mardi 15 juin 2010

Maine Océan (Jacques Rozier, 1986) / Le chaud lapin (Pascal Thomas, 1974)



Maine Océan, vu et revu, ça reste pour moi, à bien des égards, "the" film. Transfrontalier, de la bascule, du micro-événement, de l'impondérable. Mais c'est léger, loufoque, évident, frais. On rendra un jour justice (bon, c'est déjà fait, tant mieux) à ce chef d'œuvre oblique du cinéma français, et le siècle sera Rozien, du côté d'Orouet, ou quelque part au milieu des naufragés de l'île de la tortue.

Dans le registre, en échappée libre, de cette même famille d'un cinéma du "pas sur le côté", on pourrait encore citer le chaud lapin de Pascal Thomas (à l'époque assistant de Rozier), le passe montagne et double messieurs, de Jean-François Stevenin (qui fait, depuis, de l'alimentaire triste et répétitif à la télévision), Jean Marboeuf, un peu. René Allio, assez bien. Plus récemment, Manuel Poirier s'y est essayé, avec quelques réussites sympathiques.

 

Ce sont eux qui ont pratiqué un "devenir minoritaire" - selon l'expression consacrée mais galvaudée - du "cinéma français". Rozier étant le meilleur exemple. Démocratisation discrète des personnages, des espaces, des temps, des petites histoires; un décalage qui essaime de l'indétermination, des indécisions et de l'indécidable. Nulle part autant que dans Maine Océan, la langue se minorise, en patois, en zones d'insignifiance, en poches de "pas grand chose", une sorte de langue étrangère qui fait bégayer la langue majeure, le principe même de majorité, et les fait doucement basculer, imploser, sans tambour ni trompettes, vers une sorte de Babel mineure.

Ce cinéma là est éminemment politique, concrètement politique. Idem pour le chaud lapin, qu'il faudrait un peu sortir de sa grille de classement préalable, où il reste collé comme du chatterton: "film français de vacances". En un sens, c'en est un. Mais ce n'est pourtant pas "l'hôtel de la plage" ou "à nous les petites anglaises" - qui avec le recul (en leur temps, déjà, bien sûr) dégagent un parfum assez nauséabond de gogues confinées.

"Le chaud lapin", comme plus tard "Maine Océan", ce seraient plutôt des films sur la vacance. Le temps mort de la vacance, une vacuité qui insinue discrètement de l'interruption, du vague, de l'éclipse. Je ne dis pas que c'est du Antonioni. Antonioni, ça reste quand-même sérieux, profond, voire métaphysique. Ici, on ne sait pas trop sur quel pied danser. On se croit sur le terrain connu de la comédie de mœurs à la française, puis soudain, sans qu'on n'y prenne trop garde, on assiste à des vacillements curieux, à une dispersion, une étrange élongation des durées, une dé-sédimentation par petites touches de changements micro-climatiques.

 

La Vacance du séducteur imaginaire de bonne famille, travaillé par une forte libido (Menez), et qui se retrouve, plutôt contrarié, à dragouiller - en se ridiculisant constamment - des jeunes filles un peu prolos. Puis à entrer, comme par effraction douce, en contact avec leur famille, de ces petites gens qui ont un peu ce teint de cendre de la SFIO, des congés payés, pour qui la liberté ultime est d'aller s'enfermer le temps d'un morceau d'été dans un camping caravaning au milieu de la verdure.

Comme chez Rozier, le récit opère par dérèglement progressif d'un territoire, où se mettent à flotter les personnages et les lieux, glissement imperceptible, propice aux incertitudes quant aux codages et clivages convenus des rapports de classe.

 

Les uns et les autres s'y rencontrent en se télescopant, au gré de pérégrinations plus ou moins foireuses et toujours indécises; zones périphériques, de transit, entre des bouts de plage où on s'attarde pas vraiment pour bronzer, l'entrée d'un dancing où finalement on n'entre pas, l'arrêt d'un autobus qu'on a pas vraiment l'intention de prendre. On s'y ennuie, d'un ennui presque reposant, frais, s’accordant peu à peu à une musardise des possibles, des temps déconnectés de la vie économique et sociale.

La "province"... Le no-man land français comme une ligne de flottaison flottante, entre la mer, la campagne et la ville. Des amitiés désœuvrées se nouent… On ne sait plus très bien ce qu'on veut; c'est la ralentie, dirait Michaux. On s'invente de brèves utopies où on prend la clef des champs.

 

Le recours à des acteurs estampillés "cinéma de kermesse" apparaît alors comme une stratégie assumée de brouillage des pistes, des catégories: "grand film", "petit film", "film de pas grand chose". Et on voit bien qu'elle déstabilise la ligne de partage entre cinéphilie (de bon goût, politique des "auteurs") et "cinoche du dimanche". Le cinéphile pressé et bon teint, accroché à ses distinctions esthétiques autant que sociologiques (par lesquelles il cultive son appartenance, réelle ou fantasmée, à une strate déterminée du champ social - bien sûr, la "cinéphilie" est un marqueur de différenciation sociale) aura tôt fait de trier à travers son tamis les bons objets et les mauvais objets de gratification. Ça reste un bon indicateur de ce qu'effectivement, le champ dit "critique" de l'esthétique perpétue un "apartheid" du "bon goût". Lequel se redistribue aussi dans la sub-structure du "kitsch", du "second degré" et du "mauvais goût assumé". Le "mauvais goût" assumé dans la célébration cynique des "nanars", c'est classe: ça marque aussi la différence entre la classe dominée - censée adhérer matériellement à ses objets - et la fraction dominée de la classe dominante censée les consommer avec parcimonie ou distanciation: "on ne nous la fait pas". La classe dominante, elle, est censée avoir autre chose à foutre de son temps. Elle consomme pas du capital symbolique, elle gère son patrimoine et ses flux boursiers. Les objets mixtes, impurs, traîtres à leur loi, s'en iront se faire voir ailleurs, et c'est tant mieux. C'est une bonne leçon sur l'ouverture du regard.

 

La "Vacance". Motif éminent, central dans le cinéma de Rozier. Tout les événements y conspirent, le plus souvent malgré eux, puis s'en séparent doucement, par un mouvement imperceptible de dislocation, chacun retournant au quotidien de sa solitude.

Deux contrôleurs de la sncf - l'un plutôt sympa, enclin à gratouiller la guitare, l'autre plutôt corseté, à cheval sur le règlement - se retrouvent sans trop savoir pourquoi embarqués entre l'île d'Yeu et la côte; une danseuse brésilienne ignorant le concept de "compostage de billet ; une avocate exaltée confondant plaidoirie et sémio-linguistique des idiolectes ruraux; un marin "maraîchin" condamné au tribunal pour avoir "fait acte de violence" sur un automobiliste - notable qu'il a menacé avec un démonte-pneu, et bien décidé à défendre l'honneur de sa "fiancée" brésilienne, victime de l'acharnement absurde des petits fonctionnaires zélés du rail. Le plan secret de sa vengeance - à l'issue nébuleuse: leur "faire fair'un petit tour en mer" - et ils paieront "pour toute la smala"! Last but not least, parachuté au milieu de cette congrégation foutraque, un producteur de show-biz latino-américain, du genre on ne sait pas s’il est mytho, comédien ou producteur, mais avec un "talent" persuasif pour distribuer aux uns et aux autres les rôles les plus incongrus lors d'une "jam-session" où s'improvisera un improbable casting à la salle des fêtes du village.

 

Menez pensera un temps abandonner son métier suite à ce bœuf mémorable: tout planter là pour embrasser le métier enchanteur de "roi de la samba". Il se retrouvera au milieu des sables d'Olonne, d'abord emmené dans des directions contraires à son point du chute; plusieurs fois immobilisé dans le silence de l'aube; puis ballotté de chalutiers en barques comme autant de paliers de décompression obéissant aux lois de la pêche et de sa lenteur; pour enfin flotter dans le vide - suspendu dans un extraordinaire travelling, au bord de l'abstraction et d'une longueur quasi expérimentale -, là où il n'est plus qu'un point mobile vacillant sur la ligne d'horizon. Comme s'il faisait du "sur place", entre la mer, les sables et la route. Et on dirait qu'il danse une samba aléatoire, sur fond de piano et de percussions brésiliennes.

Oui, un film de vacances et sur la vacance, mais on aura aussi fait un voyage émouvant, transversal, en minor mood, au terme duquel on redécouvre, peut-être, le sens des mots fraternité, gratuité, solidarité… Ça vaut bien le coup de casquette de l'artiste, saluant son public depuis la grève: "merci! Au revoir! Merci pour tout!".









Lettre à Freddy (sans Buache)



Non c'est pas vrai, c'est pas ça du tout. Mais alors pas du tout.

Je n'ai aucun parti pris pour le "crasseux", le "noir", versus le "beau", "le lumineux": c'est des poncifs, tout ça, je me situe pas là. Tu construis une catégorie purement imaginaire de ce que tu crois être les films que j'aime, c'est nawak (je t'ai indiqué une liste). Et c'est vraiment pas ma rhétorique. Tout ce qui est systématique m'ennuie, que ce soit dans le registre noir ou lumineux, c'est pas le problème.
Et je recommande très peu de films en général. Quand je tiens vraiment à défendre un film, j'en esquisse une analyse. Phénomène très rare. Parce que ça m'ennuie tellement d'écrire sur les films eux-mêmes. Et quand je parle des films (rarement), c'est toujours pour parler d'autre chose. Tu devrais le savoir depuis le temps. 
D'ailleurs, ça commence à me faire tellement ch... de non-écrire sur le cinéma que je vais bientôt ouvrir deux nouvelles rubriques où je pourrai, à mon rythme - c'est-à-dire le bon - non-écrire sur la musique dans l'une, faire du "testing-evaluating" d'objets techniques et divers de la vie courante dans l'autre. Ce qui constitue en fait ma vraie passion. Testeur, j'ai ça dans la peau, c'est un don quasi-naturel. J'aurais pu faire meilleur vendeur dans n'importe quel rayonnage d'objets techniques de la vie courante, si j'avais pas préféré ne rien faire. Ce qui en fait est ma passion fondamentale. 





Je suis pas fan de Bresson. J'ai du mal à "comprendre" Bresson. Je peux dire que Bresson (sauf ses premiers films) m'ennuie profondément, au mieux, et au pire m'est insupportable, parce que je n'ai pas travaillé les clefs pour l'appréhender. Et que j'en ai pas envie.
Par contre, quand je dis "bressonien", c'est un qualificatif très superficiel, comme quand on dit "kafkaien" ou "fellinien": ça veut pas dire que c'est comme Kafka ou Fellini, mais on "voit" un peu ce que ça peut vouloir dire, dans une conversation. Sans plus.

Je ne milite pas pour un "genre" ni un "style" déterminés.

Contemplatif, action, réaliste, fantastique, documentariste, féérique, sf, série b, blockbuster, commercial, confidentiel, expérimental, mainstream, triste, comique, désespéré, euphorique... Je n'ai pas de préventions. Je suis très bon public. Je peux trouver de l'intérêt, des choses passionnantes, dans des films de factures très différentes. D'autant que les catégories mentionnées n'existent pour moi que pour repousser leurs frontières, s'interpénétrer (action/contemplation, déjà: combien de films d'action où il ne se passe strictement rien, combien de films dits "contemplatifs" riches d'une activité permanente, etc).
Mais je ne dirais pas qu'"il y a toujours quelque chose à tirer d'un film". Non, y a rien à tirer d'un mauvais film. Y a des films dont on peut franchement s'abstenir. Et dont la nullité n'offre aucune leçon à méditer ou à engranger. Malheureusement on s'en aperçoit toujours trop tard. Que de temps perdu, qu'on aurait pu consacrer à ne rien faire. 





Je ne pense pas non plus qu'il faille "faire un effort", au sens de simplement insister, dans un cadre identique. Si le cadre, le complexe percept/affect/intellect, qui a déterminé telle saisie, n'a pas changé, c'est pas la peine, faut pas insister.
Mais ça dépend de ce qu'on nomme "effort" (je peux insister pour écouter une pièce de musique que je ne comprends pas, parce que je suis suffisamment informé de sa valeur. Mais pour cela, je me mets dans un certain travail d'élargissement de ma capacité à écouter, qui dépasse le cadre de la pièce pour elle-même. Pareil pour un film). 
 
Les pommes ne donnent pas des poires, du moins pas de but en blanc, ni en se forçant. ça se passe dans un ensemble, extra-cinématographique. La cinéphilie n'étant et ne pouvant être elle-même qu'extra-cinématographique, bien entendu, sinon autant se passionner pour les timbres ou les capsules de bière. Et pourquoi pas, d'ailleurs. Même en ces cas, ces passions, dans leur cadre même, sont "débordées" par de l'extra-timbrique ou de l'extra-capsulaire. Ce qui importe, c'est de le comprendre, de le saisir, peut-être de l'analyser.

Par contre, une constante: je crois qu'il ne faut pas voir trop de films sur un délai trop concentré, et je crois aussi qu'il faut, si possible, ne pas attendre a priori un événement qui, s'il arrive, n'est justement pas attendu. Ou chercher, à tout prix, ce qui dans tel ou tel film ferait avancer "la cause du cinéma" (décidément, une forme d'obsession que j'ai bien du mal à saisir) selon je ne sais trop quels critères ou cahier des charges à remplir.
J'ai déjà énoncé, plus que de raison, combien dans la manière d'aborder les films, ce genre d'obsession me semble trop souvent prendre la place du plaisir un peu benêt du spectateur (notion dont beaucoup se méfient terriblement, la répudient au prétexte qu'elle serait incompatible avec le sérieux d'une entreprise critique, d'une quête de je ne sais quel "absolu", qu'elle serait une chute terrifiante engendrée par le péché originel d'un quotidien sans grandeur, croit-on, n'œuvrant pas, croit-on, à "ouvrir de nouvelles possibilités").

Je crois pas du tout à l'intérêt de l'actualité cinématographique, en termes de critique "cinéma" (par contre, ça dit toujours quelque chose de l'actualité de l'époque, le Zeitgeist du film n'étant pas plus immédiat qu'elle, d'ailleurs).
Ça m'hallucine régulièrement la portée "événementielle" qu'on accorde à tel film, au moment de sa sortie. Il est vrai que je vois toujours les films au moins 6 mois après leur sortie en salles. Y a plus cet effet d'attente, ce sur-investissement, cette saturation de désir, de sens, qui entourent le film au moment de son actualité, avec cette idée que quelque chose de "décisif" se passe ou ne se passe pas dans... "l'histoire du cinéma".


"Aller à Cannes". Là où "ça se passe", l'actualité du Cinéma, l'Avenir du cinéma. L'Histoire en marche, comme Hegel regardant Napoléon passer sous sa fenêtre. Quelle idée saugrenue, quand on y songe. Et pour "croire" à nouveau "au Cinéma". En plus. ça me dépasse.

Platitudes que mon propos, bien entendu. Je me situe vraiment dans l'inactualité des films. Je m'efforce de ne lire les critiques qu'après, comme si je refusais d'entendre le résultat d'un match jusqu'à ce que je le visionne en différé.
Mais justement, c'est pas un événement sportif. On voudrait nous faire croire que si. Mais non, on peut voir tout ça après, ce ne sera pas un temps dégradé. Au contraire, cette croyance que tout se joue "au moment même" de la sortie en salles, je comprends pour la question cruciale du commerce, mais ça crée les conditions du contraire: une négation du temps que nécessite l'œuvre pour se recevoir. 





Et des films, j'en ai vu, hein. Je le dis avec toute la "self-indulgence" qu'un vieux con à la Cornac McDonald peut s'accorder.

Entre 12 et 14 ans, je suivais déjà assidûment le ciné-club de Dimitri Balachov et de Claude-Jean Philippe.
Je connaissais mon Truffaut sur le bout des doigts et prétendais à qui voulait l'entendre qu'"une belle fille comme moi" était son meilleur film méconnu, mais tout le monde s'en foutait.
Je me passionnais pour le grand travelling latéral de "week-end" de Godard; découvrais la phénoménologie avant d'en connaître le nom avec "deux ou trois choses que je sais d'elle" et le monologue sur le gros plan de la tasse de café.
Je prenais Wanda de Barbara Loden de plein fouet.
J'apprenais à distinguer la résistance et la collaboration en suivant "la Honte" de Bergman.
Je m'intéressais déjà aux films "orphelins", depuis les "yeux fermés" de Joël Santoni - qui me faisaient découvrir Terry Riley - à "Bartleby" de Maurice Ronet, en passant par "ils" de Jean-Daniel Simon.
Je débattais avec moi-même pour déterminer si Cassavetes était plus grand que Pialat ou l'inverse, tout en trouvant génial "phantasm" de Don Coscarelli et en rêvant de rédiger une étude sur "l'angoisse du gardien de but" de Wenders-Handke, ou "les petites fugues" de Yves Yersin, tout en trouvant la filmo de Tanner déjà ringarde. 
Je conseillais au programmateur du ciné-club de mon athénée de projeter "l'argent de la vieille" de Comencini plutôt que "jaws" de Spielberg, parce qu'il hésitait entre les deux commandes de pellicule et ignorait l'existence du premier. Ce qui me valut de sévères reproches, parce que 98% des gosses avaient quitté la salle après 20 minutes, en ordre dispersé, en pleurnichant, gémissant, bavant et tout.
Je forçais mes parents à regarder "de l'influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites" de Paul Newman tout en les surveillant sévèrement du coin de l'œil, comme un pasteur luthérien, au cas où ils s'endormiraient, les pauvres.
Je m'inquiétais de ne pas avoir vu un film de Hans Jürgen Syberberg ou "ce répondeur ne prend pas de messages" de Alain Cavalier.
A 14 ans et demi, je prenais Fellini-Roma dans la gueule.
A 15 ans, je découvrais des films de René Allio dont personne ne parle ("dure journée pour la reine").
A 16 ans, je connaissais par cœur presque tous les films de Polanski, y compris ses courts-métrages à Lodz, alors que beaucoup en dissertent avec dédain tout en confessant sans honte qu'ils n'en connaissent que deux ou trois films, et les plus mauvais.
A 17 ans, après avoir vu "le signe du lion" de Rohmer, j'ai reçu la révélation de ma hantise fondamentale de terminer clochard (mais sans la fin heureuse d'un héritage providentiel).
A 18 ans, je commençais une giga-collection de cassettes vhs dont tu peux même pas imaginer la teneur dans tes pires cauchemars - comprenant des films totalement invisibles aujourd'hui de Herbert Achternbusch, de Pierre Etaix, des Duras que personne n'a et ne souhaite avoir, comme "des journées entières dans les arbres", "Belle" d'André Delvaux, dont j'ai sans doute la seule copie en Belgique. Je veux dire en Syldavie septentrionale.
Je découvrais "Maine Océan" de Rozier, "blue velvet" de Lynch, ou "after hours" de Scorsese, à leur sortie en salle. C'était une époque où les non-cinéphiles allaient mater comme tout le monde des films aujourd'hui réservés aux ciné-clubs.
A 21 ans, je découvrais, dans une salle absolument déserte de Droixhe, "le passager" de Kiarostami. 

Ah mais t'tention hein, oh.


Honnêtement, je comprends pas (en dehors de la question cruciale du gagne-pain) le "métier de critique-chroniqueur", en soi. Voir des films tout le temps, au fur et à mesure qu'ils sortent. Et faire son papelard numérique là-dessus. Prendre la température météo de ce qui est sorti cette semaine. Voir tout le temps des films, et par "spécialisation" dans cette occupation, en plus ... Vraiment. C'est pas possible, on voit rien, on doit ne rien voir. C'est le plus sûr chemin vers l'indifférenciation de tout dans tout, la nuit où toutes les vaches sont grises. 





Pour sûr, si j'allais voir tout le temps des films avec mon passport UGC illimited ou quoi ou qu'est-ce, je ne manquerais pas de trouver à force qu'ils se ressemblent tous, banals et répétitifs. Parce que malgré ma bonne volonté, je ne manquerais pas de confondre tôt ou tard la continuité répétée de mon activité de spectateur avec l'uniformité réelle ou supposée objective des films qui défilent devant moi comme des trains qui passent sans discontinuité. C'est pour ça que, chacun son rapport au temps me dira-t-on, moi, ma passion, c'est l'archive. En vue de voir ou de revoir, plus tard, ce qui du passé peut éventuellement passer dans le présent, dépassé, et se conserver, modifié, dans l'avenir. Puis pas plus de quelques films par semaine. Sinon, je peux pas décanter, et c'est l'agueusie, comme disait le gars dans "l'aile ou la cuisse".

C'est aussi pour ça, en partie, que 90% de ce qui s'écrit dans les mags de cinéma professionnels est si mauvais. On s'en rend très bien compte quand on lit, longtemps après, ce qui a été écrit. On devrait interdire aux gens d'écrire le jour même ou le lendemain sur le film qu'ils ont vu la veille, alors qu'ils sont déjà en route pour le suivant. On devrait créer un magazine de cinéma exclusivement dédié à l'actualité d'il y a 6 mois.

Bien sûr, inutile de croire qu'on va échapper aux effets de "spot" sur un film. Il ne s'agit pas davantage de prétendre qu'un film ne serait pas lié à sa détermination "sociétale" au temps de sa fabrication et au temps de sa sortie. Il s'agit de recevoir "après-coup". Je ne dis pas que c'est mieux, mais ça dispose une autre façon de recevoir. Dans la distance chronologique et spatiale, avec un poids d'attente minoré, on peut éventuellement mieux voir les choses, mieux apprécier leur proportion. 
 
 



On peut se rendre compte que pas mal de choses qui ont été commentées en abondance comme gigantesques sont en réalité minuscules, d'un impact ou d'un intérêt frôlant le zéro absolu, ou des choses méprisées, expédiées d'un revers de main, qui sont en fait des films immenses, qui creuseront leur sillon dans l'époque. La grandeur ou non-grandeur d'un film se construisent dans le temps. Y compris leur lien à leur époque, à ses enjeux. Tant de malentendus, tant de passions inutiles, de palabres vaines, suscitées dans l'effet de sidération de "l'ici" et du "maintenant". Encore une porte ouverte, que j'enfonce avec délice.


Et sinon, faut pas croire que je recommande une méthode quelconque, ou prétends en détenir une... Je dis pas qu'il faudrait regarder comme ceci plutôt que comme cela, procéder ainsi et non pas comme ça, etc. Mais non, faut pas se forcer.
On fait avec les compositions d'affect qu'on a, qui sont de toute façon intriquées à un régime de sens qui peut être analysé, d'ailleurs, selon des perspectives fort différentes. Le monde et le sens du monde ne se jouent pas tout entiers, à chaque fois, comme si on était susceptible de devenir quelqu'un d'autre, soudain. Gardons-nous des "il faut", enfin, façon de parler, car c'est ambigu: l'exigence est recommandée, mais pas au point où les conditions qui la rendent possible n'existent pas ou pas encore. C'est un processus qui ne relève pas de la seule volonté. 

Y a trop de volontarisme dans tout ça.

Du coup, on reçoit les préventions critiques comme des injonctions paradoxales (sois différent, regarde autrement, ne pense pas comme ça, etc), et on oscille constamment entre des radicalismes, bannissant les zones de l'entre-deux, de l'indécision, du clair-obscur. On veut à tout prix savoir si on adore ou si on déteste.
Quelque chose dont l'urgence de la détermination commanderait le "présent" du cinéphile passionné. Il voudrait tant être "au clair" avec lui-même, fixer, graver l'objet de sa passion dans le marbre d'une vérité qui demeure. C'est cette angoisse typique du temps, de son vide fluant qui ne cesse de grignoter et de basculer la présence désirée de l'objet dans la déception de l'ayant-été.

Mais c'est pas si simple, c'est si peu simple qu'on oscille constamment, comme affolé, perdu, dans les extrêmes de la passion "contradictoire", qui sans cesse modifie la certitude immédiate de "A" en certitude légèrement différée de "Non-A". Tout cet antagonisme de certitudes contrastées, pour échapper aux zones de l'incertitude, de la co-existence ambiguë de plusieurs possibilités soumises à la modification du temps. C'est combien classique.
Faudrait apprendre à se prononcer, longtemps après, pas spontanément mais dans un horizon "perspectiviste"; et moins sur la "valeur" du film en soi que sur les régimes de valeurs qui ont entouré sa vision.
Qu'est-ce qui change, a changé, à travers moi, dans ce qui me regarde en même temps que je le regarde? Qu'est-ce qui se conserve? Qu'est-ce qui disparaît? Qu'est-ce qui est susceptible de changer de forme sans se détruire? Que reste-t-il de tout cela? Oh ne me le dites pas forcément, je m'en fous un petit peu; pensez-y, faites-en une pensée, s'il y a matière à penser, à produire des énoncés, mêmes quelconques, pour faire marrer les chauves et les cantatrices, ou interrompre les flux de pensée dans la cervelle des idiots, ou faire perdre du temps à des gens très intelligents, etc. Y a plein de possibilités rigolotes, en fait.
Mais tout cela implique - et ce sera ma "conclusion" provisoirement définitive autant que définitivement provisoire - de renoncer, dans l'expérience de vision, au mythe d'une "saisie absolue", inconditionnée, anhistorique, intransitive, etc etc.

Cordialement,

Jerzy P.
Cinéphile verviétois.











"Et trois ou quatre fois l'an je revenais, ne sachant pourquoi, seul, pour les contempler, non pas seulement Grand-père et Grand-mère mais eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine." 
(W. Faulkner, Sépulture Sud, Idylle au désert et autres nouvelles, Gallimard, coll. "du monde entier", Paris, 1985.) 

dimanche 13 juin 2010

The road (John Hillcoat, 2009)



Paraît que Cormac McCarthy est un écrivain immense, universel, de la stature d'un Hemingway, d'un Faulkner ou d'un Erskine Caldwell. C'est l'immense acteur Viggo Mortensen, écrivain lui-même, qui le dit dans le bonus de "the road". McCarthy apparaît lui-même dans le bonus. Cet homme a un amour profond pour son grand pays qu'est l'Amérique, ses grands espaces, etc, nous explique Hillcoat. De fait, il ressemble à un gentleman farmer à la retraite, très digne, avec un visage sillonné des belles rides de la sagesse et un regard d'un gris-bleu clair profond, laissant deviner un mélange de bonté triste et de tranquille détermination.

Les autres bouquins de McCarthy sont déjà très successful de par le cinéma, mais "the road" était déjà universellement connu avant de devenir un film.

Partout sur la planète, des hommes, des femmes, et des nageuses olympiques soviétiques à la retraite, ont fait un triomphe à ce roman. Parce que c'est une histoire toute simple, qui parle de choses universelles que tout le monde peut comprendre. 
Par exemple: l'amour d'un père pour son fils et l'amour d'un fils pour son père. C'est, sinon la chose la plus précieuse au monde, du moins une des choses qui touchent immédiatement le cœur de tout être humain, même dans les orphelinats et les foyers d'enfants battus les plus reculés du fin fond de l'Arkansas. Quel père corrigeant son mouftard à coups de poêle à frire sur la tronche ne s'est ému de ce que la chair de sa chair était son bien le plus précieux; quel fermier ardennais abattant un cambrioleur à la grosse chevrotine à daims en croyant tirer sur son gamin noctambule ne s'est dit: "je donnerais ma vie pour toi, mon p'tit monstre adoré"?

Ce sont des sentiments qui parlent à ce qu'il y a plus profond dans le cœur humain, comme la peur panique d'être accommodé en brochettes ou débité en saucisses de Toulouse par un voisinage peu amène, suite à l'extinction de denrées alimentaires à base de graisse animale.

Donc, déjà, un roman qui aborde, de la façon la plus simple, les sentiments les plus humains, traduit en 140 langues.
J'ai rien lu de Cormac McCarthy. Je connaissais vaguement son existence suite à l'adaptation par les frères Coen de "no country for old men". J'avais bien aimé la mise en scène dans ce film, mais l'histoire en elle-même, j'ai eu du mal, je le confesse. Ce qui, entre autres, plombait le récit à mon sens, c'était le radotage permanent et les jérémiades résignées du vieux shériff, là, joué par Tommy Lee Jones.

Chaque fois qu'il plaçait son petit couplet philosophique sur l'ensauvagement du monde alors que c'était si sympa et convivial avant, avec l'accent texan super bien imité du gars qu'a vu la naissance du rail, j'avais hâte qu'on passe à autre chose, et qu'on se recentre sur la course-poursuite horrifique entre le psykopate poli et marrant et le redneck rusé et mutique.
Non, l'intervention permanente du vieux, là, avec ses yeux de cocker triste, sur l'état du monde, comment il ne va plus, comment y a plus de valeurs, et le respect s'perd, ça m'a assez bien gavé.

Et force est de reconnaître que ça semble être une thématique de prédilection du gars McCarthy. Dans "the road", on a, pour le coup, droit, tout au long du métrage, aux segments de monologue désillusionné du vieux monsieur qu'a la goutte au pied, de l'arthrose et crache ses poumons pour ne rien arranger, sur la perte des valeurs humaines fondamentales de ses contemporains, surtout quand ses contemporains ont comme unique obsession de le manger tout cuit (pas cru: y a quand-même une survivance des us et coutumes de la civilisation), lui et son petit garçon très sensible. Tellement sensible, innocent et mignon à croquer qu'un autre vieux claudiquant, de passage, affligé d'un glaucome (Robert Duvall en visite, juste le temps de déglutir une conserve de macédoine de fruits), lui explique, envieux, que si son môme n'est pas un ange du paradis ou la dernière preuve tangible de l'existence de dieu, alors pour sûr on peut sincèrement se demander si le vieux barbu constellé en a quelque chose à carrer, quelque part, des hommes de cette terre.

Je sais pas, je sens pas trop cette littérature simple, profonde et universelle du gars McCarthy. 
Ça me fait trop penser à mon vieux concierge, mort il y a des années, qui voyait le mal partout. Enfin, concierge, il l'était pas vraiment. C'était le locataire du rez-de-chaussée, qui vivait depuis toujours dans l'immeuble, et qui s'était pour ainsi dire arrogé cette fonction. Y passait sa vie sur le pas de la porte, qu'il obstruait de sa petite grosse masse rondouillarde sur laquelle était fichée, sans cou, sa grosse petite tête chauve de bulldog, fusillant tout le monde, surtout moi, de son regard suspicieux.
L'était tellement persuadé que j'étais une sorte de sale hippy intellectuel drogué passant ma vie à regarder des films de Bergman et à écouter des quatuors de Shostakovich au lieu de nettoyer hebdomadairement mon escalier, qu'il avait déposé une réclamation, un jour, au réseau local de télédistribution, vu que le téléviseur de sa vieille compagne à caniche du troisième, n'affichait plus bien les chaînes.
Il m'accusait d'avoir traficoté dans les câbles de télé ou je ne sais quoi, pour profiter à l'œil de leurs programmes. J'eus l'occasion, bien sûr, de préciser que je payais rubis sur l'ongle mon abonnement à "coditel" (désormais "voo") depuis mon arrivée, alors pourquoi j'irais trifouiller dans les câbles, moi qui suis déjà incapable, si j'en voyais, de distinguer un transformateur électrique d'un compteur de chaleur? "Par volonté de nuire", telle fut la réponse, impavide, que je reçus.

Non, les gens sont méchants, moi j'dis, surtout les vieux, et surtout les petits vieux grassouillets qu'ont une tête de bulldog fichée sans cou sur les épaules, et qui obstruent matin, midi et soir l'encadrement de la porte d'entrée pour vous houspiller de leurs doléances continuelles.

Bon, il est mort y a 10 ans, le pauvre. J'ai été triste pour lui.
Une semaine avant sa mort, sa vieille compagne du troisième m'avait appelé au milieu de la nuit parce qu'il s'étouffait par terre et qu'elle ne parvenait pas à le remettre sur son lit. Ce fut une nuit terrible. La vieille dame avait frappé à ma porte. Elle était toute perdue, le chignon défait, ressemblant à une sorcière de Salem dans sa robe de chambre échancrée d'où pendait par mégarde un long sein vergeturé en forme de condom rempli d'eau jusqu'à moitié. Enfin, disons, un bon tiers. Ce dernier s'agitait encore à un demi-centimètre de mon visage pendant que nous redressions le concierge qui s'étranglait, tout violacé et nu, gisant sur le tapis comme un porcelet fripé.
Cette scène et ces visions ressemblaient tellement à l'image qu'on peut se faire de la mort qu'après, de retour dans mon appart, il m'avait fallu mettre dans le magnéto une vhs de porno-soft-érotique, avec des naïades enduisant de jojoba leur corps sculptural aux galbes affolants. Pour me tirer sur la tige et exorciser ces visions de chair pendante et cadavérique.

Mais revenons à Cormac McCarthy et à "the road". C'est pas que ce soit résolument mauvais, comme film post-apocalyptique, un genre qui a bien la cote. Y avait même des paysages impressionnants et tout ça, des ponts suspendus dans la brume, et un petit côté resident-evil 4 contemplatif de belle venue.
Mais le coup du vieil homme qui protège son enfant, lui explique régulièrement comment se fiche une balle de revolver dans la cabessa à la moindre entourloupe genre surgissement inopiné, dans le périmètre, de cannibales en goguette; lui enseigne à "garder le feu" au plus profond de soi (même si on sent bien qu'il y croit plus trop lui-même, et ma foi, dans leur situation, ça peut se comprendre); puis méditant tristement sur le bonheur envolé et la lâcheté désespérée de son épouse qui s'en est allée disparaître un sale matin dans la brume cendrée, pour ne plus vivre l'horreur des choses, etc, et bien, ça a pas trop emporté ma conviction.
Encore une histoire de peurs de vieux pour foutre la trouille aux vieux et aux enfants, et endurcir plus encore le vieux cœur de l'homme. J'ai eu un peu de mal à me balancer dans ce trip là, même si je ne me sens plus non plus de première verdeur.
Je voyais tout le temps, en surimpression, la trombine de Roger Ebert, le grand critique vieux, de cinéma.
Le pauvre père Ebert, depuis qu'il n'a plus de menton, porte une minerve et se sustente exclusivement à la paille, l'est devenu comme qui dirait poltron de la vie. Notez, qui ne le serait pas, en un sens, à sa place. Il ne se fait pas prier pour nous expliquer régulièrement sur son blog que l'œuvre complète de McCarthy trône sur sa table de chevet. Mais du coup, il ne célèbre plus, en tant que critique, que des histoires de vieux désabusés solitaires soliloquant des vérités amères et résignées sur un monde inhabitable voué à la prédation, au mal radical. Avec une micro touche d'espoir du côté des reliquats de l'ordre moral ancien, bafoué partout, rendant nostalgique du bon vieux catéchisme à l'église en rondins du patelin.
Je sais pas si c'est une bonne idée, même en réfléchissant à "l'état du monde", cet assaut de nostalgie un poil crapoteuse et qui, parce qu'elle encourage un sentiment de repli dépressif dans un monde ultra-violent en décomposition avancée, laisserait trop facilement présager des remèdes canons, à la sauce "inspecteur Callahan".


Au moins, y a un message positif dans ce film et, quoique discret, ça ne m'a pas échappé.

 Faut savoir que dans un monde qui n'est plus que débris poussiéreux stagnant depuis des décennies et des décennies dans une atmosphère de suie s'infiltrant et s'agglutinant partout, y a encore moyen de trouver des distributeurs avec, dedans, des canettes de coca-cola fraiches et pétillantes sous le métal couvert de rouille et de plâtras.

Preuve que c'est un produit de qualité, une valeur sûre. D'ailleurs, c'est bien connu: si vous partez en expédition touristique dans les pays exotiques du tiers-monde, où l'hygiène est pas top, remplissez toujours votre valise de sodas. Ça peut se révéler précieux pour ne pas choper une gastro-entérite, voire une dysenterie. Et vu qu'il y a peu de pharmacies de garde.