Le
désert croît, à partir des années 80, disais-je dans le texte précédent, et il est patent - prouvez moi le contraire - que nous
errons toujours plus dans cette annulation massive de tout ce qu'il est digne
de questionner, de désirer, aimer et penser. Laissez-moi bien vous
dire qu'en regard des années 2020, les années 80s sont le paradis perdu
de Milton, une sorte de safe-space déréalisant où se réfugient les
geeks qui sont nés pendant ou juste après Star wars.
N'est-ce point curieux, en effet, ce règne exponentiel et aux
applications quasi-infinies, de la pensée opératoire, efficiente et
calculante?
Faut-il
s'étonner que le maximum de ce que l'on peut aujourd'hui désirer et
imaginer, le plus ambitieux, le plus vertigineux, le plus digne et le
plus éminent de ce qu'il est possible de penser et de questionner, c'est
"quelque chose" qui est déjà-là, présent, devant nous, sous nos yeux et
à portée de main, disponible pour que nous nous en saisissions; un objet,
une manière d'être, une façon de penser, de faire, un ensemble de
définitions, et notamment une définition de soi, du monde, qui sont
potentiellement et nécessairement déjà portées à la présence, sans
opacité ni oubli; une identité, une adéquation, une présence à soi prête
à l'emploi?
Il ne reste plus qu'à choisir dans le catalogue, en cochant
la bonne case: moi en tant que, ça c'est moi, ce qui me définit,
vraiment, comment je m'identifie, ce que je suis, qui je suis, dans la tautologie enfin advenue et sans reste de Moi = Moi.
N'est-il pas frappant, et plus que frappant, assommant comme une lourde
masse sortie d'un abattoir de Chicago, que désormais le sommet du
pensable et du questionnable est non pas ce qui tend à l'opacité, reflue
vers un fond qui se révèle abyssal car lui-même sans fond, nous rappelle à une
étrangeté inquiétante, insinuant de l'écart, du vide et de l'angoisse, mais au
contraire nous commande de les conjurer, d'en développer la phobie, pour nous ramener à la présence, à l'absolue transparence sans dualité d'un
fondement clair et distinct, où tout s'explique, se joint et se rejoint, enfin.
" [...] Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de
paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien
que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de
leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles
ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression
n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à
s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à
dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare
ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. " (Pourparlers, p. 177)
Il
y aurait beaucoup à dire sur cet étrange renversement de la pensée où
tout ce qui avait été conquis par un Deleuze ou un Foucault a été ces
dernières années repris pour produire des mots d'ordre disant l'exact contraire de ce qu'ils essayaient de penser.
Foucault expliquait dans La volonté de savoir
que le pouvoir atteignait sa pleine efficience de contrôle non tant
sous le régime de l'oppression que sous l'injonction permanente à se
constituer en sujet, à se définir, à se problématiser, à se classer, à
s'identifier, notamment en passant par la "problématisation" de la
sexualité. La scientia sexualis, et sa capacité à enjoindre les
individus à se comprendre et à se définir par le sexe, débarrassé de
toute opacité privée.
Et
Foucault de décrire cette immense prolifération et prolixité d'énoncés
que la modernité n'a cessé d'organiser autour du sexe. Deleuze,
pareillement, soupire en disant: on pensait qu'on en avait terminé avec
les vieux problèmes de l'identité, "moi en tant que ceci, cela". On
avait développé des outils pour penser le devenir, ce qui ne laisse pas
assigner, lister, épingler, etc.
"Partout ont été aménagées des incitations à parler, partout des
dispositifs à entendre et à enregistrer, partout des procédures pour
observer, interroger et formuler. On débusque [le sexe] et on le
contraint à une existence discursive. De l'impératif singulier qui
impose à chacun de faire de sa sexualité un discours permanent,
jusqu'aux mécanismes multiples qui, dans l'ordre de l'économie, de la
pédagogie, de la médecine, de la justice, incitent, extraient,
aménagent, institutionnalisent le discours du sexe, c'est une immense
prolixité que notre civilisation a requise et organisée (La Volonté de savoir, p. 45)
[...] Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlent de liberté toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent la formidable injonction d'avoir à dire ce qu'on est, ce qu'on a fait, ce dont on se souvient et ce qu'on a oublié, ce qu'on cache et ce qui se cache, ce à quoi on ne pense pas et ce qu'on pense ne pas penser. Immense ouvrage auquel l'Occident a plié des générations pour produire - pendant que d'autres formes de Travail assuraient l'accumulation du capital - l'assujettissement des hommes; je veux dire leur constitution comme "sujets" aux deux sens du mot. (p. 81)
Mais voilà qu'une génération entière (non, pas entière: une moitié de cette dernière, constituée surtout de petit.e.s bourgeois.es et de fil.le.s de prof ayant bcp de loisir pour s'introspecter, faire des listes, des procès publics et du canceling sur twitter & twitch, se définit en s'opposant, comme dirait Hegel, à l'autre moitié identifiée comme raciste, psychophobe et transphobe, laquelle en retour s'est persuadée que la "french théorie" est une maladie mentale) s'applique
précisément à proposer tout l'inverse. Sous le concept d'une fluidité
qui se raidit en catégorie elle-même, en identité assignée et
assignable, on est saisi par une ivresse de classements et de
définitions qui feraient passer Borges lu par Foucault pour un
fonctionnaire sans imagination:
[...] une « certaine
encyclopédie chinoise » où il est écrit que les animaux se divisent en
: a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons
de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans
la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j)
innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau,
1) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin
semblent des mouches » (Les Mots et les choses, préface).
Il
ne s'agit nullement de laisser se déployer des devenirs, des
indéterminations, il ne s'agit en rien d'échapper au quadrillage et au
codage. On assiste au contraire à l'extraordinaire retour par
la grande porte de l'identité chassée par la fenêtre, et à la démonstration étonnante que la
quantification absurde à vaincu par K.O. l'expérience vécue de la durée bergsonienne. De l'absurdité de la volonté de saisir ou
d'identifier le devenir, qui est intensité, durée vivante, ligne de
fuite, en l'arrêtant à n'importe quel point de son parcours. Comme si
l'espace entre Achille et la Tortue n'était fait que de points, une
succession de points pouvant chacun être désignés, arrêtés, définis,
identifiés et qualifier une identité a, une identité b, d'une identité
c, etc. Il faut pouvoir en rire. Le rire ne naît-il pas, entre autres, du spectacle de la mécanique plaquée sur du vivant?
Et en effet, les
paradoxes de Zénon d'Elée se voient enfin donner une chance dans le
réel, grâce à une hyper-zélée volonté d'identifier et de classer, comme
on épinglerait des papillons sur un tableau, tous les segments
possibles par lesquels on pourrait arrêter le mouvement du devenir, du
désir pensé par Deleuze, en une liste tentaculaire d'identités, enclines à une micro-physique suffocante que Foucault décrivait comme une
caractéristique éminente du fonctionnement du pouvoir.
Épousant
la logique atomistique, anomiste, flexibilisante et dividualisante du
régime de l'entreprise et de la logique du Marché, avec une congruence
dont il faudrait analyser en profondeur à quel point elle en constitue
le rephasage sur le plan conceptuel, ou plus modestement, idéologique. C'est à un véritable découpage de soi en tranches de mortadelle que
l'individu est invité, sur l'autel d'une nouvelle "problématisation de
Soi".
Invité
à s'attribuer un "genre" en s'identifiant, sur une liste en expansion,
à une des innombrables catégories-essences-prédicats censées faire honneur à toutes les singularités présentes et à venir, imaginées et imaginables, appelées chacune à se subdiviser en
un nombre potentiellement infini de sous-catégories elles-mêmes
tronçonnables en de nouvelles identités toujours plus atypiques,
anomiques ou orphelines.
Triomphe du psychologisme individualiste, réduction du champ politique au ressentisme personnel, sous le nom dérobé d'une "gauche" qui n'en est pas une, d'une "gauche" qui remplacerait l'analyse politique de l'exploitation par le libre marché des identifications personnelles et privatives, d'une gauche qui annule, sublime, escamote la domination réelle par une police nominaliste des singularités internalisées et sectorisées. Écriture inclusive: j'inclus, j'enclos dans le régime des signes et des ponctèmes toutes les exclusions possibles en prétendant - parachèvement de l'idéalisme abstrait en même temps que renaissance inespérée du cratylisme magique - que le mot en tant que forme pure fait apparaitre la chose, que la supertructure idéelle détermine l'infrastructure matérielle. Programmation neuro-linguistique et développement personnel, les deux indéfectibles mamelles de l'idéologie de marché, plus modestement de la psychologie du commerce, comme modèle de la pensée, nécessairement privée, segmentante et surtout pas universaliste. L'universalité étant reléguée au rayon des mensonges idéologiques de la négation, voire du génocide, de toute singularité.
Homme-licorne non binaire asexuel, demi-boy bispirituel antispéciste allié des louves et des lemmings, cis-hermaphrodite pangender à boosters sursoniques, aromantique fluide à crémaillère rotative, non-binaire mais avec binious, abrosexuel cis-agenré avec TDI structurés en môles pour organiser des colloques intra-psychiques divergents en rotation alternée. Ainsi la plasticité d'Achille ne lui permettra
pas de rejoindre le peu d'avance qu'a pris sur lui la tortue Entreprise,
car il faudra d'abord parcourir la moitié du chemin qui l'en sépare,
puis la moitié de cette moitié, et se dividuer à l'infini.
Je ne critique pas ici la notion de fluidité, qui est
un autre nom du devenir que Deleuze essaie de penser. Tout au contraire,
je critique deux choses qui procèdent selon moi d'un même contresens massif: a. faire du devenir, de la fluidité, une catégorie
elle-même, identifiée et classée dans le catalogue des identités
trouvables au marché de L'identité-qui-me-définit; b. la segmentation
de cette fluidité - qui n'est pas une identité, qui ne fait pas
"identité" - en d'innombrables identités, qui sont des essences, et qui
sont précisément l'annulation de toute fluidité, de tout devenir, saisis
et retournés en identités.
Ainsi
se codifient dans
de nouveaux bréviaires, de nouvelles grilles catéchistiques, les nouvelles règles de la
subjectivation. Des règles encore plus strictes, sévères et harcelantes
que les règles du passé: l'identité nouvelle est déclarée, manifeste et
manifestée, et même réclame d'être nommée,
comme ce qui me définit: je suis ainsi, je m'identifie, comparais, ici et
maintenant, sous le terme de
ceci, voici mes noms, prénoms, grade, assignation, race, classe, poids et qualité,
c'est moi, cela me définit, je suis tout-moi, moi-tout, la somme des
compétences et des performations qui me définissent; je suis,
voyez-vous, un curriculum ambulant, aussi transparent qu'une radiographie, un stéréotype sociologique, un personnage de marvel, d'ores et déjà disponible sous la
loi de quelque Marché dans lequel il vous plaira de m'employer
infiniment et sans reste, bien que je sois farouchement opposé au capitalisme.
Car
je peux flexer autant qu'il vous plaira. Mon identité est précaire, elle est avant tout déclarative et performative. Je peux ainsi devenir tout à fait
autre, du jour au lendemain, avec une radicalité à la hauteur de
l'absolue flexibilité du marché-monde qui attend de moi non pas que je
sois une Unité issue d'un vieux monde, tendant à l'inertie et attaché à
une vieille conception de la temporalité vécue comme projet in-dividuel
continu, mais que je sois apte à me segmenter prestement en de multiples
dividus successifs, en fonction des aléas d'une existence post-moderne,
tellement aventureuse et soumise, bien entendu, aux accidents de "parKours" de toutes
sortes qui testeront ma résilience.
"Je
au présent est un futur autre" est ma nouvelle norme. Je sors en
permanence de ma zone de confort, et sachez qu'en moi ne subsiste plus,
j'y travaille ou
j'y ai suffisamment travaillé, aucune indéfinition, rien qui, sous la
langue qui me situe, serait encore innommable, insu, inqualifiable ou non
répertorié, une
béance quelconque où pourrait se glisser une hideuse mélancolie; et je
vous prie de noter les termes qui me qualifient pour l'heure, d'en
usiter
correctement, adéquatement et promptement, si à moi vous comptez vous
adresser. Sans quoi je sentirai poindre en moi un malaise, une insécurité, le ressenti
d'une oppression, d'un trauma, minimalement micro, résultant de votre
phobie de ce que je suis: car manifestement vous êtes phobique, de mon
identité, de mon identité qui est ma différence, ma différence à moi
qui fait de moi un être atypique, pô commun, qui vous échappe, qui se soustrait à votre fascisme quotidien de normie trop chiant, qui se décolonise de tous les diagnostics imposés par la science médicale blanche oppressive, sans parler de tout ce qui me
singularise encore et donne les termes précis définissant l'identité de
ma différence: neuro-divergent, neuro-atypique, avec des troubles
tellement orphelins mais si précis que la seule possibilité pour vous
d'en douter est la manifestation de votre psychophobie, de votre
validisme, de votre normativisme, de votre classisme.
"[Deleuze, Dialogues]
Il y a tout un système social que l'on pourrait appeler système mur
blanc - trou noir. Nous sommes toujours épinglés sur le mur des
significations dominantes, nous sommes toujours enfoncés dans le trou de
notre subjectivité, le trou noir de notre Moi qui nous est cher plus
que tout. Mur où s'inscrivent toutes les déterminations objectives qui
nous fixent, nous quadrillent, nous identifient et nous font
reconnaître; trou où nous logeons, avec notre conscience, nos
sentiments, nos passions, nos petits secrets trop connus, notre envie de
les faire connaître (p. 57) [...] "Sur les lignes de fuite, il ne peut
plus y avoir qu'une chose, l'expérimentation-vie. On ne sait jamais
d'avance, parce qu'on n'a pas plus d'avenir que de passé. [...] "Moi,
voilà comme je suis", c'est fini tout ça (p. 59). [...] Ne pas "faire le
point": plutôt tracer les lignes [...] Il n'y a pas un terme dont on
part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus
deux termes qui s'échangent. La question, "qu'est-ce que tu deviens?"
est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un devient, ce
qu'il devient change autant que lui-même. (p. 8)"
Mais
laissons là provisoirement l'examen de cette situation fascinante, où l'émancipation
personnelle se mue en la plus efficace machine de flicage de soi et de tous par tous, un formidable traqueur-inspecteur-détecteur panoptique de crime-pensées, même les plus inavouablement microscopiques et produisant une aliénation privée sans remède. La cure étant devenue le poison, il s'agit de surveiller l'autre, et surtout de ne pas oublier de le punir. Nous y reviendrons une autre fois, pour de nouvelles agapes pas piquées
des hannetons, je peux vous l'assurer, comme disait Séraphin Lampion. J'ai de multiple portraits en médaillon en préparation, fruits d'une immersion sans précédent de sézigue dans ces nouvelles aires parasociales.
Ce
qui est désormais en situation d'être oublié, pour en revenir aux
moutons et aux bergers heideggériens, c'est l'oubli lui-même, la
possibilité que quelque chose ait été oublié, qui se dérobe à la
cartographie, à la scanographie du monde et du moi comme surfaces
maitrisables, contrôlables et administrées. Pour Heidegger, la question
de l'être comme rien d'étant, échappant à sa réduction à ce qui
est, un étant suprême, une substance-sujet (dieu, l'homme ou la nature)
est la question qui demeure sans réponse, et que donc il faudrait
retrouver, ensevelie sous la métaphysique substantialiste et
essentialiste qui va de l'onto-théologie à l'administration technique du
monde en passant par l'avènement de la subjectivité.
Cette
question, pour faire court mais déjà je suis bien trop long, ne peut se
poser que sur le fond de son oubli constitutif. Je veux dire que
l'oubli de l'être est constitutif de la question de l'être. Il faut se
souvenir non du contenu de ce qui a été oublié, mais qu'il y a de
l'oubli, de l'oublié, là est l'important. Si bien que la question de
l'être chez Heidegger se confond d'une certaine manière avec la question
de l'oubli lui-même.
Il
s'agit de se remémorer un oubli qui ne peut être levé et qui ne sera
pas levé, il s'agit de revenir à une question fondamentale (dont découle
la substantivation dans la pensée, qu'elle soit théologique ou
scientifique), mais en se rappelant qu'elle reste sans réponse. Car aussitôt
posée, cette question "sans fond" (sur lequel buter: quelque chose, un
étant suprême) est remplacée dans la pensée par sa réponse, s'y
substituant aussitôt comme la plus éminente dans l'ordre du pensable:
l'être en tant que substantif.
C'est
pourquoi la question de l'être, aussitôt posée, aussitôt entendue, demanderait à ce que soit biffé, raturé, le mot "être", déjà lourd de sa
substantivation, de sa réduction dans l'entente (qui est aussi
entendement) à l'essence (de "ce qui est"). C'est pourquoi encore, poser
cette question, c'est se souvenir de son oubli, se souvenir que quelque
chose - qui n'est pas une chose - a été oublié dès qu'on parle de
quelque chose, dès qu'on pense à quelque chose. Dès lors qu'on se
demande, comme le font tous les enfants, "c'est quoi, quelque chose?",
"ça veut dire quoi, une chose?", surgit dans la pensée le souvenir, la
trace, d'une biffure, d'un effacement, d'un oubli au cœur de la
question, et à quoi il est impossible de répondre.
Oublier
que la question a été oubliée, ne plus être en mesure de se poser cette
question, désormais entendue comme nulle, dépourvue de sens, ne plus
être en mesure de se souvenir que quelque chose de préoccupant (dont
l'oubli est préoccupant) persiste derrière toutes les occupations qui
circonscrivent l'existence à une fonction administrée, c'est précisément
cela, le destin de la pensée, pour Heidegger. Ce destin n'est autre que
ce qu'il nomme l'arraisonnement du monde, soit le triomphe de la
technique, la transformation de la pensée du monde en pensée technique
du monde, en monde administré.
Or,
de ce que Heidegger - triste et sombre affaire - fut nazi, il faut
nécessairement montrer aujourd'hui que cet effort de requestionner l'être comme ce rien-d'étant oublié derrière l'arraisonnement du monde, n'est rien
d'autre que la pensée nazie elle-même, mieux, une pensée qui aurait
éclairé, guidé le nazisme. Il faut montrer que lorsque Heidegger écrit
"Etre", il faut entendre "le Führer". Il faut comprendre qu'un livre
comme Etre et temps, outre qu'il se résume à ânonner des phrases
abconses dans un jargon fumeux et mystifiant, ne serait rien d'autre
qu'une paraphrase cryptée, au morphème près, de Mein Kampf, le livre de
chevet de Heidegger, son viatique, sa bible. Ah, l'effort infatigable de
Heidegger pour introduire le nazisme dans la pensée, c'est quelque chose. Et ça n'a jamais cessé, longtemps après la
défaite de l'Allemagne nazie. ça dit à quel
point Heidegger était nazi, ontologiquement nazi, bien plus profondément
et doctrinalement que tous les autres nazis n'auraient pu l'être. Plus
que Hitler lui-même, si ça se trouve, car Heidegger, c'est la
possibilité même de la pensée en tant que nazie, indépendamment de l'existence conjoncturelle d'un type qui s'appelait Hitler.
En
somme, il faut oublier, une fois pour toutes, ce Heidegger qui a
plongé dans l'obscurité une génération de philosophes abusés par sa rhétorique nazie
fourbe.
Fallait-il qu'il fussent naïfs et bêtes, aussi, pour se laisser ainsi rouler dans la farine. Ce qui en dit long, en passant, sur le peu de confiance qu'il faut accorder à toutes ces grosses-têtes hors-sol travaillant du chapeau, soit aveugles, soit agies par un déni de grande ampleur. C'est que voyez-vous, Sartre n'y avait rien compris, trop occupé à boire des coups avec l'occupant, pendant qu'il rédigeait ses propres trucs illisibles dont il faut aussi dénoncer l'imposture; Hannah Arendt, nazie elle-aussi, car bien que sotte comme toutes les femmes, à s'amouracher ainsi d'un fonctionnaire du troisième Reich en raison de sa petite moustache bien taillée, il fallait que la pensée nazie trouve dans son cerveau influençable un terreau fertile. Derrida a beau noyer le poisson en disant qu'il faut déconstruire Heidegger en allant plus loin dans la direction que lui-même indiquait, il ne saurait faire oublier ses propres graphopathies imbitables, encore une imposture crânement repérée par Sokal et Bricmont, des scientifiques aux épaules solides, qui ne se laissent pas abuser par les volutes fumeuses d'une métaphysique qu'il n'ont jamais étudiée. (Pauvre Jacques Derrida. Il faudra bien aussi en parler, de la transformation de son concept de déconstruction en un sinistre biglotron qui là encore en est l'exact contraire).
Qui encore? Maurice Blanchot fut antisémite et collabo, si bien qu'il eût au moins raison sur un point: ne plus jamais oser montrer sa tronche. Alexandre Kojève, ce nabot stalinien qui espionnait pour le double compte du KGB et de la CIA, qu'espérez-vous en tirer? L'escroquerie intellectuelle et financière du gourou-charlatan Lacan n'est plus à démontrer. Ludwig Binswanger, ce pauvre psychiatre suisse prétendûment neutre, a dû recevoir un coup de soleil en visitant le mont Cervin le jour où germa dans son esprit flaccide l'idée ubuesque d'une "analyse existentielle". Foucault? Mais la CIA l'adorait! Marcuse? Il était sous LSD toute la sainte journée! Il faudrait en citer bien d'autres encore, des poètes roumains, des cinéastes sérésiens, mais le cas le plus désolant est sans doute le pauvre Emmanuel Lévinas. Le brave homme, certainement gâteux prématurément comme jaja, déclarait dans Ethique et infini (pp 33-41, édition Fayard 1982) que "bien que Heidegger ne se soit jamais disculpé à ses yeux de sa participation au national-socialisme", Etre et temps lui apparaissait encore comme un des 5 plus beaux livres de l'histoire de la philosophie (avec le Phèdre de Platon, La Critique de la raison pure de Kant, La Phénoménologie de l'esprit de Hegel et l'Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson).
De toute façon, foin de ces auteurs désormais jurassiens, perdus dans des idéalités abstruses. Nous pouvons sans remords troquer cet onanisme intellectuel honteux pour des approches bien plus saines, empiriques donc vérifiables ou falsifiables, pragmatiques car tenues par des chercheurs bien ancrés dans le Réel et ne marchant point sur leur tête. Les neuro-sciences, la psychologie évolutionnaire, le néo-darwinisme socio-génétique, voilà des disciplines qui nous immunisent contre toute tentation nazie, qui fournissent des réponses - qui marchent, en plus -, nous délivrant des illusions de la métaphysique qui nous ont mené tout droit aux camps.
Bref il faut libérer la philosophie contemporaine du nazisme qui gît
en elle, retirer les livres de Heidegger de toutes les bibliothèques et
interdire l'enseignement (?) de sa pensée dans toutes les universités. En somme,
il faut brûler Heidegger pour en finir avec le nazisme, la pensée nazie.
N'est-ce pas, monsieur Cespedès? Emmanuel Faye vous a tout expliqué,
tout est lisible, consultable, repérable, dans les Cahiers noirs, sortis
de la forêt noire dans la nuit noire et obscure comme le chantaient les
inconnus.
Et
s'il se trouve un homme malhonnête, monsieur Cespedès, un Chapoutot pour soutenir
qu'est nazi en son histoire comme en son essence le management, qui
voit en l'homme une "ressource" comme un combustible ou une
machine-outil, il faut dire, écrire, hurler partout que cet homme-là est
un nazi. Se poser la question de l'origine nazie de la non-pensée
managériale, pensée administrante et calculante, qui n'est rien d'autre
que l'aboutissement ou la maximalisation de cet oubli de la question de
l'être que Heidegger essaie de penser sous la forme de l'administration
technique du Monde, eh bien c'est très suspect. C'est comparer le régime
de l'entreprise à un camp de concentration, c'est assimiler des hommes
riches mais respectables, parce qu'ils nourrissent des millions de
personnes, à des nazis.
Cette
analogie, que dis-je cette assimilation tendancieusement
crypto-marxiste et crypto-heideggérienne, est immonde, scandaleuse,
négationniste. Car elle nie la spécificité historique du nazisme, situé
précisément dans le temps et l'espace, et quiconque prétendrait, comme
un Godard, qu'on avait cru au sortir de la guerre qu'on sortait du
nazisme alors qu'on y entrait seulement, est un négationniste doublé
d'un antisémite.
Moi, je soutiens, monsieur Cespedès, que la pensée
managériale non seulement n'est pas nazie, mais encore est appelée à
fonder un monde nouveau, d'amour, d'inclusivité et de bienveillance, et
cette ère, je la baptise solennellement, devant vous, sans ciller:
L'intelligence connective. ça commence aujourd'hui, et sur tik-tok.