mercredi 23 décembre 2009

View master model D




Quand j'entends tout le battage orchestré autour de Avatar, le dernier James Cameron, je me marre doucement et sous cape.
Du point de vue très extérieur où je me situe, il est vrai qu'un phénomène du type "avatar", je l'envisage plutôt du côté de certains jeux vidéos immersifs (et j'en suis resté à la PS2), qui sont pour moi une passion visuelle avant tout, la dimension ludique étant dans mon cas localisée dans le fait d'agir de telle façon que je puisse contempler davantage.
Il m'a suffi de quelques plans, de quelques images, pour immédiatement identifier, comme beaucoup, des textures, des propositions de mondes, des environnements et des créatures déjà expérimentés, exploités, avec plus d'imagination et moins de mauvais-goût.

Pour ce qui est des "contenus" et des "messages" universels à "méditer" autant qu'à "éprouver", y a bien longtemps que je ne cherche plus en ces domaines matière à faire jaillir du chapeau d'la tête des "donations à penser" ou "associations" aussi remarquables qu'ébouriffantes, si tant est que je l'aie jamais cherché (et franchement, si je voulais m'adonner à ce genre d'exercice, je jouerais au cluedo, ou à la bataille navale, mais les jeux de société, ça me fatigue et ça m'emmerde).
Je me suis maté hier "tuez Charley Varrick", un (bon) Don Siegel de 73 (très à part de la veine "dirty harry"), et bien j'ai ressenti dans ce truc fait avec deux bouts de ficelles 50 fois plus de "pensée", je dis bien au sens "philosophique", que dans toute l'œuvre de James Cameron. Et j'aime bien James Cameron, c'est pas le problème.
Attention, mon propos n'est en rien réactionnaire. C'est juste la proposition commerciale de Cameron & consort qui l'est, réactionnaire, flattant la nostalgie du spectacle collectif et du rite de la salle retrouvée (voir plus bas, et je ne parlerai pas ici de l'emballage idéologico-spiritouwel, l'attendue scie musicale d'éco-rebirthing désanthropologisant où maman-Gaïa est finalement la seule créature native aimable ici-bas. C'est tellement opportuniste et redondant que Cameron est sans doute dans l'affaire celui qui y croit le moins. Ou alors il y croit autant que Yann Arthus-Bertrand de la Pompadour et rien que pour ça je débourserai pas un kopeck). 

En dehors de ça, je suis acquis quasi de toute origine à l'immersion dans les mondes virtuels, au rapport fondamentalement technologique, supplétif ou prothésique de l'homme à ce qu'on nomme "la vie" ou "le réel". "La vie" dont on parle ici n'étant pas une "entéléchie" impondérable se manifestant "par soi" hors des champs de représentation et de fiction qui la mettent en scène. Tout dispositif de vision (dès la première figure imprimée dans la glaise) est une fiction productrice de vie comme représentation - fiction non pas à comprendre comme faillite du réel, mais comme invention permanente des conditions par lesquelles ce "réel" se manifeste pour nous. Le "réel", la "vie" ne sont pas localisables autre part que dans le mouvement par lequel les œuvres les produisent, selon des agencements et des logiques qui leur sont propres, avec des stratégies, des formes, des processus, des scénographies hétérogènes, situées dans une époque, un espace donnés (classique, baroque, fantastique, réalisme, onirisme, etc).
Le "naturalisme" lui-même étant une stratégie, la composition d'un cadre qui rendra possible l'expérience de la "vie", du "réel" à l'intérieur de l'économie qui lui est propre, et ce n'est ni ne sera jamais "la vie" ou le "réel" tels qu'en eux-mêmes, approchés au plus près et avec le moins de médiation possible (un Cassavetes ou un Pialat, dont le travail était fort différent, considéraient que le naturalisme n'existait pas sinon comme processus de mise en scène).
A cet égard, les controverses de type "Vallaloïd" pour tenter de déterminer quel type de cinéma "exprimerait" le mieux "la vie" ou "le réel" ont toujours été caduques et transies de la nostalgie réactionnaire de ce qui n'a jamais eu lieu. Y a des œuvres réussies et des œuvres ratées, et qui survivent ou ne survivent pas aux configurations socio-géo-historiques qui les ont rendues possibles à un moment x ou y.
Non, en vérité, je vous le dis: visuellement, graphiquement, sonoristiquement, poétiquement, dramaturgiquement, émotionnellement et métaphysiquement, le plus bel univers virtuel jamais conçu dans le domaine de la création numérique, c'est le jeu Ico de Fumito Ueda (et vraisemblablement son Shadow of the colossus, que je ne suis malheureusement pas encore parvenu à me procurer). Ça, je pourrais en parler pendant des heures (je me fendrai peut-être d'un billet, un jour), mais on est loin des courses à dos de dragon aux rayures mauve-violet à fantasia-land sur fond de mix-reloaded à peine masqué de Pocahontas, de "danse avec les schtroumpfs" et de SF des années 50 (en l'occurrence "call me Joe" de Poul Anderson, puisqu'il paraît que...).

Cameron, y révolutionne rien du tout, à mon avis. Il transpose, tant bien que mal, une somme finie et récurrente - voire déjà obsolète - d'expériences spécifiques aux jeux-vidéos, mais ça n'implique strictement aucune forme de "mutation" par rapport à une soi-disant essence du langage du cinéma (matérielle ou idéelle). Excepté bien sûr la vaste et notable opération marquetaingue consistant à induire en chacun le désir brûlant de réinvestir toutes affaires cessantes les complexes de ciné désertés et transformés en salles des pas perdus. Mais le mec qui réussira à me faire asseoir à nouveau sur un strapontin à l'heure de la sieste n'est pas encore né, et surtout, surtout, personne me forcera à enfiler une paire de bigorneaux monochromés et ridiculement hype, qui me donneront la sensation insupportablement humilante d'être un mouton de panurge se ruant sur le pasteur à l'heure de la tonte.

Sans compter un certain sentiment de la solitude résidant dans le fait de sortir de "chez soi" pour aller s'immerger dans un box ou caisson d'isolement juxtaposé à d'autres caissons d'isolement. Un sentiment d'autant plus exacerbé qu'on est censé se trouver spatialement au milieu des autres,  avec qui on "partage" un voir en commun projetant chacun hors de lui-même. Il y a quelque chose d'indiciblement mélancolique à se projeter solitairement hors de soi dans un lieu public où chacun se rend dans le même but. Finalement,  Cameron invente peut-être bien un nouvel usage des salles de cinéma adapté au lien social contemporain: une enfilade de cabines de peep-show individuelles dont on aurait abattu la cloison. Parce que la cloison, désormais, elle est partout et nulle part. Enfermés dehors, dirait Dupontel plagiant Blanchot commentant Foucault. Proposition solipsiste de privatisation sensorielle que maximalise la fonction isolante et immersive des lunettes 3D. A ce compte-là et à moindre frais, je préfère me sentir isolé des autres en restant tout simplement "chez moi". Du moins n'aurais-je pas ce remords, ce regret d'une occasion existentielle et sociale manquée, car rien n'est au fond plus triste que de quitter l'espace solitaire et privé de son salon et de sa télé pour le retrouver au dehors, en plus privé, solitaire, cadenassé. Fut-ce pour jouir de la sensation que je pourrais quasiment toucher la carrosserie du vaisseau spatial et m'emparer au sécateur du plant de tulipes se balançant avec indolence sous mon nez.

C'était d'ailleurs un peu pour tout ça que je n'allais déjà plus au cinéma.
Selon mon expérience et mes observations passées, la plupart des gens se rendant de nos jours dans une salle de cinéma investissaient déjà cet espace juste comme une simple extension physique de leur salon personnel, de leur bulle privative: une annexe, un couloir, un corridor supplémentaires, dans lesquels on transporte ses propres habitudes privées.
Surtout les couples. Rha, je supporte pas les couples assis dans un cinéma. Y déballent en plein milieu du film leurs innommables sachets en papier qui crissent interminablement jusqu'aux tréfonds de mon  âme endolorie, et desquels ils sortent leur portion-tupperware de salade de riz à la vinaigrette, la bibine, le décapsuleur, quand ce ne sont pas des pilons de poulet sauce curry enveloppés dans de l'alu. Je comprends pas qu'on ait pas encore prévu pour chaque banquette un espace réchaud à gaz pour faire crépiter les grains de maïs. Pis après on a droit, passés les rots de contentement digestif et le repliage consciencieux des emballages chuchotant ad libitum, aux grognements communicationnels monosyllabiques relatifs à leur vécu spontané du moment, précédant généralement d'interminables échanges de mastications interlinguales affreusement mécaniques, constituant le prélude sonore et aquatique d'agapes festives dont la séance n'était qu'un pousse-au-train. Plus jamais je n'intrusionnerai chez des gens qui ne m'ont même pas invité à passer la soirée chez eux; déjà qu'en temps normal, c'est à dire très rarement, et même avec une invitation, je décline poliment. Et si malgré tout je me retrouve pris au piège, je m'attarde le moins possible. Entre l'enfer des papiers qui chuchotent et l'enfer du caisson à oxygène, je ne sens pas mon cœur en mesure de balancer.



Pour en revenir à Avatar, lesdites "nouvelles générations" qui iront consommer de la 3D ne seront pas différentes de celles qui consommaient de la 2D dans l'univers geekie-neuneu de Star-Wars et du Seigneur des anneaux. Dans ces domaines, c'est toujours et ce sera toujours une forme d'imaginaire, de poétique, de thématique, de musique, de pensée "Walt-Disney". C'est fou d'ailleurs comme ce qu'on présente comme des jalons marquants dans l'industrie cinématographique de "loisir" se caractérise surtout par une forme de piétinement, de sur-place obstiné, infantilisant et ringardisant, exactement comme si on refaisait "Blanche Neige au pays des 7 nains" 350 fois de suite. Et honte à ceux qui n'ont pas gardé leur putain de merveilleuse âme d'enfant au n'œil écarquillé se collant sur la non-vitre, avec la bave qui coule le long de la commissure des lèvres et tout.
Et à côté de ça, lesdites "générations futures" n'iront pas plus voir un film de Straub & Huillet, par exemple, que les anciennes. Les conditions de possibilité et de réception d'un "Straub/Huillet" ont toujours été, sont toujours, et seront toujours minoritaires.


Je pense soudain à Godard, quand il se plaignait amèrement, dans une conversation avec Woody Allen - souscrivant à ses vues - : les gens qui regardent les grands films de cinéma sur une petite télévision, c'est une sorte d'assassinat de l'art et de la pensée. Sans compter qu'on est obligé d'interrompre les pubs pour insérer des spots de films dedans.
Plus tellement aujourd'hui, certes (sur les chaines traditionnelles de notre paysage télévisuel, ça n'a jamais vraiment été le cas - au point des chaines américaines du cable, reconnaissons-le). Et sans parler des dvds. Qui achèvent de désacraliser l'Art.

Où est le passé le bon temps, le temps du sacré, quand Werner Herzog marchait jour et nuit, par monts et par vallées, pour aller assister, les pieds en sang, à la projection d'Andrei Roublev, avant de bouffer les lacets de ses godasses en hommage à Chaplin?
 
Rappelons le dogme godardien, prisé par tous les défenseurs de la haute-culture:
    
 la télé, c'est une carte postale.

Si je regarde un Rembrandt sur une carte postale, je regarde pas un Rembrandt, je regarde une carte postale de Rembrandt. Si je veux voir un Rembrandt, je vais au Stedelijk museum d'Amsterdam. Bon, j'y ai été, à Stedelijk, une fois, quand j'étais petit. J'y peux rien, j'ai préféré la carte postale.

Les gens savent plus regarder, y consomment juste. On est dans le règne du "visuel", disait Daney, le fils du cinéma, le gardien du temple: on a tué l'image. On peut plus s'identifier à Cary Cooper. C'est ballot. A la place, on a David Pujadas, et on pense à "Psychose".  
 
Tiens, y paraîtrait que regarder "Citizen Kane" ou "2001" sur un petit écran, c'est "criminel". Mince, je ne les ai jamais vus autrement. Notons la ruée d'un nombre hallucinant de personnes, et pas que des yuppies, sur les écrans géants, lcd ou plasma, plus grands même que pas mal d'écrans de cinémathèque.
Oui, mais le rite, alors, la communion, le voir en commun? On en fait quoi? Naissance d'une nation, La ligne générale, Napoléon, Les dieux du stade? Le peuple en marche, la toile géante, puissance et masse, l'Histoire, la Révolution. La naissance du cinéma, intimement liée à la représentation du peuple-un comme masse en mouvement regardée par une masse mobilisée et une. Sans parler de l'extinction progressive des pellicules 35 millimètres. Non, je dis, dieu est mort, l'art est mort, l'homme est mort, la culture est morte, bouffée par Tricatel.  
Tout va à vau l'eau, c'est la débandade, la dispersion, et internet qui liquide tout, même la médiathèque, obligée de solder à la criée les compétences de ses spécialistes, de ses conseillers en culture, sans qui personne ne sait plus s'orienter dans les œuvres, distinguer la merde et le caviar, ce qui abrutit et ce qui élève. Horreur: l'intégrale Guy Debord livrée en pâture à la consommation-discount, disponible pour pas un rond (si, avec la nouvelle formule "location à volonté pour un forfait mensuel de 20 €), en tranches de fish-sticks surgelés. Et ça fait beaucoup mal aux cinémathèques de quartier, et aussi à l'industrie de la création cinématographique. Y a déperdition de la valeur, quelque chose de l'essence essentielle s'est perdu.
Y a plus d'humbles artisans, sauf Philippe Garrel et Pedro Costa, et où sont passés la magie de Méliès, les sièges de l'Alcazar? Et retrouvera-t-on l'innocence première perdue, l'événement dévoilé des frères Lumière?  Rho, c'est fini tout ça. A pus. Mort du cinéma. Et le socialisme ne va pas bien non plus.        
Pour ré-insuffler un peu de vigueur dans l'hypothèse communiste, et rendre la monnaie de leur pièce aux salauds, aux ordures, comme Léon Bloy nommait les plaisanciers du Titanic, ceux qui ont tenu salon philosophique sur un paquebot-Ferry de luxe, on va un peu méditer sur tout ça dans le prochain film de Godard ("socialisme"). En compagnie de Badiou, même si Badiou trouve que Godard donne un peu trop dans le mélancolisme, et c'est vrai qu'il est de plus en plus sépulcral et cavernicole. Cependant, ça promet d'être intéressant.

Espérons que Zizek ne soit pas de la partie, sinon ça va tourner à batelage de cirque (mais pas fellinien). Zizek a autant de rapport avec l'hypothèse communiste que Lacan avec Jean-Marie Bigard, et il est beaucoup moins drôle. Même si sa thèse (glossolalie prolixe) sur Hegel fut dirigée par Jacques-Alain-Miller (glossolaliste constipé), gendre de Lacan, et même si les meilleurs sketches de Bigard ont en partie été écrits par Gérard Miller, frère de Jacques-Alain. Et tout ça en dépit du glamour, pour faire la nique à BHL, des mannequines argentines.

 



















("Il est permis de ne pas jouir")


(Son ex-épouse faisait plus sérieux, avec sa thèse sur "la notion de pouvoir dans l'œuvre de Foucault". Une problématique bien délimitée, pour une dissertation doctorale. Même dans les mémoires de masters, on refuse des sujets aussi précis que "la notion d'être dans l'œuvre de Heidegger" ou "la portée de la notion d'Idée chez Platon", voire "le concept de philosophie dans l'histoire de la pensée")
      

Mais ne perdons pas le fil. Je reviens sur cette affaire d'Avatar, et  je signale quand-même à tout hasard, pour les plus jeunes de nos cinéphiles, que dans le domaine de l'image fixe en 3D, un des plus merveilleux jouets de notre enfance fut le view-master. Alors qu'on vienne pas nous faire croire des trucs.
Aujourd'hui, on ne trouve quasiment plus que le modèle rouge en plastoque. Et encore, je suis même plus sûr qu'on en fasse encore. Et les diapo-disques genre "fisher price",  attention, c'est d'la daube: les diapos ne sont plus composées à partir de tableaux miniatures spécialement conçus, composés et fabriqués pour être véritablement matés en relief. Je préfère prévenir.



















[modèle J (1974-1996)]
















[modèle L (1977-2009)]


























[exemple de diapo-disque douteux prenant l'amateur éclairé pour une truffe]


J'ai conservé le modèle L (cheapos, mais plus pratique à emporter, quand je me déplace pour un symposium ou quoi) et surtout le modèle D (commercialisé de 1955 à 1974), le noir, lourd, en bakélite avec composants en métal, molette de réglage, ampoule et logement pour les piles (placés à l'intérieur). Et y fonctionne impec. Je crois que ce genre de modèle était exclusivement fabriqué aux States et, bizarrement, en Belgique.
Le modèle D possédait deux particularités remarquables: outre le light-view, donc (mettant en valeur les profondeurs de champ, les textures et les jeux de lumière par un procédé unique et très sophistiqué de diffusion interne lumino-centrifuge à ampoule incandescente réfractée par un cache incurvé, et non par simple visée d'une source externe), un réglage du focus agissant directement sur un jeu de lentilles à loupes renforcées, offrant ainsi un cadre de vision plus large que le viewer ordinaire:







































(matez voir un peu l'évolution des différents viewers, c'est moche quand-même la dégradation du design et du matériau)


Je recommande particulièrement les disques "Sawyers" et "Gaf" d'origine. Présentés dans des petites pochettes taille cd parfaitement ergonomiques, incluant un livret et un étui, et pouvant se transporter aisément n'importe où, que ce soit sur le lieu de travail, en balade ou à la plage.
La conception des vignettes y demeure inégalée, puisque ce n'était pas seulement un "transfert" stéréoscopique pauvre à partir de prises de vue préexistantes (prélevées dans des films ou des dessins animés), mais le fruit d'un processus de prises de vue exclusif, exécuté dans des studios dédiés, avec une minutie digne des ingénieurs de la NASA, et pour un rendu à tomber par terre.  























Ces diapo-disques conçus de A à Z pour le viewer étaient ainsi soigneusement élaborés à partir de figurines en argile sculpté puis peint, d'une expressivité déconcertante (et après ça, on  vient nous tanner le jonc avec le bidule pathétique de la "motion capture", avouez qu'y a des limites au  foutage de notre figure, quand-même) placées dans des "dioramas" – décors conçus pour le viewmaster - fabriqués à la main (avec du feutre, du carton, de la crinoline, de la poudre, du papier translucide, de la glace pilée, que sais-je encore), enrichis de moult miniatures patiemment rupinées avec un souci du détail et une abnégation jouxtant la pathologie clinique, depuis le set de théières en porcelaine calligraphiée aux toits de chaume en poutres apparentes.
















L'ultime conception de ces images me reste à ce jour mystérieuse, à l'instar des SFX de Douglas Trumbull pour 2001 l'odyssée de l'espace. Je ne parviens tout simplement pas à saisir comment on pouvait rendre une vague ou un nuage en 3D avec un tel degré de "surréalité" (bigger than life), des jeux de transparence et de lumière proprement sidérants. Ah on avait l'respect des mômes en ce temps-là, bordel de nom de dieu.


























































































"Little mermaid". Un des plus anciens, attention, pas mon préféré - de loin, pas très représentatif non plus des possibilités fascinantes offertes par ce procédé, mais en tout cas un des plus cameroniens. Vise moi un peu c'te vague, là. On dirait du "pas réel" fait avec du "pour de faux"; ça ressemble à tout sauf à une vague. C'est pas que ce soit une "imitation" de vague, c'est au contraire une pure invention de la vague comme artefact, une frise glacée, en apesanteur. C'est ça qu'est complètely crazy, et c'est justement ça qui à bien y songer fascine le plus dans les images de synthèse. Particulièrement cette "tridimensionnalité" reconstruite par le cerveau, par compensation d'un décalage ou d'un déphasage entre deux plans, que l'œil ne peut structurellement tolérer ou assumer sinon en créant la machine scopique rendant possible le "phantasma" - la vision de l'impossible en tant qu'impossible. Parallèlement, le processus même de la musique comme phénomène de temporalisation spécifique, puisqu'on parle de déphasage et de rephasage (évidemment je pense à Steve Reich), qu'est-ce d'autre finalement sinon la production de séquences sonores subtilement disjointes et rephasées par l'oreille tissant les motifs psycho-acoustiques qui les relient? C'est la fonction de l'art, de tout temps. C'est à la fois très simple et très compliqué, comme disait le capitaine Haddock.

Le cinéma tridimensionnel, qu'est-ce sinon l'émerveillement de voir quelque chose qui par excellence est impossible à voir dans le "réel", une pure production de l'esprit se matérialisant et suscitant pour cette raison même la fascination d'expérimenter un "cercle carré" ou toute autre contradiction/hallucination perceptive et plus généralement sensorielle? Il ne s'agit donc nullement de "renforcer l'impression de réalité", comme on l'entend dire partout à propos de la 3D, et si tant est que cela signifie quelque chose, mais au contraire de jouir du simulacre en tant que tel: tant l'effet que le plaisir sensoriels recherchés consistent à redoubler, magnifier, exhausser ce qui est vu, et qui, sans cet artifice, ne livrerait pas l'illusion d'un impossible-possible, excédant les limites physiologiques où la vision binoculaire s'inscrit. Mieux: c'est le processus de la vision elle-même qui se trouve  ainsi mis en scène, sensuellement réfléchi, érotisé. Une des grandes réussites - parmi d'autres - des studios Pixar est justement de matérialiser ces créatures dodues qui ressemblent davantage à ces figurines en latex de notre enfance, objets de désir que l'on palpe, presse et mordille inlassablement, à proportion même de leur irréalité, de leur statut de "fétiches" ou de représentants, car c'est de la médiation elle-même dont on s'entiche. Le désir amoureux, et particulièrement érotique (et je ne suis pas de ceux qui  les dissocient) n'est-il pas l'hallucination suprême, la première et la plus imbattable usine à fabriquer des hologrammes? Un des diapo-disques les plus réussis sous cet angle, c'est le "livre de la jungle" dont les figurines d'argile et les espaces en 3D sont presque plus hyperréalistiquement synthétiques que les  mondes poupards de Pixar qualifiés à juste titre de "digitaux".

Évidemment, pour bien se rendre compte ici de l'effet de ouf total, faut le voir en diapo, en stéréoscopie, et avec les jeux de lumières. Forcément. Sinon, on ricane. Et j'en vois qui ricanent. Les pauvres. Y savent pô. Tant pis pour eux pis c'est tout. 
Bon, ils n'ont pas eu le temps de développer et d'exploiter la branche hardcore et nu artistique, et c'est bien dommage. Peut-être que ça se vent à prix d'or et sous le manteau en Arkansas ou dans le fin fond du Lichtenstein, enfin dans ces contrées primitives où la main du serpent s'aventure rarement à poser le pied (selon une formule lancinante - qui n'est même pas de moi mais que j'ai fermement l'intention de replacer régulièrement en toute occasion, et ce jusqu'à mon dernier souffle), et où la chair est triste parce qu'on manque de magasines à lire. Mais nul doute qu'à l'âge tant vanté du numérique, cette technologie aussi ingénieuse que ravissante gagnerait à être réinvestie pour le plus grand bonheur des fétichistes scopiques (la fabrication des view-masters a été abandonnée officiellement et définitivement en juillet 2009, clairement sous la pression de Cameron redoutant la concurrence, je vois pas d'autre hypothèse).
Y avait aussi les "projecteurs" - ça j'ai hélas jamais eu l'occasion d'expérimenter - :    
































N'est-ce pas un objet fondamentalement et inexorablement beau?

Tiens, un lien avec quelques infos sympas concernant les concepteurs les plus notables dans le domaine: Florence Thomas, Joe Liptak, Martha Armstrong, inoubliables, bien sûr, et pourtant oubliés, et je suis sûr que ces noms me sortiront de la tête aussitôt cette notule postée. C'est scandaleux.

Un autre chouette lien, pour les mirettes, proposant quantité de belles photographies et une riche documentation visuelle sur l'objet, son environnement, les disques, les diapos, les pochettes, etc, ici.


Bref, si vous connaissez pas ça et si vous aimez le monde de l'image, alors pour sûr il vous manque quelque chose. Pour Noël et compagnie, faites donc les brocantes, mais couvrez-vous bien, car on se tétanise le scrotum ces jours-ci. Surtout le dimanche, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne.

lundi 14 décembre 2009

nikos aliagas meets starship troopers

On se souvient que Paul Verhoeven avait transposé le message humaniste et universaliste de Robert A. Heinlein (écrivain de S.F. et géo-politologue des années 50, propagandiste visionnaire - avec Lafayette R. Hubbard et Edward Drummond - du concept d'identité nationale allié à celui de confédération citoyenne galactique) dans le régime iconologique des clips info-publicitaires du cable-net U.S., mais c'est peut-être en France qu'a enfin été médité, conçu et réalisé le mix ultime entre un prog de variétés diffusées en boucle à carpat-tv sous l'ère Ceaucescu et un scopitone télévangéliste tourné à Sun-City.

"Pour que la terre soit féconde à tous ceux qu'elle a enfantés" (Kyrie: Eric Besson), "il est nécessaire que l'on fonde une nouvelle société" (Gloria: Jean-Pierre Raffarin).
"Si les racines sont profondes, nous saurons bien les transplanter" (Credo: Xavier Darcos), "pour laisser fleurir à la ronde, les chemins de la liberté" (Agnus Dei: Frédéric Lefebvre).

Would you like to know more?


dimanche 22 novembre 2009

L'armée recrute, mais pas les sourds.


J'ai vu ça sur mon vieil écran trinitron 55 cm de diagonale. Au journal parlé visuel de la RTBF.

C'est là que j'ai trouvé la nième confirmation d'une hypothèse ontologico-para-scientifique qui me tient à cœur depuis quelques temps. Empruntée pour une part à Richard Matheson dans "je suis une légende", et pour l'autre à un des films américains les plus intelligents sortis ces dernières années: "idiocracy".
Mon intuition, très neuve, c'est qu'un beau ou sale matin, le monde se réveille et est devenu entièrement con. Attention, une forme de connerie tellement pulvérulente que personne, par définition, n'est à même d'en prendre la mesure. Si je m'en sentais le courage et, disons, le talent (j'entends par talent une forme de discipline et de régularité dans le travail), j'en ferais un roman-saga très sophistiqué qui me ferait des cognons en  platine. Bien sûr, ça a déjà été fait, mais essentiellement sur un mode, disons, comique. Ce qu'il faudrait faire, c'est un truc profondément tragique et désespérant. Une apocalypse lente, inexorable, de la bêtise, plus dévastatrice que n'importe quelle arme de destruction massive.
Et il faudrait, naturellement, en décrire minutieusement toutes les implications, en laissant la genèse de côté, parce que de ce côté, on ne pourrait évoquer qu'un basculement indéductible, une rupture "épistémique" comme on dit. Plus rien ne fonctionne, c'est le chaos multi-directionnel, on ne se pose même plus la question de savoir pourquoi on ne sait plus se servir des objets techniques et non-techniques, pourquoi dans les établissements scolaires y a des tonnes de bouquins que plus personne ne comprend, etc etc. Non, sans rire, j'ai commencé à développer le machin, c'est vertigineux, et ça inclut dramaturgiquement l'élément horrifique implacable que le narrateur soit n'écrit pour personne parce que son témoignage ne peut être entendu, soit lui-même se retrouve con comme une pelle à tarte.

Mais comment définir cette espèce de bêtise, sa dimension anxiogène fondamentale? C'est une question difficile, voire insoluble, y a des manifestations qui laissent pantois, c'est juste ça, faudrait pouvoir dresser des listes.

Les journaux télévisés constituent sur le plan discursif une manne inépuisable de manifestations de connerie inquiétante qui ne semblent pas inquiéter grand monde, et c'est ça justement qu'est inquiétant. Bon, par exemple, je regarde ce reportage sur le grand salon des perspectives de carrière à l'armée. Y avait une déléguée de communication de la grande muette,  qu'avait l'air de carburer au p'tit bourgogne, dissertant au micro au milieu de stands occupés par de grands molosses musculeux et tonsurés distribuant à quelques skinheads malingres et désœuvrés des dépliants publicitaires, j'exagère à peine, pis aussi des témoignages de jeunes motivés en décrochage scolaire qui aimeraient se forger un avenir dans les forces belges, lesquelles assurent une formation gratuite. Et en ces temps de récession économique, c'est un service appréciable.
On a passé en revue quelques petits problèmes, on pourrait appeler ça des obstacles épistémologiques à l'embauche, qui font que c'est pas gagné pour le public ciblé. Et là, ça donne à méditer.
Parce que faut savoir un truc: le gros problème à l'embauche, si on veut entamer une carrière fructueuse à l'armée, c'est la condition physique. La condition physique des jeunes Belges est déplorable, désastreuse. Les mots sont impuissants pour décrire l'incroyable nullité de la condition physique de l'aspirant administratif au service de la défense. Faut bien  savoir, tout d'abord, qu'il y a un vache de problème très préoccupant au niveau des facultés auditives. Le jeune, en effet, a des oreilles foutues, statistiquement parlant. Il s'est détruit l'oreille, le jeune, à cause de son baladeur MP3 dont il pousse le volume à toute berzingue dans le bus sur le chemin de l'école. Et ça, c'est très préoccupant pour la déléguée de communication, c'est un véritable problème sociétal-générationnel sur lequel se sont penchés avec beaucoup d'attention à l'armée nombre de spécialistes scientifiques dans l'étude du canal auriculaire.

Le problème saillant qui ressort des études très sérieuses qui ont été faites, c'est que si le jeune souffre de surdité en raison des rythmes électro-binaires qui font boum-boum-tchak dans son tympan, il ne peut plus entendre les ordres. Or le socle fondamental des compétences opérationnelles que mobilise la fonction militaire, c'est l'aptitude à entendre les ordres et les directives. C'est expliqué très sérieusement dans le reportage. La mal-entendance du jeune compromet moult tâches d'une importance décisive comme écouter les directives du chef dans le talkie-walkie lors des exercices de manœuvres; et plus question évidemment de survoler en avion furtif les zones campagnardes à risque si on peut pas entendre les longitudes et les latitudes.
C'est très souciant, déjà, le devenir-sourdingue du jeune lamentable victime de la tectonik à son destin offert, mais y a pas que ça: le jeune mange mal, très mal, ses muscles sont avachis, et il manque de souplesse au niveau des articulations du bassin et de la colonne vertébrale. Le jeune est mou, statistiquement. Le jeune incarne de moins en moins la force vive de la nation et de plus en plus le déclin de l'oxydé. Parce qu'avec son baladeur mp3 il passe son temps vautré dans le canapé familial (sur une caisse à savon recouverte d'un paillasson s'il touche le cpas, et sur un siège de Taunus volée en simili-léopard s'il est délinquant) à mater d'un œil distrait et vitreux la rediff de "x factor". Ces mauvaises habitudes nuisent à l'avenir professionnel du jeune, car à l'armée, on rigole pas avec la condition physique.

A la limite, le jeune aurait encore pu espérer réaliser son espoir d'avenir radieux dans l'administration civile, où on n'est pas trop regardant sur les chips et les sodas, si seulement il s'était un peu plus impliqué dans son cursus scolaire. Mais à cause de ses mauvaises oreilles,  de son mou bide et de ses bras tout flasques, le jeune et son avenir socio-économique sont compromis. Faut bien  savoir que 95 à 98 % seront recalés aux examens pour l'embauche, et faudra pas venir pleurer. L'armée, c'est pas un  refuge pour les marshmallows et les mal-embouchés du conduit, l'armée c'est l'école de l'excellence, du maintien, c'est une vitrine qui se doit d'être éloquente du port et du maintien irréprochable de l'élite des citoyens. Un esprit sain dans un corps sain. Et l'oreille absolue, comme Pierre Boulez. Mais le jeune d'aujourd'hui y capte plus les micro-intervalles et la série des 12 sons de la gamme chromatique. La seule chose qui l'intéresse c'est de télécharger sur son gsm le dernier trip de Lady-Gaga sur le dance-floor, et d'ailleurs Lady-Gaga elle est molle de la cuissarde et du pectoral, manque de trapèze et abus de junk-food, elle tiendrait pas debout trois minutes comme majorette chez les Gilles de Binche avec le panier d'oranges, et si les filières traditionnelles menant à la fonction publique ont échoué dans leur mission de former des winners et des warriors en état de marche tip-top, c'est pas à l'armée de payer les pots cassés.

Alors, ok, d'accord, le plan de carrière dans l'armée est super-attractif pour le jeune en décrochage et qui aimerait faire quelque chose de constructif de sa vie, mais encore eut-il fallu qu'il surveille de plus près son hygiène de vie. La faillite du système est générale, c'est la société qui est responsable. Quelque part, c'est une bonne leçon. On a négligé l'essentiel, tant pis, fallait y penser avant. L'armée, même si elle manque de recrues, elle va pas brader non plus à la criée son socle de compétences, y a des bornes aux limites tout de même.

C'est une question de se respecter soi-même, et c'est aussi un message, un signal fort adressé à la jeunesse: tu voudrais un avenir sécure, tu voudrais échapper à une vie foutue, morcellée, à la consomption de toi-même comme main d'œuvre mobilisable, flexible et délocalisable dans une échelle sociale nivelée jusqu'à ta mort; mais avant de rêvasser aux lendemains qui chantent, fallait penser à tes oreilles et à choisir comme dix-heures une barre protéinée chez Décathlon plutôt que d'aller t'enfiler des Mc Burger Queen sur tes heures de sèche. Si t'es plus en mesure d'entendre les directives sinon dans l'oliphant de Tryphon Tournesol et si tu sais même plus toucher tes orteils debout sans te fiche un lumbago, eh bien que veux-tu que j'te dise, c'est bien malheureux à ton âge mais ne t'en prends qu'à toi-même.


Le journal télévisé de la RTBF, ça sert aussi à remettre les pendules à l'heure, même si ça fait pas plaisir. C'est la mission d'information et de responsabilisation du citoyen. On peut pas que s'amuser tout le temps non plus.

Ben oui, mieux vaut entendre ça que d'être sourd, pour sûr.

samedi 21 novembre 2009

Les gens savent plus causer...


Bon, je repasse par ici parce que j'ai un truc sévère à dire sur le plan du niveau de l'entendement de la question de l'existentiel, faut toujours creuser du côté de l'existentiel, comme je dis toujours c'est là que gît le mystère de la vie du vivant, pis ça me démangeait - je l'avoue je l'admets je ne le renie point oh non ça jamais - de me réessayer à l'écriture, cette espèce de truc aberrant qu'on se demande bien qu'est-ce ça peut foutre pis de toute façon ça fout, faire ça ou peigner la girafe, faut vraiment rien avoir à foutt et ça tombe bien parce que justement, bingo, j'ai rien à foutt, après un mois d'inactivité absolutely totale proprement indescriptible, tu peux pas imaginer, un embryon de méduse échoué sur la grève un dimanche à Ostende, c'est plus actif. Levé à 18h couché à 9h du matin,  je sais même plus à quoi ressemble la lumière du jour automnal, et ça m'inquiète un peu je dois dire, surtout depuis que je suis tombé sur cette émission où on expliquait que le manque d'exposition aux particules de photons influe sur le moral, même qu'y faudrait s'acheter un masque et se le foutre sur la tronche pour se  bombarder de photons vu qu'on manque de lumière en cette saison où les jours raccourcissent à vue d'oeil; grave mais grave, et j'ai  même pas envoyé une seule lettre de motivation au secrétariat du ministère du temps libre pour implorer un futur ex-décisionnaire responsable de la mobilité des ressources humaines du personnel de la gare de triage désaffectée de Quincampoix-nord, d'entrer comme préposé aux lettres de réclamation au rebut. De toute façon c'est poubelle direct avec ces gens-là y a un truc, je dis bien un, qui leur démange le fion, cette saloperie de zone du corps humain la moins fournie en photons, c'est peu d'le dire: c'est le sens de la politesse, de l'enchainement service-volée et surtout comment dire l'empathie qui est une faculté passionnante et vraiment sous-estimée mais passons.

Non ce que je voulais dire c'est que j'ai croisé y a une semaine une vague connaissance qui habite juste au dessus du night-shop où je vais acheter mes clopes, en face du Théâtre de la place. Le genre de mec un poil collant qu'a rien à dire mais faut absolument qu'il le dise à quelqu'un, surtout après minuit sinon il se choppe une crise d'angoisse et moi que voulez-vous l'éthique de la réponse j'ai ça dans le sang, pour ainsi dire, sans parler de l'empathie dont j'ai accumulé une telle réserve que je peux en distribuer à la cantonade à tous les proto-dépressifs du quartier, et avec cette maestria de l'entertainment combiné à l'understatment qui caractérisent ma faculté quasi innée à mettre de la joie autour de moi, sans déconner j'irradie de bonne humeur contagieuse comme une pile atomique même si la comparaison est un tantinet foireuse mais foin de vain ergotage, le mec, à peine m'aperçoit-il de sa fenêtre qu'il se met à hurler à la mort en faisant de grands gestes avec ses mains partant de la poitrine:


" eh Jerzy, tu sais quoi, Jerzy? Eh Jerzy, je suis timoré, Jerzy, timoré, tu m'entends: TI-MO-RÉ !"

Alors moi saisi par une pudeur un peu étrange, et pour le coup timoré, je balbutie un truc, le nez en l'air et le sourcil s'excusant presque:

"euh, pardon, je vois pas bien ce que tu veux dire; pourquoi, euh, timoré, c'est pas ça timoré, tu m'as pas l'air timoré si tu veux..."

" Ah bon, qu'y fait l'air soudain abattu, ça veut dire quoi "timoré"?


"Ben, je sais pas, timoré ça veut dire je sais pas moi, craintif, quelqu'un qui n'ose pas faire quelque chose, quoi..."

"Ah oui pardon Jerzy, je voulais dire un autre mot, je me suis trompé excuse-moi, non, je veux dire - et le voilà qui se remet à faire de grands gestes brassant l'air autour du sternum comme s'il allait s'envoler tel un pélican aux ailes délicates et néanmoins majestueuses: "je... je suis... je suis maudit, voilà, c'est le mot que je cherchais, je suis maudit, Jerzy, MAUDIT!

" Whoua bon ce n'est que ça, pfff, que je réponds, pas du tout surpris ni démonté, ben oui t'inquiète pô va, moi aussi j'suis maudit, on est tous maudits, y a pas vraiment de problème. Puis comme disait Beckett, tu sais bien, c'est pas exactement ça mais c'est de mémoire: "je tiens à dire avant tout que je ne pardonne à personne, je souhaite à tous une vie atroce et ensuite la  flamme et les glaces des enfers et aux exécrables générations à venir une mémoire honorée".

Là-dessus, le gars, tout ragaillardi, l'arborait une banane d'enfer: "Ah Jerzy excuse-moi, tu m'fais rire, tu m'fais toujours rire, je ne saurais pas t'expliquer mais vraiment tu m'fais rire."

On a donc partagé un peu de ce rire, sans excès car je traine toujours un petit pet de travers et après tout ça fait une partie de mon charme et ça me rend encore plus drôle, si possible, puis j'ai pris congé et je suis rentré chez moi, moins guilleret que lorsque j'en suis sorti...


Sur le chemin, je pensais: timoré, timoré, moi aussi je suis timoré, et en plus je suis maudit, je vois vraiment pas pourquoi y s'excite, l'autre, là, comme s'il venait de décrocher la timbale en or massif... Chaque solution a son problème, ah non, c'est le contraire. Bah, n'y pensons plus nous aurons bien le temps d'y revenir, avec le retour des photons. Enfin bon, une bonne clope, un bon dvd, pis un bon bain et c'est marre.

samedi 24 octobre 2009

Cryptes, perroquets, canards et autres castafiores




1.

Eléments bibliographiques:

Benoît Peeters, Les Bijoux ravis, Bruxelles, ed. magic strip, 1984 (réédition complétée et modifiée, "les belles lettres" - extrait)
Michel Serres, Les Bijoux distraits ou la cantatrice sauve, dans Hermès II, l'interférence, Paris, ed. de Minuit, 1972.
Serge Tisseron, Tintin et le secret d'Hergé, ed. Hors collection/Presses de la cité, 1993.


Dans Les Bijoux de la castafiore, le chef d’œuvre d'Hergé, "la pie voleuse" (gazza ladra, opéra de Rossini), est la clef du vol des bougies, pardon, bijoux, ténébreuse affaire, plombs coupés ou fusibles fondus, non, flomps pondus et fusibles tondus, sur laquelle les Dupondt voulaient faire toute la lumière.

L'organisation purement sémiotique des "bijoux de la castafiore" est très bien mise en valeur par Benoît Peeters, dans "les bijoux (coucougnettes, bien sûr) ravis". La Castafiore, mélange de perruche bavarde, de perroquet castrateur (le fameux doigt, d'où le cauchemar: "aaaah je ris"), de pie voleuse, et de chouette noctambule (le fameux voleur hypothétique, qui marchait en faisant toc toc sur le plafond de sa chambre) est un pur signifiant qui fait proliférer autour de lui la métaphore des oiseaux, et engendre tout le récit.
Lequel est une "déconstruction" osée de tous les albums précédents.
Avant, "y avait d'l'aventure" (comme aurait dit G. Simmel), fallait partir à la découverte du monde. Avec les bijoux, on s'affronte à la vraie question, enfin. A Moulinsart, quand on est coincé sur place, à cause d'une vilaine entorse (et monsieur Boulu ne vient jamais réparer la marche: il est complice dans le complot d'Œdipe), on est finalement, in extremis, obligé de se confronter au "féminin" (le monde de l'aventure de par le monde était non tant « homo-centré » qu’asexué). Le féminin est une tornade castratrice, du moins pour Hergé, et le capitaine.
Le capitaine avait trouvé son secret (ancêtre du chevalier de Haddocque, au service du roi Soleil), ce qui l'anoblissait et en même temps le faisait sortir de l'enfer de la boisson. A ce titre, cette découverte de filiation constituait le premier jalon de la généaologie de Tintin (être abstrait, géméllisé avec son chien milou: au départ, binômes, ils se parlaient, seuls, entre eux, le monde n'étant que carnaval bigarré de personnages plus ou moins menaçants ou maléfiques).
Le capitaine, choisi et sauvé (pulsion de paternité symbolique), doit encore passer le cap (fatal) de l'alliance-mariage avec la Mère castratrice honnie: la castafiore. Prix de l'humanisation définitive de tintin comme être de chair et de sang (donc, pouvant désormais grandir, vieillir, échapper au syndrome de Peter Pan).
A cet égard, "les bijoux" sont la quête ultime. Tout s'organise, donc, autour d'une déclinaison de la femme-oiseau sous formes de doubles menaçant et volatiles. Protagonistes:
- un perroquet dysfonctionneur de communication (alloooo, j'écoute? Non, vous n'êtes pas à la boucherie Sanzot). Menace de castration: doigt mordu, etc.
- un hibou, qui hante le grenier. Le rival fantôme (chevalier de Haddocque? En tout cas, l'inconnu soupçonné d'en vouloir à ses "bijoux").
- la Pie voleuse. C'est elle qui vole les bijoux, et compromet (au grand soulagement du capitaine), l'accomplissement d'un désir refoulé: le mariage à "Gand, joyau des Ardennes belges, connu dans le monde entier pour ses champs de tulipes". Le vol des bijoux désorganise la communication, c'est l'interférence maximale (Michel Serres): la presse s'en mêle, on se prend dans les fils, Tryphon accentue les malentendus, pour mieux les traduire (Bianca = la rose immaculée, la femme virginale, promise au capitaine, et refusée: "elle s'en va, tralala, euh... ma douleur au pied").
Etc.
Etc.


2.

Sinon, pour la "généalogie" de la transmission: on pourrait se poser la question de savoir si elle ne constitue pas en quelque manière un "obstacle épistémologique " pour la notion très prisée de "résilience". Question que je ne ferai ici qu'esquisser, bien entendu, et en procédant par simplifications massives, c'est tout aussi clear (mais si je me mets  à ratiociner avec finesse, j'ai pas fini, or il faut bien finir, sinon on peut tout aussi bien se taire pour un résultat analogue, enfin, bref).
On peut très bien croire avoir "tissé" une reconstruction du "moi" autour de "tuteurs de résilience" (des gens "gentils", qui, à un moment ou un autre, disent le mot qui "sauve". Style un brave instit: "mais non, t'es pas nul, mon gars, t'es doué pour... les insectes"), mais le "tissage", pour Tisseron, est un processus bien plus complexe: diachronique, et pas seulement disposé dans la topologie spatiale du "résilient": son environnement, son biotope. Diachronie dit "histoire", et "histoire" implique la reconstruction, fut-ce sous forme de "fiction générative" (d'où l'intérêt de Tisseron pour le monde de Tintin), et consistant pour un sujet "x" à recomposer, dans le temps symbolique de sa propre généalogie intime, des facteurs de résilience: les proches qu'on n’a pas, on les "invente" donc aussi dans le tissu à la fois social (topologique) et historique (diachronique).
Donc, dans tous les cas, la "résilience" ne peut nullement s'opérer sui generis (comme suggéré par la métaphore trompeuse de « l'huitre secrétant sa perle »): l'accentuation individualiste, sur un processus qui en fait "traduit" une capacité personnelle et solitaire d'adaptation/transformation de son environnement, doit certains de ses "fondements" à la psychologie sociale américaine de type "socio-biologique" (self made man, pas besoin d'assistance, etc.). Nous y reviendrons au point 7.

3.

Je souhaiterais encore dire que Tisseron a été amené à s'intéresser conjointement à la question de la généalogie (secrets de famille) et à la question de la "sublimation créatrice", notamment dans l'ordre de l'image et de la bande dessinée, à partir des percées théoriques de Nicolas Abraham et Marie Torök, donc. Eux-mêmes héritiers de Ferenczi.

En guise de préambule, je replace un vague embryon de développement jeté en son temps sur un forum, juste pour situer mon propos et de la façon la plus simpliste (car L’écorce & le noyau, c'est une mine, dense et complexe).

Chez Freud, l'inconscient, comme hypothèse, ça concerne au départ principalement la structuration du "moi" à partir d'un environnement cellulaire qui est la famille "au présent", dans laquelle il vit.
Très vite, Jung a voulu sortir la notion de ce cadre, en postulant que l'inconscient ne se joue pas dans le "moi", mais dans sa tension énergétique en relation avec des archétypes et des phases indépendants de son histoire familiale, qui seraient inscrits dans la collectivité humaine, et même au delà, dans l'univers lui-même. C'est un peu le old father du "new age".

Dans l'histoire de la psychanalyse freudienne, des disciples de la première vague, comme Ferenczi dans "Thalassa", s'interrogeaient déjà sur les matérialisations corporelles des désirs réfoulés, se demandant s'il était "possible de faire "parler" un organe, un animal, un vestige paléontologique", s'aventurant ainsi vers une intégration hardie de la biologie à la psychanalyse – selon les termes de la préface qu'Abraham consacra à ce livre.
Des théoriciens plus contemporains, Abraham & Torök précisément, proposèrent ensuite, tout en refusant le mysticisme jungien fondé sur des archétypes objectifs statiques, anhistoriques, invariants, une autre approche de l'inconscient, généalogique et dynamique, mobilisant des processus de transmission trans-subjective.
Cette complexification de la topique freudienne du moi a renouvelé la métapsychologie freudienne de façon intéressante. La théorie des "secrets de familles" en constitue un exemple. Les tensions, les névroses qui structurent le "moi" s'inscriraient dans un ensemble bien plus vaste que la cellule familiale "au présent": diachronique. Sont impliquées des traces trans-générationnelles, une généalogie plus vaste, les "ancêtres". Pères et Mères sont alors eux-mêmes dépositaires de conflits, de traumatismes non réglés, constitués par des bribes de secrets dont chacun hérite ou détient une parcelle sans forcément en être conscient. Il y a toujours une parcelle du secret qui "suinte", par une variété subtile d'informations "engrammées" depuis ou avant la naissance, et qui peuvent susciter, après un ou plusieurs sauts de générations, des rebonds inattendus, des pathologies physiques ou comportementales héritées d'un passé même lointain. Produire des catastrophes en chaine, à certaines dates (anniversaires, morts, etc). Des familles où les suicides s'accumulent à travers les générations. Des choses certes pas très jojo.
C'est un peu passé dans une certaine "vulgate" psycho-thérapeutique clinique très à la mode, et non sans systématisations abusives, où on se plait à invoquer des multitudes de manifestations semblant relever de la magie ou de la sorcellerie, mais qui en réalité se présentent comme des applications très concrètes de cette conception plus extensive d'un "inconscient" qui n'est plus confiné dans la seule sphère du sujet personnel, mais incorpore également des strates trans-générationnelles.

Une petite fille souffre de crises d'étouffement dans son sommeil, à certaine dates précises. Dans ses cauchemars, elle voit un homme dans le brouillard affublé d'un masque terrifiant. On lui demande de le dessiner: il ressemble à un poilu de la guerre 14.
Par recoupement, on exhume un secret familial mal gardé: un arrière grand père asphyxié au gaz moutarde dans les tranchées. Un fois le fait nommé, les symptômes de la fillette disparaissent. Elle avait "engrammé" des "informations" partielles suintant de bribes d'évitements, de gênes, de comportements souvent "micro", mais ça avait suffi.

Une donnée qu'on l'on mobilise souvent aujourd'hui dans le cadre de ces thérapies familiales "systémiques", c'est la problématique de la "place" qu'on occupe au sein d'une constellation familiale diachronique: parfois, on peut occuper la place d'un autre, d'un absent, d'un mort. Un secret tenu autour d'une fausse couche peut affecter l'enfant qui suit, qui peut se vivre par la suite comme nié, ou imposteur, etc etc.

Nicolas Abraham et Marie Törok avaient quant à eux développé, plus spécifiquement autour de la question du deuil "pathologique", cette théorie assez forte du "fantôme" et de la "crypte", fort proche de préoccupations ultérieures de la pensée de Derrida (la trace, le spectre, etc ***), dépassant en même temps les "structures" lacaniennes restées fort proches de Freud, même appliquées au langage (le théâtre de l'inconscient est toujours lié  peu ou prou aux figures paternelle et maternelle - converties en "signifiants", le nom du père, etc). Ils exploitèrent aussi des éléments de la théorie freudienne tardive, celle qui esquisse quelques "rêveries" anthropologiques, souvent méprisées, autour du schème de la "horde primitive" (consulter à l'occasion ceci et ceci).

[*** Edit: lors de la rediffusion sur Arte le 14/1/2009, "des nuits de la pleine lune", en hommage à Eric Rohmer, la prestation et le visage émouvants de Pascale Ogier - décédée en 1984 juste après le tournage de ce film - m'ont remis en mémoire sa rencontre singulière avec Jacques Derrida à l'occasion d'un film improbable, tourné quelques mois plus tôt: Ghost dance, de Ken McMullen.
Je place ici ces deux courtes vidéos, qui font "raccord" avec ce thème du "fantôme" ici juste effleuré, et le prolongent en un écho plus sensible. Elles donnent peut-être aussi, qui sait, un éclairage indirect sur les autres textes proposés dans cette rubrique - ces bribes de chant du psittacus - mélisme de fréquences oubliées et parasitaires captées quasi à mon insu sur d'anciens postes à galène.]








Je ne traiterai donc pas plus avant ces questions ici. Je me borne dans ce qui suit à transposer des éléments, de manière aussi superficielle que rapide,  faisant se télescoper la thématique de la "crypte" et celle du "secret".
 
La Crypte et le Secret:
La "crypte" est tout à la fois un secret, une cachette, un code chiffré, une énigme, un rébus. Tout à la fois caché et montré, un secret est toujours une crypte qui suppose cryptage et décryptage.
Envisagée sous cet angle, l'organisation d'une crypte implique alors cette dia-chronie historique évoquée supra: la constitution d'un sujet, le processus de subjectivation, ne se déroulent donc plus seulement dans le cadre topologique du triangle père-mère-enfant, mais incorpore encore un tissu plus vaste composé par "les ancêtres", et par "ancêtres", il faut méthodologiquement comprendre ici le rapport "à la filiation ancestrale" que chacun des membres de cette "famille" entretient pour lui-même ET avec les autres, chacun dé-cryptant un fragment de la crypte, et aucun ne saisissant l'ensemble de cette crypte.
La "crypte", de ce point de vue, est un processus à la fois caché, passif, et générateur, actif: elle renvoie à un passé tant immémorial (indécryptable) que toujours à inventer, dynamique, avec lequel on s'arrange, ou pas, qu'on re-compose, qu'on re-distribue.
L'individuation des sujets a lieu, se crée, se tisse, se compose, selon les ressources et les aptitudes à décoder l'environnement (spatial et mémoriel), qui impliquent toujours une collectivité, une famille non plus au sens cellulaire, mais une véritable "société", réelle, fantasmée, vécue ou inventée, à la fois dans l'espace et dans le temps.
Jusqu'à la socialité globale (mémorielle autant que géographique) dont la famille cellulaire est à la fois un "dépôt", une "courroie de transmission", et un 'lieu de transit" (du dedans au dehors, vers une interaction sociale globale, plus ou moins réussie, comme toute interaction).
Dans ce cadre ainsi posé, la question de la "résilience" rebondit autrement, comme processus de sublimation-socialisation créatrice, dans le cas, par exemple, d'enfants esseulés, abandonnés, orphelins, etc.
C'est là que l'entreprise d'Hergé, comme "création" d'un monde-tissu familial-sociétal imaginaire, prend tout son intérêt.
  

4.

Les aventures de tintin, qu'est-ce, sinon la mise en scène d'une enquête permanente d'un "sherlock-holmes" en socquettes, qui développe l'art de décrypter les énigmes, les parchemins, les signes, les fétiches, disposés dans le réel. Tintin n'existe pas autrement que comme vecteur-révélateur de significations cachées entre les objets, et permettant une symbolisation de ces derniers (au sens de "faire passer" le langage dans les choses).
Là dessus, Tisseron s'intéresse aux cryptes, aux énigmes, au développement généalogiques continus qui composent les aventures de tintin. Non que Hergé en soit parfaitement conscient, non pas qu'à l'inverse ces énigmes le dépassent entièrement, mais, au mi-temps, celui du medium qu'il se donne, l'univers qu'il crée, et son réseau subtil de correspondances, sont une façon pour lui de se situer et de s'inventer, en tant qu'homme, dans une généalogie cryptée qui traduit, entre conscience et inconscient, ses propres problèmes de repérage d'identité. Et si les "aventures" ont un tel succès, c'est parce que les lecteurs, quels que soient leurs situations (mémorielles, topologiques) deviennent, dans le processus de lecture, eux-mêmes des "sherlock holmes" de leur propre apport au décryptage des objets.
Ainsi, Tisseron, et c'est à porter à son crédit, découvre réellement un secret massif, à la fois caché et exhibé, dont l'ensemble des aventures articule le rébus. Il soupçonne, à partir d'une colligation cohérente d'éléments sémiologiques distribués dans la progression des aventures, la mise en scène de la constitution d'une généalogie créatrice par un personnage au départ "sans famille", comme l'orphelin Rémi. Georges Rémy. C'est la première crypte: Hergé est un anagramme composé à partir du nom et du prénom. Et Hergé n'a jamais caché sa fascination, enfant, pour les aventures de l'orphelin Rémi créé par Hector Malot.
Y aurait-il, dans le "secret" de Hergé, une problématique de la "filiation"? C'est ce que se demande Tisseron, invité par la mise en scène elle-même des aventures sémiologiques de tintin, à penser que Hergé se vit lui-même comme un enfant trouvé composant une "famille". Et le travail de décryptage de Tisseron se révèle passionnant, non seulement comme interrogation sur le processus d'une Oeuvre en général, et sa dimension symbolisante pour tout "créateur", mais encore comme processus, en l'occurrence, de "résilience", élaboré par l'homme G. Rémy.


5.

Après ces considérations, je préfère renvoyer à un texte dispo sur le net, où Tisseron résume (trop rapidement, en 2 pages) sa démarche et sa découverte. Le livre "Tintin et le secret d'Hergé" est beaucoup plus riche et foisonnant.
Il convient cependant d'ajouter que les éléments relatifs à une pathologie (surmontée en tant que "création" d'un univers transitionnel, comme dit Winnicott - lui-même s'intéressait aux peanuts de Schultz, à travers lesquels il élabora son concept du forda comme objet transitionnel, medium par lequel se « négocie » le passage du dedans au dehors: exemple, la couverture de Linus) se repèrent encore dans la fascination de Hergé pour la "royauté": obsession d'une origine nobiliaire, mais encore royale. Dans la langue "syldave", ce royaume imaginaire de l'est: le roi se nomme Kar ou "Car". "Kar" se déploie d'ailleurs comme une crypte-rébus, engrammée et anagrammée, dans nombre d'albums et de figures-objets: le sceptre d'OttoKAR, le trésor de RAcKham le rouge, le KARaboudjan, la momie de RasCar Kappac, etc.
Il n'est jusqu'à l'attachement à la figure fantasmée et amie de Léon Degrelle, fondateur du REXisme, qui ne témoigne de l'obsession fondamentale de Hergé (ainsi que, hélas, son allégeance à l'extrême-droite , initiée par sa collaboration "formatrice" au journal PAN) pour la filiation royale comme sublimation extrême de l'identité énigmatique d'un enfant "sans nom", "sans père".
Les albums "le secret de la licorne" et "le trésor de Rackham le rouge constituent une transition décisive, car c'est là que tintin, l'enfant-reporter, découvre la filiation insue du capitaine alcoolique qui lui rendra le blason du "dauphin": le chevalier de Haddocque n'étant autre qu'un fils bâtard du Roi Soleil. Le château de Moulinsart (autre "crypte"), lieu d'établissement de l'identité de la "famille recomposée" par Tintin, vers lequel conflue l'ensemble des aventures comme point d'aboutissement (« nous avons cherché de par le monde un trésor qui a toujours été ici »), représente fidèlement, c'est établi et reconnu, le château de Versailles délesté de ses ailes Est et Ouest.


6.

Bon. Si tout ceci est réfutable (et pourquoi pas), ça appartient néanmoins à la logique d'une démarche scientifique (en sciences humaines comme en sciences naturelles, pour Popper). Par exemple, le géocentrisme était une théorie scientifique: réfutable, elle fut effectivement réfutée.
L'idée de la réfutabilité selon Popper, c'est que le protocole d'énoncés formant une théorie autorise une contre-preuve potentielle: ainsi, a valeur "scientifique" selon Popper une théorie réfutable aussi longtemps qu'elle n'est pas réfutée. Ce qui renverse l'habituel schéma que l'on se fait de la "vérité" scientifique: il n'y a plus de théories VRAIES, en soi, intemporelles et universelles, il y a des théories/modélisations provisoirement non réfutées, mais ouvertes à la falsifiabilité.
Dès lors qu'une théorie s'élabore massivement comme ayant "bloqué" par avance toutes les réfutations possibles par un "bouclier" de validations internes à son système, autrement dit ayant trouvé le moyen de ne jamais devoir affronter une contradiction externe à ce système, elle est infalsifiable, donc "non-scientifique", "métaphysique" au sens de purement spéculative.
Rappelons, évidemment, que cette épistémologie de la "limitation" (d'inspiration manifestement kantienne, et revendiquée comme telle, par Popper: Kant, dans la Critique de la raison pure, avait aussi comme objectif d'enquêter sur les limites internes de la connaissance, et condamnait comme "antinomies" de la raison les prétentions "absolutistes" et "irréfutabilistes" de la métaphysique spéculative pure, en son temps nommée "théologie" ou "casuistique") fut posée par Popper pour contrer essentiellement deux cas litigieux du discours théorique qui se posaient, chez certains de leurs défenseurs extrêmes, comme "sciences": les théories d'inspiration psychanalytique et marxiste.
Il voyait dans un certain usage d'une certaine psychanalyse le bouclier "infalsifiable":
- le concept de "résistance", par exemple. "Vous n'êtes pas d'accord avec mon diagnostic parce que vous faites de la résistance: j'ai touché le point sensible, et vous voulez le refouler. Votre résistance à l'analyse prouve la vérité de mon analyse".
- ou encore: le syndrome d'interprétation par le symbole. Si tout symptôme est interprétable comme symbole « d'autre chose », alors tout est à la fois symptôme et symbole. Infalsifiable.
Pour la théorie marxiste (enfin, un élément : sa portée « eschatologique ». Mais pour bien d’autres aspects, on peut contester la perception simpliste, politiquement orientée, que s’en fait Popper) : nous sommes toujours dans une phase que nous appellerons la "dictature du prolétariat". Cette phase précède la "société sans classe", annoncée par la praxis révolutionnaire. Elle durera donc aussi longtemps que cette société "à-venir" n'est pas "venue". Elle peut donc durer indéfiniment.


7.

Pour en revenir à la "résilience" de Cyrulnik, le problème de la "validité scientifique" entre en jeu du fait que Cyrulnik prétend l'ancrer dans l'éthologie naturaliste (comportement des animaux). Dès lors, le concept est susceptible de s'appliquer à tout, comme, mutatis mutandis, le concept de "dialectique" appliqué par Engels à la matière, aux phénomènes naturels (si tout est dialectique, rien n'est dialectique: concept « dent creuse », comme dirait Deleuze) .
La "résilience" devenant un concept fourre-tout brandi dès qu'il y a "conversion" de "traumas" en "réussites d'insertion": on peut alors le faire servir à tout. Un tyran pathologique qui réussit comme chef d'entreprise, c'est un résilient, parce qu'il était humilié par tous dans son enfance; Hitler, c'était un résilient: il a mobilisé des ressources internes pour surmonter l'échec narcissique d'une carrière de peintre raté, et surmonter cette frustration en la déplaçant vers un objet plus noble: l'intégrité de la nation allemande et la lutte contre ses "parasites internes" (sic). Et là, on rejoint Serge Tisseron, qui a proposé une critique incisive de la surenchère conjoncturelle du concept de résilience.
La résilience devient un concept dent-creuse infalsifiable dès lors qu'elle peut s'appliquer à tout processus de revalidation personnel (sur le modus operandi du "vilain petit canard"), amalgamant ainsi au "vague" d'un concept flou des stratégies empiriquement hétérogènes, et même incompatibles.
Et, comme souligné par Tisseron, le concept "naturalise" les inégalités devant la souffrance: les uns s'en sortent par eux-mêmes (self made men): vive l'entreprise privée, ceux qui réussissent réussissent par leur propre ressource (Sarkozy doit a-do-rer, il se vit lui-même comme "résilient", c'est sûr); les pauvres et les exclus du système, tant pis pour eux: z'avaient qu'à être résilients, comme Bolloré, comme Lagardère, comme Séguéla. Na!
Il n'y a pas d'horizon d'assistance psychothérapeutique dans la notion de "résilience", puisqu'elle promeut, telle une transposition "laïque" de la problématique janséniste de la "grâce", le salut personnel par la personne.
Avant, il y avait ceux qui étaient "sauvés" par la grâce, et ceux délaissés par la providence divine (problématique du protestantisme, dont on sait qu'il engendra le capitalisme: on se rassure en faisant fructifier un bénéfice vers une plus-value exponentielle, on se dit ainsi qu'on est du côté des "graciés", malgré le silence de dieu - cf les analyses de Max Weber).
Aujourd'hui, il y aurait les "résilients", et les "foutus" (ou éternels "assistés" des institutions d'encadrement; enfin, rassurons ceux qui aiment les appeler ainsi: plus pour trop longtemps, ils s'en iront grossir la troupe opaque des fantômes du grand capital, et ils n'ont même plus de nom pour se désigner, pour ériger une digue - symbolique d'abord, agissante ensuite - face à l'engloutissement, leur disparition du monde des "actifs" qu'on nous présente comme "visible" - un mensonge censé étayer la norme d'une majorité invisible).
Le hasard et la nécessité, la grâce et la disgrâce, transposés dans une psychologie individuelle.
 Conclusion implicite, masquée: le système d'assistance aux exclus et aux cas difficiles est bien fait: pas besoin de politique ni d'infrastructure d'encadrement; à la limite, la "résilience" se charge de faire le partage entre les "sauvés" et les "foutus".
Voilà pourquoi Tisseron montre, avec pertinence selon moi, que le suremploi de la notion de "résilience", c'est le retour par la fenêtre du socio-darwinisme de l'adaptation sélective. Très à la mode, comme on le sait, dans les "modèles" en vigueur, où le "discours" de la "science" vient opportunément au secours d'une idéologie socio-économique.
De la naissance protestante du capitalisme à la psychologie individualiste et super-capitaliste de la résilience (Bush, Blair, Sarkozy: démantibulons avec allégresse et cynisme - oui, la combinaison des deux, c'est possible comme on disait à la sncf - les outils de protection économique et sociale: les pauvres s'en sortiront par eux-mêmes, au mérite, s'ils le veulent ou s'il le peuvent: un "merveilleux malheur", quoi), la conséquence est bonne.
Cyrulnik a opéré une "hyper-centration" extensive du concept à partir de sa propre biographie. Du coup, c'est devenu un peu médiatiquement le monsieur "je donne de l'espoir à tous les malheureux de la terre". Mais donner de l'espoir, ce n'est pas leurrer comme le fameux leurre de Konrad Lorenz pour tromper les oies, pas les canards, certes, et qui était, lui aussi, éthologiste animalier.  Couin-couin.

(30/03/2008)