mercredi 17 août 2011

Où est la maison de mon ami? (Abbas Kiarostami, 1987)



Dans "Où est la maison..." de Kiarostami (un de ses plus aboutis avec "le passager" et "close-up"), l'enfant est saisi par une obligation éthique insubmersible, qui lui fait braver tous les ordres et interdits du monde des adultes, même s'il s'acquitte avec respect des nombreuses tâches et corvées, tantôt dérisoires tantôt absurdes, que l'on ne cesse de placer sur sa route.

Il croisera à Poshteh un vieux forgeron, qui voudrait bien l'aider mais qui marche bien lentement et tient absolument à lui montrer toutes les portes qu'il a faites dans le village en donnant tous les détails.... "vous marchez lentement, monsieur". - "Oui mais si je ne parle pas, je marcherai plus vite". - "Alors ne parlez pas".

Cette impertinence mêlée de respect donne une certaine allure comique au film, qui peut aussi se voir comme une manière de "polar" au suspense hitchcockien: l'homme d'affaire (concurrent du forgeron), qui prend le cahier pour en arracher une page où il dressera ses comptes. Angoisse: Ahmad va-t-il récupérer le cahier - en partie ou complètement déchiqueté? Puis qui s'en va à toute allure sur son mulet. Ahmad parviendra-t-il à le rejoindre? Mince, voilà qu'il a disparu dans une dénivellation entre deux ruelles. Et la nuit qui tombe. Et Ahmad qui arrive toujours quelques secondes trop tard. Et le chien qui aboie de façon menaçante (incrustation du court-métrage "le pain et la rue"), etc.

Une des ruses du film est également ce regard critique porté sur l'éducation et un certain conservatisme traditionnaliste, ou formaliste: sous couvert d'un film de commande, une propagande à visée éducative, K. remplit le "cahier des charges" en même temps qu'il le contourne, le subvertit - ou plutôt le porte à sa vraie puissance. Il administre bien, en apparence, la leçon de civisme vertueux qu'on attendait de lui, mais pas forcément où on l'attendait. Ou alors, et c'est la générosité de ce film, précisément là où on devrait l'attendre.

L'enfant doit obéir aux adultes, se taire, faire ses devoirs, aider ses parents aux durs labeurs de la ferme, se montrer responsable, discipliné, altruiste, solidaire envers ses camarades, etc, plusieurs de ces recommandations apparaissant dans le film sous forme de "double binds" insolubles, "schizogènes".

Toutes ces tâches vertueuses seront effectivement accomplies par Ahmad, mais pour y parvenir, là est l'ironie profonde, il devra se défaire des règles apprises, qui forment comme un magma indifférencié. Les agencer autrement, les redistribuer, pour dégager les priorités dans des temps non-contradictoires qui ne lui sont pas accordés. Et donc désobéir, afin de mieux obéir.
L'exemple des admonestations de sa mère est frappant: elle lui dit "fais tes devoirs" et dans le même temps "occupe toi de ceci ou cela". Elle ne veut ou ne peut pas entendre non plus qu'un devoir plus important, qui est de rendre un cahier de devoirs à quelqu'un qui ne peut justement pas les faire, est un "devoir" nécessaire qu'il convient de distinguer du droit accessoire "de sortir aller jouer". Et elle élude ce problème par un: "c'est pas ton problème, c'est de sa faute à lui, qu'il en assume les conséquences".

L'instituteur fait pareil dans son registre: il impose ses priorités ou exigences à lui, qui entrent en contradiction avec celles des parents. Quelles que soient les préoccupations des parents (aller chercher le lait, rentrer les moutons, etc), elles sont secondaires par rapport aux priorités qu'il assigne aux enfants. Et les enfants doivent se débrouiller avec ce nœud de contradictions, ce conflit entre deux autorités.

On ne peut pas vraiment dire que la figure de l'instituteur soit rendue sympathique, ni le vieil homme qui remballe durement l"enfant avec ses "je sais pas, je connais pas", ni la dame au balcon qui lui ordonne de lui renvoyer le linge mouillé, ni la dame malade qui ne veut pas bouger de sa porte pour aller contempler ce pantalon énigmatique (mais il l'amène doucement à faire quelques pas, douloureux, le temps que le pantalon ait... disparu), ni le discours du grand-père qui ordonne à Ahmad d'aller chercher des cigarettes alors qu'il n'en a pas besoin (simplement, c'est pour "l'éduquer", invoquant son propre père, qui oubliait une fois sur deux de le récompenser pour ses bonnes actions, mais "n'oubliait jamais de le battre"), ni dans l'ensemble ces figures d'adultes qui n'écoutent pas l'enfant.

A part le vieux forgeron, qui prend son temps (un peu trop par rapport à l'urgence de la mission, certes), qui donne de son corps fatigué, qui parle bcp mais qui écoute, aussi. C'est lui qui dit à l'enfant de prendre la fleur et de la mettre dans son cahier. On l'avait presque oubliée, cette fleur. Elle réapparaît au dernier plan, séchée, entre deux pages du cahier de devoirs, alors que l'instituteur y appose son "satisfecit", n'ayant pas remarqué la manœuvre de dernière minute par laquelle Ahmad glisse le cahier sur le pupitre de Nématzadé. Trace discrète de tous ces aller-retour sur cette route "en z", suggérant peut-être qu'une "transmission" a eu lieu, fragile autant que gratuite, mais autrement plus nécessaire que ces tâches et règlements rigides imposés par l'instituteur pour le "bien" des enfants.

Le cousin de Nématzadé, qui fait lui aussi de la résistance passive: non il n'a pas fait son devoir. Et pourquoi donc? Parce que j'ai mal au dos. C'est tout. Et c'est dit avec une insolence dans le regard (genre: "t'es con ou quoi?") franchement osée et avec un effet comique imparable.


Une ellipse paradoxalement assez violente nous indique que Ahmad, de retour chez lui, a été sévèrement puni par son père: l'enfant pleure, le père mutique tourne le bouton des ondes de la radio, la mère demande à l'enfant de manger, il refuse. La résistance de cet enfant n'est pas vaincue. C'est un héros, un insubordonné. Non pas en raison d'une caractérisation psychologique quelconque, mais parce qu'il est littéralement habité par une loi "objective" ou "universelle" qui le transcende, de l'ordre de l'amour ou de la compassion. Pas l'amour pour "x" ou "y". L'amour comme priorité, le souci pour l'autre plutôt que l'indifférence.

Ce n'est donc pas tant que Ahmad soit "le meilleur ami" de Nematzadé, et que cette affection particulière, ce lien privilégié, constitueraient le mobile de son action. On verserait, si c'était le cas, du côté du sentimentalisme un peu convenu de ces films "sur l'enfance", un éloge de l'amitié de type "spielgui-truffaldien" opposant la complicité des enfants au monde des adultes. Or ce n'est pas le cas ici: on aurait plutôt, je le vois ainsi, un Nematzadé du côté de l'enfance, et un Ahmad du côté des adultes, en un sens plus adulte que les adultes, habité par une responsabilité, une discipline, qui leur font défaut et que pourtant ils enseignent. Obligé d'agir en "adulte" à la place des adultes, envers et contre les adultes. Je vois plutôt Ahmad comme un petit garçon simplement gentil et consciencieux, soucieux des autres. De Nematzadé en l'occurrence parce qu'il est fragile, sans défense, et exposé à une injustice redoutable. Ensuite le fait d'avoir emporté son cahier par inadvertance, le sentiment intolérable de culpabilité découlant de l'issue inévitable de cette méprise, maximalise son sentiment de responsabilité envers autrui, Nematzadé ici, mais ça aurait pu être n'importe qui dans la classe qui se serait retrouvé dans cette situation...


Ahmad n'est pas vraiment un Sisyphe: il trouve la parade, la ruse. Il fait le devoir de son ami. Il ne touche pas au plat que sa mère, tendre finalement, lui apporte; se prostre pour écouter le vent de la nuit, puis reprend ses travaux d'écriture. On devine que ça lui coutera bcp, car il arrivera en retard en classe le lendemain, "alors qu'il n'habite même pas Poshteh".

Il y aurait bien des choses à dire encore sur ce film si simple en apparence, mais aussi opaque, quelque part, comme la nuit qui tombe et donne à la distance entre "Koker" et "Poshteh" une étrangeté inquiétante. J'en retiens aussi une poétique du voyage, sur ces "Holzwege" qui ne menaient peut-être nulle part, ou alors au cœur de la clairière de quelque chose... d'oublié, comme ces anciennes portes du forgeron, dont les fenêtres projettent des hiéroglyphes de lumières sur les murs, remplacées une par une, et dont il aimerait bien savoir ce qu'elle sont devenues.



dimanche 14 août 2011

L'hopital sans fantômes (se moque de la charité)


 
Y a pas mal de moltêtes onctueuses qui bavottent en ce moment sur la toile que le pauv'Lars VT est victime de ses provocs à deux balles et tout ça, et qu'il n'est en outre pas aidé par Breiwik au titre de fan indésirable de dernière minute. Le Lars s'en lamente partout, clamant à qui veut l'entendre que son (assommant) Dogville a bel et bien été une source d'inspiration pour la tuerie d'Utoya.

Mais quand on réfléchit un peu plus loin que le bout de son nez, on ne peut que constater ceci: LVT, un des cinéastes les plus surestimés à avoir éclos, comme Besson, Beineix, Adrian Lyne, Lawrence Kasdan, Léos Carax, Roland Joffé, Gilles Béhat ou Percy Adlon, des ruines chamarrées des eighties tels des pissenlits fanés; LVT, avec son esthétique en toc (y compris dans son coup publicitaire jadis idiotesque à la Benetton sur le sain retour à l'inesthétique authentiqueuse), son mélange de philo de grand bazar soldé, d'imageries sado-maso sulpiciennes pour fils de bonne famille souciés par la surabondance d'un acné rebelle et œdipianisant en diable, de dissertations fumeuses pour fanzines de collèges jésuites sur le bien, le mal, jésus, l'amour fou, les cloches de Pâques, le bondage et le fist-fucking, puis, par contrepied narquois, d'austères installations formelles vaguement "avant-gardistes" ou prétendument "brechtiennes", quoique aussi ringardes qu'un happening scénique improvisé dans le hangar d'une MJC subventionnée par Jack Lang; LVT, la prétention outrageusement ridicule de ses "messages" dont la profondeur percutante a sans doute délivré bien des cancres paresseux de la mononucléose; son kitsch "assumé" comme le susurrent sans rire ceux qui confondent "compositions picturales" et "croutes hallucinogènes"- n'ayant visiblement connu ni les pubs martini-dry des avant-programmes UGC, ni l'époque magique où on accrochait fièrement au dessus de son lit un chromo pailleté d'or de "Léda et le cygne", avec le rétro-éclairage bleu fluo à côté du guéridon (et ce sont les mêmes esthètes du moche qui se tirlipotent le zgeg en trouvant ensorcelantes et délicieusement perverses les pyrotechnies pompières des Aronovsky, Kounen et autres Noé); bref, LVT donc, ne sait plus quoi inventer pour qu'on s'intéresse encore à lui.

La conf de Cannes dénotait déjà un manque navrant d'inventivité dans la volonté de déranger à tout prix le conformisme bourgeois de quelques grabataires lapant la soupe tiède à l'hospice à l'heure de feu Horst Tappert. Mais à propos de Breiwik, point n'est besoin d'être grand clerc pour repérer, dans les déclarations de cet inintéressant Frégoli de la vacuité cinématographique multicartes, une nième tentative immature pour auréoler son "Œuvre" d'un hypothétique parfum de scandale, du prestige du gars pas fréquentable, inestimable et inconfortable trublion qui électrocute nos "bienpensances" et tout le saint falbala, rhzz.

Ben oui, c'est bien du malheur, je savais que j'étais un grand Maître, un Danube, un cador, un phare éclairant son temps, mais pas au point d'imaginer qu'un détraqué s'inspirerait de mon travail pour commettre cette atrocité, oh là là, oh là là. Vous comprenez, c'est la marque des génies visionnaires, Kubrick et son orange, Hitch et son psychotique, et c'est ben dur à porter, c'te croix, rhoo; alors là terminé, je donne plus d'interview. Si Malick peut le faire, je peux le faire aussi. Et n'insistez-pas! Je veux qu'on me fiche la paix, c'est compris? Je relève de rubéole et de troubles bipolaires, et si on m'embête un peu trop, attention, je peux y retourner et y puiser la matière d'au moins 5 nouveaux films sublimes à couper le souffle. A bon entendeur.



Oui. Mais pour ça, faut un peu de talent, je sais pas moi, raconter des trucs un chouia intéressants, y compris dans les interviews-promos, et filmer un soufflé farci tous les 15 ans uniquement, le reste de ses loisirs étant consacré à observer à la jumelle des grues cendrées et des fauvettes du Jutland, hein.

Alors ok, on nous ressort déjà la formule rabâchée qu'on applique systématiquement à toutes les marques et à toutes les formes de camemberts existants: LVT, "on adore ou on déteste, mais en tout cas il ne laisse jamais indifférent". Tututut. Je ne déteste ni n'adore les films de LVT, allons; je suis même en mesure de confirmer qu'ils m'ont tous passionné autant que de "passer une soirée à manger des moules mayonnaise tièdes dans un resto-route en compagnie de Jean-Claude Bourret qui vous explique les montants compensatoires", comme dirait Desproges. C'est d'ailleurs pour ça que je surjoue un peu dans l'exercice fastidieux d'en dégager les grandes lignes de force...



Y en a une, par contre, qui n’a pas besoin de déployer la grosse artillerie pour occuper les feux de la rampe, c’est K. Bigelow.
Eh oui, souvenez-vous, magnifique, formidable : l’ex-fane de Susan Sontag devenue la Sarah Connors protéinée du patriot act, le muscle sec comme une trique, une cheerleader qu’a d’la poigne, une gââgneuse, une que quand tu crois que c’est fini, paf, ça repart à l’attaque, comme disait Depardieu dans les valseuses. Bigelow, cinéaste-phénoménologue de la guerre, oscarisée, artiste indépendante et désormais iconographe officielle du Pentagone.
Le prochain film choc de notre va-t-en-guerre fascinée par la virilo-burnitude, provisoirement et sobrement intitulé "Kill Bin Laden", s’annonce au moins aussi super défoulant et super galvanisant que son Démineurs. Aux avant-postes de la nouvelle-ancienne croisade civilisationnelle du gars Martel. Faster, Pussycat! Kill! Kill! Et dire qu’on stigmatise les videogames à la "call of duty », alors qu'avec ou sans fps ça fait beau jeu que la modern warfare n'a pas eu lieu, comme dirait Dridri.


C'est le médiatique Breiwik qui va exulter dans sa cellule capitonnée. L'exigera sûrement que Bigelow soit nommée conseillère stratégique dans son ministère de l'armée. Alors Lars VT, je m'excuse, ça fait un peu chochotte à côté avec ses préciosités de vierge neurasthénique effarouchée.