Affichage des articles dont le libellé est Truffaut (François). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Truffaut (François). Afficher tous les articles

samedi 9 janvier 2010

Miracle worker (Penn, 1961)/ L'Enfant sauvage (Truffaut, 1970)



Lors de la sortie de Miracle en Alabama (1962), on salua une œuvre presque avant-gardiste.
Le traitement du noir et blanc annonçait une certaine manière lynchienne. L'étonnant générique, flirtant avec le fantastique, n'est pas sans rappeler le traitement de l'espace et du grain photographique dans Eraserhead - où on trouve aussi un "enfant monstrueux". On pense aussi à Elephant man - Anne Bancroft officiant encore en chaperon du monstre. Le ton général, mélange de lyrisme contenu et de sécheresse objective, tranchait également avec la dramaturgie de l'époque. Y perçait cette tonalité différente signalant à certains égards les prémices de ce qu'on nommera plus tard "le nouvel Hollywood". La filmographie ultérieure d'Arthur Penn participera, dans des manières et des tons très hétérogènes, à ce changement de cap.
Ce qui continue de marquer encore aujourd'hui, c'est bien sûr cet étourdissant plan-séquence de lutte au corps-à-corps se dilatant dans l'espace et le temps d'une cuisine lockoutée, au point de ne jamais vouloir finir. Scène dont la puissance ciné-génique reste sans équivalent dans la cinématographie contemporaine.







On suggéra également une forte analogie avec L'Enfant sauvage de Truffaut, sorti 8 ans plus tard. Au bénéfice cependant de ce dernier, dont on loua le ton plus "naturaliste", censé échapper aux afféteries hollywoodiennes dont le Penn porterait encore la marque.
Au-delà d'une ressemblance trompeuse (récit d'apprentissage mettant aux prises un enfant "sauvage" et un "tuteur"), il ne s'agit cependant pas du tout de la même histoire. Le traitement en est même antinomique.

Le Truffaut, qui est incontestablement un beau film, déploie des hantises et des interrogations propres à Truffaut sur le monde de l'enfance. C'est moins le cas (controversé) de "l'enfant sauvage de l'Aveyron" qui semble le préoccuper que "l'enfant sauvage" Truffaut lui-même (abandonné, sans père, rejeté par sa mère: celui des 400 coups). Soit une autre manière d'autobiographie, plus latérale, secrète.
Truffaut a souvent insisté sur le fait que sans sa rencontre avec le cinéma, il serait devenu un "voyou", un "délinquant". A bien des égards, le langage cinématographique constitua pour lui une manière de manceps tutorial, pédagogique. André Bazin et Fernand Deligny tinrent dans cet apprentissage une fonction ou un rôle de pères de substitution. Deligny, on le sait, travailla comme éducateur avec des enfants "à problèmes" ("délinquants" mais aussi "autistes"). Comme en témoigne la correspondance Truffaut-Deligny, ce dernier resta pour Truffaut un interlocuteur privilégié. Il fut régulièrement consulté pour Les 400 coups (au générique duquel il apparaît) mais aussi pour L'enfant sauvage.

D'une certaine façon, l'amour que Truffaut vouait au langage, aux mots, aux livres, semble la mesure en symétrie inversée d'une carence ou d'une blessure fondamentale qui s'attestent dans nombre de ses films. Beaucoup de livres, dans les films de Truffaut. Beaucoup de flammes aussi, d'incendies. Et dès le début: Doinel dresse un autel pour invoquer Balzac, ça prend feu. Livres qu'on brûle, dans Fahrenheit 451, bien sûr. A la fin de La chambre verte, Davenne met le feu à son mausolée, etc.
Jointe à cette obsession du langage et de l'objet-livre, apparaît souvent une forme curieuse d'aphasie jointe à une forme de surdité. Jusque dans le jeu (ou non-jeu) d'acteur de Truffaut: sa voix bizarre, comme atone, a-rythmique, comme le vestige sonore d'une aphasie première.
Dans La nuit américaine, le metteur en scène, Ferrand (la mère de Truffaut avait pour nom Monferrand), est sourd d'une oreille et porte en permanence un appareil auditif. Appareil qui revient à la façon d'un gimmick dans son incarnation du professeur Lacombe pour Rencontres du troisième type de Spielberg. Dans La chambre verte, son personnage, l'endeuillé Davenne, projette sur un petit écran de cinéma des images de la grande-guerre, à l'attention d'un enfant sourd-muet à qui il est, là encore, censé apprendre à parler. L'enfant sauvage, le cinéma, le pédagogue mélancolique.
La chambre verte apparaît à cet égard comme un méta-film ou film-miroir où les autres sont réfléchis. Truffaut y bâtit un mausolée, dispose les éléments d'une crypte (flamboyante) - la sienne en apparence - où il rassemble autant de médaillons, pièces manquantes: les disparus, les morts, les absents. Y sont mélangés des personnages de ses films précédents (un soldat qui semble dormir: Oscar Werner dans Jules et Jim), des intimes, des figures de la littérature (Henry James, Oscar Wilde, ...), ou encore Maurice Jaubert, compositeur mort en 40, "entendu à la TSF". Jaubert, compositeur, entre autres, de la musique de Zéro de conduite (autre histoire de "sales gosses") et de L'Atalante, et dont les partitions restées lettres mortes, mais exhumées par Truffaut, imprègnent plusieurs de ses films de leur diatonisme parfois douloureux et déchirant, proche du style de Arthur Honegger.


La question du père absent ou problématique surgit encore dans Histoire d'Adèle H. (1975): la fuite en avant d'Adèle, l'errance autour de son nom. Qui est-elle, la fille de Hugo? Est-ce son vrai père? Qui est Victor? Elle le cherche dans d'autres hommes, se déguise elle-même en homme. Elle accoste un inconnu dans la rue, un soldat, en qui elle croit reconnaître ce "fiancé" qui la rejette comme son père l'a rejetée. L'inconnu se retourne, elle se trompe: c'était Truffaut. Elle a des identités et des noms différents: "my name is Léopoldine", "my name is miss Louis", "my name is missis Pinson", "my name is Adele just Adele this is my name" et enfin "i'm Adele, Adele H". Adèle trace un "V" sur un miroir. V comme Victor, renvoyant interfilmiquement à un autre Victor: n'est-elle pas elle-même "l'enfant sauvage", ne se vit elle pas elle aussi comme cet enfant abandonné, une fille de la Commune, orpheline et sans nom?


Dans L'enfant sauvage, le docteur Itard est un personnage ambigu: à la fois père de substitution (s'imposant plus qu'il n'est désiré ou choisi, mais on dira peut-être qu'il en va ainsi de tous les pères, si on croit en l'anthropologie psychanalytique des familles) et "tortionnaire" didactique.
Ce qui domine dans le traitement du récit de L'Enfant sauvage, c'est une forme de lyrisme lumineux, soutenu par la musique allègre de Vivaldi, dont les accents seront remis à contribution dans la partition de George Delerue pour La nuit américaine, autre film de la quête pédagogico-familiale récurrente chez Truffaut. Ce dernier, transportant son corps raide et sa voix mécanique dans le personnage d'Itard, incarne donc cette nécessité - fût-elle maladroite - de la férule tutoriale, d'une paternité de substitution, tout en émettant quelques réserves sur son efficience pratique
En forçant un peu la piste "psychanalytique" à laquelle invite la présence de l'acteur Truffaut, l'instance paternelle - manquante ou manquée - apparaît ici comme une fonction en attente de s'exercer par compensation, ou relève, du propre statut d'enfant abandonné de l'homme-pédagogue Truffaut. L'enfant abandonné semble quant-à-lui représenter essentiellement une case vide permettant à l'adulte-orphelin de s'offrir comme manceps ou béquille. Ce serait ainsi plutôt le pédagogue qui soigne ses propres carences à travers celles de l'orphelin, s'instituant comme le père dont lui-même manque ou croit manquer, imposant au besoin à l'enfant sans père cette identification mélancolique.

Investissant tout en le détournant le cas de l'enfant de l'Aveyron, L'enfant sauvage se présente sous cet angle comme un film plus "personnel", en effet, que The miracle worker: comme métaphore de l'enfant abandonné et affectivement carencé, selon la perception intime que Truffaut en propose.
Mais c'est aussi précisément sa limite ambiguë. Il y a bien cette célébration de la fonction enseignante en même temps qu'une forme de critique de l'appareillage disciplinaire qui la sert. On pense aux descriptions de Foucault dans Naissance de la clinique ou Surveiller et punir. Mais au total, même s'il renvoie à une conception historiquement située de l'apprentissage (celle du positivisme scientiste du 19è siècle), le traitement volontairement académique de la relation enfant-professeur semble d'une certaine façon rester prisonnier de la dialectique sauvagerie/dressage.


Le film d'Arthur Penn, bien qu'en apparence concerné par les pertes et profits de la fonction éducative, esquisse un tout autre rapport. La relation enfant/professeur y est prise dans un ensemble lui-même plus vaste: sauvage, vaguement panthéiste, où la violence originaire - dans le contact brut des corps en collision - suggère une approche radicalement autre de l'apprentissage.
Ce que narre et tente de donner à percevoir Penn, ce n'est pas tant la machinerie disciplinaire permettant - ou non - l'accès à l'ordre du symbolique, qu'une plongée insécurisante, aux résultats aussi incertains qu'hasardeux, dans l'univers autiste du "hors-langage". Annie Sullivan (Anne Bancroft) va chercher et provoquer Helen Keller (Patty Duke) - l'enfant aveugle-sourd-muet - dans sa bulle, transie de violence, de terreur et de refus. Il y a deux temps dans sa démarche: sa "méthode" proprement dite, puis une forme d'abandon de cette dernière. La "méthode" consiste à amener l'enfant, de force, sur son terrain à elle, selon une logique "cartésienne" in fine pétrie de la même violence hasardeuse ou arbitraire que dans L'enfant sauvage. L'abandon de cette "méthode" consistera, sur un chemin de traverse pétri d'incertitude, à rencontrer l'enfant sur son terrain à lui.

The miracle worker est un film de sensations. "Primitiviste", entendons par là proche de cette vision cosmique et élémentaliste du monde prisée par les poètes transcendantalistes: Thoreau, Whitman ou Emerson.
La sortie des ténèbres de l'isolement n'y dépend plus uniquement de la dialectique sauvagerie/discipline, avec ses pertes et profits, ses processus d'identifications boiteuses. Cette dernière se trouve d'ailleurs assez rapidement tenue en échec, suscitant un vif sentiment de découragement et d'impuissance.
Annie Sullivan, l'éducatrice, cède donc, dans une seconde phase, à une forme de "lâcher-prise" ou d'abandon qui semblent s'en remettre à une forme de providentialisme objectif: un "miracle" improbable sur une terre aride (l'Alabama), au cœur de ce terreau précisément puritain et disciplinaire qui est l'environnement parental. On pourrait dire des parents, du père surtout, qu'ils sont bien plus proches de la méthode et des attentes d'Itard que de celles, tâtonnantes malgré leur détermination, de l'institutrice - une farouche, une sauvage-rebelle (issue d'une institution "pauvre" pour aveugles) plutôt en guerre contre le monde qu'ils représentent, ses valeurs, ses codes et ses règles.

Quoique latéralement, la question de la ségrégation raciale est ici convoquée. Et c'est la dimension proprement politique, plus ou moins absente des préoccupations du Truffaut, qui innerve le film.
Il n'est pas hasardeux que la question du "miracle" se noue précisément autour du cas d'une enfant aveugle-sourde-muette, dont la violence signale une impossibilité autant qu'un refus quasi-natifs d'intégrer ou de reconnaître son tissu familial: une mère bourgeoise, peut-être quaker, mariée trop jeune à un vieux capitaine en retraite de l'armée sudiste. Il est également question des codes sociaux qui régissent ce monde clos et divisé: à table, l'aristocrate sudiste ne se sert pas lui-même et répugne à utiliser certains couverts, il se fait servir par l'esclave noir. Rappelons l'enjeu de cette fameuse et épuisante lutte au corps-à-corps à laquelle se livrent Annie et Helen, dans la cuisine transformée en champ de bataille: contraindre Helen a utiliser une cuillère - couvert dont elle rejettera un jeu complet avec une rage systématique.
Dans cet espace psychique et social exploré par la caméra de Penn, la radicalité du handicap de l'enfant pourrait aussi bien s'appréhender comme une métaphore clinique, une manière de symptôme, de "réponse" en forme de "non-réponse" somatique à ce cloisonnement. Et si l'improbable "miracle", c'était en réalité de faire sauter toutes les cloisons, tous les verrous, toutes les coutures qui suturent ce monde de tradition séculaire au bord de l'explosion?

Trois ans plus tard, dans The chase (La poursuite impitoyable, 1965), son grand film maudit charcuté au montage par les majors, Penn exposera frontalement cette question en exhibant de la façon la plus crue la violence raciste et sociale (par exemple: "comment un "nègre" peut-il tutoyer une femme blanche?"), et fera littéralement exploser toutes les cloisons qui assuraient encore la cohésion d'une ville de notables agencée autour des puits de pétrole de Val Rogers.

Le "lâcher prise" dont il est question dans The miracle worker - qui est en même temps un retour de la violence archaïque fondatrice de l'ordre social - constitue la dimension la plus singulière du film. Elle l'éloigne radicalement, par avance, de l'éloge de la pédagogie "à la française", fût-elle mâtinée d'oblation pathogène. Le salut ne vient, pas, s'il arrive, d'un acharnement (même assorti d'affection authentique), mais d'une forme étrange d'abandon, de renoncement (à l'intériorité d'un "soi"), d'acquiescement (à une force extérieure), qui jouxtent davantage une "mystique de la nature" qu'une confiance rationnelle dans les outils de la pédagogie des hommes.

En cela, le miracle advenu dont Annie Sullivan constitue une occasion indéterminée, fruit d'une conjonction finalement mystérieuse, impondérable, entre les phases maniaques de maîtrise et leur reflux, se situe aux antipodes de la méthode Itard.
Autant le film de Truffaut appartient à la lignée classiquement paternaliste des récits d'apprentissage régis en dernier ressort par les initiatives de l'adulte "responsable", autant le Penn s'avance vers une ambiguïté bien plus sourde et opaque. La révélation arrive, sans déduction possible, dans les méandres d'une violence elle-même sauvage de l'adulte se livrant à d'étranges ballets avec l'enfant, constituant plutôt par là ce que Deleuze nommerait un "interrègne". Sortes de "noces a-parallèles" desquelles la puissance d'un amour désintéressé, objectif, presque anhumain, peut éventuellement jaillir et se communiquer, se transmettre par-delà l'intention, libérant des potentiels de circulations, d'associations entre les signes et les choses.
L'amour (comme possession, retour à soi, partage commutatif) non seulement ne suffit pas - comme disait Bettelheim - mais encore est impuissant. L'enfant est choyée, tout obstacle à sa fureur est soigneusement tenu à distance. C'est au contraire l'affection protectrice des parents qui tisse cette prison sans contours dont elle n'a aucune chance de se libérer.
Et s'il y a quelque chose de "l'amour" dans l'éducation, c'est plutôt ici un "au-delà de l'amour" qui, dans un refus d'identification parentale, brise l'amour parental impuissant et ses chaînes invisibles. C'est pourquoi le premier signifiant adressé par Helen Keller à son environnement humain est "teacher": adressé à celle qui a pris le risque de plonger avec elle, sans parachute, dans le chaos des ténèbres.

Truffaut, lui, s'identifie trop à la dyade enfant sauvage-abandonné/tuteur-père. L'image du père et du tuteur se trouvent bel et bien associées tout au long du film: n'y est-il pas aussi question, au bout du compte, d'adoption? Truffaut-Itard ne peut tâtonner vers le "salto mortale" d'un lâcher-prise qui autoriserait que vole en éclats cette alternative au fond sentimentale et/ou passionnelle au sein de laquelle oscillent en permanence les phases de gratification et de frustration, dans une succession de spires toujours plus enveloppantes et étouffantes.
Aussi le récit de Penn, trop aisément assimilé à un "conte édifiant" sur les vertus combinées de l'éducation et de l'amour, renvoie bien plutôt dans les cordes l'humanisme à la fois sentimentaliste et positiviste d'Itard, grevé de la fonction législative/paternelle.
Le film d'Arthur Penn se révèle ainsi une célébration assez amorale ou anomique de l'intuition, des "données immédiates de la conscience" chères à Bergson.
Son didactisme funambulesque se double cependant d'un pessimisme de fond que n'altère pas le finale, superbe morceau de bravoure laissant les protagonistes groggy sur le seuil de la demeure, dans l'entre-deux d'un avenir incertain. Séquence magnifiée par le beau leitmotiv diatonique de Laurence Rosenthal, oscillant entre flux et reflux, apaisement et tension, auquel se mêle un thème qui suggère des réminiscences de La nuit du chasseur - évoquée par le dernier travelling.

Dans ses meilleurs films - presque tous, en fait, jusqu'à Georgia - Penn sonde avec obstination les thèmes de l'inadaptation, du passage problématique de "l'enfance" - plus généralement un état d'immaturité - à l'âge adulte. Il assortit cependant cette interrogation d'une aporie lucide qui fait cruellement défaut à Truffaut, chez qui on vante tant par ailleurs l'attention portée à l'enfance (alors que ses inquiétudes se portent principalement sur le couple et plus généralement les relations duelles): comment devenir "adulte" lorsqu'on se heurte à un obstacle bien plus fondamental et redoutable, la cécité et la violence insolubles de la société elle-même prise dans son ensemble?


(reédit. 15/01/2013)