mercredi 20 mai 2015

Birdman (Alejandro González Iñárritu, 2014)




Nous avons ici un vrai film de Cador. Du genre à embrasser, que dis-je, rouler à chaque minute des patins gros comme des baraques à frites à peu près à tous les schémas préformatés, du plus guimauve au plus démago, du cinéma dit hollywoodien.

L'argument, déjà: il ne suffit pas de "machiner" un prétexte rebattu dans le beurre jusqu'à la nausée: à savoir le dispositif de la "mise en abyme" du "spectacle"​, avec force name-droppi​ng et vannes de bastringue qui font de l'œil à la "profession" tout en ayant l'air de l'égratigne​r férocement avec des attaques terribles du genre: "dans le monde du spectacle, les gens sont arrogants, superficiel​s, narcissique​s, vides", et surtout "considéran​t le vaste cosmos, l'homme est plus petit que monsieur perrichon devant la mer de glace".

Non, ce n'est pas suffisant.

Il faut encore proposer, pour enclencher l'inévitable l'arc pavlovien stimulus-ré​ponse, un bidule du genre: on dirait qu'un acteur de cinéma qui était icône populaire dans Batman, joue le rôle d'un acteur qui était icône populaire dans Birdman (la beauté du clin d'œil est dans sa simplicité ingénue, si je puis dire).
Le procédé a été vu 1.500 fois, mais passons. Faut s'attarder ici sur l'inexisten​ce à tous les niveaux du moindre des personnages de cette sitcom "formellement ambitieuse". Y en a pas un, pas une, qui soient dotés de la moindre substance "humaine", de la moindre intériorité psychologiq​ue ou dramatique. Tous sont des caricatures agies par des motifs et comportements parfaitement mécaniques, déductibles de la formule mathématique de leur fatal destin.

Le perso principal, d'abord: on nous inflige le chantage-à-​l'identifica​tion imaginaire, qui est censé produire une plus-value de sympathie. Le truc de l'acteur populaire (Michael Keaton) mais minoré, et qui tente un comeback: ce que le film se propose d'offrir dans une subtile anacrouse de laquelle naîtrait, dans l'abyme d'un va-et-vient magique entre "réel" et "fiction", une grosse émotion potentielle​ment lacrymale.

Ici déjà, il importe de s'arrêter sur le choix de Raymond Carver pour prendre la mesure de la catastrophe: rien ne marche dans cette "fausse bonne idée", tout est foiré au delà de toute espérance. Carver représenter​ait dans l'affaire l'art, la littérature, le théâtre "authentiqu​es", et ses persos des "anti-héros". Le tout opposé mécaniquement là encore à l'artifice mensonger du spectacle cinématogr​aphique et théâtral, à la poudre aux yeux, aux "super-héros"...
Carver, c'est - en simplifiant - le monde des "petites gens", obscures, invisibles: les oubliés de la vie, à côté de la plaque, de la grande Histoire, etc. Ce qui n'en fait pas l'antithèse en symétrie inversée des "super-héros". Le croire, le prétendre ou l'imposer, c'est appauvrir l'univers de Carver et ses personnages en les enfermant d'emblée dans le désormais cliché de l'opposition "anti-héros"/"super-héros", soit la grosse alternative binaire dans laquelle s'est enfermée la plus grosse partie de la production cinématographique US.
Le monde de carver ainsi que son écriture sont en outre le contraire absolu de la théâtralité​, de la présence, de l'acting performance​. Cette donnée crée une antinomie permanente avec tout ce qu'on nous montre (du cabotinage de théâtreux ampoulés): ce qui là aussi retire instantanément toute crédibilité possible au projet, par l'acteur "Riggan Thomson", de mettre en scène une nouvelle de Carver pour relancer sa carrière (sur le versant "culturel respectable") en cassant son image ("populo").
On en est à se demander si Carver a été simplement lu trois lignes, au delà du titre-prétexte de sa nouvelle: parlez-moi d'amour.

Mais même en n'accordant à cette distorsion à la fois logique et dramaturgique qu'une portée secondaire, examinons ce perso de Birdman et essayons de lui trouver une substance humaine minimale qui le rendrait attachant ou à défaut le ferait un peu "exister". On a rien, on ne trouve rien. Le mec n'a strictement aucune intériorité​, aucune existence sensible... (Michael Keaton, lui, est chouette, comme dab. Mais il ne peut pas transformer le plomb en or). Du côté de la "vraie vie" (cad le hors-specta​cle), voici sa tragédie personnelle substantielle, qui embrasse à peu près tout son "être au monde" ​: un divorce, une fille post-ado-dark-grunge-criseuse (façon Buffy), pour qui il n'a pas été un père suffisamment présent et aimant. Parce qu'il pensait trop à sa carrière. C'est le topo: on barbote dans les enjeux "psycho-mag" de la tragi-comédie familiale la plus balisée. Avec à la clé : déchéance, bilan, remise en question, acting-out émotionnels, rédemption, etc.

Truc à ficelles déjà grassement exploité par Inarritu dans son Babel: le segment japonais sur la relation difficile entre un chef d'entreprise et sa fille sourde muette, sur fond d'habitat high-tech froid et déshumanisé. Avec tout le drame pré-mâché sur l'incommunicabilité et la détresse afférentes, la cathartique et mélodramatique mise à nu, sur le fil, enfin, des cœurs gelés par l'inauthenticité. Le message bouleversant à faire passer: le confort matériel ne rend pas heureux, les riches sont murés dans la solitude de leurs affects gelés, on est passé à côté des vraies valeurs, l'amour, la tendresse, et c'est pourquoi votre fille était muette.

Et ce sont les mêmes ressorts émotionnels balisés pour chacun des autres personnages​, qui n'ont pour seule substance destinale et sentimentale que d'hystériser le même schéma fermé des oppositions dialectiques bateau: inauthenticité/authenticité, comédie/réalité, mensonge/vérité, fiction/vérité, etc.
C'est le triomphe de la Glu.
Nous avons Norton, qui fait l'acteur dont tout le monde dit qu'il est génial mais qui se révèle, bien entendu, un pauvre type égocentriqu​e et impuissant: procès convenu là-encore de la duperie du cinéma, que l'on ressert dans n'importe quel film à prétention "méta" sur le spectacle.
Nous avons la fille de Keaton, dans la position attendue de la "jeunesse" qui est encore authentique​, pas encore corrompue par la laideur de ce monde faux, frelaté et insincère. Quoique déjà abîmée, tentée par le cynisme - mais attention: toujours fragile et en quête de rapports vraiment vrais, réellement réels. Avec des gens coupés d'eux-mêmes, de la vie vraie, de leur affects sincères - fragiles eux aussi sous le verni, et qui, et que... Elle n'existe pas non plus ne serait-ce qu'une nano-seconde: tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, dans le film, est inscrit dans le déroulé prévisible de sa fonction vectorielle: provoquer à plus de sincérité, faire s'écrouler les barrages, faire céder les digues du faux, tous ces vains écrans (gloriole, succès, vanité) derrière lesquels on tente si mal de protéger la putain de vulnérabilité de l'enfant hypersensible et en mal d'amour caché là-dessous, ad libitum.
La fille donc "recadre" son père dans une scène assommante de stéréotypie, louchant du côté de la "méthode" et de l'Actor studio: "mais regarde toi, pour qui tu te prends, tu n'existes pas dans le vaste cosmos, tu es tout petit, tout le monde se fout de ta gueule, t'as pas compris, t'es un ringard mais je t'aime quand-même, papa".
Et son autre "arc" déterminist​e, c'est donc la position de la rebelle-mais-midinette-quand-même se livrant comme de juste au petit jeu Action ou Vérité avec Norton le baratineur impuissant.

Pas la peine non plus de chercher dans la myriade navrante des autres persos, les "secondaires"​, le moindre atome d'existence ou de présence: des pantins qui s'agitent, tous plus ou moins hystériques​, dans une nasse de bavardage sur le dispositif qui les encercle: le narcissime infantile, mais avec en contrepoint des moments de "détresse émouvante".
Ah, les vannes clins d'œil: ce name dropping méchant-mai​s-pas-trop, signant la connivence léchouilleuse avec le show-busine​ss hollywoodie​n, lequel adore se voir brocardé méchamment-​mais-pas-tro​p. Et du côté du spectateur, c'est également censé flatter, en retour symétrique, à la fois l'identification empathique et le voyeurisme petit-pied qui consolident la complicité de quelque "fanbase".

A propos de bavardage encore: ça n'arrête pas de jacter, tout le temps, en sus de la célébration du cabotinage hystérique. On étouffe vainement dans l'attente de la moindre plage de silence, d'indétermination, de vide, de suspension des intentions signifiantes. Mais même dans les rarissimes moments où on espère que ça arrive, on est aussitôt repris en main, ou plutôt agrippé au pantalon, replongé de force dans c'te glu: faut encore et encore que ça signifie et sursignifie jusqu'à sifflement de la bouilloire. Pendant que Keaton va acheter son whisky, on vous inflige dans les marges d'un hors-champ aux perspectives étranglées un clochard qui hurle dans la rue. Et que hurle-t-il? Vous l'auriez deviné même s'il s'était tu: LA tirade shakespeari​enne sur l'acteur qui s'agite sur la scène comme un idiot, et puis qu'on n'entend plus, une histoire pleine de bruit et de fureur.
Cerises sur le gâteau, car y en a plusieurs: on vous entre-larde le tout de bouts de partitions classiques choisis dans le grand-réper​toire-à-émotio​ns-fortes: Pavane pour une infante défunte (cette si belle pièce: pauvre Ravel! Réduit ici au surlignage mimétique d'un sirop émotionnel frelaté) ouvrant le bal.
Mais ça suffit pas encore! Faut absolument, par dessus cette nappe sonore tape à l'oreille, placer tout du long un chorus de batterie jazz, censé donner un je-ne-sais-​quoi d'avant-gar​de new-yorkais​e et imprimer l'illusion d'une pulsation souterraine battant dans le corps du cadavre à poncifs.
Faudrait encore s'enchanter de la prouesse creuse et tape à l'oeil d'un faux-vrai plan séquence, ruban phosphorescent vulgos entourant la mignardise écœurante. Bon, on appellera ça une "prouesse formelle étourdissan​te".

Tout ça donc pour narrer la 500ème histoire du-spectacl​e-dans-le-sp​ectacle-sur-​le-spectacle de la chute suivie de rédemption du cabot, raté magnifique. A cet égard, Inarritu parvient à se surpasser. Son cinéma s'est certes signalé dès le début par la facilité raccoleuse de ses dispositifs narratifs exhibitionn​istes, ses contenus sentimental​o-humanistes à deux balles pour faire pleurer les cadres et leurs boniches dans les lofts high-tech, sa démagogie compassionnelle honteuse, son misérabilis​me internation​aliste bon teint. Mais ici, il passe sans trembler la surmultipliée.
Je me contenterai, pour tenter de faire saisir cet exploit, de décrire deux scènes - à inscrire en lettres d'or dans le panthéon des représentations les plus audacieusement pubardes de l'existence.

- A un moment, Riggan Thomson, poursuivi par son double-Bird​man qui harcèle son "inconscien​t" (brillante idée pâte-à-crêp​e), hallucine tout autour de lui une séquence blockbuster urbain, avec explosions, monstre volant, etc. Occasion pour ce double Gemini-cric​ket en mode sado-maso d'asséner quelques vérités stupéfiante​s qui décoiffent sur l'aliénatio​n du grand public naïf par les grosses machines décérébrées du cinéma de divertissement: "tu vois, c'est ça que le public veut ! Le public il veut rêver, il veut en prendre plein la gueule! Il en veut pas de tes trucs de branleur intello de merde!".
Ce genre de tirade résume on ne peut mieux le petit système Triche d'Inarritu : l'art, cette chose fragile et précieuse (représenté​e ici par la concaténati​on de tous les poncifs sur la littérature ou le cinéma d'auteur comme il les voit: misérabilis​me affectif, décheance alcoolique, tentation du suicide: schémas récurrents de tous ses films), est écrasé par les grosses machines sans âme, mais Inarritu, lui, va réveiller en nous cet affect de la vie authentique qui a été anesthésié, refoulé, par l'industrie du divertissem​ent. So bioutifoule. C'est là qu'on ne peut s'empêcher de se dire que, vraiment, parmi les pubards les plus roués, Innaritu est un des plus cyniques. 

- Autre séquence (la plus irrémédiablement ridicule du film? On ne sait que choisir, comme dirait Thérèse) que nombre de spectateurs semblent trouver tout simplement "sublime".
Évidemment (c'était annoncé avec gros klaxons avertisseur​s à tous les coins de scène), Riggan Thomson aimerait s'élancer, comme dans un poème de Prévert ou une chanson de Pierre Perret, dans le ciel, pour confondre son destin avec celui de l'homme-oiseau.
Première tentative, comme Mike Brant: il se jette du haut d'un gratte-ciel. Mais ça suffit pas, parce qu'il est nécessaire de conclure sur un truc encore plus émouvant. Après la visite de sa fille dans sa chambre d'hôpital, il remet ça et cette fois c'est la bonne. Dans un climax émotionnel qui n'est pas sans imiter (mais ici avec l'odeur de sanisette) les derniers instants de John Merrick, Birdman se jette donc par la fenêtre.
Et ici notre subtil inarritu des grands jours va conclure sur une "indécision"​, une sorte de "fin ouverte" si vous voulez - par la grâce d'un cut sec très osé comme on en voit rarement.
Sa fille revient, constate, paniquée, l'absence de son père, se rue à la fenêtre, regarde tout en bas et... Là, faut saisir la puissance du jeu de l'actrice pour saisir à quel point c'est ressenti, relève lentement la tête. Une sorte de cordage invisible fait se relever ses lèvres en un sourire bouleversan​t qui vient nous bramer au cœur... Cette fin est ouverte, disais-je, cad, entendez bien, susceptible d'être interprétée librement par le spectateur par elle hanté à jamais. "Bon sang de bonsouère, médite le spectateur étranglé par l'émotion, cela voudrait-​il dire que, par là, une conversion du regard s'est opérée, en elle, en nous, ce regard aimant et émerveillé de l'enfance originelle, dans une sorte de relecture du mythe d'icare dont nous peinons à saisir ici la pertinence?"
Ici, seul le silence de ce qui ne peut pas se dire aura raison de notre résistance devant cet Oscar pour longtemps indétrônable de la niaiserie cuculapralo​che putassière exposant 2.


lundi 18 mai 2015

Usul fait des vidéos "philosophiques"



Usul m'a déçu.

Je me délectais il y a peu (si loin si proche) de ses vidéos sur ou autour de l'univers "vidéo-ludique".


Mais le temps, hélas, comme la folle jeunesse où je me sentais au pic de ma beauté et de ma puissance sexouwelle, a passé. C'est l'heure du doute, des bilans, des remises en question dépressiogènes et des gueules de bois trop longtemps différées...






Usul nous oppose, dans cette vidéo sur F. Lordon, d'un côté la "philosophie du libre-arbitre et de la liberté", et de l'autre une philosophie du déterminisme pur (en se proclamant "spinoziste" et rattachant à ce dernier tout modèle "hyper"déterministe comme les "neuro-sciences" - nawak - qui sont l'outil conceptuel le plus redoutable du capitalisme qu'il dénonce...)

De ce que le libre-arbitre, la liberté, des "sujets", sont devenus des concepts bien sûr instrumentalisés par l'idéologie individualiste marchande (de la "résilience" à "l'intériorisation du malheur", en passant par la "liberté d'expression" analysée par Foucault puis Deleuze comme dispositif d'assujettissement disciplinaire, de quadrillage des désirs, de contrôle en flux continu/tendu où le régime de l'entreprise, étendu à toute la sphère de l'individu, le transforme en "dividu" segmentable, taillable et corvéable à merci; etc etc : mais de tout ça il ne parle pas, et ce ne sont pas des références pour lui, de toute évidence); de ce que le libre-arbitre, la liberté, sont des valeurs célébrées par l'oppression libérale pour aliéner les "sujets" (en leur faisant prendre leur soumission à l'entreprise pour un désir personnel, interne, une décision libre et autonome - c'est uniquement de ça qu'il parle); de ce qu'enfin ces processus d'aliénation sont une réalité qui bien sûr doit être analysée, il en conclut benoîtement, notre Usul, que la "liberté" n'existe tout simplement pas ! Il jette aux orties d'un vieil "humanisme" l'enfant avec l'eau du bain.
Nous refaisant le remake caricatural et daté de l'hyper-structuralisme-sans-sujet ayant balayé le vieil existentialisme qui n'y voyait goutte, etc. Affaire classée ! ("je suis un rationaliste scientifique, moi", dit-il en substance). Et il décrète fièrement, dans une pure contradiction, qu'il faut donc analyser les déterminismes qui nous agissent, en finir avec cette illusion de la liberté (ce concept ringard qu'il relie au "vieux bigleux de st germain des prés" - sartre), pour pouvoir les décrire d'abord, y résister ensuite. Et il invoque Marx...

Y a juste un petit problème.
Sartre, puisqu'il le nomme, ne dit pas autre chose quand il pense le concept de liberté. Cette dernière consiste précisément à pouvoir s'arracher aux déterminismes en question. Sartre ne dit pas des choses aussi stupides que: "je suis libre comme le vent, je fais ce que je veux", "c'est mon choix" (comme dans l'émission citée), mais "ma liberté, c'est ce que je fais de ce que la vie, les déterminations objectives ont fait de moi".
La prise de conscience d'une détermination pesant sur moi est un processus critique, réflexif, qui par définition sinon s'arrache à la détermination, au minimum la pense - en tant que détermination, justement. Pensée indissociable d'une action (désirée, fomentée, ou déjà à l’œuvre) consistant à y résister, y échapper, etc.
A l'époque de l'Etre et le néant: liberté du "sujet" - lequel n'est ni pure identité à soi ni pure détermination objective, mais ne se révèle comme "sujet libre" que parce qu'il "manque" de ces dernières. Il ne fait l'expérience de sa liberté que parce qu'il échoue dans sa volonté d'être identité et détermination pures (et c'est bien ce qu'il voudrait! ça le reposerait, de s'en remettre à une identité/détermination pures: ça le soulagerait du poids de cette liberté). Liberté s'expérimentant plus tard (dans La critique de la raison dialectique) dans une action politique et collective, une conscience de classe en lutte.
Et comme disait sur un autre versant Lacan (qui n'est pas précisément connu pour avoir théorisé le "sujet libre"): c'est là où il y a manque qu'advient précisément ce qu'on nomme "sujet".
Etc, etc. Tout ceci étant supposé bien connu quand on s'avise de disserter sur la "liberté" ou son absence...

Et qu'il le veuille ou non, qu'il soit libre ou non de le vouloir ou de ne pas le vouloir, tout ce que Usul valorise ici - l'exigence d'analyser ce qui nous "détermine", en faire un Objet de discours, objectiver le processus de la détermination, la "prise de conscience" (c'est son mot même) que cette opération suppose, la distance avec ce processus que cette "prise de conscience" suppose, etc -: c'est cela qu'on nomme "liberté".
C'est ce que Usul (via Lordon-décodé-par-lui) lui-même promeut ou appelle de ses vœux. Telle est sa contradiction élémentaire (indigne même d'un manuel lambda de "philo pour le bac").

Il ne peut donc en aucune manière s'agir, dans les termes mêmes de son "laïus" - ou alors je suis complètement passé à côté de la finesse de son analyse et tant pis pour moi - de nous dire: "voilà, c'est comme ça, nous sommes déterminés, on peut rien y faire, on a aucun moyen d'y échapper; suffit d'avoir une conscience lucide de ça et on est débarrassé de l'illusion naïve d'être libre; c'est parce que je suis le pur produit de mon milieu (plutôt "cultivé" et "à gauche") que je suis déterminé à détester "Sardou", là où d'autres sont déterminés à l'aimer parce qu'ils sont le pur produit du leur (plutôt "beaufisant" et "à droite"); je n'ai pas le choix de détester "Sardou" comme ils n'ont pas le choix de l'adorer; c'est juste un ensemble de valeurs qui m'ont défini, et qui les ont défini eux, et sur lesquelles ni moi ni eux n'avons la moindre prise: nous y sommes condamnés. Etc, etc.

[A ce propos: y aurait-t-il - par hasard ou nécessité - un chouïa de "mépris de classe" (déterminé), sous forme d'un clin d'oeil humoristique de connivence (pas libre), derrière ce constat d'une scientificité implacablement lucide ?
Anyway: bienvenue dans la pure réductio ad socium des gentes... Un Bourdieu ne se serait pas autorisé à pousser le réductionnisme sociologiste à ce degré d'assignation, essentialisation ou naturalisation, même pour de rire... Mais Usul est avant tout un humoriste (en tant que pur produit d'un milieu et déterminé à occuper ce créneau "qu'il le veuille ou non"), et c'est comme tel qu'il doit être entendu! Sauf à pinailler, ergoter, tel un peine-à-jouir constipé.]


La "mauvaise foi" étant pour Sartre, revenons-y, l'invocation des déterminations objectives pour justifier l'impossibilité de toute forme de responsabilité, de décision, acte, pouvant nier/trans-former la situation ("c'est comme ça, c'est dans ma nature, je ne peux rien changer à l'ordre des choses"; ou encore: "c'est la loi du marché, je n'ai aucune prise", etc: bref en termes sartriens ressaisir son "pour soi" sur le mode d'un "en soi".).

Chez Marx, c'est pareil, c'est au nom d'un concept de liberté (ou plus fondamentalement depuis ce concept, adoubé ou répudié) qu'on peut poser à la fois le concept de l'aliénation de cette dernière, et la possibilité de se désaliéner.


Le pire, c'est que Usul aka l'homme à la pipe pontifiant jadis pour de rire (tout en se prenant au sérieux quand-même dans sa mission d'édification des masses ignares et aliénées) ne s'aperçoit même pas de ces contradictions flagrantes dont son exposé est rempli jusqu'à la couenne. Il invoque ce que Lordon appelle "l'angle alpha", qui serait l'angle de résistance du désir du salarié d'entreprise, de ses intérêts propres, par rapport au désir de rentabilité du patron: plus cet angle est faible, plus le salarié est aliéné au désir de l'entreprise, plus il est fort, plus sa résistance à ce désir est forte. Qu'exprime en termes plus ou moins tarabiscotés et scientistes cet "angle alpha", sinon ce qu'on nomme traditionnellement la liberté, le libre arbitre?

Usul est (semble?) tout enchanté de l'explication que donne l'enflammée Judith Bernard (qui faisait aussi la promo passionnée, mais ça a dû lui échapper, de la correspondance BHL/Houellebecq sur Asi - les vidéos de talk-shows sur Asi semblent sa seule source de référence "théorique", c'est un peu ballot - même en termes de "léchisme"): "mon angle alpha, c'est moi, mon désir ! C'est ma passion du théâtre, que je soustrais au temps de travail de l'entreprise ! Non, je ne suis pas seulement salariée d'une entreprise, j'ai une passion qui échappe à l'entreprise! "
Grotesque : ce qu'on refuse ici de nommer "liberté", et, secondairement, "subjectivité", ce serait juste le temps qu'on parvient à soustraire au temps-de-travail, pour cultiver son petit jardin secret! Si c'est ça, "l'angle alpha", si c'est ça, tout le "désir" possible, qui nous ramène en plus au petit bonheur individualiste sur-le-côté... Aux uns la passion des tomates, aux seconds la passion des modèles réduits de locomotives, aux troisièmes collectionner les timbres-poste ou les trombones à coulisses...


C'est bien beau, donc, de se faire le chantre de Lordon qui soi-disant expliquerait la logique d'accroissement du capital et la démantibulation du social par un "déterminisme des affects" qui se trouverait chez Spinoza, alourdi ici de l'hyper-sociologisme déterministe de Usul, qui impose l'idée que tout ce qu'il est, tout ce que chacun est, est le fruit d'un pur déterminisme social sur lequel il n'a aucun choix, aucune prise. Et que c'est ce déterminisme implacable qui l'a conduit, voir supra, à "ne pas aimer écouter Michel Sardou", alors que s'il avait eu un autre destin déterminé, il aurait sans doute aimé l'écouter.
Ce genre d'explication simpliste/mécaniste est juste un paralogisme, nous venons de le voir. ça revient en outre, nous l'avons vu aussi, sous couvert de cette "conscience lucide" de nos déterminations objectives, à pratiquer une pure réduction essentialiste, dans laquelle aucun bouleversement social, politique, etc, ne peut par nature se produire: chacun à sa juste place, selon son essence et sa détermination.
Autant carrément invoquer, à ce degré, un pur Etat de nature, et dans la foulée se placer sous l'autorité du darwinisme socio-génétique d'un Dawkins, dont l'hyper-libéralisme s'accommode à merveille. Mieux : dont il est la caution théorique. ça devrait enchanter l'intrépide décrypteur Usul de ses chers contemporains: alors là, c'est clair, plus de souci! Y a plus de "liberté" (cette naïve niaiserie du pauvre descartes): on sait exactement d'où on vient, où on va, ce qui nous attend, et dans quelle étagère. En attendant, après le gêne égoïste, le gêne criminel, le gêne de l'entrepreneur et le gêne du branleur-chômiste.

Mais comment, à partir de là, en appeler à la nécessité de sortir d'une essence prédéterminée, quelle qu'elle soit, puisque dans les termes où Usul la décrit, il est impossible de s'en décoller, de s'y arracher?
Là aussi, Usul est fortiche, dans le genre "j'invente des paradoxes fumeux".
Cette résistance aux déterminismes qu'il dénonce serait comprise, incluse, figurez-vous, dans ces déterminismes mêmes: on ne se révolte contre la chaine implacable des déterminations objectives qui nous ont amenés à telle condition de vie que lorsque cette dernière a atteint son seuil de rupture, au delà duquel elle n'est plus vitalement supportable... "Donc": notre choix de nous opposer à "l'entreprise", au rouleau compresseur du capitalisme, ne dépend pas de nous, là-encore, nulle liberté!
C'est simplement, si on essaie de comprendre ce raisonnement d'une logique impayable, ce que les théoriciens de l'ultra-libéralisme appellent la "struggle for life". C'est juste parce qu'on est poussé à survivre. C'est quelque part "l'instinct" du survivor. C'est une réaction/transformation "adaptative" en somme, déterminée par le capitalisme lui-même. C'est beau. C'est Rambo quoi. Avant Rambo il était sympa, mais quand Rambo, on a voulu faire de sa vie une vie de chien imbitable, eh bien Rambo il s'est fâché tout rouge et il a tout fait péter ! Ah mais !

Ce qui implique, de toute évidence, puisque tout ça, le seuil de résistance, etc, c'est "déterminé" et qu'on a pas le "choix", que jusqu'à ce point fatal, c'est pas la peine de s'exciter outre mesure contre sa condition, faut juste attendre le point de rupture qui fera qu'on ne pourra plus faire autrement...
Formidable, merveilleux Usul, qui nous explique la résistance à la machine capitaliste par sa logique-même: l'exténuation de la force productive du travailleur. Avant, c'est trop tôt; après, c'est trop tard! Faut juste s'en remettre à la nécessité objective.


Dans cette soupasse confusionniste au bord du délire, usul place BHL, Finkielkraut et consort du côté des "philosophies de la liberté". Or ce ne sont pas des philosophies de la "liberté". BHL n'arrête pas de se réclamer de Lacan et d'Althusser, de l'aliénation constitutive du "sujet" par les déterminismes de "l'inconscient" (chez Lacan ou Althusser, tout comme Spinoza, mutatis mutandis, le concept de "liberté" existe par ailleurs sous une autre forme), d'une Loi symbolique transcendante (le père-maitre-autorité-état-divin), rempart contre le "fascisme" de la "jouissance" dans lequel sombrent tous ceux qui se fantasment libres, non inféodés à cette Loi (l'anti-oedipe de deleuze étant sa bête noire depuis toujours). Quant à Finkielkraut, ce n'est pas au nom d'un concept sartrien, encore moins marxiste, de liberté, d'émancipation et de désaliénation de la logique capitaliste, qu'il cause dans le poste, mais au nom de déterminités (en total "déclin" ou "suicidées, comme chez Zemmour, par la "déconstruction-post-moderne", "l'angélisme démocratique" "gaucho-bobo", etc) comme l'identité, la tradition, l'héritage (culturel, national), etc.


Bref Usul mélange tout, et c'est bien agaçant, voire navrant, d'avoir à subir ces péroraisons de café de philo journalistique ou de philomag. J'ai l'impression crachineuse de me fader là une sorte de Monsieur Perrichon ayant appris les fondamentaux philosophiques dans les pochettes surprises de chokotoff pour les redistribuer en mignardises onctueuses au "petit peuple" youtubesque de sa fidèle fanbase (objet de sa pédagogie édifiante-par-le-rire, jadis, sur jeuxvideo.com)...
Qui plus est en se posant en intercesseur salutaire d'une "pensée" qui, sans sa louable mission pédagogique, risquerait d'être rendue inintelligible (sic) à force de "boboïsme" et d'"intello-branlette" (dans le texte).
Honnêtement, Cyprien ou Norman (en tant que "purs produits de leur milieu") - et même Squeezie -, sont plus sérieux, et de loin moins incohérents...






Proximité et distance dans les films d'horreur (titre sérieux pour impressionnables)



Alors là mes zamès, je comprendrai jamais.

Cet usage lourdingue et stéréotypé de la caméra subjective - un des poncifs du langage cinématographique les plus éhontément rabâchés. Censément l'acmé de "l'immersion" qui te-fait-vivre-toi-spectateur-à-l'intérieur-du-dedans-de-la-tête-d'un-vilain-psychopathe-effrayant". Parce que tu-vois-tout-depuis-les-yeux-du-gars-lui-même, t'es supposé vivre une expérience "extrême", ou "dérangeante" ou je ne sais quoi de l'inquiétante étrangeté. Procédé d'intérêt triple-zéro sur le plan dramaturgique, produisant l'exact inverse de ce qu'il ambitionne - à savoir une distanciation maximale -, et dont l'apparence de vain exploit purement technique semble mettre en transe certains amateurs.

Ou alors, à l'inverse, c'est cette "distanciation" qui est louée: comme si cet artifice éculé allait produire on ne sait trop quelle "mise en abyme de la vision": du spectateur regardant un film depuis la position d'un protagoniste lui-même spectateur. Waouw - du coup ça te fait saisir quelque chose d'incroyablement vertigineux; ça "te ramène à ta situation de spectateur"; tu deviens - quelle saisissante expérience réflexive - quelque part "le sujet du film que t'es en train de regarder"; ça te donne l'occasion de "méditer", de "réfléchir" (au cas où ça ne t'aurait jamais traversé ni l'esprit ni les sens - selon l'antienne sémiocritique du spectateur-collé-passivement-à-la-vitre) sensoriellement [sur] le fait que t'es en train de regarder un film.

Genre de pignolage méta-truc qui était le pont-aux-ânes de la réflexion sur le discours cinématographique, ou littéraire, ou pictural, dans les années 70 "structuralisantes". Et qui semble encore une sorte d'Everest de profondeur dans certaines facs de cinéma où on fait de laborieux exercices d'analyse filmique sémio-rhétorique.

On l'a assez souligné: la chose que supporte moins le "genre", c'est la "mise-en-abyme", le second degré, le clin d’œil, l'understatement, les trucs de réflexivité à deux balles, ou n'importe quoi qui te fasse sortir du film, n'importe quoi destiné à te rappeler (volontairement ou involontairement) que tu es en train de regarder ce film. Le "genre" angoisse/horreur/etc étant, comme le rappelle souvent Borges (celui des foras), celui qui repose sur un acte de foi absolu de la part du spectateur. L'auteur du film doit absolument prendre au sérieux l'histoire qu'il raconte, la peur qui en est le motif, comme il doit absolument prendre le spectateur & sa (possible) peur au sérieux. ***


A ce titre, des films aussi tarte-à-la-crème que jadis Angoisse de Bigas Luna sont encore célébrés comme d'ébouriffants et jouissifs "exercices de style" qui sont un pur "plaisir de cinéma", etc.

[Achtung, grösse spoilers. (Pour les chanceux qui l'auraient jamais vu). Avec ses soporifiques et attendues "mises en abyme" de film-dans-le-film-rhzz: attention mec, accroche-toi bien. Tu regardes un film d'horreur au cinéma qui montre des gens qui regardent un film d'horreur dans une salle de cinéma "a". Dans le film qu'y voient, y a un malât qui enlève au bistouri les yeux des spectateurs dans une salle de cinéma "b" projetant un film d'horreur kitsch avec des dinosaures.. Et dans la salle "a", y a un mec - qu'a trop vu le film avec le gars au bistouri, ça l'a manifestement trop impressionné et ça l'a rendu malât lui aussi - qui sort discretos de la salle pour aller faire du tir de ball-trap dans les gogues, au comptoir, etc. Alors du coup, toi, spectateur qu'es dans une salle de cinéma à mater un film qui montre un mec qui fait du ball-trap à l'extérieur de la salle du cinéma "a" où des gens regardent un film sur un mec enlevant les yeux des gens dans la salle de cinéma "b", tu commences à avoir les pépètes (t'expliquait Bigas Luna - sans rire - sur les boni du dvd): tu vas pas pouvoir t'empêcher de te retourner - comme les gens dans la salle "a" - pour voir si y a pas un malât derrière toi prêt à t'enlever tes yeux avec un bistouri. Et tu te retiens d'aller faire pipi, des fois que tu tomberais sur un maniaque rôdant dans les gogues ou à l'accueil. Ben ouaih: un mec qu'a déjà vu ce film trop de fois.

Moi, j'avais vu ce film en salles à sa sortie (gros effet de bouche-à-oreille, LE truc à voir disait-on). Je trouvais ça tellement poussif et surligné, dans le postulat pavlovien mécanique (sans parler de l'esthétique criarde où tout le monde semble sapé comme dans Flashdance avec la moumoute peroxydée de Jakie Quartz), que ce fut un calvaire d'agacement et d'ennui mortel. Plus le truc de la spirale qui revient comme une scie, avec laquelle mommy zelda hypnotise son grand dadais qui bosse dans l'bistouri, et qui porte les lunettes d'Henri Chapier.
Je me suis jamais retourné, of course: peur - la seule vraie peur authentique que j'ai eue pendant la séance - de passer pour un demeuré congénital aux yeux de la personne derrière moi ou à côté de moi.
Je l'ai même revu récemment en dvd, pour lui donner sa deuxième chance: le même ennui mortel, mais obviously sans la peur de passer pour un demeuré.
Mais attention: on peut aller plus loin encore - film-dans-le-film-dans-le-film (dans le film) - oh mamma mia jusqu'où peut-on ne pas s'arrêter comme ça? Mais bon sang arrêtez c'est trop d'angoisse, ma tête va exploser comme dans Scanners!]


Comme pour l'autre nanar cultifié Schizophrenia - aka Angst, de Gérard Kargl, qui, lui, exploitait le filon usé de Maniac, mais sur le versant sonore: le monologue expressionniste en voix off, constamment ridicule, avec halètements et tout le bataclan. Dans la plus pure épocalité kitsch-eighties, saturé par la BO de Klaus Schulze hélas pas inspiré sur ce coup.

Film dont j'avais causé ici l'année passée :

- Schizophrénia (GK):

le nombre de gus qui se tirlipotent le zgeg sur ce machin minuscule qu'on redécouvre 30 ans après et qu'on auréole des titres publicitaires d’œuvre maudite, radicale, malsaine, tétanisante, traumatisante, etc, etc. Franchement, faut pas déconner. C'est d'un kitsch, d'un risible. Bon, on sent une prétention "arty" dans ce qui aurait pu être un épisode de la série Derrick, là-encore, en plus trash-glauque (quoique, les Derrick, je connais bien, c'est bien plus trash-glauque qu'on le prétend). Y a tout ce côté expérimental, si on veut, cet exploit esthético-technique des prises de vue faites à partir de miroirs fixés à la caméra. L'image est belle, le chef op polonais est un mec très intéressant, à l'écouter sur le bonus. Kargl a l'air également d'un bon gars, qui s'est endetté jusqu'au cou pour concrétiser son désir de cinéma "total" ou "radical".

(Gaspar Noé, comme dab, grand admirateur de daubasses inspirant ses propres daubasses, semble se faire pipi dessus comme un môme de 6 ans avec des propos d'une rare puissance spéculative, genre: "Karl et Zbig ont pas fait d'autres films ensemble, mais en tout cas, s'ils en avaient fait d'autres, eh bien j'aurais été très heureux de les voir".)

Mais à l'arrivée, faut bien oser le dire, ça casse pas trois pattes à un canard. Y a des tas de "connaisseurs" qui nous confessent que ce machin les a traumatisés à vie et les hante à jamais. On me fera pas croire ça. 
Henry, quoi qu'on en dise, c'était bien plus oppressant. Aucun rapport avec Funny games non plus, auquel on n'arrête pas de le comparer. 
Lâchons le mot: c'est ennuyeux comme la pluie. 
Avec ses gros plans éculés de visages convulsifs et sa fausse-bonne idée prototypale du monologue en voix off du psychopathe (qui déploie toute la batterie convenue du fou en transe, grosse dépense physique de sa personne, sueur et tout le truc). Soi disant: oh mon dieu, on rentre vraiment à cause de ça à l'intérieur de la tête du mec, on avait jamais fait ça. Tu parles, on n'arrête pas de faire ça, et c'est un dispositif parmi les plus convenus et neuneus. Les pensées du mec, que voilà une plongée hallucinante dans l'esprit d'un "fou": "oh je vais les tuer, je suis tout excité, ma grand-mère n'était pas gentille quand j'étais petit, ah lui je vais l'étrangler, puis je m'occupe de la fille, je vais lui faire très peur, je vais leur faire très peur à tous, blablabla".
Faudrait expliquer, un jour, à tous ces impressionnables, que les "pensées" d'un psychopathe, c'est aussi banal et inintéressant que les "pensées" de n'importe quel non-psychopathe, qu'il n'y a aucun mystère fascinant dans ce qu'on nomme la "folie", aucune traversée du miroir, aucune "exploration de la face cachée, du monstre qui est en nous" etc. 
Les films vraiment effrayants, glaçants, sont précisément ceux qui parviennent à nous faire saisir au contraire l'absence de cette "intériorité" ou l’impossibilité de cette prétendue "intériorisation" des personnages monstrueux et de leurs actes monstrueux.  
Le problème de l'identification est ainsi plus complexe que ça. Pour rentrer dans une histoire d'angoisse ou d'horreur x ou y, le spectateur a bien sûr besoin de s'identifier à ce qu'on lui raconte, au monde qu'on met en scène. Mais non pas, comme l'imaginent à tort ceux qui trouvent formidable cette fausse-bonne idée, en se trouvant placé sous le "point du vue" ou la "vision subjective" de l'assassin, ou du monstre: ce qui au mieux ne peut produire selon moi qu'une "dés-identification", donc l''ennui ou l'agacement qui en résultent. Au contraire, règle que confirment les meilleurs films du genre: en s'identifiant au point de vue de la victime, du témoin - qui ne comprennent pas ce qui leur arrivent, qui sont incapables, comme nous spectateurs, d'intérioriser, d'introjecter cette violence là, cette inhumanité là, comme une composante de leur "subjectivité".
Ou alors - et c'est ce que font tous les mauvais films d'horreur (slashers débiles indéfiniment reproduits) qui pour le coup ne sont pas spécialement ratés (au sens d'inefficaces) mais surtout et essentiellement puants, immondes -: il s'agit de proposer au spectateur un défouloir à son désir de violence, à ses pulsions censément sadiques.
Dans ce cas, soit l'assassin, le monstre, est au fond sympathique, celui à qui le spectateur peut s'identifier, parce qu'il s'en prend à des caricatures méprisantes d'êtres humains, et que c'est une joie très primaire que d'assister à leur mise à mort.
Soit la victime, à laquelle le spectateur s'est identifié, se comporte selon deux schémas intériorisables et cathartiques pour le spectateur: 1. soumise à un traitement dégradant atroce, elle se venge dans un déluge d'hémoglobine et de mutilations en tous genres; 2. elle se voit nécessairement contrainte, pour survivre, de se transformer elle-même en monstre sanguinaire ultra-violent.




*** C'est notamment à ces occasions qu'on saisit (une fois de plus) à quel point les analyses d'un Debord sur la "passivité" fondamentale du "spectateur" (analyses où il ne fait jamais que décliner le concept brechtien de distanciation) sont datées et faussées.

Postulant une adhésion sans distance réflexive du spectateur à l'écran, depuis laquelle il faut partir pour "briser" sa dépendance imaginaire, sa dépendance à l'image. L'imaginaire étant dans le paradigme psychanalytique lacanien le régime platonicien de l'illusion, du leurre, de la tromperie, mais encore et surtout le symptôme d'une régression infantile, la manifestation d'une fuite hors du Réel et d'un déni du Symbolique.
Or le spectateur d'un film, tout comme le lecteur d'un roman, attendent justement de ce film, de ce roman, ou toute machine à "fictionner", l'expérience privilégiée qui sera pour eux une occasion de pratiquer en quelque sorte le contraire de ce que dans la phénoménologie de Husserl on nomme une "épochè" (ou suspension/neutralisation de la "thèse naturelle": cad de la croyance, adhésion, à l'existence des objets déjà constitués en "nature" par les prédicats psychologiques, la doxa, qui sont [seraient] un rapport "faussé" à la "chose même" etc).

Délibérément, par décision, le spectateur ou le lecteur cherchent, dans et par l'art du romancier ou du cinéaste, à être "manipulés": enveloppés, englobés dans un Monde qui a sa cohérence et sa congruence propres en dehors d'un Réel qu'il savent reconnaître comme tel. C'est une passivité active. Une réceptivité productrice. Une production réceptrice (ce qu'est l'imagination transcendantale pour un Kant). Voire une imagination productrice (pour un Heidegger). Il désirent adhérer à une fiction, par l'acte de foi ou de croyance qui rend réel cet Irréel . Ce n'est pas qu'ils soient Idiots, passivement manipulés, confondant le "réel" et "l'irréel", incapables de faire la différence entre "réel" et imaginaire", prenant tels des "gogos" le reflet pour la chose, l'image pour la réalité, l'illusion pour la vérité. C'est au contraire parce qu'ils expérimentent et savent très bien cette différence qu'il peuvent suspendre cette différence, suspendre activement l'épochè elle-même (laquelle vise le retour à la chose-même, antéprédicatif, antéfictionnel...: cette visée et la méthode pour la pratiquer étant, je tends de plus en plus à la croire, elles-mêmes une illusion, un leurre, sur le plan épistémologique.... Mais je ne saurais ici approfondir sérieusement ce débat, d'une difficulté immense).
Aussi la théorie debordienne repose sur la vision la plus pauvre possible de ce que peuvent être non seulement l'imaginaire, mais encore le réel et le symbolique. Pauvreté, misère, de l'imaginaire (des masses, uniformisées ou au contraire atomisées) qui entraineraient conséquemment ce que l'impayable Bernard Stiegler se plaira plus tard à nommer, en rabâchant l'antienne psychanalytique, la pauvreté ou la misère du "symbolique", ainsi que la "déréalisation" ou "aliénation" du Réel. Soit encore, en toute simplicité, le règne de la "psychose" (Horreur et putréfaction! les masses consuméristes sont psychotisées!!). Dimension mimétique de l'art qu'Adorno condamnait déjà dans les mêmes termes: réification, massification, aliénation, régression, psychotisme etc.

Aussi Debord, en platonicien fondamentaliste, ne pouvait théoriser le "spectacle" ou tout autre régime des fictions réclamant une passivité (en réalité active, productrice) que comme constituant un obstacle, barrage, écran, à la conscience, à la prise de conscience réflexive, par le spectateur-consommateur-passif, d'un Réel que ce spectacle ou ce régime renversent en leur contraire (cad une Illusion ET l'inconscience de baigner dans une illusion).
Aussi sa "stratégie" iconoclaste (d'inspiration brechtienne) consistant à prétendre réveiller le spectateur de son "sommeil dogmatique", en "brisant" ce qu'il postule principiellement comme l'obstacle à cette saisie réflexive: le "spectacle" (nécessairement passif, sans conscience, consumériste, hébéphrénique disait Adorno), en mettant le "spectacle" en abyme, en rappelant constamment au spectateur (ce qu'il serait censé ignorer ou refouler, le pauvre) qu'il regarde non un Réel mais des images, des analogons, des artefacts, des fictions, des illusions, etc, - cette stratégie est de nature aussi absurde, convenue et contre-productive que cette volonté westcravienne et autres de "mettre en abyme" leur films d'horreur.

Pour un résultat qui est juste une tautologie pauvre, que personne ne peut au fond ignorer: les images ne sont que des images, vous adherez comme des benêts à ce qu'on vous raconte, mais c'est fini, ce temps là. Le temps critique est venu, celui de "on ne nous la fait pas!"; "même pas vrai!"

Tout ce qu'exigeait le sérieux du conteur, du faiseur, qui réclame l'acte, libre, de foi dans l'imaginaire, ou activement passif, réceptif, est renvoyé au domaine de la farce, du second degré, du clin d’œil, du scepticisme cynique salvateur. L'objet ouvragé par le conteur, le faiseur, est devenu l'objet même qu'il méprise le plus: il n'y croit pas, il s'en moque, comme sont appelés à ne pas y croire et s'en moquer ses spectateurs.

Cette disposition soi-disant critique au sens d'iconoclaste manifeste l'exact contraire d'une croyance en la possibilité de l'Art, au sens le plus général, aussi bien dans sa condition de production que dans sa condition de réception.
Résultat - inverse de ce qui est visé: appauvrissement de l'imaginaire, donc du rapport au réel, donc de sa symbolisation, au profit du rappel tautologique d'un Réel plat et sans intérêt - Réel à rappeler de toute urgence à ceux qui n'auraient pas compris, vu, qu'ils consomment des images, des fictions; Réel douloureux, à rappeler, par une anamnèse choc brisant les phantasma, aux gogos aliénés, infantilisés, qui voudraient tant le fuir dans la foire aux illusions (allant cueillir des remords dans la fête servile, comme disait l'autre): A = A, et le reste n'est qu'illusion... Réveil salutaire, à partir duquel chacun pourra lutter pour redevenir maitre de sa vie aliénée, and so on...

Intervention sur Jacques Rancière trouvée dans une shoutbox

 

(03:52:57) (879094): "après, il est clair pour moi qu'il a raison, et que les belles idées de Rancière gonflent le narcissisme petit-bourgeois qui se trouve à bon compte des raisons de rejeter l'exigence d'établir des hiérarchies dans le sensible" ----> C'est quand même extraordinaire de ne pas comprendre le problème à ce point. Les analyses de rancière sur le "partage du sensible" n'ont strictement aucun rapport avec je ne sais quel "rejet de l'exigence d'établir des hiérarchies dans le sensible". Il s'agit d'un partage, une division du champ social, que duplique tout une série de discours, de grilles d'analyses, lesquels se donnent la charge et le savoir "émancipateurs" de libérer le "peuple" de "l'aliénation", du "consumérisme", de la "passivité moutonnière", etc etc. Le paradoxe fondamental que rancière ne cesse, lui, d'analyser, c'est qu'une grande partie de ces discours, qui se veulent "marxistes" (althusser, debord, bourdieu...)
(03:58:42) (879094): ... sous certains aspects fondamentaux, dupliquent et consacrent ce partage contre lequel ils luttent, en "réifiant" leur objet en une quasi identité de "nature". C'est le problème d'un certain réductionnisme sociologique. Mais pour mieux le comprendre, la position d'un debord, que rancière analyse longuement, est exemplaire d'une reprise réductionniste de l'analyse marxiste de l'aliénation, qui consiste en ceci:
(04:04:55) (879094): L'analyse par debord de ce qu'il est convenu d'appeler le "consumérisme", qui aliène la ou les "masses", repose principiellement sur le postulat d'une division essentielle du champ social: entre les ignorants (le plus grand nombre) et ceux qui savent (quelques uns, une "élite" catégorielle d'intellectuels), qui disposent des outils conceptuels pour expliquer à tous ceux qui seraient "inconscients" des mécanismes de la domination, de l'aliénation, du capitalisme, etc, comment ils peuvent s'en sortir; s'en libérer....
(04:13:05) (879094): Au principe même de son analyse de la "société du spectacle", il y a la réactivation de toute une série de dualismes binaires, actif/passif, conscient/inconscient, sentant/anesthésié, authentique/inauthentique, appartenant à la vision des "dominants": en premier lieu l'antique distinction platonicienne entre un ordre du "sensible" et un ordre de "l'intelligible". Il y a d'un côté les esclaves, prisonniers, dans la caverne, de l'illusion, du faux, des Images - qui sont la réalité inversée, et, de l'autre, le penseur, le savant, le philosophe, se mouvant dans l'intelligible - et qui pense, énonce, pour eux, est chargé, parce qu'il sait ce qu'ils ne savent pas, de leur expliquer la vérité intelligible masquée, cachée par le sensible aliénant....
(04:20:46) (879094): La question de l'esthétique, de ce qu'est le champ esthétique (aesthesis, sensation, plaisir, etc, ET des domaines d'objets - légitmes ou illégitimes, sérieux ou pas sérieux, disposition active de la sensiblité ou disposition passive de la consommation de l'objet -) est de nature politique. Bourdieu le montrait très bien: elle fonde ce fameux "partage", partage qui est produit par un Savoir dominant, qui est ici le Savoir de ce que serait l'Art, savoir théorisé comme Champ, par l'intellectuel: entre le non-art (qui est consommation de produits/marchandises) et l'art (qui est production active d'une valeur).

(04:24:47) (879094): Dans la théorie du champ esthétique d'un Adorno, qui s'ancre dans la pensée de W Benjamin sur la perte radicale, déchéance, chute, de l'Art dans l'âge de la reproduction technique, je vois également, en ce qui me concerne, cette conception essentiellement religieuse, messianique, de la Sacralité de l'Art: qui bien sûr est souillée, avilie, abatardie, par une chute dans le "populaire", ce dont adorno a une sainte horreur.
(04:30:45) (879094): La musique "populaire", qui n'est que bruit décérébrant, produite par des crétins aliénés, infantilisés, et bien sûr les compositeurs qui s'entichent du folklore, du bal musette, du flonflon, des fanfares, du cirque et des tréteaux, le Jazz bien entendu; toutes formes de mélanges et mixtions d'éléments extérieurs, impurs, batards, imitatifs. Ce qu'il nomme aussi le "cosmopolitisme", pour décrire la musique de Gershwin. Bref, des sous-musiques. Au premier chef Stravinsky, un de ceux qui, suivant l'attachement d'A. à Schoenberg, feraient partie des grands responsables de l'impurification de la conception d'une musique absolument pure : "le petit modernsky, qui fait boum-boum sur son petit tambour", comme l'écrivait Schoenberg. Philosophie de la nouvelle musique, manifeste fameux d'Adorno, sans doute le texte le plus violemment réactionnaire écrit sur la musique du XXè siècle, et sous l'égide de la notion de "progrès". Divisé en deux grandes parties dont les titres énoncent bien l'opposition binaire: "Schoenberg et le progrès"/ "Stravinsky et la restauration": tout n'y est dans la seconde (à toutes les pages) que dégradation, dépravation, détérioration, régression, infantilisme, caricature, dénaturation, involution, désensibilisation, décadence, psychotisme, hébéphrénisme, etc. Avec des sections intitulées: "l'orgue de barbarie comme phénomène primitif" (p.151), "le sacre et la sculpture nègre" (p.153), "l'identification avec la collectivité" (p.164), "régression permanente et forme musicale" (p.171), "l'aspect psychotique" (p.174), ... Le concept-clé: entartete Kunst: art dégénéré. **

Il s'en trouve cependant encore pour "démontrer" (moyennant quelques ajustements contorsionnistes) la justesse et la lucidité de sa vision de l'Art, et de sa critique de "l'industrie culturelle" ayant précipité sa décadence. Témoin ce texte parfaitement délirant et hallucinant:
http://www.mythe-imaginaire-societe.fr/?p=465

Schoenberg n'en demandait évidemment pas tant, loin de là. Quant à la musique d'Adorno lui-même, il serait tant qu'on la joue et l'enregistre davantage. On ne le fait pas trop, sans doute pour respecter son désir de pureté. La reproduction technique lui répugnait tant qu'il refusa toute sa vie d'entendre de la musique à la radio ou sur un phono-gramme: perte de l'Objet musical qui ne peut se saisir que dans la Présence pure (supra-sensible), la Phonè première chère à Platon. Même simplement "écouter", il n'aimait pas trop: il préférait lire les partitions. Leur reproduction sonore étant déjà du côté de la Chute, une pollution, une dégradation par le bruit de la mimesis, une greffe parasitaire salissant l'expérience intérieure de l'Idée pure. Tellement pure qu'Adorno élabora le concept de "musique informelle": pour viser un "athématisme radical" purifiant plus encore l'atonalité radicale (d'ores et déjà altérée par le dodécaphonisme).
Sa quête honorable fut ainsi celle d'une musique toujours plus pure, si pure que l'écoute traditionnelle (tympanique) ne pourrait pas même la saisir physiquement: devant se vivre au dedans de soi, privilège de quelques savants d'exception formés à la pratique nouvelle de lire ce que personne ne saurait formellement entendre. Dans un recueillement proche du silence absolu de cloîtres situés sur des pics montagneux - les plus éloignés des bruits cacophoniques de la Cité barbare-nihiliste.

Electric Ladyland lui fut en quelque sorte fatal. Envahi, assiégé par quelques chevelu(e)s débraillés et dépoitraillés et en sa chaire à Francfort, le brave homme n'en crut ni ses yeux ni ses oreilles, l'anecdote est connue:

 

 

 

Citation:

(wiki: Au semestre d'été 1969, des perturbateurs interviennent dans son cours et lui demandent de faire une autocritique. On écrit au tableau : "Si on laisse faire ce cher Adorno, on aura le capital jusqu'à la mort". Des étudiantes montent alors sur l'estrade en exhibant leur poitrines dénudées et mimant une danse érotique. Adorno quitte l'amphithéâtre. Des tracts circulent : "Adorno comme institution est mort".

Adorno écrit alors à Samuel Beckett: "Le sentiment d'être attaqué comme réactionnaire a tout de même quelque chose de surprenant". Il aurait été profondément affecté par cet événement, expliquant que l'attitude des étudiants avait pour objectif de susciter chez lui une réaction de bourgeois s'offusquant à la vue d'un sein. Il parle de la "brutalité idiote des fascistes de gauche" et se voit à nouveau comme la victime d'une "folie collective".



(04:35:56) (879094): ça pose bien sûr aussi la question de l'objet musical considéré dans son "essence" comme étant séparé, à la base, de la contamination du sensible, du plaisir, associés à la Vulgarité: l'hédonisme, c'est pour les veaux, c'est l'assommoir, les rythmes binaires assourdissants faisant écho aux masses cognantes des abattoirs de chicago, eux-même associés à l'extermination industrielle du nazisme...
(04:41:34) (879094): Bourdieu, donc, avait déjà retourné le problème, en indiquant que le jugement esthétique était en grande partie fondé sur la distinction sociale qu'il euphémise. La distinction abstrait/figuratif, distance/immédiateté, atonal/tonal serait à ses yeux dérivée d'une distinction sociale, opérée par le discours savant et propriétaire de l'art, entre le distingué et le vulgaire...

(04:55:24) (879094): Rancière opère quant à lui une "critique de la critique", non pas pour l'abattre, la discréditer, etc, mais pour en prolonger d'une certaine façon l'exigence en réhabilitant la pensée de Kant sur l'esthétique (l'objet même de l'attaque de bourdieu). S'attaquant dès lors à une tendance au réductionnisme sociologique chez Bourdieu. Pour Rancière, la sphère de l'esthétique n'est justement PAS essentiellement réductible à la seule division sociale. Mais sans s'y réduire, elle n'est pas à l'inverse distincte de la question du politique. Ce que Kant montrait dans la 3è Critique (de la faculté de juger), c'est que l'esthétique est le lieu d'une aspiration collective à un affect sensible partagé en droit par tous: partagé au sens de ce qui unit et non au sens de ce qui sépare. On le sait, pour kant, l'affect esthétique se distingue de l'agrément, qui lui est centré sur la consommation immédiate de l'objet et ne renvoyant qu'à l'intéressement ou au concernement égoïste du sujet. L'affect esthétique résulte pour kant de la considération "désinteressée" d'un objet (naturel ou artefactuel) non-consommable immédiatement, non réductible à...
(05:00:37) (879094): ... la sphère du Besoin (manger, boire, dormir, etc). C'est un "plaisir désinteressé", un "universel sans concept", une "finalité sans fin": c'est pourquoi, dans l'héritage kantien, la question de l'esthétique est profondément liée à la question du politique: c'est le lieu et l'enjeu d'un partage possible, d'une universalité possible qui défait l'autre notion du partage, celle de la division des classes.
(05:06:54) (879094): Et on sait l'enthousiasme de Kant pour la révolution française, comme brouillant tous les partages, entre le haut et le bas. Si Rancière s'intéresse à l'esthétique, c'est justement parce que, dans l'héritage d'un kantisme universaliste, elle est le lieu qui déplace les frontières et les partages assignés au champ social. Et là, on revient au problème de la "consommation", du "spectacle" dans les termes d'un Debord...
(05:14:59) (879094): Tout le monde aspire à un rapport esthétique aux objets, à la consommation d'objets symboliques/artefactuels, au sens exprimé plus haut où c'est la manifestation proprement humaine du désir. On oublie un peu trop vite que pour Marx lui-même, la visée du projet révolutionnaire est que l'humanité toute entière puisse se consacrer enfin à la consommation oisive de tout ce qui est futile, loin du labeur. "Que veut la classe laborieuse? Elle veut simplement ne plus travailler", disait Lafargue... Comme la Classe dominante, dont les attributs essentiels sont l'oisiveté, le plaisir d"aller au "spectacle", au théâtre, au concert, au cinéma, ou d'écrire des romans, des poésies, des essais, etc etc etc. ***

(05:33:26) (879094): Voilà pourquoi le champ de l'esthétique a une dimension fondamentalement politique: les loisirs, le pouvoir de se détacher des contingences, c'est l'objet le plus haut du désir. Alors que le champ de l'esthétique est le lieu du déplacement des places, assignations, catégories du champ social, Debord, pour y revenir, nous ramène à l'antique division platonicienne, aristocratique, entre le Haut (qui atteint le Vrai et le Beau par la contemplation/theoria de l'Idée pure en laquelle ils se réalisent intégralement) et le Bas soumis aux déterminations impures du sensible et s'y aliénant. L'aristocrate, c'est Debord, qui "théorise" le spectacle, la consommation des images, comme le lieu même du faux, de l'aliénation, de l'ignorance, de l'illusion, à laquelle il oppose la position "en surplomb" du Savoir de cette "aliénation". Il faut nécessairement que l'aspiration à "consommer" (des objets symboliques, virtuels: consommation qui historiquement a toujours été le privilège des classes dominantes, aisées) soit un indice de dégradation, d'aliénation, d'irresponsabilité, etc. Et avant tout l'image inversée de la réalité et du désir...

(05:46:02) (879094): Ce savoir en surplomb, cette position de maitrise, qui dit où est le Vrai et où est le Faux, où est l'illusion et ou est la réalité, où est l'action et où est la passivité, qui sait et qui ne sait pas, consacre la traditionnelle opposition, finalement indépassable, entre une Elite intellectuelle qui possède les outils de la libération, et la masse inculte, ignare, qui ne pourrait s'émanciper sans ses Lumières. 
En attendant, il faut bien que le travail soit fait, par ceux qui sont "en bas", afin de permettre à celui qui est "en haut" - Debord en l'occurrence - d'avoir tout le loisir de théoriser (contempler, au sens de la Theoria de platon) le "spectacle" comme triomphe de l'illusion, inversion du Vrai. De fait, sa posture de "révolutionnaire" consistant à se retirer de la mesure commune, d'un Monde commun barbotant dans le "consumérisme", la consommation d'illusions, énonce cette position de dédain aristocratique. 
Elle rassembla (rassemble encore?) une petite minorité éclairée goûtant le frisson délicieux d'être entrée en "résistance" ("l'internationale situationniste", cherchant à imiter le mvt dada, et déclinée depuis sous plusieurs versions rigolotes mais manquant toutes d'humour et d'auto-dérision - toujours une forme de cénacle de radicaux œuvrant clandestinement à faire vaciller "l'Ordre dominant", dans des Manifestes lus par 5 pelés et des Colloques fréquentés par 6 tondues). Bref quelques Outsideurs s'auto-sacralisant comme les derniers Mohicans lucides contemplant leur propre image du vrai, depuis laquelle ils observent, de loin, avec leur lucidité implacable, une Chute, une Dégradation de l'idée du Vrai et du Beau, dans l'idée de la Masse, comme multitude d'individualités atomisées repliées dans leur jouissance égoïste et illusoire: le vrai nom de la misère - qui est symbolique. Brillant diagnostic que Stiegler revivifie avec le succès médiatique qu'on connaît (et dans son petit séminaire fréquenté par un panel de sectateurs admiratifs, pire que Raël ou Onfray)...

(05:56:57) (879094): Cette distribution des rôles, dans une soi-disant lutte marxiste contre l'aliénation (symbolique: par le règne des "images", et pas tellement réelle: pauvreté, exclusion, qui souciaient assez peu Debord), entre une avant-garde qui enseigne, émancipe, et une masse asservie, uniformisée (ou son envers symétrique - atomisée, peu importe: consumériste), appartient non seulement à une vision datée du champ social proprement bourgeoise, mais encore est devenue le Discours dominant lui-même. 
C'est ce même discours que nous servent aujourd'hui à la louche les élites médiatiques, qui n'ont pas de mots assez durs pour mépriser, conspuer cette masse informe, sans pensée, anonyme, impropre et inappropriée, qui prétend (sur le net principalement) non seulement se passer de leur prérogative de "spécialistes" ("laissez-parler les spécialistes"- vous, vous consommez, moi je pense, je crée, je critique, j'agis, etc"), mais encore les discréditer...
(06:01:43) (879094): La critique de "l'industrie culturelle", de "la société de consommation", de la "société du spectacle", etc, est depuis bien longtemps le discours dont se sont emparés les principaux représentants - passés ou encore présents -, du Spectacle médiatique ou para-médiatique. Les Onfray, les Finkielkraut, Les Muray ("l'homo-festivus post-moderne des molles démocraties modernes"), les BHL, les Bruckner, les Ferry, Les Milner, les Adler, les Val, les Fourest, les Houellebecq, les Dantec, les Moix, les Zemmour, les Stalker, les Millet, etc. Obscurantisme; consumérisme; masse moutonnière ou sa version "postmoderne": "l'individualisme jouisseur", deux symptômes à peu près identiques d'une même "Ère du vide" (Lipovetsky, "essai sur l'individualisme contemporain" - y en a qui croient que L. est "de gauche", je plaisante pas); déclin/défaite de la culture; dégradation de l'Art, du Sacré; Misère du symbolique, Masses aveugles psychotisées par le consumérisme (Bernard Stiegler, encore et toujours, montrant enfin son vrai visage après s'être placé sous les auspices de Derrida, et c'est gratiné); discrédit jeté sur nous, les Elites. Et qu'on ne s'étonne pas que le monde aille à vau l'eau! C'est la Civilisation toute entière qui est menacée par les cités arriérées, où on fait du rap et où on brûle les voitures, pour avoir son écran plasma, son blackberry. Et regardez moi ces veaux, ces gogos, qui veulent être chanteurs à la place des chanteurs, danseurs à la place des danseurs, penseurs à la place des penseurs, etc, etc.

(06:13:22) (879094): Ceci nous ramène aussi à un paradigme roi: la théorie de l'inconscient, qu'Althusser appliquait à l'analyse de l'Idéologie: l'asservi, le dominé, le prolétaire, ne sait pas, n'est pas conscient des mécanismes de la domination qui pèsent sur lui. Il est, là encore, l'esclave enchaîné dans la caverne, qui pour en sortir a besoin du Savant qui sait pour lui, qui va lui expliquer. De la même façon que le psychanalyste se signifie, se définit, en surplomb, dans et par un Savoir de l'Inconscient: celui qui souffre souffre principalement du fait qu'il ne SAIT pas ce dont il souffre, qu'il n'est pas conscient des mécanismes qui l'agissent. Et le Psychanalyste est là pour le faire sortir de cette caverne ténébreuse où il se cogne la tête. De la même manière, le "prolétaire" ne sait pas ce dont il souffre, il n'a pas conscience des mécanismes qui l'asservissent: le penseur critique, adorno, althusser, debord, lipovetsky, finkielkraut, stiegler, vont lui expliquer, vont émanciper ce petit enfant qui consomme de l'opium pour oublier sa misère....
(06:21:24) (879094): Dupliquant, consacrant, pérennisant ainsi la division, le partage du monde sensible qu'ils se proposaient de dépasser. Dans le schème marxiste, le "prolétariat" est censé se supprimer dialectiquement lui-même, à la fin, cad dans un horizon eschatologique toujours indéterminé, toujours remis à plus tard: en attendant, le "prolétaire" doit se vivre et se penser dans les termes du théoricien qui pense pour lui sa condition. Il doit lutter, le poing levé, au lieu d'aller s'étourdir dans la consommation, le spectacle, tous les opiums. Le "prolétaire" dit qu'il n'attend pas l'autorisation de celui qui a la compétence de l'émanciper, pour s'autoriser lui-même à se prendre pour un chanteur, un danseur? Mais vous rêvez! C'est pas encore pour aujourd'hui. Lutter, c'est ce que vous devez faire: le "prolétaire" par définition lutte, défend ses Droits, qui se résument essentiellement au droit de travailler (en améliorant ses conditions en travail, en attendant de redevenir le propriétaire de SON Usine - voir plus bas).

(06:33:27) (879094): Entre ces deux temps, il n'y a rien - du Vide, un temps de vacance pour l'étude: le "prolétaire" n'existe dans son "essence", aux yeux du théoricien du prolétariat, que pour travailler et lutter, lutter et travailler, sans relâche, à sa libération toujours remise à plus tard. Lutter, travailler, par l'étude aussi, donc, l'Instruction (sous la férule empathique, oblative de celui qui s'offre comme manceps pour cette étude). 
Etudier, s'instruire pour comprendre. Comprendre les mécanismes de sa condition, de sa misère. Car bien sûr, par défaut d'instruction, des outils d'analyse lui permettant de mettre des mots sur sa condition, sa misère, il ne les comprend pas. Pire: il les voit pas, il veut pas les voir. Préférant s'étourdir dans les spectacles conçus par les classes dominantes pour l'empêcher de voir, penser, nommer et analyser ce qu'il vit. Il est dans l'émotion, dirait un zemmour. Même la psychologie ou autre science des affects, c'est pas la sienne: c'est la psychologie des masses. Il a pô les Mots qui sauvent, dirait le psy. Une interminable Cure... Et en somme il mourra guéri, selon le dernier mot de Fontenelle. Ou libre. C'est toujours mieux que de vivre à genoux (disent en chœur le révolutionnaire en Chaire, l'athlète salarié de la faim - des autres -, et la Bonne Sœur bibliothécaire, amie de la Raison, de ses amis et des "hommes libres" se fréquentant entre eux, toute de patience (du concept) & de passion oblative pour la misère du peuple, ourdissant une révolution rationnelle (éliminer les ennemis de la "Raison") dans les crèches et préaux du Sacré-Cœur ou de la Faculté)...

Eloge vibrant des bonheurs toujours ajournés. L'idée du bonheur, cette idée très neuve en Europe, est de mise dans l'Avenir. En attendant, elle est replacée dans une imagerie vieillotte, assez condescendante et folklorique du "peuple" qu'il doit intérioriser, à laquelle il est censé s'identifier, par la grâce d'un Guédiguian par exemple: tout cet humanisme émotionnant des "petites gens", qui ont la main sur le cœur, entre la petite gayole et le canari, et qui luttent pour LEUR Usine. Parce que c'est la leur, c'est le lieu paradigmatique de leur condition essentielle: leur Usine, ils l'aiment. Ah, la "valeur-travail"; le travail étant ce qui ferait toute la dignité de l'homme - surtout celle du "prolétaire".
Alors y a le mauvais patron et le bon patron: le mauvais patron, c'est celui qui exploite son petit monde et se barre en piquant la caisse; et le bon patron, c'est celui qui prend soin de son brave petit personnel comme un bon père de famille..
(06:36:30) (879094): Entre les deux, y a les Patrons aussi: ceux qui assignent les places symboliques. Actif/Passif, Créateur/consommateur, Savant/ignare, Sentant/anesthésié, etc, et qui sont les propriétaires légitimes des outils autorisant un partage "équitablement" réparti des tâches et du sensible.

(06:48:04) (879094): Dans l'affaire, le réactionnaire bien sûr, le bourgeois-bobo, c'est Rancière. Celui qui parle de "spectateurs émancipés". Parce qu'il dit qu'il n'y a pas de spécialistes-propriétaires, qu'il n'y a pas ceux qui pensent, savent et sentent pour les autres, à la place des autres, le schéma vrai de leur "émancipation": celui-là, il faut absolument montrer que c'est lui l'imposteur, qui raconte des carabistouilles, que c'est lui le " narcissique petit bourgeois", l'individualiste égoïste. La "haine de la démocratie", c'est au fond Rancière qui l'incarne. Un mec de droite, c'est évident, plus encore: un démagogue, un populiste... Je me demande s'il n'y a pas un peu de Le Pen en lui.... Mais heureusement, il y a Didier Eribon - "qui a bien raison de dire qu'il est ceci et cela". Un grand philosophe, lui, et qui sait de quoi il parle, qui connaît son sujet et le maîtrise à fond, pour le plus grand plaisir de tous, grands et petits.
(06:56:29) (879094): Et y a [encore] plein de fautes, parce qu'il est tard, et que je tape avec deux doigts. De tout ça, on n'a cessé de parler, depuis plus d'un an. Ici et là-bas. ça n'a été que le seul motif d'un différend fondamental. 


 


[C'était déjà cette contre-attaque prononcée par la corporation de l'ordre psychanalytique faisant front uni, cette neutralisation par avance de tout déplacement ou démontage de paradigme, ayant peu ou prou une portée révolutionnaire, qui s'exprimaient vis à vis de Deleuze quand il s'avisa de redéfinir le désir.
Et c'était aussi, bien sûr, ce qu'il dénonçait quand il s'en prenait, en 77, aux "nouveaux philosophes", eux-mêmes placés sous cette bannière du psychanalysme de l'ordre symbolique (la Loi, l'Etat, la Transcendance du Signifiant, Lacan le nouveau messie, cf "L'ange", Lardreau/Jambet). BHL ne proclame-t-il pas sans cesse qu'Althusser fut son vrai Maître? Préfaçant encore tout récemment sa bio: "le fantôme de la rue d'Ulm".
http://www.bernard-henri-levy.com/le-fantome-de-la-rue-d%E2%80%99ulm-preface-par-bernard-henri-levy-aux-lettres-a-helene-de-louis-althusser-chez-grasset-19278.html

http://www.bernard-henri-levy.com/louis-althusser-2323.html )

La pensée de Deleuze apparaissait déjà, et apparait encore au yeux des "fidèles à Althusser", comme synonyme de "fascisme de la jouissance", "appel au consumérisme", "spontanéisme festif", etc.

Termes de la Réaction, de la contre-attaque:

- l'anti-oedipe "prouve" l'Oedipe.
- La critique de l'Inconscient "prouve" sa Dénégation.
- Le refus du Signifiant-Maitre (le "nom-du-père/castration qui a remplacé mon papa et me sépare du nom-de-maman/nature") "prouve" son Refoulement
.
- Son Refoulement "prouve" son Retour: sous sa forme du Chef fasciste (Lacan tançant les "contestataires": "C'est un Maitre que vous cherchez -vous l'aurez!")

La boucle est bouclée, cqfd, Emballez-c'est-pesé. T'as pas été sage - pancucul! Et un rutabage mou. "je voudrais monter un groupe hippie..." - Pourquoi que tu prononces comme "gros pipi"? 

"On" veut liquider le Père, la Loi, l'Ordre symbolique. C'est l'bordel, ma bonne dame, y a plus d'saisons.
Gérard Mendel dégaine sa "Révolte contre le Père", L'hétéronyme "Roger Stéphane" aligne son "l'Ordre contestationnaire". Deux ouvrages encore fort prisés par les Trotskystes militants enfin reconnus par l'Institution, qui les recommandent chaleureusement à tous les étudiants qui seraient tentés de contourner les exigences de la "révolution permanente", tentés par la pente savonneuse du "principe de plaisir individualiste-bourgeois régressif". Et "transgressif"! Deleuze, lui, avait déjà rangé la "transgression" au rayon des accessoires fétichistes pour curetons défroqués.


Sur les Lacaniens:

 "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977) 



 Sur les "nouveaux philosophes":

[...] Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l'histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu'un avec celle d'auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy : c'est nous les témoins...). Mais il n'y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d'amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n'a mis quelqu'un en prison pour son impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu'elles n'avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont compris. 5i je faisais partie d'une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag. [...] (1977)

 

 

 

Dans le même ordre d'idée, les Ténors médiatiques (toujours les mêmes depuis les 70s, ils n'ont pas changé et sont toujours bien là, les anciens "nouveaux philosophes" d'hier et de toujours, de droite ou se disant de gauche, increvables et relayés par de nouveaux disciples diffusant la Sainte Parole du Signifiant-Maitre et du Consumérisme), font tir de barrage face aux analyses d'un Rancière: "On voudrait nous faire croire que tout'l'monde est égaux et que tout se vaut", ou comme variante: "on nous chante les belles idées généreuses du démocratisme progressiste vertueux, égalitaire et angélique" (assortis aux redoutables - du côté des "penseurs" réactionnaires qui occupent le terrain en prétendant incarner la "Gauche": "on nous vend l'individualisme consommateur comme réponse aux inégalités sociales", "voilà la ruse ultime de la pensée réactionnaire pour enterrer définitivement le socialisme", "on voudrait nous faire croire que la révolution désormais, c'est de s'abonner à club-loisirs", "on veut nous administrer le petit plaisir individualiste comme remède à la misère sociale", etc, etc.)

Je disais plus haut:
tout au contraire, Rancière part du constat des inégalités effectives.
L'égalité, dans les termes de rancière, est le point de départ non-négociable, et non le point d'arrivée ou la finalité visée: cette égalité de départ étant précisément ce que les discours prétendument émancipateurs annulent à la base, principiellement, en dupliquant et consacrant les partages du sensible dans la série de dualismes dont on a parlé ici.
La "haine de la démocratie", dont parle rancière, c'est celle qu'expriment les représentants auto-légitimés de l'espace démocratique (tous ceux qu'on a nommés), bien décidés à continuer d'occuper la scène jusqu'à extinction des feux de la rampe.

 

 

" Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l'idée de la capacité de n'importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l'exercice du gouvernement. Ce scandale de l'absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu'il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu'on entend aujourd'hui sur l'individualisme consumériste n'est que l'habillage contemporain de la critique première de la démocratie. "

 



(06:59:56) (879094): La question n'étant pas d'avoir raison ou tort, dans je ne sais quel "débat", je ne sais quelle "discussion", mais d'essayer d'accorder un peu d'intérêt au déplacement de certains paradigmes "progressistes" fort datés, censés représenter les valeurs fédérant une "Union de la gauche" mais dont on peut se demander si elles ont jamais été de "gauche".
Aujourd'hui, disais-je, c'est surtout la droite libérale et restauratrice des Elites qui en fait son beurre avec succès. Certains, qui se pensent farouchement "à gauche" mais qui semblent avoir été congelés comme Hibernatus dans un "âge d'or de la théorie critique", s'y cramponnent encore comme à un catéchisme. Ne se rendant apparemment pas bien compte que la fin de non-recevoir qu'ils opposent de façon véhémente à la "critique de la critique" de leur paradigme chéri, tout le gratin de la Droite néocon médiatique la pratique avec une belle "Union" depuis 10 ans au moins. On se croirait presque dans un roman de Philip K Dick, "Le temps désarticulé", "En attendant l'année derrière", etc... ]


 

** http://mainoptique.blogspot.be/2010/12/variations-scattees-sur-heidegger.html

[Ces quelques remarques de ma part, plus haut, sur la théorie adornienne de l'esthétique ne sont pas puisées dans les analyses de Rancière. Je les ai faites parce que le concept d'industrie culturelle était au cœur de la discussion (à laquelle je n'ai pas participé), et parce qu'elles me semblent totalement en phase avec l'analyse par Rancière du "partage du sensible"]


*** [addendum: mon petit rapprochement - à la hussarde - entre tout ça et "ma" lecture de l’interprétation par Kojève de la PhG de Hegel. Ceci pour indiquer qu'on peut aussi faire se rencontrer "plastiquement" des paradigmes apparemment antinomiques. Kojève étant un peu "the old'father" de Lacan. L'important étant de "construire les problèmes", non d'opposer des dogmes à des dogmes. Aller des penseurs vers les problèmes et non ramener les problèmes à des penseurs.

Cette discussion reconduit aussi selon moi au motif fondamental de la division Maitres/Esclaves, et l'enjeu fondamental de la dialectique "anthropogène" M/E. (Sans bien sûr entrer ici dans le détail de l'analyse de la "dialectique M/E" selon Kojève, sa genèse, ses autres applications possibles, tous les problèmes d'interprétations divergentes que ça pose, etc).
Le travail de l'esclave au service du maître n'ayant que cette fonction essentielle (dans les termes de l'analyse heideggero/marxiste par Kojève de ce schème hégélien): délivrer ce dernier de la dépendance à la nature, cad de la contrainte d'assurer soi-même sa survie, sa subsistance, la satisfaction de ses besoins naturels (se nourrir, se vêtir, s'abriter, etc). C'est la libération de cette contrainte qui rend possible la dissociation entre l'ordre naturel/immédiat du besoin et l'ordre symbolique/médiat du désir. Cette dissociation est produite par le travail forcé qu'accomplit l'esclave au service du maître. Parce qu'il doit "refouler en le sublimant" (dit Kojève) son propre désir de consommation immédiate de l'objet (la "différer", la "remettre à plus tard"), il prépare, façonne, trans-forme le monde naturel en monde d'objets-artefacts destinés à la jouissance du maître. L'esclave crée ainsi le monde artificiel, technique ou dénaturalisé où le maître se meut, monde où est rendue possible la jouissance dissociée du labeur.
Le désir "anthropogène" consiste, dit Kojève, à considérer tout objet sous un angle non-naturel (ou non-chosiste, cad "culturel", ou encore virtuel), indépendamment de la satisfaction que procure sa consommation biologique. Le désir humain consiste à consommer du désir, cad tout objet en tant qu'il est désiré par un autre comme "autre chose qu'une chose", autre chose que l'objet d'un besoin naturel/immédiat (d'où la formule, que reprendra Lacan: le désir est désir du désir [de l'autre]).
Autrement dit encore: la consommation symbolique d'objets désirés justement parce qu'ils sont objets de désir pour un autre indépendamment de la sphère des besoins, c'est précisément le régime esthétique dont Kant parlait.
Aussi tout l'enjeu, tout le motif politiques et économiques, disais-je, de la dialectique M/E, qui est une "lutte à mort" (- lutte des classes, entre la classe des M. et la classe des E. -), pour la reconnaissance de soi, par l'autre, comme sujet de Désir, est - pour les Esclaves - de se réapproprier les Objets de consommation symbolique/esthétique qu'ils ont eux-mêmes créés (pour la Jouissance oisive des Maîtres) et les Outils conçus pour produire ces Objets. Réappropriation de ce dont la classe des maîtres s'est assurée la prérogative et l'ensemble des privilèges. Ainsi, ce que Rancière nomme le partage du sensible dans le champ de l'esthétique (dans les termes définis par Kant: plaisir désintéressé, etc) est la visée la plus haute de cette lutte, de cette révolution à la fois politique et économique. "Nécessairement sanglante", disait Kojève, car la classe des maîtres n'entend pas céder sur cette prérogative. Il faut la lui arracher de force, s'en autoriser sans son autorisation. 

C'est pourquoi la classe des Maîtres [incluant ce que Bourdieu nommait la "fraction dominée de la classe dominante": celle qui possède le capital "symbolique"] a tout intérêt à neutraliser la dimension proprement politique d'une telle lutte, en brandissant le schéma explicatif convenu, et rassurant pour elle: "individualisme consumériste", "égoïsme narcissique d'aspirants petits bourgeois jouisseurs", "dérive totalitaire de l'illusion égalitaire entretenue par le capitalisme marchand", etc, etc. Ce qui, en somme, est la façon la plus rusée, retorse, de bien verrouiller le champ économique & social. Y compris, dans le champ de la transmission salariée des Savoirs, chez ceux qui, en signifiant/constituant leur Objet de savoir, se signifient eux-mêmes comme les propriétaires légitimes et privés: à la fois du Savoir de leur Objet et de l'Objet constitué par leur Savoir.

[Car bien sûr: dans un subtil tour de passe-passe qui ressemble assez bien à une instrumentalisation de la misère la plus partagée, une prise d'otages, vous serez très facilement taxé de "réactionnaire", de "collabo", de "valet du système", d'hédoniste irresponsable, égotiste, voire tout simplement fascisant, si vous contestez les théories critiques de la domination désormais les plus dominantes et les plus partagées par "l'intelligentsia" (sous sa forme disons plus sérieuse, universitaire, institutionnelle, moins "médiatique"); si vous contestez, en somme, un ordre (quelconque) de professionnels, de spécialistes, de savants, d’éducateurs, de psys, qui se signifient dans la hiérarchie du social comme les propriétaires légitimes et légitimés d'une discipline, qu'elle soit sociologique, éducative, pédagogique, médicale, psychiatrique, artistique, philosophique, etc, en signifiant/objectivant leur objet d'étude. La propriété de ces disciplines appartenant à leurs légitimes bénéficiaires, selon la formule consacrée, est ainsi inséparable des clivages ou partages concrets du social qu'ils redoublent nécessairement et indéfiniment. La constitution du domaine d'étude spécialisé (en sciences humaines, mais pas que...) réitérant la schize entre l'objet étudié, un sensible qui ne sait pas, ne sent pas, et le savant, un intelligible qui sait et qui sent pour lui.
C'est pourquoi, si la "philosophie" a un sens et une spécificité, pour Rancière, c'est au sens, toujours partagé, transversal, a-disciplinaire, d'un déplacement continu des partages. Les partages sont consacrés par la norme des savoirs comme séparation inégalisante entre l'aesthesis passive et le concept actif. Il s'agit alors de restituer un autre partage, strictement égalitaire, d'un affect esthétique indécis quant à sa norme, sa délimitation ou son territoire. Le cinéma est pour Rancière un lieu d'exercice de cet autre partage du sensible.


Comprendre le sens fondamentalement politique de ce qui est nommé ici jouissance esthétique des objets, c'est comprendre le sens fondamentalement politique de la division économique & sociale. C'est comprendre que les conflits sociaux, la domination et l'exclusion économiques, ont une explication politique plutôt que l'inverse (le social et l'économique comme explication des conflits politiques). Le discours dominant, de ceux qui dominent, y compris celui d'une gauche qui ne voit pas (ou n'a pas pas envie de voir) qu'elle est à droite, se reconnaît précisément au fait qu'il privilégie cette lecture inverse: expliquer les conflits politico-économiques en termes strictement sociaux, subordonner l'économique au social (sociologisme), ou le social à l'économique (économisme), plutôt que relier les deux ensemble au politique. Ce qui l'autorise à réduire le politique à sa seule dimension sociale, autrement dit essentialiser les positions sociales là où il est devrait justement être question de leur "désassignation". ]