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lundi 18 mai 2015

The Babadook (Jennifer Kent - 2014)



Pas de quoi hurler au chef d’œuvre, mais dans la nasse de prods fantastic-horror interchangeables et dépourvues de toute substance de cette année finissante, ce sera le seul film du genre que j'aurai kiffé.

Première partie émouvante en même temps que flippante (sur le plan de l'étude d'un cas "clinique", si on veut). Un peu mais pas totalement ruinée par la seconde qui sacrifie à l'habituelle quincaillerie, et rajoute une louchette inutile de faux-rebondissements téléphonés (dans le genre: quand c'est fini, y en a encore...) .

Spoilers en série, bien entendu.

Ce qui nous est d'abord donné à voir, dans le portrait en creux d'une mère épuisée par son enfant qui semble pré-psychotique, c'est la manière dont cet enfant est en fait traversé par la dépression psychotique de sa mère. L'enfant ne fait qu'extérioriser, somatiser, acter, la somme organisée des obsessions qui exsudent du comportement de cette dernière: qui exsudent de sa passivité faite de claustration, d'évitements, interdits de verbalisation, etc. La "cause" de cela: l'hyper-présence d'un père mort produite par l'hyper-refoulement de son absence. D'emblée, on capte que c'est la mère, pas l'enfant, qui a un gros problème...

Ce n'est pas le "twist" (rapidement éventé) qui intéresse la réalisatrice, mais dès le début : "comment une psychose est partagée, se vit à 2". Ici dans la relation manifestement fusionnelle entre une mère et son fils, qui s'entretiennent l'un l'autre (se soignent en se rendant encore plus malades) dans l'enfermement "at home" et l'oblitération de l'absence du père.
Le fils, par son agitation, sert de filtre révélateur des angoisses que la mère nie en vain (et même sans la moindre conviction) par une passivité extrême. Jusqu'au point de renversement où "le babadook", étant passé du fils à la mère, c'est elle qui s'agite et le fils qui devient calme.

Mais qu'est-ce que le "babadook" dans cette affaire?

C'est l'entité "surnaturelle" qui est produite par l'impossibilité d'une "symbolisation" quelle qu'elle soit. Soit un "fantôme". Tel qu'un Nicolas Abraham en propose l'étiologie, à partir de celle du deuil pathologique, ou mélancolie du deuil, chez Freud: il n'y a pas symbolisation (laquelle suppose une "intériorisation" du mort, et c'est ce qu'on appelle un "travail du deuil") mais incorporation dévorante: le mort hante le vivant (théorie du fantôme comme intériorisation impossible de l'être perdu) et éventuellement prend sa place...

Le babadook, ce n'est ni la mère, ni le fils, en tant qu'il n'est intériorisé/symbolisé ni par l'une ni par l'autre, mais une "chose" innommable et incontrôlable qui mène son existence propre entre les deux, en dehors d'eux.

Si la pathologie du deuil est partagée par les deux, elle l'est de façon hiérarchisée: elle a été "pédagogiquement" transmise par la mère. Le fils nie la mort du père parce que sa mère la nie et lui a enseigné l'absence ou l'impossibilité de cette mort. Le fils peut par son agitation extrême extérioriser, somatiser, verbaliser, nommer la force obscure qui les menace, mais sans identifier qu'elle est directement liée au père mort (à l'absence même de sa mort). Cette agitation nerveuse est l'expression saine, une série de signaux d'alarme, des conflits qui s'agitent souterrainement sous la torpeur de plus en plus catatonique du corps de sa mère. Cette dernière étouffe ces signaux en lui administrant des sédatifs. Une fois l'enfant assommé par la fatigue, l'agitation physiologique gagne la mère livrée à "ses démons" sans "garde-fou".

Ce comportement apparent d'enfant psychotique redouble ainsi celui de sa mère, mais à la manière d'un héritage qui a la forme d'un souci pour sa mère ou de sa mère. Son souci, c'est sa mère. Il a peur à la fois de sa mère et pour sa mère. Il a peur de ses peurs, et du danger qu'elles représentent pour elle et lui. Il veut la soigner, il veut la protéger (par tout un attirail d'armes bricolées). Mais les seuls soins et protections qu'il est en mesure de lui prodiguer (il a 6 ans), c'est en donnant une existence à ce "mister babadook" que la mère ne peut ni ne veut voir dans un premier temps, et désigner ce babadook comme l'entité maléfique qui les menace.

Cette scotomisation "à deux étages" du mort engendre subséquemment une sorte de dépôt, résidu informe, fruits de la "collaboration" entre l'enfant et la mère. Ce dépôt, ce résidu, habitent dans un livre, un conte pour enfants (la mère écrivait des livres pour enfant avant de sombrer dans la dépression) que la mère apporte (ou semble apporter). Un Livre qui n'arrive pas à prendre forme, à s'achever (il est interrompu, suivent des pages blanches). Et qui habite lui-même dans une poubelle - celle où on le brûle mais d'où il ressort toujours, qui est aussi bien la maison-poubelle, un capharnaüm autant qu'un home à cafards.
Le film jouant perpétuellement sur l’ambiguïté perceptive du registre hallucinatoire (par des citations directes, entre autres, de plans de Répulsion de Polanski : le plafond avec son lustre moulé dans le plâtre qui se rapprochent, les murs qui craquent et se fendent, etc), on peut se demander, au sujet de ce livre, s'il a une réalité matérielle dans le récit. Cad s'il existe comme objet réel, en dehors de l'élaboration psychotique de la mère - élaboration qui a comme unique interlocuteur ou destinataire le fils. C'est la mère qui raconte, en même temps qu'elle la découvre, l'histoire du babadook. Le Livre s'écrit au fur et à mesure qu'elle le raconte, de la même manière que les figurines de papier surgissent en ouvrant les pages, et l'enfant complète le récit. Ils écrivent littéralement ce livre à deux.

Ce babadook est, bien sûr, le livre du père, un livre-père (= baba-book, ou encore dada-book), autrement dit ici un livre et père fantômes. Un fantôme engendré par le deuil pathologique de la mère et transmis à l'enfant. Il circule ainsi entre eux, de l'un à l'autre. Ils le font grandir ensemble. Sa masse noire et opaque (fluctuant entre une silhouette d'insecte géant et celle d'un magicien à chapeau haut-de-forme) grossissant au fur et à mesure que la claustration dépressive de la mère s'accroît et que l'enfant est immobilisé par les anxiolytiques.
Ce qui est vraiment flippant, dans ce film, c'est la progression de la maladie de la mère (la transformation de l'actrice est assez impressionnante) et l'imminence de plus en plus redoutable de
[spoiler] l'infanticide, voir dernière ligne.

Si ce n'est pas un film à "twists" (éventés, donc, et quoi de plus vain qu'un film à twist), c'est plutôt, à la manière d'un Shining, une étude de "cas", plutôt précise et juste dans sa description. L'esthétique et la mise en scène sont soignées, qui renvoient à l'âge des lanternes magiques, convoquent Meliès, l'expressionnisme allemand (Wiene et son Caligari) et diverses références du ciné d'horreur des 60s/70s (insistance un peu lourde sur le Répulsion de Polanski, donc) mais sans tourner au carrousel-catalogue qui cligne de l'oeil avec roublardise à chaque séquence (façon sinister, dossier warren ou insidious 2).
On prend le temps d'installer le cadre, de s'intéresser à cet enfant et à cette femme, leur donner une consistance existentielle, affective, vécue. Les persos ont ainsi cette densité humaine qui nous touche, condition sine qua non pour que l'effroi soit une expérience et non un stimulus-réponse conditionné. Ce ne sont pas des abstracts vides dévidés en mode automatique par tant de scripts sans âme, passion ni amour.
C'est donc avant tout l'émouvante et éprouvante histoire de la relation entre un fils et une mère voués à une grande souffrance et à une grande solitude. L'exploration des liens inextricables d'amour-dépendance-rejet-désir de protéger-détruire qui les unissent dans l'adversité. Les quelques maladresses seront pardonnées par la sincérité du propos et une foi dans le genre consistant à le prendre au sérieux, à le croire capable de transmettre autre chose que juste du frisson à bon compte. Proposition qui bien sûr est de plus en plus rare...

Le récit reste ambigu - et culotté - jusque dans son épilogue, susceptible de plusieurs lectures. Heureuses ou malheureuses, tournant autour de la question: comment on se débrouille avec l'insupportable, l'abandon, la perte irréparable, comment les traverser, comment le désir de vie se fraie malgré tout un passage dans ces étroits corridors sombres en retrouvant, même de la façon la plus "tordue", des lignes de vie.

Certains verront la confirmation de l'existence "objective" de "babadook". Le fils et la mère retrouvent leur équilibre "psychique" à travers une alliance/pacte d'amour permettant de se tenir à distance du monstre: ce dernier est finalement enfermé dans la cave, la mère lui apporte de la nourriture...
La mère fait au voisinage l'éloge de ce "franc-parler" que son fils, disait la voisine parkinsonnienne, tient du père: il n'a pas sa langue dans sa poche, dit-elle, il nomme les choses sans prendre de détours... Aux agents de la protection de l'enfance, l'enfant dit en substance: ma mère a été fort malade à cause de la mort de mon père, et moi je suis indésirable à l'anniversaire de ma cousine parce que je lui ai pété le nez quand elle a dit que j'avais pas de père, mais maintenant c'est fini, on va beaucoup mieux. Dans la dernière séquence, le fils exécute lors d'un barbecue dans le jardin des tours de magie qui enchantent sa mère, faisant sortir un pigeon de sa manche. Elle lui demande comment il fait: il reste évasif. Secret de magicien. Et ça se clôt sur un câlin et une déclaration d'amour partagée dans la sérénité retrouvée.

On peut ressentir cette fin de plusieurs manières, mais toutes peuvent se passer de l'existence "réelle" d'un "babadook" enfermé dans la cave... Le babadook n'est dans tous les cas pas mort. Ce qui signifierait que la psychose a semi-gagné... dans une manière de compromis à l'équilibre précaire: " la "chose" est toujours vivante, avec nous. Mais nous la tenons à distance. "
Maman s'en occupe, la soigne comme il faut, ce qui lui permet de redevenir une mère affectueuse ainsi qu'une épouse dévouée, l'une et l'autre échappant à la mélancolie. Bref, la cellule familiale s'est, à quelques menus détails près (et au prix d'un petit tour d'illusionniste), recomposée...

Comment le tiennent-ils à distance, ce mort qu'ils ne peuvent pas intérioriser et qui pour cette raison est le "babadook", l'onomatopée maléfique qui ne finit jamais de revenir frapper à la porte? C'est que ce qu'on ne peut pas intérioriser au dedans (est-ce seulement possible: y a-t-il seulement des deuils "faits" ou "terminés", selon l'expression galvaudée?), il faut bien apprendre à vivre avec, comme une blessure infligée par le dehors au dedans, sans cesse réouverte et qu'on ne peut faire "sienne".

Plusieurs possibilités: ou l'enfant a décidé de "faire avec" la folie de la mère, pour les protéger (à la fois de l'abandon, de leur séparation par les agents de protection de l'enfance, et de la folie de cette dernière, dangereuse aussi longtemps qu'il ne feint pas d'adopter avec elle son point de vue: à savoir que le père n'est jamais mort); ou l'enfant a complètement épousé la maladie du deuil de sa mère, fusionné avec
Spoiler:
(Dans les deux cas, s'il n'a pas été tué, c'est grâce à une sorte de "négociation" intra-psychique terrifiante de la mère folle avec le père-fantôme: ce dernier lui promettait de les réunir dans la mort, il suffisait pour ça qu'elle tue son fils avant de les rejoindre dans cette mort douce et apaisante où plus personne ne souffre. La mère, qui préfère garder son fils et son mari vivants, a trouvé une chouette solution mi-chèvre mi-choux: elle épargne son fils en maintenant le père en vie, enchainé dans la cave.)

Il y a bien sûr d'autres lectures possibles.