dimanche 4 avril 2010

Souvenirs d'enfance. L'Île noire.




Je devais avoir 7 ou 8 ans. Notre instituteur, monsieur Demarche, nous avait branché sur un projet enthousiasmant de documentation. Nous devions rechercher des images, photographie ou dessin, de gorilles. J'ignore pourquoi des gorilles, mais c'était l'idée. Le truc, c'est qu'on pense rarement aux gorilles. En tout cas pas comme on le devrait.
Le concept, c'était de faire preuve d'originalité, sortir du lot avec quelque chose d'inattendu. Les plus imaginatifs se verraient récompensés par une mention au cahier d'honneur.
Le défi était fort excitant: nous ne parlions plus que de gorilles.
Bien décidé à me distinguer, mais ne sachant où orienter mes recherches, je mis mes parents dans la confidence au repas du soir. Sans mot dire et d'un air entendu,  mon père - documentaliste né - se leva de table et alla farfouiller dans un coffret où il rangeait des vignettes de provenances diverses.
Dans les boîtes de chocolat en poudre "Banania", on trouvait, quelques années plus tôt, des reproductions à l'identique de cases d'albums de Tintin, parmi lesquels L'Île noire. Et dans L'Île noire, toutes les apparitions dans le donjon du géant simien, qui annonçait le Yéti  de Tintin au Tibet.
C'était imparable. Avec ça, m'expliqua mon père, Demarche sera épaté, enchanté, subjugué. Personne, mais alors personne, ne trouvera l'idée d'aller dénicher les images du gorille dans L'Île noire. C'était montrer qu'on avait de la culture, de l'imagination. Immanquablement, scientifiquement, je serai en lettres d'or dans le cahier d'honneur.

Nous nous mîmes aussitôt en devoir de découper soigneusement les vignettes, afin de les débarrasser du logo qui trahissait leur origine publicitaire. Nous les collâmes sur un beau feuillet cartonné. Avec ma plus belle plume, je calligraphiai à l'en-tête du document: "L'Île noire".

Le lendemain matin, tous les écoliers remirent les fruits de leurs investigations au maître. Je jubilais intérieurement, en jetant un coup d'œil compatissant sur les photos de zoos et autres king-kongades dépourvues de toute originalité de mes condisciples. Après la collecte, Demarche nous annonça que la revue et les trophées seraient au programme du surlendemain.

C'est donc le cœur battant qu'après deux fois dormir, je m'installai à mon pupitre. 
Demarche fit son entrée dans la classe, salué par un silence concentré. Il exprima l'idée - délicieuse à mes oreilles - qu'à quelques notables exceptions près, la récolte était décevante. Tout le monde ou presque s'était contenté d'images convenues, stéréotypées, sans envergure. Je retenais mon souffle. Le moment historique n'allait pas tarder. 

Après avoir commenté d'un air contrit diverses photographies froissées et mal découpées, il marqua un temps d'arrêt. Il se dirigea alors lentement vers moi, à pas comptés, avec un regard impénétrable, riche de sous-entendus énigmatiques dont je détenais, seul, la clef.

"Qu'est-ce que c'est que ça?", fit-il d'un air coupant en déposant le feuillet sur mon pupitre
"C'est L'Île noire, monsieur", répondis-je avec une fierté hésitante.
"Je vois bien que c'est L'Île noire, je ne suis pas idiot", s'exclama-t-il, le sourcil froncé.
"Tu n'as pas honte de découper les cases des albums de Tintin dont tes parents te font cadeau, et qui coûtent très cher ? Des livres de collection à garder toute sa vie, et toi, pour les remercier, tu abîmes ces beaux albums, tu découpes ta collection de tintin, et tu t'imagines que comme ça, tu vas te faire bien voir? Mais n'as-tu donc rien dans la tête, est-ce donc un écervelé que voilà?"

J'étais sidéré, sonné, incrédule. Comme dans certains cauchemars, ma langue était devenue énorme, monstrueuse, obstruant toute ma bouche. 
"Je… je… je n'ai pas découpé", articulai-je à grand peine, dans un couinement qui devait évoquer le grincement d'une poulie mal graissée.
"Comment? Parle distinctement, je n'entends rien".
 "J-je n'ai pas d-d-découpé… C'est… mon père!"
"Aha, c'est ton père! Ton père a découpé dans ton album de tintin. Ton père t'achète de beaux livres pour les découper en petits morceaux, il n'a que ça à faire, bien sûr. Non seulement tu ne respectes pas les beaux albums de tintin que ton père t'achète, mais en plus, tu as le toupet d'accuser ton père, tu me mens effrontément, comme un grossier merle".
Impossible de "switcher", sinon avec le recul - il m'eût sans doute fallu cinq années de plus pour déployer une argumentation détaillée, éloquente, dénoncer avec emphase et lyrisme l'injustice absolue qui m'était faite là, mais non, rien, j'avais pas les mots. Juste un chaud bouillon de pleurs qui me montait aux yeux et que je m'efforçais de contenir avec difficulté. 

"C'est… PAS dans un album de tintin", répliquai-je sur un ton que j'aurais voulu éclairant, mais qui manquait apparemment de conviction.
"Mais bien sûr, voyons, ce n'est pas un album de tintin. L'Île noire n'est pas un album de tintin, et moi je ne suis pas professeur, je suis cosmonaute. De mieux en mieux. Qu'est-ce que tu vas encore ajouter pour te ridiculiser devant tous tes camarades?

Toujours sous le coup de la stupéfaction, et comme si je me parlais à moi-même, je ventriloquai comme un automate :
"Banania… C'est Banania".
Demarche, l'œil rond, genre halluciné, et se tournant vers la classe, répéta d'un ton théâtral: "Banania. C'est Banania. Vous avez entendu, comme moi: c'est Banania".
"Au coin, monsieur Pericolosospore, au coin, cingla-t-il en me saisissant doucement le pavillon de l'oreille dans le sens de la verticalité, je vais t'apprendre à faire l'impertinent."



Oui, Banania. C'était Banania. Les chaises à porteurs, missié, Léopold II, les caramels mous, triple buse, moule-à-gaufre, la malédiction de Rascar-Capac soit sur toi, bachi-bouzouk, anthropopithèque, le yéto-là-hi, le yéti-lo-ha.