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jeudi 16 juin 2011

Discours apophatique entre deux trains, suivi de grosse fatigue



Souvenez-vous, je me demandais il y a peu si j'allais faire un beau voyage.
Je mentais un peu en me posant la question: je savais que j'allais prendre un train pour Lille.
Je n'avais jamais été à Lille. Je n'ai jamais été non plus à Vladivostok ou à Chandernagor. Et vu la tournure des non-événements qui égrènent mon inexistence au bout du compte tranquillou, en route vers la zénitude, je pense que je mourrai sans y avoir été. Il y a un nombre incalculable de villes où je n'irai jamais, ça, c'est une évidence dont la mention présente un intérêt erratique, comme à peu près tout ce que je peux raconter ici. Mais faut comprendre ce que je veux dire par là. Y a un mec, que je n'ai jamais lu, et je crois que là encore, je mourrai sans l'avoir lu - car ça m'intéresse pas a priori - c'est Romain Gary. Non, je pense à lui parce que je me souviens qu'il a écrit un bouquin intitulé: "au delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable". Le titre m'avait frappé. La belle affaire, tiens. Permettez-moi de me gausser. Si je devais écrire un bouquin, moi, ça s'intitulerait: "en deçà de cette limite, votre ticket n'était déjà pas valable". Enfin, passons. Chacun ses problèmes et ses limites, on va pas...
Bon, alors, je précise, once again, et just in case, que ça fait une semi-décennie que je ne suis plus sorti de chez moi. Et quand je dis "chez moi", faut mesurer toute l'incongruité de cette expression. Y a pas de "chez moi", bien sûr. Y a juste un lieu que "j'inhabite", comme disent les anglo-saxons, et depuis bien trop longtemps à mon goût. J'y suis entré, presque par hasard, il y a de ça 25 ans, en pensant que j'y serais juste de passage. Le temps de mettre en place les tâches, les projets qui feraient décoller ma vie, à l'assaut du vaste monde, plein d'enthousiasme et d'avenir, tout ça. J'exagère un peu. Je nourrissais déjà quelque inquiétude philosophique au sujet de cette notion d'avenir. Toujours est-il qu'une fois là, je n'ai jamais songé à m'y installer. Pourquoi meubler cet intérieur façon "cosy", m'adonner à la décoration ou quoi ou qu'est-ce? ça n'avait aucune espèce d'intérêt, étant donné que j'allais partir pour d'autres horizons. Tout est ainsi resté en l'état, et à la même place: linge jamais rangé dans une armoire, ustensiles de cuisine jamais rangés dans un tiroir, disques et bouquins s'empilant sur les murs ou par terre, à la va comme je te pousse. Toutes ces choses destinées à réintégrer les caisses dont je les avais provisoirement extraites. Et le temps a passé, comme sous une cloche à fromage, ou une sorte de glu visqueuse immobilisant tout. Un objet quelconque tombait sur le sol, et se formait autour de lui tout un micro-monde, un conglomérat dictant sa loi. Et moi, je le contournais. Si bien que, les années passant, l'espace habitable s'est réduit à la portion congrue. Toujours plus entravé dans mes mouvements. Le pied d'une table de trop, déplacée et renversée à la verticale près de la porte d'entrée, me menaçait à chacune de mes entrées et sorties, combien de fois ne l'ai-je pas heurté de la poitrine. Mais c'était comme ça, à quoi bon se rebeller. C'étaient les choses qui habitaient là, je n'avais aucun droit de regard particulier dessus, aucune autorisation spéciale pour me rendre maître et possesseur du lieu. Et il en va de même aujourd'hui. J'ai bazardé cette table, parce que quand-même, c'était pas accueillant pour les rares visiteurs qui devaient la contourner précautionneusement en longeant le mur.

Donc, je voyage peu. Le plus loin où je me sois aventuré, dans Liège, c'est le pont de Fragnée, je crois. Du reste, bouger, ça m'intéresse peu. C'est une évidence, là encore, que là-bas, tout là-bas, loin, c'est comme ici, allez. Qu'on ne vienne pas essayer de nous faire croire des trucs. Mon exil est intérieur, et c'est pas la vue d'une plaine, d'un mont ou d'un vallon qui y changera quelque chose. Je voyage devant ma télévision Sony pal-trinitron 55 cm de diagonale, de 15 ans d'âge. J'espère qu'elle va pas me lâcher, je touche du bois. Bougez-pas, je reviens, je vais chercher quelque chose fait en bois. Voilà. Putain, on faisait de bonnes télés, à l'époque. Un rendu, un piqué, des contrastes, que je ne me lasse pas d'admirer.

Bon, alors. Y a quelques mois de ça, je reçois le mail d'un type, à Lille, qui se souvient que j'ai écrit, y a 6 ans, un livre sur Alexandre Kojève. Kojève. Un philosophe. D'origine russe. Bon, ok, c'est pas grave. Et le gars, sympa, m'écrit qu'il organise un séminaire sur "Hegel en France". Pourquoi pas. C'est tout aussi intéressant, comme sujet de conversation, que "Hegel en Moldavie", ou "Thelonious Monk à Sapporo". Je dis ça parce que je tape ces lignes en écoutant "japanese folk song" pour la deux-millième fois. Un de ses plus beaux morceaux. C'est sur l'album "Straight no chaser". Columbia, 1967 (la réédition, où ce morceau fait 16 minutes 41).
Je l'ai mis sur mon petit lecteur mp4. Parce que c'est l'événement notable de cette année: je me suis acheté un lecteur mp4. Avec, en sus, des intra-auriculaires à prix cassé. Des "JVC Marshmallow". Pas besoin de dépenser des fortunes pour avoir un beau son, quoiqu'en pensent les "audiophiles" distingués qui n'hésitent pas à hypothéquer un mois de mes revenus pour se ficher sur la tête un mastodonte électro-statique, avec des coussinets en peau de chamois du Népal, je ne sais quel Seinnheiser HD 800, Stax omega 2 ou Grado GS 1000... D'ailleurs, je suspecte 95% desdits "audiophiles" de ne pas ressentir la musique. J'hyperbolise, bien entendu, mais à un tel niveau d'orthodoxie fondamentaliste, où ce qui importe véritablement, c'est la tessiture "exacte", fidèle, pure, d'un haut-bois du XVIIIè dans une symphonie de Jean Dismas Zelenka, je pense que ça relève d'un autre genre de préoccupation. Non? Ah si. D'ailleurs, j'ai connu des mecs qui dépensaient des sommes ahurissantes dans du matos hi-fi, et qui ne s'intéressaient absolument pas à la musique en général, ni en particulier. Ou alors qui croyaient s'y intéresser, mais leur matos ne leur servait qu'à écouter les symphonies de Beethoven par Karajan et le Berliner Philarmoniker, et encore, parce qu'ils avaient lu dans le dépliant d'un ampli Denon que la prise de son y était superlative, spécialement mitonnée pour la Deutsche Grammophon par Rudy Van Gelder et son équipe. Alors que tout le monde sait que Rudy Van Gelder, c'était dans Bruckner.





Ah il a l'air malin, tiens, avec son sac vert-flashy. Voilà un snob qui s'apprête à se priver d'un plaisir simple de l'existence: écouter de la zique en mode ambulatoire. Ou alors il sort son caddie spécial conçu pour, vu que ce style d'écouteur s'utilise exclusivement avec un ampli à tubes dédié qui coûte un autre mois de mes revenus. Un bel objet, faut reconnaître. Et tu peux dire adieu à ta collection de mp3 échantillonnés à 320 kbps. Il en fait de la bouillie, à ce qu'y paraît. Et pour rester à l'intérieur, bien tranquille, un soir d'orage, tu oublies. C'est un coup à finir cramé, et on te retrouve à l'état de monticule de cendres, trois semaines plus tard, dans un loft lockouté des beaux quartiers résidentiels, comme dans une nouvelle de Buzzati.

Me voilà donc invité à Lille, pour parler de Kojève. Billet de train remboursable, et c'est fort gentil. Inutile de vous dire que j'avais la ferme intention de me saisir de cette opportunité exceptionnelle pour déballer le grand jeu, frapper un coup mémorable. Comment vous dire à quel point j'ai chiadé cette conférence. Minutée au quart de poil, avec une vache de putain de tuerie de continuité conceptuelle à stopper net un troupeau de buffles au galop. Des saillies spiritouelles, ça et là, du genre qu'on avait pas vu venir, imparables. Ah ça, j'ai sué sang et eau. Une semaine sans dormir. Réapprendre à lire de la philosophie, alors que je ne peux plus contempler la tranche d'un bouquin sans avoir envie de dégobiller. Qu'est-ce qu'un noumène, et pourquoi peut-on s'en passer? Et des crampons, est-ce que ça sert uniquement sur une pelouse de foutebol? Clarifier, simplifier, dégraisser, trifouiller, à nouveau, jusqu'à l'os. Pour apprendre à fermer sa grande gueule puis retourner se bronzer à la fraiche, au fond des caves. Bref, Jerzy, le retour. Après la parole jerzienne, définitive, conclusive, le silence qui suivrait serait encore du Jerzy. J'allais les mettre à genoux, K.O., et dans l'heure, je décrocherais un contrat exclusif de super-dj à Radio-Lille. Les kojéviens parlent aux kojéviens. Michel Onfray, dégoûté, mettrait la clef sous le paillasson au bocage de Caen, et retournerait à ce qu'il sait vraiment faire: la culture de l'orgone en cépage .





D'habitude, quand j'ai un truc à écrire, j'attends l'ultime dernière minute viable avant de m'y mettre. Un phénomène indescriptible que, j'imagine, certains connaissent. J'ai fini par me persuader que cette façon de "procéder" était mon "moteur", histoire de me réconcilier avec ça. Mais je ne suis pas sûr que ça constitue réellement un "moteur". Je pense qu'il y a d'autres façons de s'y prendre, bien que je ne sois pas encore parvenu à les pratiquer.
Le phénomène, ou le processus, si on veut, consiste à ajourner le moment de "travailler" jusqu'au point où il m'apparaît clairement que je ne pourrai pas "travailler", que je ne dispose plus du temps matériel à cet effet. Je suis sujet à l'angoisse, certes, c'est une donnée dont je ne pense pas non plus me libérer un jour, mais ce genre particulier d'angoisse, c'est vraiment celui que je préfère le moins. Je ne souhaite pas ça à mon pire ennemi. C'est purement et simplement atroce. Il s'agit, dans ce cas de figure, d'accomplir une mise en échec progressive ou graduelle - je ne dis pas "simuler", car y a pas de simulation, tout est là: si tant est qu'une forme quelconque de simulation subsiste dans cette situation, impliquant de la "ressource" ou de la "réserve" sur le côté, il importe précisément d'épuiser, de consumer cette réserve. A tous les coups, cette expérience ne se compare pas à autre chose qu'une amputation suivie de "petite mort". Y aurait certainement du grain à moudre si on se mettait dans l'idée d'adjoindre des interprétations d'ordre psychanalytique à cette forme d'auto-sabotage, et dans ce domaine, je peux dire que j'ai assez bien fait le tour de la question. Il y a plusieurs hypothèses qui se tiennent rigoureusement. J'ai acquis une compréhension réflexive du truc, depuis le temps. Mais la réflexivité n'aide en rien à contourner le problème. Malraux disait - peu importe qui le disait d'ailleurs, ce genre de poncif assommant pouvant s'attribuer indifféremment à n'importe quelle tête pensante prestigieuse, comme dans ces herbiers de citations pseudo-profondes qu'on confectionne amoureusement à l'âge tendre du cuistre en devenir, ou à l'âge blet du cuistre devenu - que quand on prend conscience de ce qui nous écrase, on n'est plus écrasé, ou quelque chose dans ce goût-là. Une bien belle connerie, bien entendu, ça se saurait, sinon, et bien présomptueux sont ceux qui prétendent s'être libérés des déterminations objectives, et connues d'eux-mêmes, qui pèsent sur eux.

Donc, en principe, vient un moment de saturation, d'épuisement massif, de confusion extrême, qui s'accompagnent d'une forme bizarre d'implosion psychique; une onde de choc, comme si j'étais passé dans un trou d'air. Ce moment privilégié indique quelque chose de précis. Que c'est fini, rapé, foutu, que j'y arriverai pas, que c'est plus la peine d'attendre le moment de m'y mettre, vu que ce moment est définitivement passé.
C'est l'échec, avec un grand H. Et je m'en trouve fort apaisé. La catastrophe est terminée, enfin. Le Tgv s'est crashé; ne reste qu'un enchevêtrement fumant de poutrelles et de tôles sous une pluie légère. On entend à nouveau les oiseaux du petit matin pépiller. J'entre dans ce que j'appelle la "zone blanche". La zone de l'après-mort, limbique. Plus rien n'a d'importance. La catastrophe n'était pas si catastrophique puisque le monde poursuit son cours, sans moi, indifférent, et qu'au fond, ce n'est pas si grave, d'échouer. Après tout, qu'est-ce-ça-peut-foutre? La vie s'en fout, on s'en fout, tout le monde s'en fout. Quel apaisement, soudain, quelle tranquillité. J'avais du temps, ah ça oui, une semaine, puis quatre jours, puis trois, puis deux, puis toute la nuit, pour travailler. Mais c'était pas mon temps à moi. C'était le temps des autres, de ceux qui travaillent, de ceux qui comptaient sur moi. A présent, j'entre dans un temps qui m'appartient, celui où je ne suis plus rien de comptable pour personne.
Je mets de la musique ou j'allume la télé; parfois même je commence le visionnage d'un film, l'esprit dégagé, ouvert, disponible. Il est généralement 7h du matin, voire 7h30. Et ce faisant, mine de rien, je me prends à penser, de loin en loin, à ce truc important que je devais faire et que je n'ai finalement pas fait. Maintenant que l'enseigne est éteinte et que le magasin est fermé. Il n'y a plus d'enjeu, c'est clair. Alors, juste pour le fun, histoire de voir ce que ça aurait pu donner si éventuellement j'avais essayé de commencer à faire ce truc, je prends une feuille, puis je mets quelques mots dessus. Tiens, c'est marrant, ça. Tout à l'heure je ne comprenais plus rien de rien, c'était un chaos, mais là, ça semble limpide. J'enchaîne une autre phrase, puis encore une autre, tranquillos, à la fraiche, décontrassté. Ah ça par exemple, je vois la charpente, la structure, toute l'affaire: le noyau, et la périphérie. Tout est en place, on dirait. Je pensais que ça avait disparu, emporté par le vent, mais non. Oh ben je continue, alors, c'est trop amusant de faire semblant de travailler quand on est délivré de l'obligation de travailler. Et puis je goupille le truc en deux-trois heures.

Je ne sache pas avoir jamais procédé autrement, pour toute tâche qui revêt une certaine importance à mes yeux. Toute ma scolarité passa sur ce fil de funambule. Aux sessions de juin, pour chaque examen, je contemplais longuement le syllabus ou mes notes de cours (complètes et soignées). A chaque heure qui passait, parfois découpée en tranches de 10 minutes, je calculais sur des grilles - constamment mises à jour - le temps dont je disposerais encore, si je m'y mettais à l'heure suivante. En comptant 10 à 15 minutes nécessaires pour l'étude approfondie de chaque page.. Et j'estimais, à l'heure suivante, après avoir refait mes calculs, que je pouvais m'accorder de ne rien faire pendant une heure encore, au prix d'une heure supplémentaire d'étude qui grignoterait ma nuit. Je passais ainsi des nuits épuisantes à différer perpétuellement le moment de m'y mettre, jusqu'à tant et si bien que deux heures avant l'examen, je parvenais à la conclusion - toujours surprenante, d'ailleurs - que de toute évidence, il me fallait postposer cet examen à la seconde session, en septembre. La notion même de "première session" n'a jamais eu de sens pour moi. Tout ce qui est de l'ordre "premier", les "premières fois", ne comptent pas, n'accèdent tout simplement pas à l'existence: ça doit impérativement être biffé, annulé, évacué, si je puis dire, au profit de leur reprise dans l'ordre "second". Seul compte l'ordre second. Il faut pour cela rater ou raturer l'ordre premier, en somme contester sa pertinence. Oh pas d'un coup sec ou d'un revers de main expéditif ou rageur, bien sûr: tout au contraire, graduellement, avec une grande lenteur. C'est un processus à "savourer" seconde par seconde, mesure par mesure. Le résultat, qui n'est rien sans son devenir, n'est pas acquis d'emblée, dirait Lapalisse. C'est peut-être un jeu à somme nulle, mais on ne peut pas le savoir à l'avance. Il convient de le redécouvrir à chaque fois. Et à chaque fois, on est surpris. Même la dernière minute avant l'extinction des feux contient sa part de chance, où tous les espoirs sont permis. Autant vous dire que la notion de "supplément" ou de "retard originaire" chez un Derrida, pour moi, c'est plus qu'un concept, c'est une way of life. Je vous laisse imaginer comment se passait cette seconde session et à quoi pouvaient ressembler mes vacances.
Une fois, lors d'une de ces secondes sessions, j'avais passé une nuit entière à contempler un énooorme syllabus de Droit public, en trois tomes, jusqu'au moment de prendre le bus pour me rendre à l'examen. Ce fut une expérience ma foi fort douloureuse, mais il fallait bien qu'une fois au moins, j'expérimente la possibilité de nier aussi la pertinence du primo-secondaire. Je m'en souviens encore, j'étais dans le bus qui montait vers le Sart-Tilman, blanc comme un fromage, claquant des dents et pleurant, pleurant, comme un veau qui va sciemment à l'abattoir. Qu'est-ce qui s'est passé ce matin-là? Peut-être une forme de miracle, je ne sais pas. L'examinateur, alors que je m'avançais vers lui d'un pas suicidaire, me posa sa question une nano-seconde avant que je lui annonce que je n'avais pas étudié une seule ligne de son cours et que donc game over une bonne fois, enfin, et forever. "Qu'est-ce qu'un Etat de Droit?". Est-ce que je sais, moi, qu'est ce qu'un Etat de Droit, je vous demande un peu. Alors là mes z'amès, je sais pas comment j'ai fait. J'ai bredouillé une espèce de niaiserie que j'avais vaguement entendue à la radio ou je ne sais où. Et j'ai eu un 12.


[ A SUIVRE...]