Affichage des articles dont le libellé est Université. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Université. Afficher tous les articles

jeudi 5 octobre 2023

Notes rapides pouvant servir à un cours sur le thème: "qu'est-ce que la littérature?" (et en bonus: "qu'est-ce que le genre?")


[Tout est dans le titre. J'avais rassemblé à la hâte ces points énoncés dans une conversation au sujet d'un cours de ce type. Pas un cours que j'aurais donné, bien sûr, attendu que remplacer 3 fois par décade des fonctionnaires en burn-out dans une des usines à gaz de feu la "fédération wallonie-bruxelles", j'ai pour ainsi dire renoncé pour de bon, intégrant enfin pleinement le concept séduisant de retraite anticipée. Bien sûr, je ne convoque dans ce pense-bête que les trucs habituels que je traite dans ce blog erratique, donc aucune surprise, rien de nouveau pour le moment. Je le rapatrie ici pour la conceptual continuity, et parce que c'est plus synthétique que d'habitude. On y ramasse ses billes en toute hâte et on ne garde que celles qui nous importent. 

Néanmoins, j'y ai greffé un (long) développement sur les obsessions et délires épistémologiques à la mode, qui rendent vaine toute littérature, donc ça fait partie du sujet et ça assure une continuité logique avec les textes précédents. Naitre dans le désert - l'oubli et la question - qu'est-ce que la littérature - forment ainsi provisoirement un triptyque et dévoilent enfin leur fil rouge: ce qu'on ne peut pas nommer le "wokisme" puisque le "wokisme" n'existe pas. ça fait longtemps que j'y travaille. Beaucoup d'autres analyses en vue, car le phénomène est central, et n'est pas la propriété de la "droite". Il y a une critique de gauche à faire de ce phénomène, que je ne trouve presque nulle part. 

Bien sûr, on pourra dire qu'écrivant ce que j'écris, j'indique à un œil aiguisé de commissaire idéologique (il en pousse sur la toile comme des pissenlits au bord d'une autoroute) que je suis de droite, voire d'extrême-droite. Je justifie ma copie, pardon, au lieu d'avouer que libérer mon fascisme fondamental me fait un bien fou. Sinon, pour la question du wokisme-qui-n'existe-pas, une-panique-morale-de-l'extrême-droite, il y a deux livres de Jean-François Braunstein, remarquables, sur la question, dont je me suis - pour les bases - servi: "la religion woke" (2022) et juste avant "La philosophie devenue folle. Le genre, l'animal, la mort" (2018)]

 

Blanchot. La littérature et le droit à la mort. Désoeuvrement. Espace littéraire.

Basculer hors de l'espace de l'utilité/oeuvre, expérience tragique qui témoigne de ce qu'est l'humanité, expérience intérieure dit Bataille, tout ce qu'on ne veut/peut pas voir ni entendre, qui est refoulé et jugé comme improductif, parasitaire, inutile, pure dépense. Non rentable, gaspillé.

Lien évident de cet espace avec la mort (du moins ce que la mort est pour nous), le négatif, le ne pas ou ne plus, la vie absentée, conservée dans et par les mots ("le concept est le meurtre de la chose"), vie saisie au dessus ou au-delà d'elle-même. La question du Livre (toute existence aboutit à un livre, Mallarmé). La vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde, Rimbaud. 

Pessoa: « ah, qui écrira l’histoire de ce qui pourrait avoir été ? Elle sera, si quelqu’un l’écrit, la véritable histoire de l’humanité. Ce qu’il y a, c’est seulement le monde véritable, ce n’est pas nous, seulement le monde. Ce qu’il n’y a pas, c’est nous, et voilà toute la vérité » (Poème intitulé Péché originel).

Le Livre, c'est de l'Esprit. La vie faite esprit, devenue livre. Le Livre est Esprit, cad, au sens où Mallarmé l'entend, qui est celui de Hegel tel qu'il le comprend, la vie saisie au dessus d'elle-même, à la fois suspendue, conservée et sublimée (Aufhebung), immortalisée par le mot qui en la disant en est la trace négative, l'antithèse. Vie inorganique, conservée en tant que langage, donc il s'agit de comprendre ici que c'est à la fois la vie et la mort qui sont stoppées, interrompues: arrêt de mort dit blanchot. Avec tout le double sens que ça implique: entrer en littérature, tomber dans la littérature, basculer dans l'espace littéraire, c'est basculer hors de l'utile/outil, hors de la vie commune, le monde du travail, etc, congédier et être congédié du monde commun, dans un espace de désœuvrement, où ce qui "travaille", c'est la mort: mort au travail. Donc, quelque part, signer son arrêt de mort, être frappé par un arrêt de mort, mais, comme suggéré par l’ambiguïté de l'expression, arrêt de mort qui arrête la mort, au sens où l'écriture comme mort au travail, c'est ériger un tombeau, qui témoigne de la vie,  qui en porte le deuil en conservant sa trace. La vie se révèle en prenant congé d'elle-même, en devenant tombeau, poème. Etre congédié de la vie, c'est aussi être une "négativité au chômage" (le mot de Bataille à Kojève). En se désinscrivant, s'absentant de la vie commune, utilitaire, affairée, finalisée, par la littérature (que ce soit comme expérience de celui qui écrit ou de celui qui lit), on s'expose au négatif, à la possibilité de l'impossible (à vivre, cad la mort). Ce qui en même temps nous ouvre au sens authentique de l'ex-sistence. Rappel: inscrire de la mortalité, de la négation, du "ne pas" ou "ne plus" dans le présent nivelé de la vie cyclique, animale, toujours s'auto-reproduisant dans une éternité figée, cousue, c'est ouvrir, par cette anticipation de la mort, la temporalisation historique, la dimension de l'à-venir, se pro-jeter vers ce qui n'est pas encore. 

Cf Kojève sur ce paradoxe heideggerien de l'être-devant-la-mort qui signe (ou signalerait) l'humanité, la réflexivité, l'action et le désir "anthropogènes". « Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi [humain]: " ne pas être ce qu'il est (en tant qu'être statique et donné, en tant qu'être naturel) et être (c'est-à-dire devenir) ce qu'il n'est pas ". Ce moi sera ainsi son propre œuvre : il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par la négation (dans le présent) de ce qu’il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu’il deviendra. » (ILH, p.12).

 

[Je cite ici, à nouveau, Blanchot, dans "La littérature et le droit à la mort", texte inclus dans le recueil De Kafkà à Kafka, qui semble tirer, pour la littérature, les conséquences des réflexions heideggerienne et kojévienne sur la mort. Comprendre cependant ici que, chaque fois qu'on prononce le mot littérature, ça concerne toute existence qui entre dans ce rapport, même sans livre, ou avec un autre medium qui n'est pas du livre. Livre qui d'ailleurs aujourd'hui pour la majorité n'est plus, en passe de n'être plus, repensé ou oublié autrement]

« […] Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau, et ce vide du tombeau est ce qui fait la vérité du langage, mais en même temps le vide est réalité et la mort se fait être. Il y a de l’être – c’est-à-dire une vérité logique et exprimable – et il y a un monde, parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l’existence. C’est en cela qu’on peut dire qu’il y a de l’être parce qu’il y a du néant : la mort est la possibilité de l’homme, elle est sa chance, c’est par elle que nous reste l’avenir d’un monde achevé ; la mort est le plus grand espoir des hommes. C’est pourquoi l’existence est leur seule véritable angoisse, comme l’a bien montré Emmanuel Lévinas [De l’existence à l’existant] ; l’existence leur fait peur, non à cause de la mort qui pourrait y mettre un terme, mais parce qu’elle exclut la mort, parce qu’en dessous de la mort elle est encore là, présence au fond de l’absence, jour inexorable sur lequel se lèvent et se couchent tous les jours. Et mourir, sans doute, est-ce notre souci. Mais pourquoi ? C’est que nous qui mourons nous quittons justement et le monde et la mort. Tel est le paradoxe de l’heure dernière. La mort travaille avec nous dans le monde ; pouvoir qui humanise la nature, qui élève l’existence à l’être, elle est en nous comme notre part la plus humaine ; elle n’est mort que dans le monde, l’homme ne la connaît que parce qu’il est homme, et il n’est homme que parce qu’il est la mort en devenir. Mais mourir, c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ; c’est donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse aussi d’être mortel, je ne suis plus capable de mourir. » (p.52)

«[…] La mort aboutit à l’être : telle est la déchirure de l’homme, l’origine de son sort malheureux, car par l’homme la mort vient à l’être et par l’homme le sens repose sur le néant ; nous ne comprenons qu’en nous privant d’exister, en rendant la mort possible, en infectant ce que nous comprenons du néant de la mort, de sorte que, si nous sortons de l’être, nous tombons hors de la possibilité de la mort, et l’issue devient la disparition de toute issue. » (p.61)

M. Blanchot, « La Littérature et le droit à la mort », 1947, dans De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, « Folio essais », p.11 à 61.]

 

Communauté désoeuvrée (Jean-Luc Nancy), communauté du désoeuvrement, C'est ça l'espace littéraire. C'est la communauté des hommes qui ont cessé d'œuvrer (au sens utilitariste), pour témoigner de la dimension fondamentalement tragique de l'ex-sistence, par une œuvre (littérature) qui en son fond est dés-œuvre, dés-astre ("l'écriture du désastre" – vers l'obscur, la vie obscure – "Thomas l'obscur").

En ce sens, bascule ou est basculé dans l'espace qu'on dira littéraire tout être humain ainsi basculé, congédié hors de la vie, et qui veut - non, pas "veut", n'a pas le choix, ne peut pas - témoigner du dés-astre et du dés-oeuvrement qu'est la vie dans ce qu'elle a de plus inqualifiable, incalculable, non mesurable. Ontologique, dirait Heidegger, au sens où la question de l'être, tombée dans l'oubli, a été ensevelie par l'espace de la technique, de la pensée-outil (util/e), pensée calculante, administrante, opératoire, opérationnelle, entrepreneuriale; réduction de l'être (de l'être comme vide, absence, non-présence, retrait) à l'étant (ce qui est, quelque chose de saisissable, mesurable, quantifiable, calculable, efficace, utile, instrumental, servant à quelque chose, exploitable, une ressource, ressources humaines, l'homme comme ustensile etc. Règne de la gestion, de la pensée outil/pensée utile = management = le véritable héritage du nazisme (en extrapolant Chapoutot). Certains, qui ne manquent pas de toupet, et qui enseignent dans des grandes écoles de commerce le sens, la fonction et l'usage de ce qu'ils appellent les grandes organisations, appellent ça "la pensée complexe". C'est quoi, cette putain de "pensée complexe"? De ce que j'ai compris, c'est une... "pensée" qui s'occupe de la gestion des risques dans les grandes organisations. Ils ont même créé une "chaire Edgar Morin de la complexité". Un beau bobard. Et je suis à peu près certain que Morin, qui a toujours été utile, a adoré l'idée et l'a trouvée très utile. Je me souviens de Godard qui disait, dans je ne sais plus dans quelle interview (de mémoire): "après la guerre, on a cru qu'on était sortis du nazisme, alors qu'on y entrait seulement".

Donc, gardons ça: est littérature ce qui témoigne de tout le contraire de ça, de tout ce que le monde arraisonné ne veut/peut ni voir ni entendre ni penser, l'impensé, l'impensable même, l'innommable (Beckett). Littérature = expérience du dés-oeuvrement, du dés-astre, du basculement hors de tout ça, arrêt de tout ça, de tout ce nazisme, sans point godwin puisque son actualité administrante, gestionnante, codante et compostante est là, partout, tout le temps, célébrée, désirée même, comme ce qui nous sauve. Avec bienveillance, évidemment. 

[Le devenir-compost: un concept d'avenir, qu'on doit à la plus hardie modernité philosophique, Donna Haraway, enseignée dans ces pétaudières hors-sol qui n'ont plus d'universitaire que la bouffonnerie, où des reliquats inutiles de la classe possédante traduisent en concepts ce qu'a élu le marché, le créneau porteur du moment, le stock-option, parti de France dans les seventies puis revenu en boomerang des campus américains sous forme de pensée-étron d'une nullité effarante. 

Si vous voulez étudier la philosophie, ne le faites pas à Liège, surtout. Ni à Bruxelles. Ni à Paris. En fait, restez chez vous. J'en parlerai, bien sûr que je peux en parler. Déjà je peux dire ceci: ce n'est pas parce que la philosophie qui jusqu'à ces dernières années avait droit de cité académique avant de disparaître plus ou moins (Kant, la phénoménologie, tout ça) avait la réputation d'être de la masturbation intellectuelle qu'aujourd'hui il faut résolument se branler pour de bon, dans l'entre-soi. Ou léchouiller buccalement des shepherds parce que ça procure le frisson académiquement transgressif de "déconstruire" hardiment la différence entre papa, maman, la bonne, moi, hommes, femmes, animaux, cyborgs, biscuits pour chiens et humus fertilisants. Ou se convertir sans état d'âme, à la commande, à la vente à la criée du lot 49, au nouveau baratin post-conceptuel à la mode censé congédier l'ancien, épouser la novlangue la plus immédiatement creuse et infalsifiable de ces 20 dernières années, pouvant tout enduire et en quoi tout peut se peindre, attirant le chaland puisque c'est ça qui marche et qui domine tout en prétendant être à la marge - normativité déjà instituée avec son clergé, ses prêtres, ses juges, ses commissaires, ses inspecteurs, ses Lyssenko, ses Jdanov, se présentant tous comme en lutte, en résistance risquée contre la normativité; folâtrer dans une néo-gnose obscurantiste qui fait le procès du rationalisme patriarcal oppressif qu'ils (n')enseignaient (pas) cinq ans plus tôt avec le même entrain, et en fantasmant - c'est ça le plus honteux, quelque part - donner dans le pragmatisme, être utile, faire vaciller l'ordre dominant, par défaut jouir de choquer le bourgeois en eux-mêmes et à destination d'eux-mêmes et leurs alter-egos avec qui ils partagent les mêmes barbecues. Pour paraphraser la série géniale de Goossens: la première encyclopédie des bébés, conçue pour des bébés à l'usage des bébés.

Il faut imaginer, je sais, c'est dur à admettre mais tentons cet exercice empathique, que des personnes reçoivent un salaire de l’État pour produire des livres-gag, des séminaires-barnum, réellement dépourvus de sens sinon par auto-hypnose, co-responsables du déboisement de l'Amazonie et se prenant tout à fait au sérieux, parce que le registre de la vraie poésie réellement inutile et ne prétendant pas être le contraire, est définitivement hors de leur portée. Habiter l'université, essai sur la flaccidité conceptuelle et les troubles de l'onanisme. Quelle déchéance, quelle déchetterie. Il est vrai qu'un philosophe d'institution rétribué pour congédier la rationalité (ce vieux machin académique masculiniste blanc, gniagnia) voit son droit imprescriptible au délire phrastique le plus consternant validé par l'autorité de l'institution elle-même garantissant la consistance du délire. C'est parfaitement circulaire, infalsifiable (mais je suis sûr que le cas de Popper a été réglé par des incantations chamaniques ad hoc) et ça n'a aucune chance de percuter le réel (mais bon, au fond, qu'est-ce que le réel, du point de vue d'une épistémologie située). Et il vous dira certainement avec ce surplomb qui fait baisser les yeux aux parasites de la société qu'il charbonne au cœur du réel, au plus près de la vie, au cœur du chtulucène, là où vous en êtes encore à psittaciser Kant et Heidegger, de vieux machins désséchés du monde d'avant. Mais après tout, Saint John Perse, qui bossait dans la haute Diplomatie et n'a jamais fréquenté que des banquets, était poète et nobélisé, et d'après Véronique Bergen, Jacques de Decker occupait une place importante dans la littérature belge célébrée par l'académie royale de langue et de littérature française de Belgique qu'il présidait.

En vertu de la loi de Brandolini, n'ayant encore rien dit j'ai déjà envie de me taire, face à la somme épuisante de travail que réclame l'invalidation des paralogismes et délires issus de John Money and co, qui ont suscité en quelques années un nouvel évangile, une nouvelle science, une nouvelle ère, un monde nouveau et un homme nouveau, caractéristiques  éminentes de tous les fascismes, guère plus consistant que la dianétique de Ron Hubbard mais déjà promis à une fortune tout aussi foudroyante, et peut-être, qui sait, tout aussi juteuse. En quelques années à peine, disais-je, ce néo-sabir auto-engendré et auto-validé a tout balayé, avec son rosaire, son catéchisme, ses mots d'ordre qui se repaissent d'eux-mêmes, que l'on psalmodie selon un enchainement harmonique réglé, toujours le même, avec les mêmes formules qui se suivent, toujours ensemble, par bloc, créant une sorte de roulis ouaté qui rassure, qui berce, qui donne à celui qui le cantillonne le sentiment qu'il pense tout en étant dépassé par une pensée d'une telle force, d'une telle puissance, qu'elle précède depuis des siècles immémoriaux son moi-parlant, pensant qu'il est lui-même pensé par ces pensées automatisées et authentiquement stupides. C'est terrifiant. Le Mandarom, Ecovie, je croyais que c'était des épiphénomènes, mais non... Oh oui, je sais, je suis en pleine panique morale, et je suis sans doute d'extrême droite à l'insu de mon plein gré. Je vous assure pourtant, monsieur le juge, que la morale m'affecte peu, et que mes terreurs sont strictement épistémologiques. Je vois tout autour de moi des gens qui sombrent dans la connerie, du jour au lendemain, remplacés par eux-mêmes en version légumineuse, comme dans l'invasion des profanateurs de Kaufman.]


Mais revenons à la littérature. Il y a dans la littérature, dit Deleuze, une lignée souterraine et "prestigieuse" (le vrai prestige, celui des êtres qui ne servent à rien ni à personne, des marginaux, des parasites, des clochards ontologiques, les persos des pièces de beckett). Il parle de Kafka et Kleist, on peut y ajouter les Pessoa, Michaux, Beckett, Carver, Bove...  Un homme qui dort, de Perec, bien sûr.

Les grands livres de littérature parlent-ils d'autre chose que de ce basculement tragique hors des rails de la vie réglée, calculée, commune?

N'est-ce pas le sujet même, le récit même, de La métamorphose, de Bartleby? Ce n'est que cela: une métaphore concrète, physiologique, de la littérature. Métabolisation est le mot, je crois.

L'écrivain, c'est l'homme qui se transforme en blatte, dans sa chambre, et qui n'émet plus que des grésillements imperceptibles. Le sujet c'est cette métamorphose, et cette métamorphose c'est ce que peut la littérature, l'expérience littéraire; le personnage, c'est un écrivain – paradoxalement là-encore, puisque c'est le vrai statut de l'écrivain (pas fonctionnaire des lettres, bien sûr), que de dés-écrire, se dés-inscrire (de la vie) en écrivant, dés-œuvrer par le dés-œuvre et dés-oeuvrement qu'est sa vie. Donc il n'écrit pas, il arrête d'écrire au sens précis où il ne s'inscrit plus dans la vie. C'est une sorte d'arrêt, de protestation, de suspension; Bartleby le scribe (titre complet de la nouvelle de Melville). Je préférerais ne pas le faire, et la première chose nommée qu'il préférerait ne pas ou ne plus faire, c'est précisément écrire. Il a gagné quoi? Le droit d'être une "pure passivité patiente" (blanchot) devant une fenêtre aveugle donnant sur un mur aveugle. A la fin, qui était-il, se demande l'avoué qui l'avait engagé. J'ai mené, dit-il, une vague enquête qui a mené à des renseignements vagues, dont celui-ci, quand-même: il avait travaillé un moment comme préposé aux lettres au rebut, chargé de brûler ces milliers et milliers de courriers postaux qui n'avaient jamais trouvé de destinataire, traces de vies qui ne sont plus, mots d'amour promis aux cendres de l'oubli.  "Lettres au rebut. Homme au rebut. Ah Bartleby, ah, l'humanité". (derniers mots de la nouvelle, de mémoire).

 

Le désoeuvrement, concept qui compte aussi chez Foucault, au point que la question de la folie, pour lui, concerne cela: la folie, absence d'œuvre. Son goût pour les écrivains dont l’œuvre est folle, dont on ne sait quoi faire ni penser. Raymond roussel (impressions d'afrique, locus solus, comment j'ai écrit certains de mes livres). Mais folie non pas comme l'exception qui fait basculer hors de la littérature, plutôt comme la condition même qui rend possible l'espace littéraire, sans laquelle il n'est tout simplement aucune littérature. Marginalement, considérer le débat raison/folie entre Foucault et Derrida. La folie du cogito. Pour Derrida, la "folie" n'est pas l'envers de la raison, ce que la raison veut expulser au dehors d'elle-même, mais la raison, la rationalité, sont elles-mêmes un affolement. Foucault tend, pour Derrida, à trop opposer folie et raison, diabolisant ainsi la raison, la philosophie comme agent de dressage (le grand renfermement par le Savoir-Pouvoir, comme en écho à l'oubli de l'être par la technique chez Heidegger, dont il disait être très proche).

Deleuze. Kafka –pour une littérature mineure: écrire, la littérature, c'est nécessairement quitter l'Etat de majorité/ordre dominant/sens commun, vers un état minoritaire, un devenir-minoritaire, devenir une minorité. Ecrire, c'est bégayer, faire bégayer la langue majeure, apprendre à bégayer dans sa propre langue, inventer ou faire affleurer dans la langue majeure une langue mineure. Une langue mineure, c'est une langue qui ne dit plus grand chose de majeur, cad qui ne sert plus de hauts desseins, de hautes œuvres, hautes finalités, mythe d'unicité, sens, finalité qui gouvernent la majorité. Plutôt dédiées au petit, au minoré, déclassé, au "pas grand chose", au rien, au vide, etc. L'infra-ordinaire disait Perec.

Ecrire, c'est nécessairement parler pour (et non "à la place de") des êtres, des choses, qui ne parlent pas: j'écris pour les bêtes qui crient, les bêtes qui meurent. Être entraîné à la limite de l'articulé, au bord de l'inarticulé, à la frontière, car il s'agit quand-même d'articuler, même en dés-articulant. Écrire, la littérature (pas le produit consommable écrit par les fonctionnaires des lettres, bien sûr), c'est nécessairement être entraîné dans un devenir minoritaire qui, en dernière instance, est un devenir imperceptible (une disparition, une dissolution, du moi, du Je majusculaire, majoritaire, autoritaire, magistérien, etc). Voir aussi tout ce que Deleuze dit de la littérature anglo-saxonne dans Dialogues (les lignes de fuite, géographie contre histoire, déterritorialisation, etc)

Si je ne devais citer ou ne faire lire à ce cours qu'un poème, qui synthétise tout cela (presque didactiquement, car il nous le dit quasi en philosophe), un de ceux qui s'est voué exclusivement au rien, au vide, à l'inutile et à l'échec intrinsèque et ontologique qu'est l'existence humaine, donc la littérature, si la littérature au fond c'est l'existence humaine (une mort au travail, vie se révélant à elle-même en se congédiant, mort différée disait Kojève):

Le bureau de tabac (Pessoa).

Il y a plus de 20 ans, j'ai cassé ma tire-lire pour le volume des Œuvres poétiques dans La pléiade. Volume remarquable. Un des rares qu'il faut posséder, à mon sens, dans cette collection, car les trois-quart de ce qu'on y trouve n'est trouvable nulle-part. Et en dépit du fait que, paraît-il, il y a encore une malle pleine d'au moins 10 fois plus que ces 2000 pages-là, sans compter même Le livre de l'intranquillité, il dit toujours la même chose, littéralement. Donc, en gros, tu lis celui-là, d'ailleurs son plus connu, tu lis tous les autres en même temps. Et tu gagnes du temps pour des choses utiles, celles qu'on enseigne prioritairement aujourd'hui, même dans l'ingénierie sociale des classes maternelles. 

Imaginez l'accueil réservé à des énoncés de type: je ne suis rien. ça ne figure pas dans le powerpoint. Plus que jamais, l'indétermination elle-même a sa case précise et réservée dans le schéma d'émancipation psycho-pédagogique de la personne. Il s'agit d'accompagner sa découverte de ce qu'elle est, tend à être, ou devient. Il s'agit de lui fournir les outils opératoires qui lui permettront de s'identifier, se nommer, se qualifier, se définir, se penser-classer comme disait Perec. Il faut absolument savoir qui on est, identifier le ressenti personnel qui nous définit, et le plus tôt possible. La condition première du bonheur étant de se rendre adéquat à soi-même, de devenir transparent comme de l'eau de roche, à soi et aux autres, avec ses prénoms et pronoms affichés sur un badge (éventuellement pour traduire en justice celleux qui ne vous identifient pas avec le pronom qui vous définit). Important, oui. Pour votre présent, et votre avenir. Dans l'entreprise.

Dans le monde administré qu'est l'entreprise, très ouverte à l'idée progressiste que la dialectique du maitre et de l'esclave soit remplacée dans l'esprit du salarié, tout occupé et encombré de soi-même, le monde et ses vicissitudes étant ramené à moi-moi-moi-et-mon-identité, par une guerre interne, digne de la jésuitique médiévale, entre l'âme et le corps, mobilisant toute son énergie et son temps en dehors du travail, soit le problème, la possibilité taraudante de ressentir au plus profond de soi-même qu'iel-ne-s'identifie-pas-au-genre-qui-lui-a-été-assigné-à-la-naissance. 

Voilà, pour l'heure, le nouvel horizon indépassable de l'angoisse humaine, identitaire, aux prises avec le vrai ennemi, le plus insidieux et épuisant, parce qu'il est partout, tout le temps, en nous, nous obligeant à nous déconstruire, nous diviser, nous mutiler, nous couper zezette ou nous fabriquer une bite, de quoi nous rendre phobiques (de nous mêmes): le patriarcat, l'hétéronormativité, les stéréotypes de genre, et blablabla.

La plus grande étrangeté possible, la plus grande odyssée existentielle promise n'est plus d'errer, sans réponse, dans le vertige du rien, de l'absence d'identité d'un moi qui n'est personne, habité par ou habitant de multiples et incessants hétéronymes, ou soliloquant comme Beckett sur le fait de n'être rien d'autre que le vide du langage. Non, le plus grand vertige, ab-ground, fond sans fond que peut expérimenter l'être humain est d'ores-et-déjà connu, circonscrit, nommé, assigné: s'identifier-à-un-autre-genre-que-celui-assigné-à-la-naissance. C'est le plus grand risque, drame originaires possibles: "ne pas pouvoir s'identifier", problème majeur de tout être humain que l'école, l'entreprise, Disney et Netflix proposent de prendre en charge. Ainsi, de l'apprentissage au divertissement, du modèle opérationnel du "savoir faire" au module opératoire du "savoir être", iel pourra "s'identifier", et se protéger des micro et macro angoisses et agressions de l'existence induites par le patriarcat, les stéréotypes de genre, l'hétero-normativité, l'homophobie, la transphobie, le validisme, la grossophobie, la psychophobie, le racisme, la blanchité, etc. Qui, curieusement se multiplient, comme l'angoisse qu'ils suscitent. Ce ne peut être cette nouvelle "epistémè" ubuesque qui induit en moi une phobie de moi-même. Il faut nécessairement que ma dysphorie toujours déjà potentielle se nourrisse d'une transphobie toujours-déjà actuelle. C'est cela, l'identité victimaire.

La différence entre le genre ressenti et le genre assigné, tout comme celle entre l'identité de genre et l'expression de genre, sont la réactualisation manifeste (pour qui en douterait) et la plus radicale depuis le lacanisme, du vieux dualisme platonico-cartésien entre l'âme et le corps:

Exit Spinoza en effet: l'âme n'est plus la pensée du corps, le corps comme matérialité biologique (où a lieu la sexualité, ce dont parlait jadis Foucault, le sexe étant devenu dans l'équation parfaitement accessoire: c'est le genre qui importe), ce que le corps peut, mais l'inverse. Le corps, c'est juste l'enveloppe où habite l'âme, il est ce que cette âme peut, et surtout veut. Car l'âme est libre, volatile, illimitée. Telle jonathan livingstone le goéland, elle déploie ses ailes, et libre comme l'air, fend l'azur de ses rêves, où elle est reine. L'âme, c'est mon "ressenti intime" incorporel, ma "conviction profonde", là où niche mon vrai "moi", mon identité. Le corps est secondaire, ce à quoi je suis provisoirement ou erronément assigné: cette enveloppe transitoire et plastique (dans tous les sens du terme), potentiellement erronée, fausse et trompeuse (puisque, c'est fatal, l'ordre sensible c'est le règne du faux) doit ductilement se plier, être reconstruite, pour s'adapter à l'âme dont tout se déduit, dont l'intelligibilté du sensible émane, et qui décide, seule, du réel et du vrai, du bon et du mauvais corps. 

Car par une espèce de transsubstantiation énigmatique, le genre a beau être de l'ordre d'une irréalité, d'une idée potentiellement fausse, puisque désignant une somme de comportements, normes, conventions arbitraires, stéréotypes associés au sexe biologique et à déconstruire, et qui en outre sont "assignés" à la naissance, voilà que le sentiment ou ressenti d'appartenir à un autre genre, l'identification possible à un autre genre, cad à un ensemble différent de comportements normés donc arbitraires et à déconstruire, sont l'indice potentiel d'une nécessaire "réassignation", soit la modification du sexe biologique afin qu'il corresponde à l'identité de genre ressentie... 

Le corps n'est donc presque rien, une irréalité lui-même, une non-identité subalterne, modifiable et adaptable au sentiment de l'identité ressentie. En somme, le corps, pour la théorie du genre, correspond en tous points à ce que Descartes en pensait: c'est une machine à laquelle je me sens étranger, elle n'est pas moi, je peux la nier, il n'y a aucun lien qui m'unit à lui, et je ne comprends fondamentalement pas comment mon âme et ce corps peuvent co-exister (sauf par la glande pinéale). La théorie du genre, qui ne semble plus du tout théorique mais est devenue on ne sait trop comment une donnée empirique indiscutable, au programme des écoles à partir de 5 ans, suppose dans son principe un non-rapport, une schize, une coupure universelles, cad valables en tout temps et en tout lieu entre le psychique et le physiologique; qui n'a de fondement nulle part, sur laquelle seules les théologies, la psychanalyse lacanienne (Freud accordait une importance au corps) et la métaphysique pré-kantienne fondent leur corpus; dualisme à couper au couteau ou au bistouri, négation obscurantiste du corps, dont l'évidence devrait s'imposer et concerner tout le monde, et non une proportion infinitésimale de sujets, dont on gonflera les chiffres au besoin.

Alors même que, dans les textes ubuesques, les "manifestes" où se radote la formule vide de l'identité-de-genre, cette dernière, et le compendium associé, se présentent sous les mânes d'un sabbat où est célébrée et chantée la fin de toutes les séparations, de toutes les différences, natureculture, une sorte de bouillon primordial  où tout est redevenu le tout, une grosse partouze entre végétal, cyborg, chihuaha, humain, fumier, où les flux et salives se mélangent tant et si bien que nous voilà tout étourdis par leurs senteurs capiteuses, et que nous prenons des vessies conceptuelles flaccides pour une révolution épistémologique avant, bien sûr, d'être politique. Non, c'est terrifiant, je vous dis, la condition de fonctionnaire de la pensée. Ânonner, cantillonner, sempiternellement des bouts de pensée où la suivante annule l'illusion de sens que semblait porter la précédente, voir du monisme où il n'y a que du dualisme, prendre pour un Sujet déconstruit ce qui en est le stéréotype au carré (voir plus bas) - c'est peut-être ça, habiter le trouble, et le soir, rentrer fatigué mais content, en vélocipède, en se disant: "c'est bien, aujourd'hui j'ai posé ma pierre, j'ai contribué à l'édification d'un monde meilleur, tout de tolérance et de bienveillance. Aujourd'hui, j'ai déconstruit un stéréotype, lutté contre une oppression, sauvé quelques être beaux, biels pardon, d'un suicide certain. J'ai envie d'un royco au potiron."

Ces différences entre genre ressenti et genre assigné, identité de genre et expression de genre, ont aussi potentiellement remplacé la différence heideggerienne entre l'être et l'étant. Ce ne sont plus la philosophie, la poésie, bref la littérature au sens large, qui peuvent prendre soin de l'indétermination de l'être humain, avec laquelle il peut se réconcilier, mais la théorie du genre, la psychologie d'entreprise et la chirurgie, qui lui proposent de se réconcilier avec sa vraie identité, qui il est vraiment, selon la formule appelée à proliférer dans toutes les bouches: être enfin moi-même. Un étant pour qui la question de l'être en général comme en particulier se réduit à "ce que je suis", et ce que je suis, c'est un ego-cogito.

Je suis une substance pensante, je suis le sujet cartésien à propos duquel, comme on sait, Foucault proposait un diagnostic s'accordant à celui de Heidegger. Pour Heidegger, la réduction de l'être à l'étant s'accomplit dans la métaphysique du sujet comme lieu de la maitrise technique (maitre et possesseur de la nature), origine et centre de référence à partir duquel tout peut et doit être pensé. Pour Foucault, l'avènement du Sujet cartésien signe celui de l'ère du grand renfermement, car on se constitue nécessairement comme sujet aux deux sens du terme: identité-sujet et soumis-assujetti. Lesquels se co-impliquent: identité qui rend compte d'elle-même, se déclare, se signale, se fait connaitre, se désigne, se décline, se nomme, se définit (on connait le rite désormais obligé de la déclinaison publique de son identité: "voici mes noms, pronoms, mon poids, ma couleur, mon sexe, mon genre, cela me définit et c'est très important pour moi"), par l'aveu, la confession (sous sa face négative, répressive); incité à parler, s'exprimer, produire à son sujet du discours, des énoncés, du savoir, du récit, des volitions et des désirs (sous sa face productive et positiviste).

Le nouveau corps-marchandise du nouvel être du nouvel âge et du nouveau monde incorporel, numérique et flottant comme le nouveau marché et les nouveaux capitaux, se doit d'être un corps flexible autant qu'un corps-palimpseste. Peau parcheminée sur laquelle s'écriront autant de nouvelles identités, toujours plus précaires, pour de nouveaux emplois précaires et des recyclages permanents. Comme dans la colonie pénitentiaire, le motif de la punition s'inscrit à même la chair du prisonnier, par une machine qui le torture et le mutile. La loi du marché, y compris du travail, aime que l'on en finisse avec l'in-dividu du monde ancien, relativement identique à lui-même à travers le temps. Elle appelle et encourage des dividus, qui en ont fini avec l'historicité continue, se sentant et se vivant 'fluants', développant le goût de se diviser dans des blocs historiques toujours plus mouvants, isolés et hétérogènes, volontairement amnésiques et révisionnistes de ce qu'ils furent (dead-name), effaçant sur leur corp-palimpseste les traces de l'ancienne enveloppe pour une enveloppe neuve, un reset, un born-again. Et l'entreprise peut même se proposer de prendre en charge les frais afférant à une opération de réassignation qui fera de moi un employé reset et born-again, prêt pour de nouvelles aventures flexibles, précaires, temporaires et amnésiques.

[Note. Mais nous reparlerons de tout ça, plus avant, ailleurs. De l'inconsistance prodigieuse de ce concept gnostique et drôlatique de "genre" disant tout et son contraire, en perpétuelle contradiction et dénégation.

Juste ceci, pour la bonne bouche: le genre est à la fois une norme comportementale apprise, un code, un stéréotype socio-culturel - à déconstruire donc, il faudrait s'en débarrasser ou du moins s'en distancier - et dans le même espace-temps discursif, sans aucune consécution logique, inconséquence inaperçue ou impensée, exactement le contraire: un ressenti personnel, intime, inconditionné, qui vient des tréfonds de l'intériorité du sujet.  

Cependant, ne vous avisez pas de contester la validité - trouvable nulle part - de ce concept vide du 'genre', fluant, tout à la fois donc une norme assignée du dehors, un stéréotype, et un ressenti personnel identifié au dedans et me définissant authentiquement, une identité personnelle principiellement déliée du sexe biologique mais susceptible de s'y lier en le modifiant (pourquoi vouloir lier, faire se correspondre ce qui est décrété sans rapport ou dont les rapports doivent être a minima interrogés et déconstruits? Mystère de la transsubstantiation, beauté de la religion). Ne commencez point à ergoter sur les définitions et la cohérence logique. C'est dans cette pratique de domination oppressive que l'intellectuel bourgeois exerce son pouvoir d'imposer par le rationalisme, cette science blanche, masculine, coloniale et patriarcale, ses définitions binaires, psychophobes, racistes, classistes, spécistes, validistes, disphoriques et transphobes. Gardez-vous donc de cette pulsion haineuse consistant à contester la 'théorie du genre', sauf à trahir et prouver immédiatement votre transphobie et un cortège de haines associées car de toute évidence vous êtes agi par la haine, une haine puissante et aveugle gisant en vous, vous commandant imperieusement de tout détruire: l'identité et la différence, le singulier et l'universel, le vivre-ensemble et le chacun pour soi.

Il importe désormais de bien comprendre, et plus que comprendre intégrer voire intérioriser, que tout doute porté sur cette réalité chosiste du genre avérée par le concept du genre (comme chez Anselme et  Descartes, l'essence d'une notion enveloppe son existence) démontre une haine viscérale de cette dernière, de la même façon que s'affirment la licornophobie et la théophobie dans le doute porté sur l'existence des licornes et des dieux.

Parmi tant d'occurrences de cette littérature fascinante qui au rayon des librairies universitaires s'apprête à recouvrir celui des sciences humaines, je cite la plus récente: la F.A.Q d'Evras, l'organisme responsable du guide d'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, qui s'efforce de répondre aux questions que se posent sur son contenu des parents en proie à des paniques morales stimulées par l'extrême-droite. Rubrique "Est-il vraiment nécessaire d'aborder les identités de genre dès 5 ans":

"Oui. Très jeunes, les enfants prennent conscience qu’ils et elles sont perçu·es comme des filles ou des garçons et que cela a un impact sur ce qu’on attend de leurs comportements (jeux, vêtements, rôles, préférences, etc.). Il est important de déconstruire ces stéréotypes de genre dès le plus jeune âge : par exemple, les filles ont le droit d'aimer jouer au foot et les garçons à la poupée.[...] La transidentité renvoie à une conviction profonde de ne pas appartenir au genre qui nous a été assigné à la naissance. Il n’est pas possible d’induire ni de prévenir la transidentité. Par contre, on doit pouvoir accompagner les enfants qui présentent une créativité de genre, et informer et rassurer leur famille et leur entourage".

Le "Genre", qui diffère du sexe biologique, est donc à la fois et dans le même temps une norme arbitraire/un stéréotype, et une identité inconditionnée. La transidentité, c'est quand on a la conviction profonde de ne pas appartenir à un de ces stéréotypes.
Nous avions cru comprendre que c'était un sentiment parfaitement commun, pour un garçon aimant jouer à la poupée ou une fille au foot, que celui de ne pas appartenir au stéréotype de genre associé au garçon ou à la fille. Nous avions cru comprendre que le genre, non réductible au sexe biologique, est une norme assignée (à la naissance), et que genre et stéréotype sont dès lors synonymes puisqu'il n'est pas de construction socio-culturelle (le genre, distinct du sexe biologique, en est une) ne pouvant être déconstruite au titre de stéréotype. Nous avions cru comprendre en conséquence qu'il fallait simplement en finir avec le 'genre' puisque 'genre' et 'stéréotype de genre' sont une seule et même réalité idéelle assignée. Mais voilà que magiquement, pour caractériser la transidentité (qui est bien un genre parmi d'autres dans la liste des "identités de genre"), en gardant la même définition (ne pas se sentir appartenir au genre-assigné-gnia-gnia), on est soudain passé à une toute autre signification du concept de genre qui  ne relève plus d'une norme intériorisée, d'un stéréotype à déconstruire, mais s'affirme et se doit d'être affirmée comme une identité interne, inconditionnée, impossible à induire. Il y a bien au cœur du bréviaire 'theorique' qui désormais fait force de loi superposition, dans son concept central, de deux significations s'excluant mutuellement, et jamais cela n'est commenté ou questionné. Tel est le tour de passe-passe conceptuel, pourtant énorme, sur lequel repose cette notion théorique du 'genre' inconnue il y a 10 ans encore au bataillon des concepts (sauf au titre de synonyme de 'sexe' sur les registres d’état civil, les cartes d'identité et les manuels de grammaire, ce qui bien sûr est en instance d'être corrigé). Du Deuxième sexe aux trois tomes de L'histoire de la sexualité de Foucault, aucune mention n'est faite de la notion de 'genre', surtout pour lui donner comme ici une consistance paradoxale - à la fois déniée et revendiquée. Notion pourtant déjà opérante marginalement aux States par les expériences psycho-médicales délirantes de John Money, puis par la littérature tout aussi délirante de Butler se présentant comme une critique de son 'essentialisme', ce qui est la moindre des choses, mais n'a hélas pas servi à grand chose puisque s'en réclame tout.e qui revendique une identité de genre qui le définisse.

C'est l'évidence pourtant, se récrieront les psycho-pédagogues que nous citons ici: on ne peut 'induire' cette identité dans la tête des gens, encore moins si ce c’est un enfant, entre 5 et 11 ans. Parce que contrairement aux autres, voyez-vous, elle n'est pas construite socialement, d'une. De deux, on ne peut influencer quiconque avec une idée, un concept, quels qu'ils soient, que l'on enseigne, comme ici. C'est bien entendu une "donnée"  autonome, existant en soi de tous temps en tous lieux (puisque ce n'est pas un construct mais une conviction profonde et plus profonde que toutes les autres, qui sont des constructs). C’est un truc qui est ressenti, au profond, dans l’être même de la personne toute seule dans son intimité avec elle-même. etc etc. Ce sont des génies du concept flaccide, chez Evras. Je suis sûr que ce sont eux aussi des universitaires ayant des mandats pour des créneaux porteurs, à la demande, au lot et à la criée, et qui débitent, cantillonnent, des formules vides, des mots d'ordre novlanguiens à suivre à la lettre, où le mot d'avant contredit le mot d'après, ne pas penser, surtout... c'est le nouveau-monde... l'évangile nouveau, corpus christiii. rhzz]
 

Dans l'unanime traque au négatif, à la négativité (celle qui concerne le sentiment même d'exister et ne se laisse pas circonscrire, réduire à la maigre alternative entre ne pas se sentir homme ou ne pas se sentir femme), traque qui semble devoir gouverner les esprits depuis la maternelle, par la police de la bienveillance et du care - qui sont l'affaire de toustes, le sort d'un Pessoa est assez vite réglé: mésestime de soi, tendance dépressive, nécessitant un accompagnement non-jugeant et non discriminant dans un parcours d'autodétermination, avec des modules de découverte de soi et des ateliers écoutants en auto-affection de soi par soi. Dès lors, à quoi bon la littérature, telle est la question, avant qu'elle soit sous peu oubliée, en l'absence des conditions de possibilité de toute littérature.

 

Je ne suis rien
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, j'ai en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre abritant l'un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(et si on le savait, que saurait-on?),
vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel constamment remplie de gens qui se croisent,
sur une rue inaccessible à la moindre pensée,
réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,
avec le mystère des choses par dessous les pierres et les êtres,
avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,
avec le destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

Aujourd'hui je suis vaincu, comme si je savais la vérité;
aujourd'hui je suis lucide, comme si j'allais mourir,

et sans avoir d'autre fraternité avec les choses qu'un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant un convoi de chemin de fer, et un sifflet de départ retentissant dans ma tête, et une secousse de mes nerfs et un crissement d'os au moment de partir.

Aujourd'hui je suis perplexe, comme un qui a pensé, trouvé puis oublié.
Aujourd'hui je suis partagé entre la loyauté que je dois
au Tabac d’en face, chose réelle au dehors,
et la sensation que tout est rêve, chose réelle au dedans.

J’ai tout raté.
Comme je n'avais pris aucune résolution, tout ou rien peut-être c'était pareil.
La formation que l'on m'a donnée,
je l'ai enjambée par la fenêtre de derrière.
Je me suis enfui à la campagne avec de grandes résolutions.
Mais je n'y ai trouvé que des herbes et des arbres,
et quand il y avait des gens ils étaient comme les autres.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi vais-je penser ?

Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je pense être tant de choses!
Et ils sont tant à penser être la même chose qu'ils ne sauraient être autant!
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se conçoivent en rêve génies comme moi
et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un seul;
du fumier, voilà tout ce qui restera de toutes ces conquêtes à venir.
Non, non, je ne crois pas en moi...
Dans tous les asiles il y a des fous détraqués par tant de certitudes!
Moi, qui n’ai aucune certitude, en suis-je plus ou moins certifié?
Non, pas même en moi...

Dans combien de mansardes et non-mansardes du monde
n’y a-t-il pas en ce moment des génies-pour-eux-mêmes occupés à rêver?
Combien d’aspirations hautes, nobles et lucides –
oui, véritablement hautes, nobles et lucides –
et, qui sait? réalisables,
ne verront jamais la lumière du soleil réel, ne tomberont jamais dans une oreille d'homme?
Le monde est à celui qui naît pour le conquérir,
et non à celui qui rêve qu'il peut le conquérir, même s'il a raison.
J'ai plus rêvé que n'a agi Napoléon.
J'ai serré sur ma poitrine hypothétique plus d’humanités que le Christ.
j’ai forgé en secret des philosophies qu'aucun Kant n'a écrites.
Mais je suis, et serai peut-être toujours, celui de la mansarde,
bien que je n'y habite pas;
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, et rien d'autre, celui qui avait des dispositions ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvre la porte 

devant un mur sans porte,
qui chantait la chanson de l’Infini dans un poulailler
et entendait la voix de Dieu au fond d'un puits obstrué.
Croire en moi ? Non, ni en rien.

Que la Nature me déverse sur la tête, ma tête en feu,
son soleil, sa pluie, le vent qui me surprend les cheveux ;
et que vienne le reste, s'il doit venir, sinon, qu'il y reste.

Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis le monde entier avant de nous lever du lit;

mais nous nous réveillons et il est opaque,
nous nous levons et il est à autrui,
nous sortons de chez nous et il est la terre entière,
plus le système solaire, plus la Voie lactée, plus l'indéfini.

(Mange des chocolats, fillette,
mange donc des chocolats !
Ecoute, il n'y a pas de métaphysique au monde, à part le chocolat.
Ecoute, toutes les religions n'enseignent rien de mieux que la confiserie.
Mange, petite cochonne, mange !
Si je pouvais manger des chocolats en étant aussi vrai que toi quand tu en manges!
Mais moi, je pense, et en retirant le papier d'argent, qui n'est qu'une feuille d'étain,
je fais tout tomber par terre, comme j'y ai fait tomber ma vie.)

Mais au moins reste-t-il, de l’amertume de ce que jamais je ne serai,
la calligraphie rapide de ces vers,
portique brisé sur l’Impossible.
Mais au moins me suis-je voué un mépris dépourvu de larmes,
noble au moins dans le geste large par lequel je jette le linge sale que je suis,
sans inventaire, dans le cours des choses,
et je reste chez moi sans chemise.

(Toi qui consoles, toi qui n’existes pas, et pour cela consoles,
que tu sois déesse grecque, conçue comme une statue qui serait vivante,
ou patricienne romaine, impossiblement noble et néfaste,
ou princesse de troubadours, très gente dame enluminée,
ou marquise du dix-huitième, décolletée, distante,
ou cocotte célèbre du temps de nos parents,
ou je ne sais quoi de moderne – je ne conçois pas bien ce que c'est –
tout cela, quoi que soit ce que tu peux être, si ça peut inspirer que ça inspire donc!
Mon cœur est un baquet qu’on a renversé.
Comme ceux qui invoquent les esprits je m’invoque
moi-même et je ne trouve rien.
Je vais à la fenêtre et je vois la rue avec une netteté absolue.
Je vois les magasins, je vois les trottoirs, je vois les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui eux aussi existent,
et tout cela me pèse comme une condamnation au bagne,
et tout cela m'est étranger, ainsi que tout. )

J'ai vécu, étudié, et même cru,
et maintenant il n'est pas un mendiant que je n’envie pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde en chacun les haillons, les plaies et le mensonge
et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni cru (car on peut faire la réalité de tout cela sans en rien faire) ;
peut-être as-tu seulement existé, comme un lézard auquel on coupe la queue,
et alors le voilà queue, un sous-lézard, en remuements perpétuels.

J’ai fait de moi ce que je n’ai pas su,
et ce que je pouvais faire de moi je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m'a pris aussitôt pour qui je n’étais pas, je n’ai pas démenti et je me suis perdu.
Quand j’ai voulu ôter le masque,
il collait à mon visage.
Quand je l’ai ôté et que me suis vu dans le miroir,
J’étais déjà devenu vieux.
J’étais soûl, je ne savais plus remettre le domino que je n’avais pas ôté.
J'ai jeté le masque et me suis endormi au vestiaire,
comme un chien toléré par le gérant
car il est inoffensif.
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime.

Essence musicale de mes vers inutiles,
que ne te puis-je trouver comme une chose que j'aurais faite,
et qui ne serait pas toujours restée en face du Tabac d’en face,
foulant des pieds ma conscience d'être en train d'exister
ou un paillasson que des gitans ont volé mais qui ne valait rien.

 [...]

(trad. Patrick Quillier, ed. de La Pléiade, p. 362 et sv.)

 

Je ne cite pas la suite et fin, que je n'aime pas tellement je dois dire, parce qu'elle essaie vaguement de conclure dans une tonalité un peu sereine, sympathique, réconciliée, etc. Et même si c'est le propos, je n'adhère pas. lol. Je sais, plus personne ne dit lol, c'est d'une ringardise atroce. Mais nous, les plus de 50 ans, on en a fini avec nous, on veut bien nous euthanasier, pour en finir avec la mort. Si. Exactement comme l'entreprise Disney, qui s'est donnée comme objectif opérationnel de détruire méthodiquement et minutieusement tous ses dessins animés (ne parlons pas de "déconstruction", par pitié) qui pourtant étaient déjà un modèle d'usine à fabriquer des sucreries et des diabétiques. Le dernier en date étant Bambi, relu ou revu par des sensitive-readers pour correspondre à notre "sensibilité moderne". La sensibilité moderne, qui siérait à la nouvelle génération dite flocon-de-neige (snowflake), exige, nous dit le pdg de Disney, que l'on supprime tout simplement la mort. En l'occurrence celle de la mère de Bambi, tuée par des chasseurs. Encore une frontière, une barrière, une distinction, une différence, une limite, de l'ancien monde, à "déconstruire", appelées à tomber, effacées, comme nous-mêmes, "comme à la limite de la mer un visage de sable".

 

mercredi 31 août 2022

Genèse et structure de la Raison dans un département de Valachie (4/8/2010, REEDIT)

 

 [Suite à une manœuvre fautive de ma part, je ne vois que ça, avait disparu de mon blog ce texte nodal, épicentral, de mon corpus, texte qui non seulement m'est cher en tant que segment biographique, mais encore présente la seule description authentique (rien n'y est inventé, tout y est réel, absolument réel, précis, inexorablement précis) et scientifique (poppériennement réfutable, elle reste non-réfutée à ce jour) du fonctionnement de la Raison dans le fameux et désormais mythique Département de Valachie.

Honnêtement, c'eût été dommage de ne pas le republier, toute affaire cessante et toute cessation affairée, comme j'aime à dire.

Here we go again]



1.
Introduction à la vie de l'esprit

Quand je vois l'accumulation de, disons, contrariétés, s'abattant sur le gars Gopnik, là, dans a serious man, le dernier film des Coen, je me marre doucement. Enfin, me marre, façon de parler, bien sûr.

Non, vraiment, j'aurais du envoyer le script de l'histoire de ma vie aux frères, parce que là, je sais pas. Honnêtement, ce que j'ai vu, ça s'apparenterait davantage, de mon point de vue, à une promenade champêtre, ou au souvenir de jours plus ou moins fastes.
  

Il y a une phrase bien connue de Pierre Dac qui ne m'a jamais fait rire, disons, à gorge déployée, car j'en ai toujours plus ou moins pressenti la teneur tragique. 
Comme disait le voisin toqué de Fink dans la chambre d'hôtel attenante, je vais vous montrer la vie de l'esprit.

Cette vie de l'esprit, qui n'est pas la vie qui s'effarouche devant la mort et se préserve, pure, du ravage, mais la vie qui supporte la mort et se conserve en elle, je vais vous dire... L'esprit qui n'est cette puissance qu'à condition de regarder le négatif bien en face et de séjourner auprès de lui... Eh bien laissez-moi vous dire. Ce séjour prolongé n'est pas (forcément) la force magique qui convertit le négatif en être. Tout comme il est possible qu'il ne convertisse rien du tout.

Par contre, une vérité qui me paraît difficilement contestable, c'est que:

"Un homme parti de rien pour ne pas arriver à grand chose n'a de merci à dire à personne". 

La messe est dite. L'alpha et l'omega, tout y est. On peut plier boutique, remballer la quincaillerie, et partir se promener, en sifflotant, le long des caniveaux, en suivant l'odeur de merdasse humide qui flotte dans l'air les lendemains d'orage.

D'évidence, je dois le dire, et sans me faire prier, encore: je n'ai pas l'intention de remercier qui que ce soit. Que ce soit bien clair entre nous, je le précise, puisque nous en devisons, l'esprit léger et détendu, en cette belle fin d'après-midi d'été que seul vient troubler le couinement continu de pourceau émasculé du caniche de la cour du rez-de-chaussée.

Que pourrais-je ajouter, sinon, pour ne pas trop plomber l'ambiance?

2.
Nous n'avons jamais été angoissés

J'étais de toute évidence promis à un brillant avenir.
Surmontant cahin-caha une angoisse existentielle fondamentale, omniprésente et omnipotente, transperçant dès l'âge de six ans toutes les fibres de mon organisme, je m'apprêtais à embrasser une carrière salariée de professeur de philosophie. Privilège qui, naturellement, échoit à tous ceux qui en sont les légitimes bénéficiaires.

Non, je précise, pour l'affect d'angoisse, parce que j'ai surpris un jour de jadis une conversation intéressante au "bureau des assistants". L'un disait: "je n'ai jamais compris cette histoire d'angoisse, chez Heidegger. Franchement, je n'ai jamais été angoissé, c'est une vaste blague". Un autre approuvait: "oui, et n'oublions pas que Sartre avait lui-même concédé qu'il avait utilisé ce concept juste parce que c'était à la mode. Il l'a regretté plus tard". Une troisième confirmait: "pareil, je reconnais que je n'ai jamais eu d'angoisses. Je trouve que l'existence est quelque chose d'agréable et de beau. Je fréquente des gens équilibrés, sympathiques, ouverts sur le monde, s'intéressant à des tas de choses. Eux non plus n'ont jamais connu l'angoisse. J'ai du mal à comprendre, de fait, cette pensée qui se complait dans les choses négatives, la noirceur, la laideur, en insistant sur les aspects déplaisants de l'existence. Au fond, c'est une question de pudeur, d'élégance, de toujours voir le bon côté des choses et de s'efforcer, autant que faire se peut, de communiquer du bonheur autour de soi". Le premier conclut: "oui, je suis bien d'accord avec toi. Franchement, sincèrement - honnêtement -, je crois qu'on peut dire que nous n'avons jamais été angoissés. Sinon, Ciryl t'a briefé à propos de la pendaison de crémaillère de Carmelo et Bénédicte? Solange aimerait que chacun apporte ses sushis". "Oui, génial, j'ai eu Gaetan au téléphone. Ciryl ne pourra pas venir, en fait. Il est à Morgins toute la semaine pour les classes de neige".


Un brillant doctorat en poche, donc, salué avec tous les honneurs, une mention spéciale du jury, tout le toutim. "Vous êtes un authentique philosophe", "sachez que je reconnais dans votre travail le digne héritage et patati et patata". Ainsi fut conclut un mandat de huit ans comme assistant départemental dans une sympathique université de province.

Aussitôt congédié, effacé, gommé, annulé, spectralisé.

Avec, en sus, dépréciation "cauteleuse" (je me demande si c'est le terme adéquat),  non, discrédit franc du collier, "cash" sur le côté, jeté sur mon défunt travail, par certains clercs aux ambitions carriéristes trop longtemps humiliées pour ne pas friser la pathologie mentale.
Ne jamais oublier de maintenir sous l'eau, avec obstination et méthode, la tête du noyé. Car même noyé, il peut remonter à la surface, tout ballonné, couvert de pustules et de tumescences arc-en-ciel. Sans parler de l'odeur, qui peut gâcher un pique-nique improvisé sur un bateau-mouche par des aoûtiens en goguette.

Petite Délikatessen de tradition universitaire, donc. Resservie en plat bouilli par les nouveaux-anciens Ceaucescu, courageux révolutionnaires d'opérette transcendantale sur le retour, ayant enfin investi la place forte. Ultime Objet du désir en vue duquel conspirait leur "passion de la Raison" toute d'abnégation sacrificielle. Et avec force groupes de pression dans les commissions facultaires; certificat médical exhibant la pile cardiaque faisant honte aux proto-nietzschéens "fascisants" de la "grande santé" mordant la vie et le parquet à pleines dents longues; compagnonnage franc-maçonnique longtemps convoité, dans les affres, et enfin obtenu, par la grâce de dieu et d'indéfectibles amitiés partant à la retraite, à qui la mauvaise conscience d'avoir été une diva narcissique "couille-molle" [voir point 4(*)] toute leur carrière fut travaillée au corps, au scalpel, et avec brio, sur la ligne d'arrivée, en vue de leur succéder. Nous y reviendrons.


3.
Idéologie critique


Plus généralement, je parlerai du monde de l'université. Posément, universitairement. En illustrant mon propos d'exemples didactiques puisés dans la vie courante, je décrirai par le menu l'éthologie de son champ social. Car il convient de descendre ses poubelles moisies, avant d'aller se coucher au crépuscule du dimanche. 

 

"Les oui et les non, c'est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et à la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul" (S. Beckett, L'innommable, p. 8).



Il me plaira de narrer une visite de courtoisie que je fis au cabinet du nouvel homme fort du régime, trônant dans la pénombre de son fauteuil en stuc tel Napoléon à Austerlitz. 

Je chômais déjà depuis deux ans à temps plein. Accessoirement, juste pour situer le topo, ma compagne était en train de crever la gueule ouverte d'une résurgence foudroyante d'un cancer du trou du cul, sous la forme d'une tumeur cœur-poumon qui allait l'emporter trois semaines plus tard. Je n'étais donc pas franchement ce jour-là à la fête du slip, comme on dit sur le site de Shangols. Pour mention également, ma précédente compagne avait clamsé dix ans plus tôt d'un arrêt du cœur, après avoir placé un créneau. C'était juste avant mon mandat. Mais j'arrête là cette énumération morbide, car on pourrait penser, éventuellement, que je suis en train de me plaindre ou que j'essaie de me donner le beau rôle.

Ce catéchumène honorable, par ailleurs propriétaire-rentier cossu par héritage de biens immobiliers, se voulant-être trotskiste, en révolution permanente et ferraillant contre le pou sur le crâne de la cantatrice chauve, m'expliqua d'une voix suave, presque murmurante, combien il avait du affronter les montagnes de l'Himalaya pour être enfin reconnu à sa juste place. Il avait vécu, se remémorait-il, les mêmes humiliations que Karl Marx avait endurées, méprisé pendant tant d'années par l'Institution et tout ça.

Tout en le félicitant, je m'enquis de la possibilité de récupérer le cours de philo qu'il donnait auparavant aux H.E.C. Ce dernier, en toute logique, devait être désormais vacant. Il m'expliqua que les choses étaient un tantinet plus compliquées. Il s'était vu contraint et forcé de conserver cette charge sous peine qu'elle disparaisse purement et simplement du cursus des H.E.C. Là aussi, ce fut une âpre bataille, qu'il livra avec panache au conseil d'administration de machin-truc. C'était l'éternel combat pour la défense de la philosophie, cette discipline morigénée par les représentants du capitalisme et de la course au profit, et tout ça. Et ça, je pouvais le comprendre, car j'étais, comme lui, et il le savait, et je savais qu'il savait que j'le savais, un défenseur de la philosophie, comme lui, un "Ami de la Raison".
Je m'enquis alors, en tant qu'ami de la raison, de l'avenir plus ou moins indéterminé à donner au séminaire de D.E.A.. Nous nous partagions jusque là un cours d'anthropologie philosophique de 15h. Une moitié chacun: la mienne sur Kojève, la sienne sur Hegel. Partie de cours que je continuais à donner, à titre bénévole de "collaborateur scientifique".
Il m'expliqua, sans quitter ce ton velouté, presque tendre, qui charmait mes oreilles comme une réminiscence de Sprechgesang schoenbergien, que là encore les choses étaient plus compliquées. Il ne saurait trop déterminer la suite à donner au partage actuel de l'empirique et du transcendantal. Il devait encore s'assurer la possibilité d'enseigner la pensée de Hegel dans le département. Pour l'heure, rien de sûr ne lui était acquis.
Notre homme, promu chargé de cours et titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique - créée pour l'occasion -, se voyait doté d'un horaire d'enseignement d'une centaine d'heures à vol d'oiseau, mais il ignorait encore si il aurait l'opportunité d'enseigner la pensée de Hegel à l'Université. Comme il enseignait rarement autre chose, par ailleurs, que la pensée de Hegel, cette manifestation de son inquiétude me laissa un peu désarçonné. La surprise dut se lire sur mon visage. Pour bien me faire comprendre, il m'expliqua qu'il était très important de pouvoir enseigner à l'Université la pensée de Hegel. Et cela aussi, je pouvais le comprendre (again). Car, comme lui, je mesurais l'importance de ce géant de la pensée qu'est Hegel, et en tant qu'Ami de la Raison, aussi.

[ L'idéologie, comme l'enseignait Karl Marx, peut se définir comme le régime des valeurs et des représentations de la classe dominante, consistant à présenter ses intérêts particuliers comme universellement partagés par tous les membres de la société. Ce qui implique, bien sûr, que: 

"Toute illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d'elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-dire qu'il n'est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l'intérêt général ou de représenter "l'universel" comme dominant (L'idéologie allemande, § 42)".

Et c'est commutatif, fort bien évidemment: quand le destinataire de l'énoncé à portée universelle s'apprête à sortir - voire est déjà sorti depuis belle lurette - d'une forme déterminée de régime social. Il faut donc ne pas manquer d'assurance pour supputer qu'un ravi de la crèche, fut-il cerné par une théologie négative dénuée de sens, est disposé à laper à grosses louches une rhétorique aussi tartufière. ]

Le séminaire de dea de 15h s'adressait rarement à plus de 4 ou 5 étudiants par année. Placé par définition à la fin de la formation, il les préparait aux études doctorales. J'éprouvai donc certaine difficulté à conceptualiser, dans la certitude sensible d'un savoir immédiat de l'ici et du maintenant, que ce petit cours en quelque sorte surnuméraire constituât à lui seul l'ultime bouée de sauvetage destinée à ce que la pensée de Hegel fût enseignée à l'Université. Mon humeur en fut quelque peu assombrie, et je répondis d'un ton plutôt pète-sec que cette défense et illustration de la nécessité d'enseigner la philosophie dans un département de philosophie résonnait à mes oreilles comme un formalisme abstrait, une universalité vide, un idéalisme creux. 
Eh bien mon vieux croyez-moi, c'est une chose, en l'occurrence, à ne pas dire, si vous voulez être dans les petits papiers d'un révolutionnaire trotskiste titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique, bien décidé à ne plus interpréter le monde mais à le transformer intra puis extra muros. 
J'ajoutai, emporté par ma faconde, que la seule chose que je désirais, moi, en continuant à assurer cette partie de cours, c'était de conserver mon "ancrage symbolique dans l'institution" (oui, j'avais un vocabulaire très benêt, à l'époque).

C'est là, précisément là, que jaillit cette saillie mémorable, pour moi immortelle, qu'aujourd'hui encore je me ressers en monologue comme si je l'avais rêvée. Se renfrognant soudain, et reculant légèrement la tête vers le fond du fauteuil, gagnant ainsi cette semi-pénombre qui allait donner un poids énigmatique autant qu'imposant à ce qui allait suivre, il murmura, comme déçu mais résigné par la vilenie du genre humain:


"oui, je vois. Toi, finalement, c'est l'argent qui t'intéresse..."


Bon, j'étais saisi, je crois même que l'émotion manqua de me submerger. J'ai bredouillé un  truc comme "je ne suis pas représentant de commerce", ou un énoncé saugrenu dans le genre. Je me suis levé, j'ai pris mon parapluie, et je suis sorti.


4.
Stade du miroir


Les obstacles à l'enseignement de la pensée de Hegel à l'Université furent heureusement levés par la suite. Mon "ancrage symbolique" me fut accordé dans la totalité de ses deux moitiés. Mais je décidai de mettre le point final à ma période "fantôme du placard".

Quelques mois plus tard, fidèle en cela à une habitude qu'il avait contractée du temps où nous nous partagions le séminaire du dea (avertir les étudiants de ne pas prendre au sérieux la seconde partie du cours), ce polémiste redoutable, émule de Clausewitz et althussérien de longue date (considérant à ce titre, et pourquoi non, que la pensée de Kojève était ni plus ni moins qu'un délire dépourvu de sens), délégua un de ses sbires lors d'une table ronde sympathiquement organisée à la sortie de mon bouquin. 

Je ne sais trop comment je pourrais décrire cette déclinaison fétichisée d'assistant spongiforme vaguement psycho-rigide. Ce que je peux dire, c'est que lorsque ce fut son tour de prendre la parole, j'eus l'occasion, pour la première fois de ma post-carrière, d'accomplir une variation eidétique complète autour des Abschattungen du phénomène désigné sous le vocable de "loufiat". Il offrait une sidérante imitation ventriloquée de la voix de son Maître - plus pâtée Canigou que Pathé Marconi. 

D'entrée de jeu, il m'informa, sur un ton d'aspirant catcheur au fnrs, de sa profonde perplexité face à un ouvrage totalement dénué de sens dès la première ligne. 
Après l'avoir laissé dévidé quelques laborieuses ficelles usées et apprises, je l'interrompis en l'informant à mon tour que si le but du jeu était de se livrer à une disputatio byzantine intra-universitaire, nous pouvions conclure d'emblée. Comme agité par une danse de Saint-Guy intérieure, il baragouina, d'un ton qu'il entendait ferme: "il n'entre pas dans mon intention de me livrer à une disputatio byzantine inter-universitaire, et je...". 
Mais non, vous confondez, pensai-je. Inter-villes, c'était Guy Lusque, Zitrone pressé, les vachettes. Souvenez-vous, magnifique, formidable.


(*) A ce stade de mon exposé, je dois signaler que les occurrences itératives du syntagme "couille molle" sont placées sous le copyright exclusif de Léon Tèpès 1er. Il en est l'unique dépositaire au regard de la Sacem, ayant usité l'expression à moult reprises pour qualifier son indéfectible ami et futur compagnon maçonnique. 
Ce fut au temps où le commandement de la Raison l'incitait à considérer ce dernier comme personnellement responsable de ses passions tristes - à savoir être tenu à distance du califat iznogoudien.

Léon entamait alors la rédaction de sa thèse sous la direction d'Iznogoud. 
Nous étions liés de sympathie car bien des années auparavant, je fréquentais, étudiant, un séminaire para-universitaire qu'il avait initié au premier étage d'une taverne, dans le but de bouter le feu à plus ou moins brève échéance aux institutions étatiques de l'idéologie bourgeoise. 

Mais les heures sombres que nous vivions désormais commandaient une autre stratégie de lutte, plus retorse, plus subtile.
Léon m'enjoignit de me faire analyser, en raison d'un affect de deuil potentiellement pathologique, par un de ses intimes qui lui-même était un intime de sa bête noire. Ce szondien était aussi son analyste personnel. Il fut par la suite également membre du jury de sa dissertation doctorale.

L'efficience de cette recommandation à mon égard était source intarissable de jubilation féroce pour Léon.

Épigone de Legendre, il n'ignorait rien des soubassements généalogiques et des montages de l'État de droit. Bâtissant étai par étai, brique par brique, palier par palier, les fondations rigoureuses de sa future théorie de la "normativité de la raison", il en avait déjà cerné le premier axiome apriorique et insécable: "il est interdit d'être fou" (ce n'est pas une plaisanterie).  

Il me confia un soir, à la lueur d'une chandelle vacillante, la teneur de son plan méphistophélique: le piège dit de la "tenaille". 
Non seulement je saisissais là une opportunité de me faire soigner par un spécialiste de ses amis qui était en même temps son analyste, mais encore, le fait que son szondien était un intime de son persécuteur intime constituait une occasion unique, à l'en croire, de plonger ce dernier dans les affres de la terreur psychique. A cette seule idée, il ne se tenait plus de joie, secoué par les spasmes d'un rire de poitrine typiquement léonien:

"Imagine un peu, se délecta-t-il: mon bourreau est ton chef de service. Tu te fais analyser par mon ami, qui est en même temps l'ami de ce bourreau. Ce dernier vivra constamment dans la peur, sachant que son assistant dévoile toutes les turpitudes de sa personnalité pathologique. Car nous sommes d'accord sur un point: certes tu souffres de ce dont tu souffres, et c'est triste. Mais tu souffres aussi, sinon plus encore, des pulsions castratrices de notre bourreau commun. D'autant que, contrairement à moi, tu es à ses ordres, pieds et poings liés. Notre bourreau n'aura de cesse, c'est fatal, de nous castrer tous les deux. Il veut ma mort psychique comme il voudra la tienne. C'est un fou, et il me veut me rendre fou... L'art de rendre l'autre fou. Harold Searles. Très éclairant. Je t'en recommande la lecture. Rappelle-toi le colloque "transparence et opacités dans la communication". Il t'avait forcé à lui adresser cette fausse question qu'il t'avait dictée deux jours avant. Vous aviez répété toute l'après-midi. Et il te disait sans cesse: "c'est votre question, Pericolosospore, c'est votre question, vous me l'auriez posée vous-même, de toute façon. Je vous aide juste à mieux formuler votre pensée". Tu suais à grosses gouttes pendant toute la durée de sa communication. Tu craignais de ne pas lever le doigt assez vite. Tout ça parce qu'il avait une trouille bleue que machin s'empare de la parole. Voilà, c'est exactement ça. Et quand je lui donne des pages à lire, il me répond, après les avoir lues: "c'est  formidable, c'est magnifique, c'est puissant. Quel dommage que ce ne soit pas publiable". C'est moi qui un jour ai attiré son attention sur "la réfutation de l'idéalisme" dans la Critique de la raison pure. Mais quand nous discutons de Kant, il me dit: "je sais, je sais, moi aussi je lis le Kant-Lexicon de Eisler". Tu te rends compte? [Léon s'émeut et s'emporte:] lui, il a appris Kant en butinant dans le Kant-Lexicon, alors que moi, ça fait près de 30 ans que j'étudie Kant dans le texte, en allemand, dans l'Akademie Ausgabe! Notre bourreau ne peut tolérer pour seul héritage, filiation symbolique, qu'un sujet castré. C'est une couille molle. Même sa femme, il a réussi à l'enlaidir. Elle était très belle avant qu'il ne la marie. Tu la verrais aujourd'hui [: Léon écarte les bras et arrondit les joues à la manière de Dizzy Gillespie]. Rien ne peut pousser à l'ombre d'une couille molle, sinon un castrat. N'oublie jamais ceci: "au royaume des couilles molles, les castrats seront reines" [petit rire ventral de Léon]."

Nous laissons au lecteur le soin de méditer sur la dimension prophétique d'un énoncé contenant peut-être sa part de vérité universelle.


A cette époque lointaine, la psychanalyse n'était pas encore considérée comme une imposture dans les gazettes controversiales. Que la clinique psychanalytique soit fort prisée dans le secteur professionnel universitaire n'a rien de surprenant en soi. Les récipients d'air les plus versés et les plus investis dans l'imaginaire facultaire génèrent eux-mêmes, dans leurs interactions avec leur biotope spécifique, la structure névrotique pathogène en phase avec la structure de la personnalité dégagée par les paradigmes psychanalytiques.
L'institution universitaire et l'institution psychanalytique participent tout naturellement de la même inlassable production de névroses diverses-z-et variées se relançant mutuellement, en miroir.
Quand bien même l'universalité de l'œdipe, comme structure de la psychè, pourrait à juste titre être contestée dans le cas d'autres systèmes de socialisation plus ou moins clos, il  s'auto-valide en quelque sorte dans le système considéré. Il constitue en effet la pierre de soutènement du régime existentiel facultaire, avec ses "généalogies", ses figures tutélaires de patriarches et de marâtres transmettant de générations en générations leur legs et leur empire, faits de dons, de contre-dons, de dettes (infinies, de préférence), de manceps, de tics, de tocs ainsi que divers troubles comportementaux d'une bouffonnerie sans limites examinés d'un œil extérieur, mais vécus à l'intérieur comme un modèle structurant. Et on ne s'étonnera pas que dans ce cadre confiné, les manières d'envisager la résolution de telles névroses créent et entretiennent elles-mêmes le problème à résoudre. Cette dynamique de relance circulaire donne une certaine idée de l'infini pour la durée de fonctionnement académique d'un sujet fini.



Pour le reste, je rencontrai le szondien à trois reprises. 
C'était un homme charmant et fatigué, coiffé en permanence du bonnet de pêche de Jacques-Yves Cousteau. Il était légèrement enclin à pioncer pendant les séances. Personne ne songera à l'en blâmer. Combien est lassante en effet l'écoute flottante du destin pulsionnel de l'homme qui ne vit point sous la conduite de la raison. D'autre part, il avait certainement dû se coltiner à longueur d'années un défilé ininterrompu de trognes bien plus effrayantes encore que celles du test° de Szondi: ça donne envie de se réfugier dans un état de demi-conscience latente. 
A la troisième séance, j'eus l'idée de raconter un rêve sombre et tortueux que je faisais à répétition, me demandant ce que diable cela pouvait bien vouloir dire. "Pensez-vous que ça puisse signifier quelque chose?" A quoi il répondit, d'un air las: "je ne sais pas ce que ça peut vouloir dire, mais en tout cas, c'est assez surréaliste". J'étais guéri. Du szondien.


[° Si quelqu'un, né après 1925, n'ayant pas vécu sa primo-enfance dans la préquelle de "Transylvania chainsaw massacre", ou enchaîné comme Kaspar Hauser dans la soupente d'un donjon, parvient à dégager sur les six séries deux figures "plus sympathiques" et deux figures "plus antipathiques", qu'il écrive en poste restante ou transmette un pneumatique au G.S.B. (groupe szondien belge). ]

 
5. 
Spinoza à Venise


Je parlerai plus tard, également, à l'occasion, de Madame Ceaucescu, dolores-passionaria de la Raison et des "Amis de la Raison" - accessoirement un spinozo-marxisme prolétarien frelaté et frauduleux de mes couilles bénies.

Son système philosophique en formation se forgea quelques temps au rude contact des prie-dieu des Facultés Notre-Dame de la Paix. C'était avant d'être introduite, par prédestination népotique et papale, chef-bibliothécaire du chef-lieu des couilles puissantes, quelques mois après l'arrivée de Léon Vlad-Népotus 1er, empereur de Valachie septentrionale. Alors qu'elle n'était même pas fichue de se servir d'un logiciel de classement informatique. Il faut dire qu'à ses yeux comme à ceux de Vlad, l'outil informatique représente le symbole de l'aliénation du prolétariat par les trusts du capitalisme des américwouains, comme disait Tati dans l'école des facteurs. Aussi délèguent-ils cette manutention à la sous-traitance d'un lumpen-prolétariat administratif.


Un trait insolite et hétérodoxe du spinozisme fervent, transmué en catéchèse, de Madame Ceaucescu, c'est la crainte winnicottienne permanente d'un effondrement imminent du self chez le philosophe-nourrisson (sentiment de la continuité de son être). Conséquence funeste d'une défaillance trop brutale de la mère suffisamment bonne, autant que du mol interventionnisme du père-tampon. S'ensuit une fort préjudiciable faillite institutionnelle de la Loi et de l'Ordre symbolique dans l'Etat de droit représenté par l'alma mater valaque, plongeant les nourrissons-philosophes dans les agonies primitives.

Son homélie favorite, dans un contexte socio-discursif navrant de dé-symboligénisation de tout, c'est: 

"mais, mais alors, il n'y a plus rien! Il n'y a plus de structure, il n'y a plus d'ordre, il n'y a plus de société, il n'y a plus de langage. Et bien voilà, c'est tout, il n'y a plus rien à dire, on peut mettre la clé sous le paillasson et partir!".

La mission cruciale dont Madame Ceaucescu s'investit alors, c'est de se précipiter toutes affaires cessantes sur le mât de misaine et désigner, à l'attention des philosophes-nourrissons engagés dans un faux-self,  le bon objet transitionnel:

"Spinoza" relu par ses soins.

Pour cette fin, elle dispose d'apophtegmes recopiés au feutre mauve, qu'elle peut aisément retrouver parmi une centaine de fiches en bristol classées et numérotées selon l'ordre des raisons, et soigneusement rangées dans une boîte de biscuits Heudebert aux senteurs naphtalinées. Ainsi, à chaque problème concret de l'existence, la compréhension adéquate de sa cause est fournie.  


Parfois, la Loi et l'Ordre symbolique menacent de se barrer en couilles, sous les coups de boutoir assénés par des crypto-fascistes deleuziens censément obsédés par la "pure jouissance". Dans ces moments là, Madame Ceaucescu lève les bras au ciel et invoque illico tous les anciens combattants de la défense de l'instance paternelle vilipendée par les bitniques qui mettent leurs baskets tous sales et négligés sur les plans de travail ("mais où vous croyez-vous? Nous sommes dans une Université, ici, pas dans une pétaudière!"). 

Citons pour mémoire l'oublié et vermoulu Gérard Mendel, auteur de "la révolte contre le père", ainsi que l'hétéronyme "André Stéphane", auteur de "l'univers contestationnaire". 
Ces ouvrages constituent des manières d'essais de "psychanalyse de mai 68" forts prisés par Léon. Ce dernier manque rarement, alors qu'il était sur les barricades, d'en recommander la consultation éclairante aux rares brebis égarées ou mauvaises graines trainant leurs guêtres dans les couloirs dépeuplés, et susceptibles de s'engager par désœuvrement sur la pente savonneuse d'un principe de plaisir de type "deleuzien" * (sic). 

* ( "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977)



Madame Ceaucescu professe par ailleurs un anti-christianisme des plus virulents (Ricœur est sa bête noire depuis quasi la prime enfance). Ceci ne l'empêche nullement de soutenir mordicus que la Loi, chez le petit d'homme, ça se structure, qu'on le veuille ou non et qu'on l'admette ou pas, entre un Papa et une Maman, en tant qu'entités biologiquement différenciées.

L'anthropologie psychanalytique moderne nous enseignait que le symbolique "fait" coupure avec l'ordre des déterminations naturelles. Mais loin de nous engager à complexifier la donne sur la piste  - pour le dire vite - d'une  "dissémination" (horreur! Mais alors ça part dans tous les sens, ça bouloche de partout!) ou d'une "différance originaire", elle se trouve ici curieusement étayée par ce qu'il convient de nommer une anthropologie essentialiste ou naturaliste d'inspiration chrétienne. Au gré de cette dernière, l'ordre de la culture et les lois immuables de la nature convergent in fine et ab origine. Aussi Madame Ceaucescu voit-elle d'un œil inquiet la "pacsation" d'une parentèle homosexuelle, symptôme préoccupant d'une "perversion" de l'Ordre symbolique fondateur de la culture.

Elle s'exhorte ainsi à élaborer -"work in progress"- une relecture schizo-plastique révolutionnaire du matérialisme de Spinoza, consistant à réintégrer, dans la courbure sinueuse d'une longue boucle torsadée et récursive, l'herméneutique psychanalytique chrétienne qu'elle se proposait à la base de liquider. Où comment retrouver sur son chemin ce qu'on croyait fuir en suivant la route opposée. C'est en quelque sorte, légèrement revisitée, la prophétie d'Oedipe-Roi s'accomplissant à l'envers. Souhaitant tuer son père (Ricoeur), Oedipette tue le roi de Corinthe (Spinoza). Le cœur léger, elle part pour Thèbes en sifflotant et croise son vrai père (Ricoeur) dans les bras duquel elle tombe en le prenant pour Spinoza.
Cette contribution très attendue dans les Études spinozo-valaques s'annonce d'emblée à la fine pointe de l'anthropologie philosophique contemporaine, jetant les prémices d'une révolution prolétarienne œcuménique dans les crèches et les préaux du Sacré-Cœur.  


Il me souvient d'un temps jurassien où nous fîmes une prestation scénique à deux voix dans un séminaire de philosophie morale. 

Nous étions conviés à exposer, l'un après l'autre, deux conceptions - antagonistes, forcément antagonistes - du désir.
L'une, kojévienne, sous l'angle de la "négativité" - inspirant pourtant largement certains schèmes freudo-lacaniens fondamentaux qu'elle exalte plus que de raison. L'autre, spinoziste, sous l'angle de la "positivité" - inspirant pourtant largement une postérité vitaliste qu'elle voue aux gémonies. Mystères, voies impénétrables de la généalogie de la transmission.

Lorsque j'eus fini ma partie, ma foi assez vivante - je vis plusieurs étudiants qui se marraient sans arrière-pensée (avec moi, pas de moi, je tiens à le préciser), notre réformiste de l'entendement s'installa précautionneusement au pupitre. 
Le suspense hitchcockien était à son comble. 

Pour bien goûter la saveur de son incipit, représentez-vous feu Jean-Paul II entamant la récitation du Rosaire à la Basilique du Sanctuaire d'Aparécida-sur-Meuse. Mais avec l'organe vocal de Lova Moor, du genre à défibriller le bâton de maréchal d'un jésuite. Susurrée doloroso cantabile, toute en legato. La phrase est exécutée calendo, et se maintient ostinato dans une lugubre tonalité sostenuto ma non troppo:

"Après avoir entendu ce que je viens d'entendre... J'ai l'impression de devoir prendre la parole... dans un paysage lunaire...de mort... dévasté par une bombe atomique... S'il subsiste encore en vous une parcelle de désir, j'aimerais maintenant vous entretenir d'un philosophe qui nous promet la liberté et la joie..."

Pauvre Baruch... Ta charogne encore fumante peut continuer à dériver tranquillement sur les canaux du nom de Venise dans Calcutta désert, à l'ombre des synagogues. Tu n'as vraiment aucun souci à te faire, va.


6.
Lettres volées


Quelques mois après son entrée en fonction, justifiée par sa compétence infaillible dans l'art de classer les bouquins en deux rangées claires et distinctes: les "amis de la raison" et "les ennemis de la raison", Spinozette m'adressa, joint à une liste perforée, un courrier manuscrit dans lequel elle réclamait avec un zèle tout courtelinien le retour d'une trentaine d'ouvrages enregistrés au titre, depuis plusieurs années obsolète, de "collaborateur". 
Je m'empressai de m'acquitter de cette tâche fastidieuse. Dans cette liste figuraient plusieurs titres ayant déjà été restitués dans le passé. Lors de ma venue, elle était absente, pour motif de collocation dans un colloque. J'expliquai le problème à sa collaboratrice, et rédigeai un courrier détaillant de façon circonstanciée les titres des ouvrages déjà restitués. Courrier que je tenus à photocopier, appréhendant vaguement la passion des zélotes tatillons en devenir dans le secteur de l'administration.

Quelques mois passèrent, où nous vaquâmes, insouciants du sort de l'autre, et libres comme les blés. Je reçus alors un second rappel me réclamant derechef les titres susmentionnés.
Non sans quelque contrariété liée à la confirmation de mes craintes, je visitai à nouveau l'Unité de Documentation, et me mis en devoir d'expliquer le détail du micro-problème dont je pressentais de plus en plus - car je suis un sensoriel intuitif, et ça m'éloigne de la fréquentation assidue des amis de la raison - qu'il n'en resterait pas à l'état de micro-problème.
Je ré-esspliquai donc que les quelques titres réclamés avaient été restitués avant le crash d'un ancien logiciel dont les données ne figuraient plus sur le nouveau. 
Spinozette peina visiblement à intellecter ce phénomène. Son visage se ferma, son sourcil se fronça. "Je crois qu'il y a quand-même un problème", insista-t-elle avec une réticence presque douloureuse.
Elle suggérerait par là, eventualy, que je tentais de spolier l'institution de deux ou trois ouvrages d'une valeur inestimable.

Sur la tét'de ma mère, mon sang a soudainement reflué comme un seul homme vers la région céphalique. En sortit une bordée d'injures proprement innommables, un résidu d'insanités ordurières dont je revendique encore aujourd'hui chaque intonation au tribunal des facultés kantiennes. Je profitai de ce kaïros pour m'exclure moi-même définitivement d'une bibliothèque où mon bouquin perdu (voir infra) a certainement été placé depuis sous scellé, avec le tampon: "attention, fou clinique & ennemi de la Raison", avant d'être broyé dans un vide-ordures, puis incinéré.

Ah, ça n'arrêtait pas de finir, ma diatribe. Les énoncés fondamentaux arrivaient certes en ordre légèrement dispersé, mais ça faisait sens, je dois dire, au sens où cela n'en était pas complètement dépourvu. Tout ce qui devait être dit était dit, et ma foi, tout ce qui ne devait pas être dit le fut aussi.
Spinozette était outrée, comme il se doit, et c'est peu de le dire. Sa lippe tremblotait légèrement, et ses immenses lunettes griffées "eighties fashion" se couvraient progressivement de buée. A intervalles discontinus, elle parvenait quand-même à en placer une, et le mérite n'était pas mince, car je tenais assez bien le crachoir et ne nourrissais nullement le désir de le céder. "C'en est assez ! Va-t'en! Sors d'ici! Dehors!" Et de pousser sans succès vers la porte ma masse corporelle puisant des ressources insoupçonnées dans la force d'inertie.

Tout cela n'était pas du goût de sa collaboratrice, je veux dire cet acquiescement anti-sartrien au possible à l'inertie, non moins que la suite ininterrompue d'imprécations bas de plafond. Elle s'interposa:

"Monsieur, voulez-vous bien quitter les lieux, s'il vous plait?"
"Oui, pardon, pourquoi dois-je quitter les lieux, en vérité, s'il vous plait bien, mademoiselle?"
"Parce que vous emmerdez le monde, monsieur".
Je jetai un rapide coup d'œil circulaire sur l'Unité de Documentation, déserte comme le Kalahari. A bien y regarder, cependant, niché dans l'aile ouest, un jeune homme habillé strict comme un séminariste me toisait d'un regard indubitablement mécontent. Il semblait ne pas pouvoir se concentrer comme il le fallait sur ce que j'imaginai être un incunable de Thomas d'Aquin.
"Comment ça, le monde, quel monde? Monsieur, là? OoOooh oui, le monsieur, il est pas content le monsieur là; y peut pas travailler le monsieur, rhôô". Je m'avançai vers lui d'un pas compatissant. Il était de moins en moins content, et ça je pouvais le comprendre. "Oui, monsieur, je vous prie de m'excuser, monsieur, car voyez-vous, il y a 365 jours dans une année, et bien aujourd'hui, Monsieur, sachez-le, c'est le jour où on se fait emmerder."
L'informaticienne dut joindre ses efforts à sa collaboratrice pour me pousser, poliment mais fermement, vers la porte "exit".
"Va-t'en, va-t'en!".
"Un peu qu'je vais m'en aller, tiens donc. Je n'ai nullement l'intention, te figures-tu, de repasser ici, pour contempler, vois-tu, ta face de [censuré] qui est n'est-ce pas un véritable remède [censuré]
"De-hooOrs!"
Je sortis donc.

Une fois dehors, et encore exalté, je contournai par deux fois le pâté de maisons constituant l'alma mater, puis je rebroussai chemin en direction de l'U.D., réalisant que la question des livres manquants n'était en rien résolue. Je fis une nouvelle entrée claironnante:

"Bonjour, c'est encore moi. Je reviens, car il appert que ma problématique administrive personnelle demeure en suspens, ce qui d'un certain point de vue m'interpelle..."

"DEHORS!".

Ce fut mon dernier feedback, le temps d'entrevoir Spinozette plantée sur le parquet, comme une naufragée au milieu d'un récif coralien, le bras et l'index tendus dans ma direction.

Peu avant la fermeture des bureaux, on put l'apercevoir, je l'appris par la suite, sillonnant d'un pas erratique les couloirs du département. Elle avisa, effarée, un membre du personnel scientifique qui passait par là: 

"Est-ce que tu as eu l'occasion de croiser ces derniers mois Jerzy Pericolosospore?"
"Oui, je l'ai vu il y a deux semaines, au café de la buse. Il éclusait coca-light lemon sur coca-light lemon, comme à son habitude. Pourquoi, il y a un souci?"
"Et bien, je pense qu'il est devenu fou... Je veux dire réellement fou. Cliniquement."


  

Bon, mon bouquin, pour y revenir une dernière fois avant d'en finir. Dans la ligne du temps un peu chahutée de cette étude scientifique et programmatique, c'est antérieur aux tranches de vie de l'esprit narrées supra

Fruit d'une maturation de dix années, il parut rapidement aux P.U.F., accueilli sans appui ni réseau ni cooptations d'usage dans le milieu, par des gens à qui je ne devais rien et qui ne me devaient rien, et alors que je pointais déjà depuis six mois. Un argument épatant pour me rappeler au bon souvenir de l'institution? Penses-tu, lustucru, c'est exactement comme si j'avais déféqué une bille dans un étui de contrebasse, ou chanté Ramona dans un conduit ventilé. Il me fut suggéré de communiquer un exemplaire pour garnir la vitrine du hall d'entrée, celle des publications des "membres" faisant honneur à la corporation. Je l'ai jamais récupéré. Il fut négligemment égaré, entre le secrétariat du Doyen (dit le "décanat") et le secrétariat du département. 25 euros jetés par la fenêtre. J'ai écrit un livre, la seule chose dont je sois fier dans ma médiocre existence, que je ne pouvais même pas me payer en triple.



7.
De l'importance des poils.

Mon diplôme, dont j'étais très fier aussi, puisqu'il fut arraché, ultimement, sur la ligne, au finish et au couteau, dans un corps à corps avec de sombres tentatives d'auto-sabotage réitérées, s'avéra rapidement un aller simple pour le suicide économique et social.

Quelques mois après la publication de mon livre (novembre 2005), j'étais certes parvenu à me qualifier pour une durée de quatre ans au C.N.U. Je pus donc participer, de 2006 jusqu'à cette année, aux concours de recrutement annuel des maitres de conférence dans les universités du territoire français. Sans parvenir à me classer en ordre utile. C'est Raison et pourvue de sens: mon curriculum était gelé dès mon entrée au chômage en 2004. Je ne pouvais plus enrichir mon dossier d'une liste croissante d'activités et de publications scientifiques. Cette possibilité s'était évanouie d'elle-même au moment précis où je réunissais enfin les conditions académiques pour la réaliser. La bande-annonce coïncidait avec le générique de fin. En langage mélodramatique, ça s'appelle "avoir les ailes coupées au moment de prendre son envol". 

Pour les autres universités belges, ce fut et reste Tintin-Riquette. Les ouvertures de postes sont aussi fréquentes que la projection d'un film de Jean-Marie Straub à la salle des fêtes de Jemeppe-sur-Sambre, et la distribution déjà planifiée pour au moins une bonne décennie.

Ces 6 dernières années, j'ai bien entendu envoyé ma candidature en bonne et due forme à tous les postes vacants de professeur de philosophie publiés au Moniteur, pour l'enseignement provincial ou pour les Hautes Écoles de Liège, Mons, Hainaut, Namur, Bruxelles-nord, Bruxelles-central, Bruxelles-midi, Gand, St-Pierre et Bruges. Je n'ai jamais reçu ne fut-ce qu'un accusé de réception. 
J'ai cherché un appui du côté politique. Ce relais, du moins, me permettait de me tenir informé des us et coutumes en vigueur dans le complexe autonome des Hautes Écoles. Soit la déclaration de poste vacant était une fiction administrative destinée à titulariser un membre déjà en fonction, soit le poste avait été confié à un licencié ayant des appuis, de la famille, des proches, dans le "réseau". Soit les deux ensemble. 

Le courrier d'un ministre de la députation de x, relayé par un Bourgmestre de y, m'informait que la direction de la H.E. de z avait "finalement décidé de réengager le temporaire de l'an passé, qui lui avait assuré toute satisfaction".
Ou bien, après avoir sollicité le cabinet du "ministre de l'enseignement supérieur de la C.F. en charge de la Haute École", je recevais le courrier personnalisé:
"Je prends note du fait que vous avez effectué les démarches nécessaires à l'inscription comme candidat auprès du ministre, [...] conformément aux règles en vigueur [...]. En ce qui concerne l'enseignement supérieur organisé par la Communauté française, j'agrée après vérification, par l'Administration, de la validité des candidatures, les propositions transmises par les Conseils d'Administration des institutions concernées".
Ce qui, en langage formel désambiguïsé, signifie: la direction choisit elle-même son candidat, et je réponds "ah bon ok, dacodac".

Un délégué syndical de la section "enseignement" m'expliqua: "ah oui mais non, si vous ne connaissez pas personnellement quelqu'un à la Haute École, ou à défaut quelqu'un qui connaît personnellement quelqu'un qui y occupe un poste important, c'est impossible. Ils ont leur propre réseau. Nous, on ne peut rien faire".
 

Le fameux "réseau". Le bidule énigmatique dont je n'ai jamais pu pénétrer, ni par l'entendement ni par la praxis, les arcanes subtils autant que secrets.

Ce n'est pas que j'eus répugné à frotter le postéral des bonnes personnes, des gens importants dans les petits souliers desquels il est opportun de se tenir. Oh que nenni. Sans la moindre fierté mal placée ou je ne sais quel fantasme obscène de pure intégrité, j'étais tout disposé à lécher goulument le fion important de toute personne d'influence qui eût la mansuétude de me le tendre, même mollement, avec indolence, en écartant les fesses à moitié. Et croyez-moi, j'en aurais raclé toute l'étendue, avec application et rigueur, jusqu'à décoller consciencieusement la pulpe de féculent séchée se nichant dans la forêt inextricable des poils du cul.

 

Car les gens d'importance et de pouvoir, c'est scientifiquement prouvé, ont la région anusielle bien dotée en pilosité. Généralement. Sauf pour les esthètes passionnés d'élégance qui se la font épiler avec soin, et en exceptant bien sûr ceux qui préfèrent se la faire peigner et brillantiner, et en tirent un plaisir tout à fait honorable au demeurant.

 

Il ressort en effet de très sérieuses études menées dans les cliniques universitaires privées du Brabant, financées par le Rotary Club de Watermal-Boisfort en partenariat avec le collège militaire de formation équestre de Maison-Bois, que sur un panel de 150 personnes de haute importance et de haut revenu, reconnues par leurs pairs et leur impairs pour leur sphère d'influence, 80% négligent l'entretien de la zone pileuse fessière, activité ou passe-temps qu'ils considèrent comme futile ou frivole. C'est d'ailleurs conforme à une certaine éthologie archaïque du pouvoir: quand on est important, au diable si le petit personnel se trouve incommodé par les émanations odoriférantes engendrées par la sudation des zones fessières. L'épilation desdites zones étant un loisir qu'on réservera préférentiellement aux garçons-coiffeurs ou aux couturiers invertis ambitionnant d'élargir leur cercle d'amis importants.

 

Mais là, on est d'accord. Autant ce qui précédait exhalait un reste ténu d'humanisme somme toute relativement frais et sympathique, autant là on vire carrément dans l'immonde. Et c'est avec raison que quelques lecteurs/trices raisonnablement heureux dans la vie, et positifs, tenteront de me recadrer en dodelinant du chef d'un air grave et désolé, avec la formule qui mouche: 

"sincèrement, je vous plains. C'est pitoyable. Vous devez être bien malheureux dans la vie, médiocre, raté, frustré, haineux, impuissant, etc, pour ainsi clabauder, macérer ad nauseam un ressentiment stérile". 

Eh bien, tout à fait, je n'en disconviens nullement. C'est le cas. Indubitablement. So what


8. 
Affects joyeux


L'arme fatale, en matière d'usage et d'instrumentalisation des concepts philosophiques dans la rhétorique institutionnelle. 

Une de ses fonctions essentielles est d'inhiber toute irruption malséante d'un affect de révolte ou de douleur dans le gosier de l'être-institutionnel, de préférence quand on a le souhait d'y déverser de grosses couleuvres bien fumantes. Il s'agit peu ou prou dans ces situations d'invoquer l'importance anhistorique et trans-spatiale, déconnectée de tous rapports de force situés, de préceptes de sagesse ou d'éthique philosophique censés agir sur l'impétrant comme une substance sui-generis, une propriété psychologique du sujet autonome où les déterminations du champ social, les jeux de domination, n'existent plus.

A vrai dire, ce type d'admonestation agit réellement sur les sujets en phase de déréalisation, c'est-à-dire ayant intériorisé "plus que de raison" cet ensemble de valeurs morales, constituant ce que nous pourrions nommer une moelle épinière surmoïque.
De tels sujets se signalent par un état de naïveté ou d'irénisme confondants, à un degré faisant ricaner les cyniques. Lesquels ont force de loi et bafouent allègrement toute valeur morale, dans de vertigineux jeux de pouvoir carriéristes assurant la reproduction des privilèges hérités par léchage de couille, forçage de couille, éthos socio-génético-économique prédéterminé façon Dawkins, ou auto-castration psychique (mais pas sexuelle: les Pygmalion de séances projo ou de boudoir particulier, exorcisant leur démon de midi en se jetant à corps perdu dans le droit de cuissage et la mise sur orbite scientifique de leur tendre et ambitieuse Lou Salomé des amphis, sont des modèles admirés, cités en exemple: "il a trouvé son second souffle, c'est formidable"), ou les quatre ensemble, on sait pas, on sait plus. 

Dans ce règne de l'inversion systématique des valeurs, perfectionnée au point ultime d'une mauvaise foi achevée dans une langue de bois fascinante surpassant par certains traits les subtilités de la Novlangue, l'instance "surmoïque" du sujet philosophique, opiumisé par la certitude d'être aux prises avec la philosophie en action et en actes, agit sur lui comme un gros bêta-bloquant. Elle neutralise toute conscience empirique de sa situation dans le rapport de force. C'est à ce genre d'occasion qu'est notamment appliquée la formule magique, de vague allure spinozienne, identifiable entre toutes: "ne sombrez pas dans le ressentiment", ou "ne cultivez pas les passions tristes".

Les uns, wittgensteiniens augustinisants spécialisés dans l'art envié de distinguer au feutre rouge les catégorèmes et les syncatégorèmes, s'en sortent en se prenant pour Yves Duteil chatouillant la gratte lors de la veillée feu de bois du Baden Powell club de Malibu. D'autres s'en sortent en combinant, en une synthèse hardie, Toni Negri et le massage holistique.

D'autres encore, redoutables Wonder boys-terminators pressés, montés sur les piles du même nom, aux poignées de main plus coupantes qu'un wilkinson à quatre lames, considèrent de nouvelles opportunités. 
S'étant longtemps pris pour le fils mutant ou ethnoschizoïde d'Alain Madelin et de Michel Foucault, avant l'assaut  des buttes-Chaumont par les révolutionnaires trotskistes, ils conjuguent désormais leur sens aigu de la praxis, du bizeness et des relations publiques, en se partageant entre diverses mondanités utiles. D'une main, les arbitrages d'élégances laïco-progressistes dans les débats cathodiques du journal dominical ouksacause (style "le port du voile semi-intégral bafouant les droits de l'homme de la femme afghane est le plus brûlant et urgent problème sociétal et économique pour notre démocratie laïque et l'occupation de notre temps de cerveau disponible"). De l'autre, la direction d'un  "centre pour l'égalité des chances" abattant un boulot phénoménal (style "c'est un scandale: les personnes à forte corpulence doivent payer deux places dans le jumbo-set pour aller se bronzer en Croatie") - ce qui ne manque point d'astringent quand on médite sur le fait qu'ils ont bâti leur fulgurante ascension socio-génétiquement programmée sur le copinage politique et les renvois d'ascenseur entre happy few.


Il arrive donc que le dit sujet, après avoir cultivé cette exhortation à la vie heureuse pendant un laps de temps plus ou moins long (une semi-décade) - ça dépend de la force de sa croyance en la performativité de tels énoncés -, se lève un beau matin comme au sortir d'un rêve embrumé. Constatant combien sa tristesse de n'avoir ni métier, ni argent, ni existence sociale, le sépare objectivement des passions joyeuses, des puissances actives et de l'irrésistible "oui à la vie" des sujets-philosophes salariés, il conçoit soudain une inquiétude :

"saperlipopette et nom d'une pipe en rutabaga, je me demande si je n'aurais pas contracté par devers moi un vache de putain de saloperie de ressentiment horrible. Ah ça par exemple. Et ma foi non, je n'ai pas la berlue. Tournicoti-tournicota, je m'en vais de ce pas en informer Ciboulette et Cosmoclock".


L'horrible, dans tout ça, c'est qu'il se sent encore plus coupable de développer une complexion si vilaine, de contrevenir de façon si minable au principe selon lequel sa liberté fondamentale réside justement dans le fait de se libérer de ces passions tristes. C'est ça que je nomme "déréalisation hypnotique". La sujétion au mirage personnaliste de la psychologie d'un sujet libre, autonome, capable de convertir  lui-même ses affects, faisant de nécessité vertu, contre mauvaise fortune bon cœur; cherchant et trouvant en lui-même son salut, ne le plaçant point dans une cause extérieure, etc.

Le chômeur, ami de la raison ou pas, est ainsi constamment invité à se vivre comme un Bodhidharma en puissance. "Huître secrétant sa perle" selon l'expression consacrée de la psychologie de la résilience. Une usine interne produisant de l'aliénation privée. L'asservissement converti en libération: un mensonge né de la plus formidable opération de programmation neuro-linguistique engendrée par la fiction endurante du self-made-man entrepreneurial.


9.
Echolalie & échopraxie

 
Oui mais bon. N'est-ce pas là pousser un chouïa le bouchon dans la négative-attitude égotiste? Après tout, comme me le faisait à juste titre remarquer un chercheur qualifié du fnrs, s'agaçant à la longue de mes pseudo-démonstrations sur les "logiques de champs":

"houlà, Houlà, une petite seconde. La philosophie, c'est d'abord et essentiellement une passion qui nous engage corps et âme, au quotidien. C'est quelque chose que l'on porte en soi. Un amour qui nous a-ha-bite et jamais ne ta-harit. It's a kind of sorte de way of life, you know. Free as a beurd. It is un enfant de Bowème qui n'a jamais connu d'aloa. On philosophe matin, midi et soir, comme le pommier pond des pommes; ça s'adresse à tous et la pratiquer, c'est participer à la vie citoyenne, c'est devenir un citoyen du monde, œuvrer au projet d'émancipation universelle. Bon sang, allez quoi, quand on est un tant soit peu habité par cette vocation, ce sacerdoce, on va à la rencontre des autres, on donne un peu de sa personne. On sort de ses quatre murs, on arrête de se panser le nombril, et on se bouge un peu le cul. On s'investit dans les cycles de conférences-débats de PhiloCité, l'Université Populaire de la Province de Liège, le jardin philosophique d'Alleur... C'est pas ça qui manque. L'asbl Philomène; PhiloCité Mômes; les partenariats en synergie; le Zététique Théâtre; les ateliers philo avec les enfants à "haut potentiel" de l'institut Saint Boniface; les ateliers philo dans les homes de personnes âgées; le festival de la philosophie à Flaget. Y a pas qu'à l'université qu'on fait de la philosophie, qu'est-ce que c'est que ce discours élitaire, à la fin. Y a pas mal de gens ici, des collègues, moi-même, qui prennent sur leur temps libre, leur petit confort personnel, leur vie de famille, pour aller pratiquer l'éducation permanente ailleurs, faire bouger les choses. J'le crois pas, ça. Sans parler des pratiques collectives de résistances transversales. Le carrefour des résistances de pensées et des pensées de la résistance... "

Ouais. Ouais, whouais, ouwhais hwouais... Champs de logiques. Logiques de champs. Jeux de langage internes au champ socio-professionnel spécifique qui délimite les conditions circulaires d'émission, réception et validation de ses propres énoncés tant smart que pourvus de sens.

Mais je le conçois, quand je repense à tout ça, la Valachie, Jean Moulin moulinant à Moulinsart,  "je suis un homme de la praxis", "apprends la vie sociale", "donner au verbe le temps de l'autre, donner au temps le verbe de l'autre, donner le temps à l'autre du verbe, donner de l'autre au temps du verbe, débit du lait debidelow, marquise mourir vos yeux beaux me font d'amour...", etc, etc, la haine m'aveugle.


Ou alors je confuse; j'en suis à percevoir l'image inversée de la projection d'une camera obscura retournée à l'endroit, et si ça se trouve une camera obscura à l'endroit même où son image était projetée à l'envers... Ma pauvre tête. C'est ce qu'on appelle la voix du d'dans, ça fait parfois un d'ces boucans, pas moyen de tourner l'bouton de cette radio je suis marron. Harold Searles est fou il m'a rendu fou. C'est pas ma question - où est passée ma question? La question tombée dans l'oubli. Ou bien comme le disait feu mon chef Couïmolus (spécialiste de Derrida, aussi derridien dans les manifestations empiriques de l'être transphénoménal que je suis danseur étoile à l'opéra du Bolchoï), avant de prendre sa retraite bien méritée: 

"ne soyez pas paranoïaque, Pericolosospore! Ne prêtez pas une oreille favorable à des bruits de couloirs.  Qui vous a raconté ça? Donnez-moi des noms. C'est Machin, c'est ça? C'est Chose. Oh non, ne me le dites pas, je sais d'où ça provient. Je vous en conjure, ne rentrez pas dans ces jeux pervers. Ces personnes cherchent à diviser pour régner, ce ne sont pas des voix amies, ce ne sont pas vos alliés. Elles visent à introduire la confusion en vous, elles cherchent à vous convaincre de vous retourner contre vos seuls vrais alliés. N'écoutez pas les gens malintentionnés qui veulent vous faire croire des choses qui ne sont pas vraies". 

Cette réponse faisait écho à une construction délirante que j'avais pourtant élaborée dans la plus stricte intimité de mon moi-même, avant de la formuler. Je n'avais en effet su réprimer une velléité de soupçon au sujet d'une hypothétique connexion causale, de type post hoc, ergo propter hoc, autorisant la contiguïté départementale légèrement différée du couple Ceaucescu. 

Habitué qu'il était à m'abreuver de moult recommandations s'annulant perpétuellement les unes les autres au gré d'une Verneinung érigée en discipline olympique, il en oubliait la dernière en date, prodiguée quelques jours à peine avant mon accès de paranoïa:

"il faut bien comprendre ceci, Pericolosospore: désormais, la Valachie s'est dotée d'un nouvel homme de pouvoir: Vlad. Il est donc très important pour vous de bien veiller à être dans ses petits papiers." 

C'était d'ailleurs ballot de ma part. C.m. m'avait dûment briefé plusieurs mois après le jour de ma soutenance (la veille donc de ma réinscription comme demandeur d'emploi): 

"Je suis heureux que vous développiez une vision lucide de votre parcours, Pericolosospore. On ne va pas renouveler votre contrat au prétexte qu'on a de l'amitié pour vous et que vous êtes attachant. L'Université a des règles, elles sont transparentes, elles sont respectées, et cela ne souffre aucune exception. Seule la valeur scientifique compte. L'arbitraire et les complaisances n'y ont pas leur place. Ne fantasmez pas".

Au vrai, j'ignorais que je fus si attachant, et que ça diminuait d'autant ma "valeur scientifique".



J'entends d'ici Léon Tèpès, l'ancien d'soixante-huit, Maître de Berlin remaké par Michael Bay, murmurer d'un ton douceâtre, alerté sur ma déréliction: 

"ne jugeons pas, mes amis, avec trop de sévérité, les propos dénués de sens d'un homme diminué. Un être dégradé, séparé de sa puissance, rendu plus ou moins dément par la douleur d'un sort malheureux, et qui n'a d'autre ressource que de déverser sur les instruments cybernétiques de l'impérialisme triomphant un monceau d'allégations grotesques et infamantes, dictées par une rancœur pathologique. Qui, d'ailleurs, ne saurait d'évidence identifier ici le destin de l'homme du ressentiment, peut-être même la tentation fasciste, dans le procédé mêlant médisance, calomnie, commérage, caricature, dénigrement du travail intellectuel d'autrui, et enfin acharnement à souiller les plus belles amitiés - le concept d'amitié lui-même comme valeur philosophique. La Vérité, mes amis, est résultat. Suivons le cône de la pensée et observons le triste résultat qui nous est ici offert à méditer: un individu sombrant dans les eaux glacées du calcul égoïste. Doublement victime, hélas pour lui, d'une industrie d'aliénation barbare et de Kojève le stalinien fordiste dont il fut le chantre, lui qui n'aimait rien tant que l'argent. Mais laissons là les médiocres, abusés par Sartre le nabot, Heidegger le nazillon, Deleuze le jouisseur et Derrida le graphomane. Cultivons la compagnie des hommes libres et des amis de la raison. Comme le disait Spinoza:  l'homme libre vit sous le commandement de la raison, et rien ne lui est plus utile que de rechercher et cultiver la compagnie d'autres hommes libres, etc etc, ad libitum."


10.


Positivité chômée


Où en étais-je. Ah oui. Les gens importants. "Ces gens là", monsieur, mèdème, ces êtres mystérieux venus d'ici, qu'en vérité je crains autant que je révère, à qui j'eus donné du vent et des bijoux, à qui j'aurais confié mon âme pour quelques sous, je ne suis pas parvenu à les localiser. Où sont-ils? Où vont-ils, qui sont-ils, ces gens qui vous tiennent en laisse, au shopping, au bordel, à la messe? Tel l'arpenteur, je longe les abords du Château, de la citadelle aux hauts murs imprenables.



Au service de "contrôle du comportement d'activation de recherche d'emploi", ça devient difficile, aussi.

 

Le chômeur est un salarié, et on ne le paye pas à ne rien faire. Dixit le contrôleur, qui gagne sa vie en prestant un boulot que je ne me lasse pas d'admirer, car à son échelle, si modeste soit-elle dans l'organigramme des êtres d'importance, il détient lui aussi un pouvoir dont il entend user et jouir avec parcimonie. 
Le boulot spécifique du chômeur consiste précisément à chercher du travail, et il convient que cette prestation satisfasse "l'employeur", sans quoi le licenciement du chômeur viendra en sanctionner la non-réussite.
La réussite professionnelle du chômeur consiste, comme de juste, sous la forme d'un paradoxe redoutable et insoluble, à réussir à échouer perpétuellement dans sa recherche d'emploi, mais de justesse. En effet, le chômeur salarié doit manquer quotidiennement, à un micro-cheveu près, mesurable au compteur geiger, une occasion - plausible - de se réinsérer dans le circuit professionnel.
Ce manquement aux règles du travail - en chercher sans parvenir à échouer sur le montant du filet - est une faute grave qui, comme dans tout secteur d'activité salariée, appelle la sanction logique de licencier le chômeur en lui retirant ses indemnités.

Et si le chômeur ne parvient pas à obtenir un emploi dans sa branche spécifique au terme de quelques années de recherche infructueuse, ça signifie clairement, aux yeux de son "employeur", qu'il n'est pas ou plus adapté à la demande. Il ne correspond plus au secteur d'activité dont il se réclame. Son offre n'est plus plausible tout comme devient douteux son registre de compétences.
Inversement, si le chômeur dirige trop fréquemment sa demande vers des emplois fort éloignés de son registre désormais inutile et incertain, "l'employeur" est autorisé à douter également de la rigueur et de la sincérité de cette recherche. Il soupçonnera le chômeur de multiplier des candidatures "bidon" pour donner le change, assuré de n'être jamais contacté par un employeur pour un métier dans lequel il n'offre aucune compétence réelle.
Aux deux extrémités de la chaine, une réalité non douteuse se fait ainsi progressivement jour: le chômeur s'est formé, dans le passé, à l'exercice d'un métier pour lequel il fait montre de son inaptitude dans le présent. Il doit incessamment entreprendre une nouvelle formation, éloignée de ses prétentions passées qui confirmaient au bout du compte une erreur d'orientation professionnelle. Il doit donc proposer sa candidature à un tout nouveau métier d'avenir pour lequel il n'a, en toute logique, aucune qualification réelle dans le présent. 
Quelle que soit la formation passée ou à venir du chômeur de longue durée, son actualité est ainsi celle d'un travailleur inadapté à quelque secteur que ce soit, invité à se déprendre de l'illusion de travailler dans celui où il s'est cru compétent, et à se recycler en permanence vers un autre où il peut espérer acquérir un jour quelque compétence. Campant dans l'entre-deux ouvert de cette indétermination somme toute excitante, comme un vent d'aventure, il est suspect, quoiqu'il en soit, d'exploiter fourbement son inutilité foncière pour flâner, carper le diem, insouciant, ou courir le guilledou sur la sueur des honnêtes travailleurs qualifiés qui le subventionnent gracieusement.
 

Dans le cas de figure, le problème n'est pas de savoir qu'un docteur en philosophie, par ailleurs agrégé et publié, ayant enseigné cette discipline pendant dix ans sans ennuyer son monde, fait par là la preuve de son adéquation à un secteur pour lequel il y a des postes à pourvoir chaque année dans des Hautes Écoles sur l'ensemble du territoire belge francophone, postes qui sont effectivement attribués à des licenciés, parfois même en Langues romanes ou en Histoire. Eu égard, pour bon nombre d'entre eux, à leur position privilégiée dans le diagramme du "réseau" d'intégration, comme rappelé plus haut.

Non, le problème, c'est qu'il avère objectivement, par la persistance de sa situation de chômeur, qu'il n'est pas adéquat à l'offre dans sa "spécialité" (terme à prononcer avec l'œil qui frise). Il doit donc reconsidérer "en profondeur" (c'est-à-dire de pied en cap) la pertinence tant de sa formation que de son orientation professionnelles.


Mes dernières candidatures en date (appel du 18 juin pour la rentrée 2010-2011), en bonne et due forme, le cachet de la poste faisant foi, à un emploi vacant de "maître-assistant en philosophe" des couilles bénies des Hautes Écoles de Namur et de Bruxelles, ayant été suivies, comme les 20 précédentes, d'un silence assourdissant, et malgré une niaque d'enfer de la gagne qui tue m'engageant à lécher bien profond le cul poilu des instances décisionnaires autorisées par qui de droit, en la personne d'elles-mêmes, je m'encourage vivement à postuler pour une place de gardien de jour dans une boîte de nuit ou de gardien de nuit dans une boîte de jour. 
Parce que bon, selon le contrôleur salarié par l'Onem de mon comportement d'activation de recherche d'emploi, ça va, là, c'est bon, je me suis assez foutu de leur gueule, avec des rabiots à rallonge pour me la couler douce aux frais de la princesse.


La déléguée syndicale, une  demoiselle charmante, un peu indolente, n'avait pas manqué d'ironiser auparavant, lors de l'entretien personnel destiné à "préparer" le chômeur syndiqué à fond les manettes pour le contrôle anusiel - annuel, pardon. Mais sans méchanceté de sa part. C'était frais, léger. Ce jour là, je sais pas, à mon avis elle était gaie comme un pinson:

"Ah, tiens c'est marrant, ça... "Professeur de philosophie." J'avais des cours de philosophie, pendant mes études d'assistante sociale. Qu'est-ce que j'ai pu m'ennuyer. Je dormais, oh je dormais, je dormais tout le temps. Mais enfin, bon, je suppose que ça dépend aussi de l'enseignant. En tout cas c'était très ennuyeux... J'ai l'impression que vous êtes resté très attaché à l'école, non? Ben oui, vous vous entêtez visiblement, d'après votre dossier hein, je dis ce que je vois, à vouloir revenir à l'école. Non, je vous dis ça parce que, à mon avis, il serait peut-être temps de quitter l'école et de vous trouver un autre métier. Non, parce que, depuis le temps que vous voulez retourner à l'école, ça se saurait, si vous deviez y rester..."


A 45 balais (dans l'cul), franchement, c'est pas sérieux, et ça fait beaucoup de sushi pour le schlemiel.


11.
Apostille à la vie de l'esprit 


Efforçons-nous néanmoins de conclure sur une note positive.

"La philosophie [...] n’est pas une Puissance. Les religions, les États, le capitalisme, la science, le droit, l’opinion, la télévision sont des puissances, mais pas la philosophie.
La philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N’étant pas une puissance, la philosophie ne peut pas engager de bataille avec les puissances, elle mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et elle ne peut pas parler avec elles, elle n’a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d’être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c’est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie" (G.D., Pourparlers).



La conscience malheureuse de l'esseulé, comme nul ne l'ignore, est une figure de la servitude. Elle entretient sa dépendance en intériorisant les puissants. "Impuissance, puissance des autres", disait Michaux. Considérons le chômeur comme il peut l'être: une variation de la conscience malheureuse. Certes les maîtres ne sont maîtres que parce que les esclaves les considèrent comme tels. Ce moment de la conscience de soi peut et doit être dépassé dans une lutte, une réappropriation de la puissance qui, sans doute, tarde à venir.

L'horizon du chômeur en fin de droit ne diffère en rien de celui du salarié atomisé dans des segments de contrats brisant la continuité de son espace-temps. 
C'est la même absence d'horizon. 
Dans l'attente active d'une synthèse sociale imminente entre les deux faces reverses de l'aliénation, la négativité au chômage et la positivité chômée, certains exercices spirituels peuvent se pratiquer à moindres frais, selon les moyens du bord et le temps de loisir de chacun. Pour ma part, donner quelques coups de balais aux baudruches hébergées et entretenues plus que de raison dans ma cabessa. Une autre façon d'honorer les lois de l'hospitalité.