'enfant. Il circule ainsi entre eux, de l'un à l'autre. Ils le font grandir ensemble. Sa masse noire et opaque (fluctuant entre une silhouette d'insecte géant et celle d'un magicien à chapeau haut-de-forme) grossissant au fur et à mesure que la claustration dépressive de la mère s'accroît et que l'enfant est immobilisé par les anxiolytiques.
Ce qui est vraiment flippant, dans ce film, c'est la progression de la maladie de la mère (la transformation de l'actrice est assez impressionnante) et l'imminence de plus en plus redoutable de
[spoiler] l'infanticide, voir dernière ligne.

Si ce n'est pas un film à "twists" (éventés, donc, et quoi de plus vain qu'un film à twist), c'est plutôt, à la manière d'un Shining, une étude de "cas", plutôt précise et juste dans sa description. L'esthétique et la mise en scène sont soignées, qui renvoient à l'âge des lanternes magiques, convoquent Meliès, l'expressionnisme allemand (Wiene et son Caligari) et diverses références du ciné d'horreur des 60s/70s (insistance un peu lourde sur le Répulsion de Polanski, donc) mais sans tourner au carrousel-catalogue qui cligne de l'oeil avec roublardise à chaque séquence (façon sinister, dossier warren ou insidious 2).
On prend le temps d'installer le cadre, de s'intéresser à cet enfant et à cette femme, leur donner une consistance existentielle, affective, vécue. Les persos ont ainsi cette densité humaine qui nous touche, condition sine qua non pour que l'effroi soit une expérience et non un stimulus-réponse conditionné. Ce ne sont pas des abstracts vides dévidés en mode automatique par tant de scripts sans âme, passion ni amour.
C'est donc avant tout l'émouvante et éprouvante histoire de la relation entre un fils et une mère voués à une grande souffrance et à une grande solitude. L'exploration des liens inextricables d'amour-dépendance-rejet-désir de protéger-détruire qui les unissent dans l'adversité. Les quelques maladresses seront pardonnées par la sincérité du propos et une foi dans le genre consistant à le prendre au sérieux, à le croire capable de transmettre autre chose que juste du frisson à bon compte. Proposition qui bien sûr est de plus en plus rare...

Le récit reste ambigu - et culotté - jusque dans son épilogue, susceptible de plusieurs lectures. Heureuses ou malheureuses, tournant autour de la question: comment on se débrouille avec l'insupportable, l'abandon, la perte irréparable, comment les traverser, comment le désir de vie se fraie malgré tout un passage dans ces étroits corridors sombres en retrouvant, même de la façon la plus "tordue", des lignes de vie.

Certains verront la confirmation de l'existence "objective" de "babadook". Le fils et la mère retrouvent leur équilibre "psychique" à travers une alliance/pacte d'amour permettant de se tenir à distance du monstre: ce dernier est finalement enfermé dans la cave, la mère lui apporte de la nourriture...
La mère fait au voisinage l'éloge de ce "franc-parler" que son fils, disait la voisine parkinsonnienne, tient du père: il n'a pas sa langue dans sa poche, dit-elle, il nomme les choses sans prendre de détours... Aux agents de la protection de l'enfance, l'enfant dit en substance: ma mère a été fort malade à cause de la mort de mon père, et moi je suis indésirable à l'anniversaire de ma cousine parce que je lui ai pété le nez quand elle a dit que j'avais pas de père, mais maintenant c'est fini, on va beaucoup mieux. Dans la dernière séquence, le fils exécute lors d'un barbecue dans le jardin des tours de magie qui enchantent sa mère, faisant sortir un pigeon de sa manche. Elle lui demande comment il fait: il reste évasif. Secret de magicien. Et ça se clôt sur un câlin et une déclaration d'amour partagée dans la sérénité retrouvée.

On peut ressentir cette fin de plusieurs manières, mais toutes peuvent se passer de l'existence "réelle" d'un "babadook" enfermé dans la cave... Le babadook n'est dans tous les cas pas mort. Ce qui signifierait que la psychose a semi-gagné... dans une manière de compromis à l'équilibre précaire: " la "chose" est toujours vivante, avec nous. Mais nous la tenons à distance. "
Maman s'en occupe, la soigne comme il faut, ce qui lui permet de redevenir une mère affectueuse ainsi qu'une épouse dévouée, l'une et l'autre échappant à la mélancolie. Bref, la cellule familiale s'est, à quelques menus détails près (et au prix d'un petit tour d'illusionniste), recomposée...

Comment le tiennent-ils à distance, ce mort qu'ils ne peuvent pas intérioriser et qui pour cette raison est le "babadook", l'onomatopée maléfique qui ne finit jamais de revenir frapper à la porte? C'est que ce qu'on ne peut pas intérioriser au dedans (est-ce seulement possible: y a-t-il seulement des deuils "faits" ou "terminés", selon l'expression galvaudée?), il faut bien apprendre à vivre avec, comme une blessure infligée par le dehors au dedans, sans cesse réouverte et qu'on ne peut faire "sienne".

Plusieurs possibilités: ou l'enfant a décidé de "faire avec" la folie de la mère, pour les protéger (à la fois de l'abandon, de leur séparation par les agents de protection de l'enfance, et de la folie de cette dernière, dangereuse aussi longtemps qu'il ne feint pas d'adopter avec elle son point de vue: à savoir que le père n'est jamais mort); ou l'enfant a complètement épousé la maladie du deuil de sa mère, fusionné avec
Spoiler:
(Dans les deux cas, s'il n'a pas été tué, c'est grâce à une sorte de "négociation" intra-psychique terrifiante de la mère folle avec le père-fantôme: ce dernier lui promettait de les réunir dans la mort, il suffisait pour ça qu'elle tue son fils avant de les rejoindre dans cette mort douce et apaisante où plus personne ne souffre. La mère, qui préfère garder son fils et son mari vivants, a trouvé une chouette solution mi-chèvre mi-choux: elle épargne son fils en maintenant le père en vie, enchainé dans la cave.)

Il y a bien sûr d'autres lectures possibles.

mercredi 5 mars 2014

Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982)



Le but de Reggio est de faire passer, par un jeu d'oppositions assez bateau, une réflexion soi-disant inspirée par des philosophes comme Heidegger (nommé dans le bonus). Opposition entre Monde techno-industriel (humain) et Nature, gestes du travail machinique/industriel et gestes du travail artisanal.
Le résultat est un vaste cliché continu de pseudo-philosophie éco-"new age".

On aimerait pouvoir regarder ces belles images pour elles-mêmes, à la limite comme une sorte de diaporama cinétique & sonore, ce qu'elles auraient pu être sans l'intention conceptuelle qui organise leurs rapports sur-signifiés.
Mais on se sent emprisonné dans la valeur sémantique que Reggio leur impose constamment par son montage, ses enchainements toujours lourdement démonstratifs.
Plus le traitement de l'image: l'accélération & les prises de vue aériennes doivent communiquer cette sensation que la planète tend à devenir un macro-circuit électronique intégré. Bien sûr, une ambivalence plane: Reggio veut nous montrer que le paysage technologique a aussi ses beautés. Le mode de vie technique est autant un poison qu'un remède (pharmakon), facteur de création comme de destruction, etc. Reggio, ancien curé, explique - toujours dans le bonus - qu'il veut montrer aussi "la beauté de la Bête (de l'apocalypse)".
On a surtout l'impression d'être devant une illustration télévision scolaire des dégâts du taylorisme (productivisme de masse de l'ère industrielle): aliénation, massification et solitude des grands espaces urbains, opposées à un rapport au monde qui serait plus "authentique", "archaïque", "primitif".
Le message est clair: le monde technique, la modernité, sont une sorte de démon. Ils ont rompu la balance, l'harmonie naturelles et premières de l'éco-système. Faut changer de way of life sinon on est foutu. Faut réapprendre les gestes simples de la vie et du semeur, le bonheur de travailler, miséreux mais authentique, avec ses nues mains sensuelles, de jolies poteries fruits d'une ancestrale sagesse. Faut décroisser hardiment, manger sain, faire vœu de pauvreté, se mettre au macramé et redonner un supplément d'âme au premier jour du reste de sa vie. Bref tout le saint? Tout le saint? Frusquin, allons.

Procès écologiste-spiritualiste-militant de la modernité fort convenu, donc, qui s'appuie - c'est le plus pénible - sur un mysticisme assez fumeux. Les 3 films de Reggio sont censés en effet, on le sait, "illustrer" 3 prophéties Hopi.


Première prophétie donc: Koyaanisqatsi. Le film s'ouvre sur un plan fixe de fresque ancestrale sur laquelle sont gravés des symboles mystérieux, vaguement annonciateurs de menace. A ce plan succède aussitôt un gigantesque embrasement qui suggère une destruction, un péril nucléaire, on ne sait pas trop. On saisit ensuite que c'est le feu engendré par la propulsion d'une fusée-missile, symbole de la technologie, de l'hubris dominatrice et destructrice de l'homme...

La fin du film boucle cette boucle attendue: le feu de la propulsion, puis le fragment enflammé de la fusée-missile qui retombe. Et le film se conclut sur la fresque du début, qui évoque des entités ou esprits démoniques de destruction. Le générique apparaît en surimpression, délivrant le Message:
Koyaanisqatsi
ko.yaa-nis.qatsi. Du langage Hopi. N.

1. crazy life
2. life in turnmoil
3. life out of balance
4. life disintegrating
5. a state of living that calls for another way of living.

Carton suivant:

(traduction des prophéties hopi chantées dans le film)
- Si l'on extrait des choses précieuses de la terre, on invite au désastre.
- Lorsque viendra le jour de la purification, il y a aura des toiles d'araignée tissées d'un bout à l'autre du ciel.
- Un récipient de cendre pourrait un jour être lancé du ciel, et il pourrait embraser la terre et faire bouillir les océans.


Il est permis de trouver ça un peu lourd, en dépit de la beauté hypnotique de certains plans-séquence.

Quinze années de jeune et de prière... Pour servir au retour, en plat réchauffé, cet ersatz de boutique vantant des huiles essentielles et des bouquins de la collection J'ai lu/Aventure secrète, sponsorisée par Coppola... Je me demande sincèrement si ça vaut vraiment le coup, la vie d'anachorète. Qui pourtant me tente et même me meut * au delà du raisonnable.


(* "Et mèh meuh meuh meuh". Beauté pure de l'allitération.)



Finissons en, un peu, avec Amadeus (Forman, 1984)



Une avalanche de clichés sur le don divin de "l'inspiration" et le génie créateur. Du côté de l'enfance à la fois innocente et cruelle, frondeuse, spontanément anticonformiste et défiant toutes les règles, y compris du bon goût. Et qu'aimerait tant écraser le talent laborieux, du côté, lui, de la vieillesse à la fois envieuse et fascinée, conformiste par ruse, rongée par l'échec, etc. Malgré le faste des costumes, l'ampleur des décors, c'est surjoué, caricatural, ado-romantique-neuneu, simpliste au possible. On me dira peut-être "oui, mais c'est fait exprès, c'est le but": justement...
Une sorte de grand soufflé scintillant, mais creux à l'intérieur. Et je ne trouve pas l'utilisation de la musique particulièrement louable. Je l'ai ressentie tout du long comme un cache-misère opportuniste, un tremplin émotionnel facile pour justifier ou excuser la platitude un poil démago du propos (rock star-Mozart, une tête brulée, le Sid Vicious de la jet set du XVIIIè, rhzz). 
Combien de fois n'ai je pas entendu: "oui mais la musique est tellement sublime...", ou encore "si ça donne envie aux jeuns d'écouter Mozart qui était un révolté-destroy tout comme eux...". Argh.

La fameuse scène (obligée, et fantaisiste - mais ça on sait) du requiem dicté par Wolfgang à Salieri, c'est vraiment pour moi le concentré, attendu et en acmé, de tous les clichés sur Mozart. En symétrie avec le poncif surligné du mec resté scotché dans l'enfance. Le reste du temps, c'est en effet une sorte de proto-débile scato-régressif mi conscient mi provoc, on sait pas trop, principe entropique lâché dans la high-society (un peu l'ancêtre de Lady Gaga foutant le boxon aux MTV awards). Mais qui, dès qu'il se met au piano, est visité par la transcendance, conformément à l'adage "heureux les simples d'esprit, le royaume des cieux leur appartient". Pourquoi pas. C'est une option comme une autre.

Alors bon, daccord, le matériau, c'est une pièce de théâtre - exploitant notamment l'invention littéraire, par Pouchkine, d'un Salieri méphistophélique, commanditaire du requiem qui épuisa Mozart, donc son assassin indirect, etc. ça ne prétend nullement à une véracité quelconque. Un peu dans le genre de ce que fera plus tard, avec le succès qu'on sait, l'imbitable, non pardon, talentueux M.E. Schmidt. On est donc dans la puissance de l'imaginaire, ok, mais quand-même: était-on obligé de refourguer l'imagerie rebattue du génie inspiré, tout fiévreux, aux portes de la mort, qui respire sa musique comme les rossignols font cui-cui et les pommiers font des pommes?

La pièce de Peter - equus - Shaffer fit un malheur à Broadway, fallait donc exploiter le filon. Y avait à mon sens un matériau infiniment plus riche, passionnant à exploiter, moins "mythologique" : rien que la vie de Mozart, quoi. L'enfance de ouf, ses relations avec les autres compositeurs, sa relation avec le maçonnisme, le contexte politique et social, etc, des tas de choses fort méconnues, finalement. En tout cas de moi. Et ça m'aurait hyper-botté, cette autre approche, tout en sachant que la "vérité historique" est toujours traversée par l'interprétation. Mais ça aurait été bien plus mystérieux, fascinant, iconoclaste pour le coup (Forman prétendant que sa 'vision' de Mozart l'était), que la nième déclinaison anachronique du mythe bien connu.

Chais pas, là, c'est un peu le biopic fantasmé et inavouable de Richard Clayderman filmé par J.J. Annaud. Et dans la dramaturgie, ça me fait trop penser à Fame d'Alan Parker, alternance de "performances" exploitant le contraste habituel "figure imposée/académique/bridée" & "figure libre/déchainée/en sueur". Je passe sur Hulce, notamment en chef d'orchestre: belle création de perso qui ne ressemble à rien, au sens littéral, puisqu'il paraît que Mozart n'a jamais dirigé un orchestre de sa vie. J'y vois plutôt un hommage à Benny Hill.

Je pensais aussi, à l'époque où j'ai vu le film, à tous ces téléfilms américains des 80s, sur les concours de musique prestigieux, opposant le petit génie hors-normes, directement branché sur la fréquence radio des muses célestes (et parfois atteint d'une leucémie), au vilain arriviste boutonneux non dénué de talent, mais qui n'a pas pu se débarrasser du carcan des règles apprises. Lequel se fera coiffer au poteau, avant le générique, par l'interprétation lacrymogène d'un concerto de Rachmaninov ou de Tchaïkovski défrisant un jury composé de dames patronnesses frigides.


mercredi 5 février 2014

Philip Seymour Hoffman est mort, mais Serge Kaganski est bien vivant...




J'ai horreur, mais alors horreur, des notices nécro qui commencent par des formules à la noix, creuses, formatées et automatiques, du genre:

'' Un acteur qui a joué le rôle du génial rock critique Lester Bangs a forcément droit à notre plus grand respect. ''



Parce que, sans doute, s'il n'avait pas joué le rôle du génial rock critique Lester Bangs, il aurait droit à un peu moins de respect.
On commence dans la putasserie du clin d'oeil de connivence. Connivence supposée, disons.
On imagine aisément que le génial L. Bangs est pour S. Kag une puissante source d'inspiration. Kag-charpentier dresse ici très haut la poutre maitresse. En témoigne la suite: un festival de post-it autocollants sagement remisés dans une armoire à poncifs, mais qu'il saccage fièvreusement et fait voleter en tous sens, saisi par l'urgence créatrice de son génial golem :

" L’ironie cruelle, c’est que Philip Seymour Hoffman a finalement connu un destin à la Lester, décédant prématurément à cause d’abus de diverses substances pas bonnes pour la santé. Rock’n’roll, amen. "


Enchainement de toute beauté, qui n'oublie pas d'être pédagogique: on comprend dès lors la référence au génial rock critique. C'est qu'il y a de l'ironie là-dessous. L'ironie du destin, ma foi, qui n'est pas toujours très gentille et subséquemment, plus souvent qu'à son tour, cruelle. 
Cruelle elle est, parce qu'elle fait sens, dans l'esprit du génial chroniqueur. Sens automatique et science imparable de l'analogie poids lourd: tous deux ont été saisis, par la grande faucheuse, Dame mort-cruelle, de la même façon. A cause d'abus de substances diverses, pas bonnes pour la santé.

Notons-ici l'effet subtilement calculé dans le relâchement: "pas bonnes", qui fait djeunz gâtique dodelinant de la tête en laissant parler son cœur mis à nu, et au diable le Grand Style. Pas bonnes, les substances, mec! Oh crotte alors, c'est putain de rock'n'roll. Amen. Communion spirituelle du génial chroniqueur avec l'esprit rebelle du wauck'n'waull. Fuck alors, man, fuck, fuck et encore fuck.

" Doté d’un physique passe-partout d’américain moyen, légèrement enrobé, Seymour Hoffman n’était pas de taille à lutter avec ses pairs générationnels Brad Pitt, George Clooney ou Johnny Depp. "


Là, c'est pas gentil, cad un peu cruel, comme l'ironie, surtout quand elle est fuckin'wauk'n waull, man. 
Selon les critères esthétiques du wauk'n waull, PSH n'était pas de taille à lutter avec ses pairs générationnels trop top-biches.
Et Di Caprio, y sent le pâté ardennais trempé dans de la bière trappiste?

La pique est ici subtile, malicieuse, et faut bien la saisir faute de quoi on passe à côté de la profondeur du message: y sont pô assez wauk'n waull. Quand t'es authentiquement wauk'n waull, man, t'es plutôt gras du bide, tu la joues pas pub pour slimfast ou kawa. Tu luttes dans une autre catégorie. Et pan dans les dents des fausse-valeurs générationnelles consacrées. Fuck aux idoles des djeunz ex-fans-des-sixties-petite-baby-doll-où-sont-passées-toutes-tes-idoles.

En effet:

" A Hollywood, pour atteindre la top list des cachets et des castings, il faut une gueule d’amour. "


C'est ballot, tout de même. Toutes ces gueules d'amour. Peter Lorre, Boris Karloff, WC Fields, Erich Von Stroheim, James Cagney, James Stewart, Joseph Cotten, Humphrey Bogart, Fred Astaire, Charles Laughton, Spencer Tracy, Edward G. Robinson, Mickey Rooney, Karl Malden, Jack Lemmon, William Holden, Charles Bronson, Kirk Douglas, Walter Matthau, George C. Scott, Lee Marvin, Rod Steiger, Eli Wallach, Gene Hackman, Roy Scheider, Waren Oates, Peter Falk, Michael J. Pollard, Marty Feldman, Jack Nicholson, Denis Hopper, Telly Savalas, Ronald Reagan, Woody Allen, Roddy Mc Dowall, Robert De Niro, Donald Sutherland, John Hurt, James Belushi, John Belushi, Jim Belushi, Bill Belushi, Richard Dreyfuss, Ned Beatty, Robert Duvall, Harry Dean Stanton, John Cazale, Danny DeVito, Jeff Goldblum, Sylvester Stallone, James Wood, Christopher Walken, Bruce Willis, Jeremy Irons, Ben Kingsley, Robin Williams, Forest Whitaker, Russel Crowe, John Malkovitch, John Goodman, Woody Harelson, Alan Rickman, F. Murray Abraham, Steve Buscemi, Frank Langella, Gabriel Byrne, Geoffrey Rush, Kevin Spacey, Billy Bob Thornton, Adrian Brody, Edward Norton, Robert Downey Jr, Tommy Lee Jones, Ron Perlman, Gary Oldman, Bill Murray, Richard Jenkins, Jack Black, Javier Bardem, Josh Brolin, Andy Serkis, Colin Firth, Michael Shannon, Peter Dinklage, Ricky Gervais, Bryan Cranston, et j'en passe...
PSH n'était pas plus passe-partout, pas plus banal, pas moins charismatique, pas moins charmeur, et même plus séduisant, que bien des gars de cette liste, dont un grand nombre fut paf-Oscarisé. Allons.

Quoi qu'il en soit, encore une pique insidieuse, qui dénonce le glam-wook, tout en n'oubliant pas de jeter une lumière cruelle sur certaines vérités trop souvent tues, tabouïsées, parce qu'elles dérangent. Parce que politiquement-incorrectes. Mais Kag, il joue pas dans cette division: il est wauk'n waull. Et y balance. Comme à Paris.


"N’empêche que par son talent hors norme, son impact physique, ses talents transformistes et sa finesse, il était tout proche de cette A list, finissant par décrocher des premiers rôles (7.58 de Sidney Lumet, The Master de P.T. Anderson…) et l’oscar pour Capote. "


Oui, n'empêche que, hein les glamoureux, hein les minets !
Doté d'un physique passe-partout d'américain moyen légèrement enrobé, c'est le talent qui a fait toute la différence. 
Pour expliquer plus-mieux à ceux qui n'auraient pas absolument tout percuté de cette remarque très pensée: autant le physique était passe-partout, autant le talent était hors-norme. 
Ce qui lui donnait un impact physique. 
Un impact physique hors-norme, qui ne passait pas partout.
Le talent, comme je dis toujours, c'est 5% d'inspiration et 95% de transpiration. Surtout quand on fait dans le transformisme. C'est assez physique et faut tenir le choc.
Enfin bon, l'important, c'est qu'avec tout ça, il était tout proche de cette A list tant convoitée. Pas vraiment dedans, because off la B list qui lui collait aux basques ("les gras-du-bide, les passe-partout-moyens et les faciès inavantageux''), mais tout proche, à deux doigts, une misère. S'en fallait pas de bcp, à cette époque des vaches maigres ou enragées, qu'il y soit carrément, pile-poil, dans cette fameuse fuckin'A list wauk'n waull du box-office.

Sans parler qu'il a eu l'oscar pour Capote, jmexcuse. Et là encore, un peu de pédagogie en passant, pour les ignares sans culture qui me lisent. Faut bien que j'instruise mon lectorat. Sinon, qui va le faire, hein? Hein? En ces temps où les élites de la culture sont discréditées, jetées en pâture à la voletaille haineuse, vengeresse et lyncheuse du net...

Passons le corps médian du texte, insipide énumération biopiqueuse qu'on trouvera dans n'importe quelle banque de données internétique, et qui suggère que le Kag a pas mal bossé son dossier. Notons cependant la persistance louable d'une mission pédagogique jusqu'auboutiste: informer le lecteur, en répétant les infos importantes à retenir, tout en le divertissant par un ton familier et badin. Du genre: " allez, fuck, je tombe la chemise ":

"Et là, paf ! Capote. On ne sait pas avec certitude si c’est le meilleur rôle de sa carrière mais c’est à coup sûr celui par lequel il accède à l’immortalité. D’abord, c’est un premier rôle, hénaurme, qui porte le film sur ses épaules. Pour PSH, une première. Ensuite, il joue un personnage célèbre, grand écrivain et figure médiatique de son temps. Et Hoffman met tout ce qu’il a dans le ventre et le cerveau pour incarner Capote à la perfection..."


Eh whouais: là, pif, paf, pouf! Capote ! La timbale, tout l'toutim, tout l'bastringue, la A list ! En grand! L'immortalité, à coup sûr. Le coup de maitre, quoi. C'est hénaurme, comme dirait Luchini quand il cite Gotlib plutôt que Philippe Muray. 
Et c'est un premier rôle, premièrement, tout d'abord! Ben oui, sans quoi, il aurait pas eu l'Oscar. Comme rappelé plus haut. Faut suivre un peu, aussi. Ensuite, il joue là (toujours la mission d'éducation de l'ignare bas-de-gamme qui passerait par là pour apprendre des choses importantes) un personnage célèbre, grand écrivain. Et figure médiatique de son temps. Ce pourquoi il était célèbre, d'ailleurs. Comme je dis toujours: si t'es pas une figure médiatique de ton temps, comment veux-tu être célèbre, mon gars? Un peu de cohérence, allons.
Et pour ces deux raisons, le premier rôle d'abord, ensuite la figure de son temps célèbre pour être médiatique, Hoffman y met l'paquet: tout ce qu'il a dans le ventre (et vu ce qu'il a, comme subtilement rappelé supra, il a dû en mettre pas mal). Et dans le cerveau! Ben oui! On parle toujours du ventre, mais on oublie un peu trop facilement le cerveau. C'est là que niche le talent: les 5% d'inspiration qui font transpirer 95% du ventre. C'est important, le cerveau. Surtout quand on a un physique passe-partout d'américain moyen légèrement enrobé.

" [...] mimétisme de la coiffure au costume, de la gestuelle des mains à la voix et au phrasé précieux. Mais il ne s’agit pas seulement d’imitation et de ressemblance : l’acteur injecte finesse, émotion et profondeur dans une performance qui est toujours à la limite du cabotinage, sans franchir la ligne rouge, car le cabotinage est réalisme dans le cas d’un personnage qui était cabotin dans la vie. "


Ah non, parce que là non plus faut pas s'tromper. Faut pas confondre transformisme, imitation, ressemblance, mimétisme, et parfaite incarnation de paf Capote !
Dans le premier cas, y a ce qu'on appelle, dans le jargon du métier de critique, cabotinage. Dans le deuxième cas, y a ce que dans ce même jargon on nomme la finesse, l'émotion, et la profondeur. Surtout quand la performance est toujours à la limite du cabotinage. 
Faut être précis dans le jugé, là, faut être un critique perspicace. Faut finement sentir vibrer la ligne rouge séparant le mimétisme cabotin de la profondeur émotionnelle.
Mais comment finement sentir, quel est le critère, se demande le génial critique, permettant de bien saisir le non-franchissement de cette ligne-frontière immatérielle, arachnéenne, et pourtant bel et bien de couleur rouge? Voilà la solution, c'est very simple, et autant dire bête comme chou: dans le cas où l'on incarne un personnage qui était cabotin dans la vie, le cabotinage est réalisme. Voilà le critère. Prenez par exemple un type qui incarne un personnage qui n'était pas cabotin dans la vie. Eh bien vous sentez tout de suite que son cabotinage manque de réalisme.


" Succès critique, public, Golden globe et oscar 2006 à la clé. Cette année-là, PSH atteint la top list. "


Toujours des infos à visée pédagogique, finement distillées parce que finement répétées. 
Que des récompenses importantes et très convoitées, qui comptent dans la vie d'un homme qu'était un peu trop relégué dans la B-list. 
Et il atteint, donc, la top list, la A list. Enfin. C'était pas dommage.
Le récit est haletant, en ce qu'il ménage un suspense proprement insoutenable: le lecteur, littéralement cramponné à son siège, se demande avec angoisse si cet acmé de bonheur terrestre, si l'immortalité convoitée et enfin obtenue, paf, sont faits pour durer toujours. Bonheur terrestre et immortalité ne sont-ils point valeurs fragiles, transitoires, fuyantes, évanescentes, se demande le philosophe, surtout s'il pense à certaine cruelle ironie du destin annoncée en incipit, et de sinistre augure? N'allons-nous pas bientôt, cad avant la fin de cette chronique palpitante, prendre la mesure de la fragilité des choses humaines de la vie, en leur irrémissible (non, immarcescible voulais-je dire, inexorable - c'est mieux, inéluctable si on veut, irrévocable - tant qu'à faire, irrésistible, pour ceux qui aiment, ou imputrescible, pour les culs pincés, inébranlable, pour les peine-à-jouir, incoercible, pour les diurétiques, irréfragable - pour les procéduriers, les pinailleurs, indéfectible, pour les collants, infrangible, pérenne, interminable, infinie, irrémédiable et... fuck-off) finitude?

Passons la suite, car nous devons bientôt aller nous coucher, et reportons-nous directement à la conclusion, pour connaître la réponse donnée par le génial ciné critique au sentiment tragique de la vie selon Unamuno.

" [PSH figure dans 7h58] l’homme américain ordinaire en proie à des problèmes qui le dépassent et s’enfonçant en croyant s’en sortir, un peu à l’image de son compère William Macy dans Fargo, même si Lumet est loin du ton narquois et corrosif des Coen.

Bien qu’acteur à succès, Philip Seymour Hoffman était peut-être aussi cet Américain banal, finalement mis à terre par des démons personnels qu’il n’aura pas su maîtriser. De nombreux grands rôles l’attendaient sûrement, il n’avait que 46 ans. "


La fin de ce récit, de cette chronique inspirée, est un peu - scusi, faut bien l'admettre nonobstant le respect - sèche, abrupte. Elle nous laisse sur notre faim. Nous en attendions davantage et nous sommes un tantinet déçu. 
Nous n'oserons pas dire qu'elle sent un peu le bâclé, mais enfin... Elle tombe prématurément comme un couperet qui nous jette un peu trop prestement à la face l'ironie cruelle frappant le destin d'un Américain banal, moyen, au physique passe-partout et légèrement enrobé. 
Qui par sucroît n'a pas su ou pu prendre le temps de lire Paul Watzlawick. En effet, voilà un Américain banal qui, finalement, comme beaucoup d'Américains banaux, s'enfonce dans des problèmes en croyant s'en sortir. Et ça aussi, c'est typiquement ordinaire: il n'a pas vu que le problème résidait dans la recherche de sa solution. Il n'a pas vu ou compris que la recherche de la solution était précisément ce qui créait le problème. S'il avait su voir ou comprendre cette évidence assez banale, il aurait adopté en conséquence une stratégie de thérapie brève.

Hélas, malgré le succès (comme quoi le succès ne rend pas toujours heureux: méditons là-aussi cette vérité trop souvent tue, et qui est sagesse), finalement mis à terre, vaincu, par des démons personnels qu'il n'aura pas su maitriser, il ne saura pas davantage maitriser les nombreux grands rôles et succès futurs qui sûrement l'attendaient.
Et c'est doublement triste, car il nous faut méditer, en guise de conclusion, sur cette ironie cruelle : c'est paradoxalement parce que cet Américain banal était en proie à des démons personnels, qu'il n'aura pas su maîtriser, qu'il a connu le même funeste destin tout aussi banalement ordinaire que le génial rock critique Lester Bangs. Et c'est pour cette première raison précisément, qu'en somme, PSH a droit ici au plus grand respect du non moins génial Kag.
La seconde étant bien sûr la fameuse Top-A-list à Oscar-Paf des Stars bankables, qui occupe les 3/4 de sa pensée chroniqueuse, chronologi-creuse et nécrologiqueuse.
Et ça, quelque part, c'est moche, mais aussi... wauk'n waull. Amen.