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samedi 9 janvier 2010

La dentellière (Claude Goretta, 1977)


Beau film (adapté, bien sûr, de l'unique "hit" littéraire de Pascal Lainé, que je n'ai pas lu), mais d'une abstraction un peu raide.

Le problème de ce film, c'est justement que par l'organisation de sa dramaturgie, il semble ne laisser aucune chance à ses personnages: ils semblent d'emblée des axiomes figurés à accomplir l'idée ou la démonstration de leur stéréotypie sociale (c'était déjà sensible dans le premier film de Goretta: "l'invitation", qui est un jeu de massacre systématique et, avec le recul, plutôt horripilant, et ça empirera jusqu'à "la provinciale", complètement raté à mon sens, la carrière de Goretta s'orientant ensuite vers les adaptations tv mi-figue mi-raisin de Maigret - avec Bruno Cremer).
L'ensemble est bizarrement à la fois totalement juste et totalement faux: une certaine approche de l'aliénation sociale et de la lutte des classes, consistant à appliquer et à retourner contre lui-même, comme idéologique, un certain discours schématiquement marxiste de l'époque. Mais trop mécanique, d'une dialecticité pauvre, davantage de l'ordre de la rhétorique.
Les "gauchistes" qui nous sont présentés dans ce récit sont des caricatures peu avenantes et peu sympathiques, c'est peu dire, de jeunes bourgeois déréalisés par cet "opium des intellectuels", comme disait Aron, que semblent dans leur bouche les concepts d"aliénation", "lutte des classes", "solidarité avec les prolétaires", etc. Il y a en filigrane, dans ce dispositif de la rencontre entre l'ensemble "Pomme" et l'ensemble "François", le procès désenchanté, sous-jacent, de "mai 68", une ironie amère sur le projet libérateur et émancipateur dont ce dernier se voulait porteur;
de là à avancer que ça place le film dans un horizon de perception réactionnaire (à la Jean Dutour: "l'école des jocrisses"), ou anarcho-droitiste, de "68" (du style: le mai 68 "estudiantin" ne fut au fond, dans son effectivité, qu'un mensonge, un carnaval transgressif permettant aux fils de la classe bourgeoise de se préparer à l'exercice de leurs prérogatives de futurs patrons - et cela dit, le front syndical ouvrier lui-même ne s'est jamais complètement départi du soupçon de s'être senti "quelque part" dépossédé du motif réel de sa lutte), la question peut évidemment être posée, tout comme on se doute bien que la réponse sera sujette à verte polémique et comprendra son lot de procès divers. Mais bon: y a "des" mai 68, faits de strates et de couches différentes; celui de Deleuze n'était pas forcément celui des étudiants de la Sorbonne, etc...

L'"l'intello-gauchisme" des étudiants est d'une certaine façon montré, ici, comme l'exercice à l'œuvre d'un écrasement de la classe dominée par ce que Bourdieu appellerait la fraction dominée de la classe dominante: celle qui jouit du "capital symbolique", du savoir, de la culture, des "mots pour dire" ce qui s'apparente à une "conscience politique". La démonstration me semble néanmoins cadenassée, verrouillée de triste façon et pour le pire (ou l'efficacité du drame), en figeant au maximum les deux termes de l'équation dans une impossibilité "quasi-ontologique" de s'arracher à leur hyper-détermination sociale par la conscience critique, réflexive ou pré-réflexive, de leur situation.

A un certain degré, ces personnages de "roman bourgeois" pourraient être ressentis, en termes sartriens, comme des essences (clichés), grevés de l'en soi des déterminations socio-objectives qui pèsent sur eux comme une "quasi-nature", et ainsi séparés de toute possibilité de sursaut analytique ou critique, condamnés à leur détermination et non condamnés à la liberté (laquelle s'engendre dans l'aliénation sociale, une lutte, et non dans un ego solipsiste déjà constitué: idée vers laquelle s'achemine précisément le "second" Sartre, lorsqu'il tente de dépasser sa primo-conception de la liberté articulée sur le modèle de l'ego-conscience cartésienne, vers l'historicité collective d'une "raison dialectique").
(Évoquant Sartre, me revient tout à coup en mémoire que c'est Goretta qui a réalisé cet ahurissant téléfilm-biopic en 2 parties: "Sartre et le temps des passions", avec Bruno Podalydès "imitant" Sartre comme Patrick Sébastien imiterait Bourvil - et pour la compréhension de la pensée de Sartre, la bio par BHL tiendrait du génie fracassant.)

Donc d'un côté, Pomme, enfermée d'emblée, essentialisée dans la double imagerie convenue de la femme douce et passive, tendre chair, pure présence offerte et aimante (qui aime sans rien "demander"), et qui, si elle est du côté du silence n'est donc pas du côté du "logos" comme eût dit La Palice, et du milieu social où elle vit, celui des "petites gens" présenté lui-aussi comme espace du silence et de la passivité, de l'effacement et de la discrétion.
De l'autre, François, étudiant en lettres à la Sorbonne, belle âme et/ou conscience malheureuse dont la compréhension des mécanismes de l'aliénation est non seulement complètement abstraite, non réflexivement assumée, mais pire, loin d'ouvrir une quelconque forme de "conscience politique", constitue l'instrument clivant, plus ou moins conscient (et plutôt plus que moins), d'une haine de classe appliquée à l'objet non pas d'un amour désintéressé, mais d'un programme pervers d'éducation : il lui tend d'une main les "mots émancipateurs" qu'il lui retire de l'autre, par un langage de maîtrise destiné en fait à la tenir à distance, dans les cordes.
A partir de là, le drame est cousu d'avance. Une vraie horlogerie suisse.



On pourrait cependant s'essayer à voir aussi le film comme une transposition décalée de "Bartleby" (cette admirable nouvelle de Herman Melville dont il faut absolument prolonger et enrichir la lecture par la non moins admirable analyse que lui consacra  Gilles Deleuze: "Bartleby ou la formule", in Critique et Clinique, Paris, Minuit, coll. "paradoxe", 1993, pp. 89-115), lecture pas forcément incompatible ou hétérogène avec celle que je suggère ici, mais plus riche et la contredisant sur un point précis: Pomme serait davantage, par sa passivité étrange, un pôle d'affolement rendant le discours de François inepte et creux, agissant sur lui comme un révélateur de sa propre abstraction et de sa propre aliénation.
Dans la progression dramatique, c'est assez troublant: une énigme humaine - qui attend d'une certaine façon quelque chose sans l'attendre, qui dit sans dire, qui demande sans demander, suscitant l'attraction-répulsion de l'étudiant dans le rôle de l'avoué et le jetant dans une haine-panique irrationnelle: la fuyant et la repoussant jusqu'à la condamner à n'être plus qu'un fantôme contemplant un "non-paysage" (dans le cas de Pomme l'affiche pour un pays lointain et exotique) derrière une fenêtre aveugle. Et à qui il rend une dernière visite dans sa chambre d'hôpital, de la même manière que l'avoué allait voir Bartleby en prison, dans un mélange de culpabilité et de compassion impuissante.