jeudi 18 août 2022

L'oubli et la question chez Heidegger (suite).

 

Je reviens sur ce thème abordé dans le texte précédent: à savoir que reposer la question de l'être est inséparable de la tâche de comprendre les raisons pour lesquelles cette question est tombée dans l'oubli. Et comprendre les raisons de cet oubli, c'est comprendre que la question de l'être est inséparable de cet oubli. Puisque bien sûr c'est une question difficile, toute occasion de se répéter, en variant le mode d'exposition, est une occasion bienvenue de clarification.

1.

Il y a oubli de la question de l'être pour Heidegger quasi dès l'origine de la métaphysique. Pourquoi? Pourquoi, aussitôt qu'est pensée - par les pré-socratiques selon lui -, la notion d'Etre comme le fond ou l'horizon de la notion d'étant (cad "ce qui est"), autrement dit l'être comme condition de possibilité pour que l'on puisse parler d'étant, pourquoi, donc, cette pensée est-elle déjà, quasi-originairement, menacée d'un oubli de la différence ontico-ontologique, cad de la différence entre "être" et "étant" - de telle sorte que lorsqu'il sera question de 'l'être", on entendra par être "ce qui est " le plus, ou le mieux, un principe, une substance, un étant suprême: l'eau, le feu, l'atome, la phusis, etc?

Si Heidegger insiste sur l'oubli de la question de l'être, qui donc est l'oubli de la différence entre l'être (comme ce qui n'est pas l'étant) et l'étant (comme "ce qui est"), c'est parce que cet oubli est inséparable de la difficulté même de penser l'être en tant qu'être. 

Heidegger pense que l'histoire de la métaphysique (occidentale) n'est rien d'autre que l'histoire de l'oubli de l'être, l'histoire de la réduction progressive du plan ontologique au plan ontique. Cette histoire suivrait diverses étapes, que l'on peut pour lui repérer et analyser: la substantialisation de l'être (l'être comme substance-principe), puis l'identification de la substance au sujet (celui qui pense - c'est le moment de l'égo-cogito cartésien), jusqu'à l'ultime réduction de la question de l'être à la Vorhandenheit technique, cad l'être réduit à la présence disponible et permanente de ce qui est sous la main (Vor-Hand), maitrisable. Règne advenu de l'utilitarisme, de la pensée-outil.

Les différentes étapes de l'oubli de l'être ont donc en commun la réduction de l'ontologique à l'ontique, la réduction du champ du pensable à un étant privilégié, comprenons par-là quelque chose qui serait L'Etant de tous les étants, L'Etant qui totalise ou rassemble tous les Etants, un Etant suprême à partir duquel l'étant en général ou dans sa totalité peut être pensé. 

C'est pourquoi Heidegger aime à définir l'histoire de la métaphysique, cette histoire de l'oubli progresssif de la question de l'être, comme l'histoire de l'onto-théologie de la substance. 

L'onto-théologie, c'est la substitution, à la question de l'être, de la question de l'étant suprême à partir duquel tous les étants peuvent être compris ou pensés. La théologie ou la science (du moins comme modalité technique ou instrumentale de la pensée) procèdent pour lui de la même réduction de l'ontologique à l'ontique: c'est toujours le même oubli de la question de l'être qui est à l’œuvre. Car dans un cas comme dans l'autre, le maximum de ce qui peut être pensé, le plus originaire, comprenons par-là le point en deçà duquel il n'est pas possible de penser, en tout cas si on oublie l'oubli lui-même, c'est encore et toujours de l'étant, une essence, "quelque chose" qui est toujours-déjà constitué par la pensée ontique, cette pensée dont l'horizon est l'appropriation outilitaire.

 

2.

Il importe donc que nous nous penchions ici sur les raisons de cet l'oubli de la question. Je dis plus haut qu'il est quasi-originaire. C'est que pour Heidegger, le sens de l'Etre, aussitôt dévoilé,  aussitôt se voile. Pourquoi? Parce que, dirais-je, c'est une irrépressible tendance de la pensée (c'est dans l'ordre de la pensée ou le destin même de la pensée) de penser, d'entendre (avec l'oreille comme avec l'entendement) Etant quand elle pense Etre. Quand on pense "être", on pense aussitôt "un être", un substantif, une sub-stance: quelque chose qui se tient derrière,  qui sub-siste, se conserve, égal à lui-même - autrement dit une Essence -, et qui sous-tient le monde perçu et compris comme un horizon d'étants.

 Lévinas, qui toute sa vie a essayé de penser contre l'ontologie de Heidegger (comprise à tort ou à raison comme encore de l'ordre de la substance elle-même, et proposant de penser "autrement qu'être, ou au-delà de l'essence"), lui reconnait au moins cela, d'avoir réveillé nos oreilles à la "verbalité" de l'être, sa dé-substantivation.

 

3.

La question de l'être est oubliée. Il est dans l'ordre même de la métaphysique, qui est métaphysique de la substance depuis au moins Platon, que cette question de l'être soit oubliée. Soit

Comment réveiller cette question?

Déjà, et c'est le thème central de mon texte précédent, en se rappelant qu'elle a été oubliée.

Mais il ne suffit pas de se rappeler que la question a été oubliée, a sombré dans l'oubli. 

Penser, c'est penser les conditions de cet oubli, c'est analyser et comprendre pourquoi la question de l'être sans cesse s'oublie, aussi bien dans le langage (le langage usuel comme celui de la métaphysique) que dans la quotidienneté de nos occupations, le sens commun, la pensée du "on". Bien qu'elle fasse retour par le souci, la pré-occupation, l'ennui, l'angoisse, cad tout affect d'existence où l'appropriation instrumentale de la pensée-outil, par laquelle le monde s'offre à nous comme un horizon d'étants, présent, nivelé, fermé, cousu, est suspendue, neutralisée, mise entre parenthèses au sens de l'épochè phénoménologique.

Penser, a minima - mais c'est un minima exigeant - c'est se souvenir que quelque chose, qui n'est pas une chose, autrement dit un rien d'étant, a été oublié, est oublié, constamment, dans le déroulement de l'existence réduite au train-train utilitaire d'un monde affairé. Petite incise en passant: il faut qu'il y ait au moins un monde affairé pour que s'y déploie un monde des affaires, et ultimement, un monde managé (ce qui me permet de boucler ma boucle). Se souvenir qu'il y a là un vide, une béance, à tout le moins une inadéquation, sources d'un souci sur lequel il convient de s'attarder. 

 

4.

Se souvenir de l'Oublié (je reprends cette formule de JF Lyotard, à de nombreuses reprises, dans d'autres textes de ce blog) ce n'est pas simplement l'activité somme toute banale de la pensée qui fait réapparaître à la conscience la présence d'un objet quelconque, ce n'est pas me souvenir de là où j'avais laissé mes clefs, ce n'est pas "restituer" quelque chose qui est "caché". 

C'est se souvenir, déjà par le souci, la préoccupation ratiocinante, tout ce qu'on voudra, qu'il y a quelque chose qui se dérobe au déroulé de l'existence assimilée à un présent "où on s'occupe". C'est en tout cas un des angles analytiques de l'ouvrage Etre et temps pour réouvrir la question. C'est découvrir un trou dans une plénitude, une positivité nivelée, et contempler ce trou sans chercher à le combler aussitôt. C'est se souvenir que ce qui est oublié ne revient pas simplement à la conscience, à la mémoire, mais reste raturé, biffé, ne passe pas purement et simplement de "la chose" à  "l'étant", de "l'étant" à "l'être", et de "l'être" à "rien d'étant".

Aussi dis-je, la question de l'être est inséparable de son oubli, au point que cet oubli soit constitutif de la question de l'être elle-même. La tâche de la pensée, la tâche du  Dasein, de l'étant jeté dans le monde pour qui il y va de son être même (autrement dit l'homme), c'est donc se souvenir, quand il cherche à penser, d'un Oublié inoubliable (Lyotard) qui ne revient pas à la pure présence, car c'est dans le voilement de cet Oublié que surgit la question de l'être. 

C'est aussi pourquoi Heidegger proposait, à un moment, de raturer graphiquement le mot être en l'écrivant, pour souligner à quel point penser l'être c'est penser le double événement indissociable de son apparition et de son retrait.

 

5.

Pourquoi j'invoque aussi bien Deleuze et Foucault que Heidegger?

Bien que la pensée deleuzienne du devenir ne soit en rien heideggerienne puisqu'elle n'entend pas avoir affaire avec de l'ontologie, même une "ontologie" déconstruite, comme c'est le cas chez Heidegger (il est évident que l'ontologie heideggerienne se pense comme une critique de l'ontologie substantialiste-essentialiste de la tradition, tout comme ZS est une critique de l'ipséité ou identité du "sujet"), j'ai mis délibérément en relation (sans ici chercher à opérer je ne sais quelle synthèse qui n'a pas lieu d'être entre Deleuze et Heidegger), la critique par Deleuze de la catégorie de l'Identité - et de la présence - avec la critique par Heidegger de la présence - et de la réduction de l'être à son appropriation substantialiste par la technique. 

En parallèle, je mets en rapport la critique deleuzienne de la communication et du contrôle avec la critique heideggerienne de la mise en présence d'un monde administré par la pensée de la technique. Le lien qui donne selon moi sa pertinence à cette mise en relation de Heidegger et de Deleuze étant bien entendu Foucault, dont l'analyse du pouvoir en tant que "volonté de savoir", mise en présence et constitution du sujet, a une assise nettement heideggerienne (déjà sensible dans L'Histoire de la folie, l'idée du "grand renfermement" entrant en résonance avec l'histoire de l'être comme histoire de son oubli dans l'arraisonnement du monde, sans parler de l'ego cogito du sujet cartésien, responsable de l'un comme de l'autre).


mardi 16 août 2022

Naitre dans le désert, flexibilité, Deleuze, Heidegger, Foucault, pensée managériale et Cespedès (suite)

 

 

Le désert croît, à partir des années 80, disais-je dans le texte précédent, et il est patent - prouvez moi le contraire - que nous errons toujours plus dans cette annulation massive de tout ce qu'il est digne de questionner, de désirer, aimer et penser. Laissez-moi bien vous dire qu'en regard des années 2020, les années 80s sont le paradis perdu de Milton, une sorte de safe-space déréalisant où se réfugient les geeks qui sont nés pendant ou juste après Star wars.

N'est-ce point curieux, en effet, ce règne exponentiel et aux applications quasi-infinies, de la pensée opératoire, efficiente et calculante? 

Faut-il s'étonner que le maximum de ce que l'on peut aujourd'hui désirer et imaginer, le plus ambitieux, le plus vertigineux, le plus digne et le plus éminent de ce qu'il est possible de penser et de questionner, c'est "quelque chose" qui est déjà-là, présent, devant nous, sous nos yeux et à portée de main, disponible pour que nous nous en saisissions; un objet, une manière d'être, une façon de penser, de faire, un ensemble de définitions, et notamment une définition de soi, du monde, qui sont potentiellement et nécessairement déjà portées à la présence, sans opacité ni oubli; une identité, une adéquation, une présence à soi prête à l'emploi?

 Il ne reste plus qu'à choisir dans le catalogue, en cochant la bonne case: moi en tant que, ça c'est moi, ce qui me définit, vraiment, comment je m'identifie, ce que je suis, qui je suis, dans la tautologie enfin advenue et sans reste de Moi = Moi. N'est-il pas frappant, et plus que frappant, assommant comme une lourde masse sortie d'un abattoir de Chicago, que désormais le sommet du pensable et du questionnable est non pas ce qui tend à l'opacité, reflue vers un fond qui se révèle abyssal car lui-même sans fond, nous rappelle à une étrangeté inquiétante, insinuant de l'écart, du vide et de l'angoisse, mais au contraire nous commande de les conjurer, d'en développer la phobie, pour nous ramener à la présence, à l'absolue transparence sans dualité d'un fondement clair et distinct, où tout s'explique, se joint et se rejoint, enfin.

 " [...] Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. " (Pourparlers, p. 177)

Il y aurait beaucoup à dire sur cet étrange renversement de la pensée où tout ce qui avait été conquis par un Deleuze ou un Foucault a été ces dernières années repris pour produire des mots d'ordre disant l'exact contraire de ce qu'ils essayaient de penser.

Foucault expliquait dans La volonté de savoir que le pouvoir atteignait sa pleine efficience de contrôle non tant sous le régime de l'oppression que sous l'injonction permanente à se constituer en sujet, à se définir, à se problématiser, à se classer, à s'identifier, notamment en passant par la "problématisation" de la sexualité. La scientia sexualis, et sa capacité à enjoindre les individus à se comprendre et à se définir par le sexe, débarrassé de toute opacité privée.

Et Foucault de décrire cette immense prolifération et prolixité d'énoncés que la modernité n'a cessé d'organiser autour du sexe. Deleuze, pareillement, soupire en disant: on pensait qu'on en avait terminé avec les vieux problèmes de l'identité, "moi en tant que ceci, cela". On avait développé des outils pour penser le devenir, ce qui ne laisse pas assigner, lister, épingler, etc.

"Partout ont été aménagées des incitations à parler, partout des dispositifs à entendre et à enregistrer, partout des procédures pour observer, interroger et formuler. On débusque [le sexe] et on le contraint à une existence discursive. De l'impératif singulier qui impose à chacun de faire de sa sexualité un discours permanent, jusqu'aux mécanismes multiples qui, dans l'ordre de l'économie, de la pédagogie, de la médecine, de la justice, incitent, extraient, aménagent, institutionnalisent le discours du sexe, c'est une immense prolixité que notre civilisation a requise et organisée (La Volonté de savoir, p. 45)

[...] Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlent de liberté toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent la formidable injonction d'avoir à dire ce qu'on est, ce qu'on a fait, ce dont on se souvient et ce qu'on a oublié, ce qu'on cache et ce qui se cache, ce à quoi on ne pense pas et ce qu'on pense ne pas penser. Immense ouvrage auquel l'Occident a plié des générations pour produire - pendant que d'autres formes de Travail assuraient l'accumulation du capital - l'assujettissement des hommes; je veux dire leur constitution comme "sujets" aux deux sens du mot. (p. 81) 


Mais voilà qu'une génération entière (non, pas entière: une moitié de cette dernière, constituée surtout de petit.e.s bourgeois.es et de fil.le.s de prof ayant bcp de loisir pour s'introspecter, faire des listes, des procès publics et du canceling sur twitter & twitch, se définit en s'opposant, comme dirait Hegel, à l'autre moitié identifiée comme raciste, psychophobe et transphobe, laquelle en retour s'est persuadée que la "french théorie" est une maladie mentale) s'applique précisément à proposer tout l'inverse. Sous le concept d'une fluidité qui se raidit en catégorie elle-même, en identité assignée et assignable, on est saisi par une ivresse de classements et de définitions qui feraient passer Borges lu par Foucault pour un fonctionnaire sans imagination:

[...] une « certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, 1) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches » (Les Mots et les choses, préface).

Il ne s'agit nullement de laisser se déployer des devenirs, des indéterminations, il ne s'agit en rien d'échapper au quadrillage et au codage. On assiste au contraire à l'extraordinaire retour par la grande porte de l'identité chassée par la fenêtre, et à la démonstration étonnante que la quantification absurde à vaincu par K.O. l'expérience vécue de la durée bergsonienne. De l'absurdité de la volonté de saisir ou d'identifier le devenir, qui est intensité, durée vivante, ligne de fuite, en l'arrêtant à n'importe quel point de son parcours. Comme si l'espace entre Achille et la Tortue n'était fait que de points, une succession de points pouvant chacun être désignés, arrêtés, définis, identifiés et qualifier une identité a, une identité b, d'une identité c, etc. Il faut pouvoir en rire. Le rire ne naît-il pas, entre autres, du spectacle de la mécanique plaquée sur du vivant?

Et en effet, les paradoxes de Zénon d'Elée se voient enfin donner une chance dans le réel, grâce à une  hyper-zélée volonté d'identifier et de classer, comme on épinglerait des papillons sur un tableau, tous les segments possibles par lesquels on pourrait arrêter le mouvement du devenir, du désir pensé par Deleuze,  en une liste tentaculaire d'identités, enclines à une micro-physique suffocante que Foucault décrivait comme une caractéristique éminente du fonctionnement du pouvoir. 

Épousant la logique atomistique, anomiste, flexibilisante et dividualisante du régime de l'entreprise et de la logique du Marché, avec une congruence dont il faudrait analyser en profondeur à quel point elle en constitue le rephasage sur le plan conceptuel, ou plus modestement, idéologique. C'est à un véritable découpage de soi en tranches de mortadelle que l'individu est invité, sur l'autel d'une nouvelle "problématisation de Soi".

Invité à s'attribuer un "genre" en  s'identifiant, sur une liste en expansion, à une des innombrables catégories-essences-prédicats censées faire honneur à toutes les singularités présentes et à venir, imaginées et imaginables, appelées chacune à se subdiviser en un nombre potentiellement infini de sous-catégories elles-mêmes tronçonnables en de nouvelles identités toujours plus atypiques, anomiques ou orphelines.

Triomphe du psychologisme individualiste, réduction du champ politique au ressentisme personnel, sous le nom dérobé d'une "gauche" qui n'en est pas une, d'une "gauche" qui remplacerait l'analyse politique de l'exploitation par le libre marché des identifications personnelles et privatives, d'une gauche qui annule, sublime, escamote la domination réelle par une police nominaliste des singularités internalisées et sectorisées. Écriture inclusive: j'inclus, j'enclos dans le régime des signes et des ponctèmes toutes les exclusions possibles en prétendant - parachèvement de l'idéalisme abstrait en même temps que renaissance inespérée du cratylisme magique - que le mot en tant que forme pure fait apparaitre la chose, que la supertructure idéelle détermine l'infrastructure matérielle. Programmation neuro-linguistique et développement personnel, les deux indéfectibles mamelles de l'idéologie de marché, plus modestement de la psychologie du commerce, comme modèle de la pensée, nécessairement privée, segmentante et surtout pas universaliste. L'universalité étant reléguée au rayon des mensonges idéologiques de la négation, voire du génocide, de toute singularité. 

Homme-licorne non binaire asexuel, demi-boy bispirituel antispéciste allié des louves et des lemmings, cis-hermaphrodite pangender à boosters sursoniques, aromantique fluide à crémaillère rotative, non-binaire mais avec binious, abrosexuel cis-agenré avec TDI structurés en môles pour organiser des colloques intra-psychiques divergents en rotation alternée. Ainsi la plasticité d'Achille ne lui permettra pas de rejoindre le peu d'avance qu'a pris sur lui la tortue Entreprise, car il faudra d'abord parcourir la moitié du chemin qui l'en sépare, puis la moitié de cette moitié, et se dividuer à l'infini.

Je ne critique pas ici la notion de fluidité, qui est un autre nom du devenir que Deleuze essaie de penser. Tout au contraire, je critique deux choses qui procèdent selon moi d'un même contresens massif: a. faire du devenir, de la fluidité, une catégorie elle-même, identifiée et classée dans le catalogue des identités trouvables au marché de L'identité-qui-me-définit; b. la segmentation de cette fluidité - qui n'est pas une identité, qui ne fait pas "identité" - en d'innombrables identités, qui sont des essences, et qui sont précisément l'annulation de toute fluidité, de tout devenir, saisis et retournés en identités.

Ainsi se codifient dans de nouveaux bréviaires, de nouvelles grilles catéchistiques, les nouvelles règles de la subjectivation. Des règles encore plus strictes, sévères et harcelantes que les règles du passé: l'identité nouvelle est déclarée, manifeste et manifestée, et même réclame d'être nommée, comme ce qui me définit: je suis ainsi, je m'identifie, comparais, ici et maintenant, sous le terme de ceci, voici mes noms, prénoms, grade, assignation, race, classe, poids et qualité, c'est moi, cela me définit, je suis tout-moi, moi-tout, la somme des compétences et des performations qui me définissent; je suis, voyez-vous, un curriculum ambulant, aussi transparent qu'une radiographie, un stéréotype sociologique, un personnage de marvel, d'ores et déjà disponible sous la loi de quelque Marché dans lequel il vous plaira de m'employer infiniment et sans reste, bien que je sois farouchement opposé au capitalisme. 

Car je peux flexer autant qu'il vous plaira. Mon identité est précaire, elle est avant tout déclarative et performative. Je peux ainsi devenir tout à fait autre, du jour au lendemain, avec une radicalité à la hauteur de l'absolue flexibilité du marché-monde qui attend de moi non pas que je sois une Unité issue d'un vieux monde, tendant à l'inertie et attaché à une vieille conception de la temporalité vécue comme projet in-dividuel continu, mais que je sois apte à me segmenter prestement en de multiples dividus successifs, en fonction des aléas d'une existence post-moderne, tellement aventureuse et soumise, bien entendu, aux accidents de "parKours" de toutes sortes qui testeront ma résilience. 

"Je au présent est un futur autre" est ma nouvelle norme. Je sors en permanence de ma zone de confort, et sachez qu'en moi ne subsiste plus, j'y travaille ou j'y ai suffisamment travaillé, aucune indéfinition, rien qui, sous la langue qui me situe, serait encore innommable, insu, inqualifiable ou non répertorié, une béance quelconque où pourrait se glisser une hideuse mélancolie; et je vous prie de noter les termes qui me qualifient pour l'heure, d'en usiter correctement, adéquatement et promptement, si à moi vous comptez vous adresser. Sans quoi je sentirai poindre en moi un malaise, une insécurité, le ressenti d'une oppression, d'un trauma, minimalement micro, résultant de votre phobie de ce que je suis: car manifestement vous êtes phobique, de mon identité, de mon identité qui est ma différence, ma différence à moi qui fait de moi un être atypique, pô commun, qui vous échappe, qui se soustrait à votre fascisme quotidien de normie trop chiant, qui se décolonise de tous les diagnostics imposés par la science médicale blanche oppressive, sans parler de tout ce qui me singularise encore et donne les termes précis définissant l'identité de ma différence: neuro-divergent, neuro-atypique, avec des troubles tellement orphelins mais si précis que la seule possibilité pour vous d'en douter est la manifestation de votre psychophobie, de votre validisme, de votre normativisme, de votre classisme.

   "[Deleuze, Dialogues] Il y a tout un système social que l'on pourrait appeler système mur blanc - trou noir. Nous sommes toujours épinglés sur le mur des significations dominantes, nous sommes toujours enfoncés dans le trou de notre subjectivité, le trou noir de notre Moi qui nous est cher plus que tout. Mur où s'inscrivent toutes les déterminations objectives qui nous fixent, nous quadrillent, nous identifient et nous font reconnaître; trou où nous logeons, avec notre conscience, nos sentiments, nos passions, nos petits secrets trop connus, notre envie de les faire connaître (p. 57) [...] "Sur les lignes de fuite, il ne peut plus y avoir qu'une chose, l'expérimentation-vie. On ne sait jamais d'avance, parce qu'on n'a pas plus d'avenir que de passé. [...] "Moi, voilà comme je suis", c'est fini tout ça (p. 59). [...] Ne pas "faire le point": plutôt tracer les lignes [...] Il n'y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s'échangent. La question, "qu'est-ce que tu deviens?" est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lui-même. (p. 8)"


 Mais laissons là provisoirement l'examen de cette situation fascinante, où l'émancipation personnelle se mue en la plus efficace machine de flicage de soi et de tous par tous, un formidable traqueur-inspecteur-détecteur panoptique de crime-pensées, même les plus inavouablement microscopiques et produisant une aliénation privée sans remède. La cure étant devenue le poison, il s'agit de surveiller l'autre, et surtout de ne pas oublier de le punir. Nous y reviendrons une autre fois, pour de nouvelles agapes pas piquées des hannetons, je peux vous l'assurer, comme disait Séraphin Lampion. J'ai de multiple portraits en médaillon en préparation, fruits d'une immersion sans précédent de sézigue dans ces nouvelles aires parasociales.


Ce qui est désormais en situation d'être oublié, pour en revenir aux moutons et aux bergers heideggériens, c'est l'oubli lui-même, la possibilité que quelque chose ait été oublié, qui se dérobe à la cartographie, à la scanographie du monde et du moi comme surfaces maitrisables, contrôlables et administrées. Pour Heidegger, la question de l'être comme rien d'étant, échappant à sa réduction à ce qui est, un étant suprême, une substance-sujet (dieu, l'homme ou la nature) est la question qui demeure sans réponse, et que donc il faudrait retrouver, ensevelie sous la métaphysique substantialiste et essentialiste qui va de l'onto-théologie à l'administration technique du monde en passant par l'avènement de la subjectivité. 

Cette question, pour faire court mais déjà je suis bien trop long, ne peut se poser que sur le fond de son oubli constitutif. Je veux dire que l'oubli de l'être est constitutif de la question de l'être. Il faut se souvenir non du contenu de ce qui a été oublié, mais qu'il y a de l'oubli, de l'oublié, là est l'important. Si bien que la question de l'être chez Heidegger se confond d'une certaine manière avec la question de l'oubli lui-même.

 Il s'agit de se remémorer un oubli qui ne peut être levé et qui ne sera pas levé, il s'agit de revenir à une question fondamentale (dont découle la substantivation dans la pensée, qu'elle soit théologique ou scientifique), mais en se rappelant qu'elle reste sans réponse. Car aussitôt posée, cette question "sans fond" (sur lequel buter: quelque chose, un étant suprême) est remplacée dans la pensée par sa réponse, s'y substituant aussitôt comme la plus éminente dans l'ordre du pensable: l'être en tant que substantif. 

C'est pourquoi la question de l'être, aussitôt posée, aussitôt entendue, demanderait à ce que soit biffé, raturé, le mot "être", déjà lourd de sa substantivation, de sa réduction dans l'entente (qui est aussi entendement) à l'essence (de "ce qui est"). C'est pourquoi encore, poser cette question, c'est se souvenir de son oubli, se souvenir que quelque chose - qui n'est pas une chose - a été oublié dès qu'on parle de quelque chose, dès qu'on pense à quelque chose. Dès lors qu'on se demande, comme le font tous les enfants, "c'est quoi, quelque chose?", "ça veut dire quoi, une chose?", surgit dans la pensée le souvenir, la trace, d'une biffure, d'un effacement, d'un oubli au cœur de la question, et à quoi il est impossible de répondre.

Oublier que la question a été oubliée, ne plus être en mesure de se poser cette question, désormais entendue comme nulle, dépourvue de sens, ne plus être en mesure de se souvenir que quelque chose de préoccupant (dont l'oubli est préoccupant) persiste derrière toutes les occupations qui circonscrivent l'existence à une fonction administrée, c'est précisément cela, le destin de la pensée, pour Heidegger. Ce destin n'est autre que ce qu'il nomme l'arraisonnement du monde, soit le triomphe de la technique, la transformation de la pensée du monde en pensée technique du monde, en monde administré.

Or, de ce que Heidegger - triste et sombre affaire - fut nazi, il faut nécessairement montrer aujourd'hui que cet effort de requestionner l'être comme ce rien-d'étant oublié derrière l'arraisonnement du monde, n'est rien d'autre que la pensée nazie elle-même, mieux, une pensée qui aurait éclairé, guidé le nazisme. Il faut montrer que lorsque Heidegger écrit "Etre", il faut entendre "le Führer". Il faut comprendre qu'un livre comme Etre et temps, outre qu'il se résume à ânonner des phrases abconses dans un jargon fumeux et mystifiant, ne serait rien d'autre qu'une paraphrase cryptée, au morphème près, de Mein Kampf, le livre de chevet de Heidegger, son viatique, sa bible. Ah, l'effort infatigable de Heidegger pour introduire le nazisme dans la pensée, c'est quelque chose. Et ça n'a jamais cessé, longtemps après la défaite de l'Allemagne nazie. ça dit à quel point Heidegger était nazi, ontologiquement nazi, bien plus profondément et doctrinalement que tous les autres nazis n'auraient pu l'être. Plus que Hitler lui-même, si ça se trouve, car Heidegger, c'est la possibilité même de la pensée en tant que nazie, indépendamment de l'existence conjoncturelle d'un type qui s'appelait Hitler.

En somme, il faut oublier, une fois pour toutes, ce Heidegger qui a plongé dans l'obscurité une génération de philosophes abusés par sa rhétorique nazie fourbe. 

Fallait-il qu'il fussent naïfs et bêtes, aussi, pour se laisser ainsi rouler dans la farine. Ce qui en dit long, en passant, sur le peu de confiance qu'il faut accorder à toutes ces grosses-têtes hors-sol travaillant du chapeau, soit aveugles, soit agies par un déni de grande ampleur. C'est que voyez-vous, Sartre n'y avait rien compris, trop occupé à boire des coups avec l'occupant, pendant qu'il rédigeait ses propres trucs illisibles dont il faut aussi dénoncer l'imposture; Hannah Arendt, nazie elle-aussi, car bien que sotte comme toutes les femmes, à s'amouracher ainsi d'un fonctionnaire du troisième Reich en raison de sa petite moustache bien taillée, il fallait que la pensée nazie trouve dans son cerveau influençable un terreau fertile. Derrida a beau noyer le poisson en disant qu'il faut déconstruire Heidegger en allant plus loin dans la direction que lui-même indiquait, il ne saurait faire oublier ses propres graphopathies imbitables, encore une imposture crânement repérée par Sokal et Bricmont, des scientifiques aux épaules solides, qui ne se laissent pas abuser par les volutes fumeuses d'une métaphysique qu'il n'ont jamais étudiée. (Pauvre Jacques Derrida. Il faudra bien aussi en parler, de la transformation de son concept de déconstruction en un sinistre biglotron qui là encore en est l'exact contraire).

Qui encore? Maurice Blanchot fut antisémite et collabo, si bien qu'il eût au moins raison sur un point: ne plus jamais oser montrer sa tronche. Alexandre Kojève, ce nabot stalinien qui espionnait pour le double compte du KGB et de la CIA, qu'espérez-vous en tirer? L'escroquerie intellectuelle et financière du gourou-charlatan Lacan n'est plus à démontrer. Ludwig Binswanger, ce pauvre psychiatre suisse prétendûment neutre, a dû recevoir un coup de soleil en visitant le mont Cervin le jour où germa dans son esprit flaccide l'idée ubuesque d'une "analyse existentielle". Foucault? Mais la CIA l'adorait! Marcuse? Il était sous LSD toute la sainte journée! Il faudrait en citer bien d'autres encore, des poètes roumains, des cinéastes sérésiens, mais le cas le plus désolant est sans doute le pauvre Emmanuel Lévinas. Le brave homme, certainement gâteux prématurément comme jaja, déclarait dans Ethique et infini (pp 33-41, édition Fayard 1982) que "bien que Heidegger ne se soit jamais disculpé à ses yeux de sa participation au national-socialisme", Etre et temps lui apparaissait encore comme un des 5 plus beaux livres de l'histoire de la philosophie (avec le Phèdre de Platon, La Critique de la raison pure de Kant, La Phénoménologie de l'esprit de Hegel et l'Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson).

De toute façon, foin de ces auteurs désormais jurassiens, perdus dans des idéalités abstruses. Nous pouvons sans remords troquer cet onanisme intellectuel honteux pour des approches bien plus saines, empiriques donc vérifiables ou falsifiables, pragmatiques car tenues par des chercheurs bien ancrés dans le Réel et ne marchant point sur leur tête. Les neuro-sciences, la psychologie évolutionnaire, le néo-darwinisme socio-génétique, voilà des disciplines qui nous immunisent contre toute tentation nazie, qui fournissent des réponses - qui marchent, en plus -, nous délivrant des illusions de la métaphysique qui nous ont mené tout droit aux camps.

Bref il faut libérer la philosophie contemporaine du nazisme qui gît en elle, retirer les livres de Heidegger de toutes les bibliothèques et interdire l'enseignement (?) de sa pensée dans toutes les universités. En somme, il faut brûler Heidegger pour en finir avec le nazisme, la pensée nazie. N'est-ce pas, monsieur Cespedès? Emmanuel Faye vous a tout expliqué, tout est lisible, consultable, repérable, dans les Cahiers noirs, sortis de la forêt noire dans la nuit noire et obscure comme le chantaient les inconnus.

Et s'il se trouve un homme malhonnête, monsieur Cespedès, un Chapoutot pour soutenir qu'est nazi en son histoire comme en son essence le management, qui voit en l'homme une "ressource" comme un combustible ou une machine-outil, il faut dire, écrire, hurler partout que cet homme-là est un nazi. Se poser la question de l'origine nazie de la non-pensée managériale, pensée administrante et calculante, qui n'est rien d'autre que l'aboutissement ou la maximalisation de cet oubli de la question de l'être que Heidegger essaie de penser sous la forme de l'administration technique du Monde, eh bien c'est très suspect. C'est comparer le régime de l'entreprise à un camp de concentration, c'est assimiler des hommes riches mais respectables, parce qu'ils nourrissent des millions de personnes, à des nazis. 

Cette analogie, que dis-je cette assimilation tendancieusement crypto-marxiste et crypto-heideggérienne, est immonde, scandaleuse, négationniste. Car elle nie la spécificité historique du nazisme, situé précisément dans le temps et l'espace, et quiconque prétendrait, comme un Godard, qu'on avait cru au sortir de la guerre qu'on sortait du nazisme alors qu'on y entrait seulement, est un négationniste doublé d'un antisémite.
Moi, je soutiens, monsieur Cespedès, que la pensée managériale non seulement n'est pas nazie, mais encore est appelée à fonder un monde nouveau, d'amour, d'inclusivité et de bienveillance, et cette ère, je la baptise solennellement, devant vous, sans ciller: L'intelligence connective. ça commence aujourd'hui, et sur tik-tok.

lundi 15 août 2022

1979


[La notule qui suit date du 23 septembre 2013. Je dis ça pour mes futur.e.s biographes qui auront pour tâche importante, et urgente, de dater mes archives de la mère Docu et du père Pétuel. Je sais, un rien m'amuse, et on me compare parfois à Jean Roucas.]



 

 

1979, année fatale s’il en fut. C'est le moment, du moins pour pas mal de gens de ma génération (cad nés au milieu des années 60), où tout bascule. Esthétiquement, que ce soit musicalement ou cinématographiquement, c'est l'année du chant du cygne, avant l'entrée dans ce long tunnel sans rémission des années 80, horrible décennie, les années fric, les années Tapie, l'enterrement de l'idée de la gauche sous le déguisement de son épiphanie gouvernementale, les années Véronique & Davina, les années Ferris Bueller, Huey Lewis, Phil Collins. Les années où la culture remplace l'art, le cd le vinyle, les yuppies les punks, l'identité et le développement personnel l'aliénation sociale et l'internationale des prolétaires. On le sentait confusément, mais s'annonçait le "développement durable" du complexe militaro-industriel. Hello, this is the central scrutinizer, plastic people has won, ponke.

Décennie du kitsch, du recyclage, des perruques peroxydées, des néons fushia saturés, de l'esthétique rétro avec images floues hamiltoniennes, du tout-au-décor, du son sec de synthés pop et de batteries plates. La décennie où triomphent Luc Besson, Jean-Jacques Beineix, Adrian Lyne, Lawrence Kasdan, Léos Carax, Roland Joffé, Gilles Béhat, Alan Rudolph, Lars Von Trier et Percy Adlon.

Un ami d'enfance, un type étrange, féru de jazz, de rock, de ciné, de matos hi-fi et d'encyclopédies Universalis, bref un verviétois, m'exposait régulièrement sa théorie au sujet de ce qu'il nommait le "basculement épistémique" lié à 1979. Il avait toujours prétendu, déjà, qu'il mourrait avant 25 ans. Il décréta ensuite qu'il était bel et bien mort après 79, devenu fantôme hantant ses propres souvenirs. 


Son point de vue était celui d'un radicaliste ne souffrant aucune contradiction. Il m'expliquait, avec moult détails, le déclin brutal des appareils de hi-fi, qui n'étaient plus fabriqués pareil (amplis, tourne-disques, baffles), des techniques de prise de son (époque Impulse, Blue Note). Il avait une théorie assez convaincante sur les drums et le drumming: après 79, on a changé la manière de tendre la peau de tambour sur les batteries, ce qui a provoqué une mutation radicale du son: sec, sans relief ni profondeur. Un des détails permettant selon lui de saisir que le jazz était mort en 1979. La complexité du continuum rythmique (à la Elvin Jones) était devenu impossible. Même le jeu sur les cymbales avait changé, comme les cymbales elles-mêmes, et le "drive de cymbales" s'était perdu. Tony Williams, celui de la période Miles Davis E.S.P, The sorcerer, Miles Smiles et Nefertiti (quatre disques terrassants, des sommets du jazz moderne), ne maîtrisait plus sa fabuleuse technique du "drive de cymbales". 

 


Le son des contrebasses avait lui aussi changé, aussi bien en raison d'une nouvelle façon de frotter les cordes que d'une nouvelle façon de les tendre: il devint "enrhumé". Jazzistiquement mou et réverbéré, avec Eddie Gomez, Steve Swallow, etc. Mingus est mort en 79. "Et ce n'est pas par hasard!", ajoutait cet ami.

Dans nos échanges surréalistes, je jouais le rôle du gars tourné vers "l'avenir" et protestais constamment, en citant des tas de contre-exemples de tant et tant de nouveaux disques, de nouveaux films merveilleux.

La décennie 80 consacre l'empire du jazz-rock et de la fusion. Weather report, parmi d'autres, en fournit l'étalon. Bien que formé en 71, la formation (désormais on dira "groupe") signe avec Night passage - le bien nommé - et sa soupe de synthés brumeux l'entrée dans un vide commercial et sonore toujours d'actualité, où surnageait ça et là la basse magnifique de Jaco Pastorius, l'intrus de la bande. L'autre groupe "séminal", comme on aimait à dire, était Steps Ahead. Pauvreté essentielle du jeu de saxo de Michael Brecker, salué comme un monstre de virtuosité et éventuellement fils spirituel de John Coltrane lui-même (alors qu'il jouait toujours les mêmes arpèges en grappes descendantes, je peux vous les chanter: tidoudidou di, tidoudidou di, tidididi). 

De jadis grands groupes de "prog-rock" comme Soft Machine se muent en machines molles pour de bon, débitant au kilomètre et à la pression de vains chapelets de saucisses-fusion juste bonnes à sonoriser un Derrick, un Tatort ou des séquences pour peep-shows.
79 fut la dernière année du rock aventureux des middle-seventies, autant que la dernière du punk qui suivit juste après (et qui littéralement ne m'a jamais défrisé même un sourcil). Le passage à 1980 ayant été également fatal pour un nombre incalculable de groupes, décrétés "jurassiques", condamnés pour survivre à embrasser la nouvelle mode des batteries mates, des boîtes à rythmes creuses et des synthés criards. Pour mieux comprendre, passez vous la bande son de Live and die in LA de Friedkin. Celui-là même qui se plaignait amèrement que Lucas et Spielberg aient signé l'arrêt de mort du Nouvel Hollywood en remplaçant un cinéma d'auteurs adultes par un merchandising infantile.

En musique électronique, 79 fut l'année où l'on quitta les mellotrons, les monstrueux moog et séquenceurs analogiques délivrant les nappes et les drones propices aux rêveries hypnotiques et mystiques. Klaus Schulze signifia ce passage en signant en 80 "Dig it", contenant le fameux Death of an analogue, sorte de chant funèbre purcellien au titre explicite et redoutable.




Après 79, au cinéma, on ne prend plus la route, on ne taille plus la zone, avec une caisse pourrie de location, dans les vastes déserts de l’Amérique. Plus jamais on ne se perdait, après 79. Exit Easy-rider, Alice dans les villes, Falsche Bewegung, Scarecrow, The Passenger, Two Lane Blacktop, Vanishing point, Badlands, Electra glide in blue, Le plein de super, Les petites fugues, etc. On s’enferme dans des décors confinés, comme à l'époque de l'occupation. Après 79, on ne compte plus les films dont le décor est exclusivement un night-club à néons vaporeux, noyé dans le fumigène, avec quelques plans de trottoirs aux reflets vert-rouge mouillés.

La césure se lisait aussi chez Ridley Scott : entre Alien (de 79) et Blade runner (82).
L'espace avait mystérieusement disparu de l'un à l'autre. Dans le premier, sens des espaces infinis qui effrayent, monstrueux dédales de Giger déroulant leurs ossuaires et leurs vortex. Dans le second, esthétique pub d'un néo-Tokyo tout en néons qui clignotent, et plus aucun plan large qui respire. Revoyez Blade-Runner. Les seules vues d'ensemble, suggérant des architectures gigantesques sous la voûte étoilée, sont de brefs inserts, toujours le même plan faisant office d'interlude, sur une nappe du regretté Vangelis (si génial dans les 70s). Quant aux personnages, ils sont tous corsetés dans des fanfreluches fashion à paillettes dorées, le visage peint au rimmel et la chevelure léonine brillantinée, tandis qu'ils assertent des poncifs mortifiants sur l'homme, dieu, les robots, la bonne et moi. 

 Après 79, en résumé, on pouvait parallèlement mesurer, toujours selon cet ami, l'effet cataclysmique d'une vaste régression politique, idéologique, spéculative, philosophique, etc. Les grands mouvements utopiques, anarchistes, libertaires, imaginaires ou imaginants avaient brusquement disparu dans un appel d'air. Deleuze disait que les années 80 étaient une période très pauvre. On n'invente plus des pensées, on pense sur des objets préexistants et prédéfinis. Règne absolu de la communication. La création des concepts philosophiques a cédé la place à la création de concepts publicitaires. Il décrivait les années 80 comme une longue traversée du désert, du moins pour celles et ceux qui l'ont vu arriver, car "il y a pire que traverser un désert : naître dedans" (je poursuis cette idée dans le prochain texte).


On relèvera encore en musique le cas éminemment tragique de Mike Oldfield, qui aligna de Tubular bells (73) à Incantations (78) une série de chefs d’œuvre, commit encore deux chouettes albums avec Platinum (79) et QE2 (80) avant de sombrer graduellement dans un vacuum intersidéral post-ron hubbardien, un trou noir, le fameux trou noir dans lequel s'apprêtait à sombrer une génération entière, qui désormais raserait les murs, membre fantôme indésirable d'une société toujours plus avide de transparence, de définitions de soi-même prêtes à consommer-penser-classer, hideuse comme une planche anatomique étale. Bien sûr à toute règle il y a des exceptions, des sursauts exceptionnels, qui n'infirment en rien ladite règle, contrairement à l'adage, mais la confirment: ici Amarok (où il se souvient de lui-même avant que l'éternité le change tel qu'en un autre). 

Tournée "exposed" (79) - qui fut un relatif échec commercial. En résulta un double LP (ainsi qu'un dvd, désormais trouvable sur YT) qui compta dans ma vie d'ado presque autant que la découverte de Music for 18 musicians de Steve Reich.

 


On pourrait multiplier les exemples. Je me contenterai ici, pour ne pas alourdir mon propos semi-sérieux, de 7 exemples que j'espère éloquents: le dernier grand disque de Pink Floyd, le dernier chef d’œuvre de Frank Zappa, le chef d’œuvre de Richard Gotainer, le dernier grand Magma, le dernier grand Aksaq Maboul, le plus beau disque de Alan Stivell, le dernier disque de Alfred Deller.