[Suite à une manœuvre fautive de ma part, je ne vois que ça, avait disparu de mon blog ce texte nodal, épicentral, de mon corpus, texte qui non seulement m'est cher en tant que segment biographique, mais encore présente la seule description authentique (rien n'y est inventé, tout y est réel, absolument réel, précis, inexorablement précis) et scientifique (poppériennement réfutable, elle reste non-réfutée à ce jour) du fonctionnement de la Raison dans le fameux et désormais mythique Département de Valachie.
Honnêtement, c'eût été dommage de ne pas le republier, toute affaire cessante et toute cessation affairée, comme j'aime à dire.
Here we go again]
1.
Introduction à la vie de l'esprit
Quand je vois l'accumulation de, disons, contrariétés, s'abattant sur le gars Gopnik, là, dans a serious man, le dernier film des Coen, je me marre doucement. Enfin, me marre, façon de parler, bien sûr.
Non, vraiment, j'aurais du
envoyer le script de l'histoire de ma vie aux frères, parce que là, je sais
pas. Honnêtement, ce que j'ai vu, ça s'apparenterait davantage, de mon point de
vue, à une promenade champêtre, ou au souvenir de jours plus ou moins fastes.
Il y a une phrase bien connue de Pierre Dac qui ne m'a jamais fait rire,
disons, à gorge déployée, car j'en ai toujours plus ou moins pressenti la
teneur tragique.
Comme disait le voisin toqué de Fink dans la chambre d'hôtel attenante, je vais
vous montrer la vie de l'esprit.
Cette vie de l'esprit, qui n'est
pas la vie qui s'effarouche devant la mort et se préserve, pure, du ravage,
mais la vie qui supporte la mort et se conserve en elle, je vais vous dire...
L'esprit qui n'est cette puissance qu'à condition de regarder le négatif bien
en face et de séjourner auprès de lui... Eh bien laissez-moi vous dire. Ce
séjour prolongé n'est pas (forcément) la force magique qui convertit le négatif
en être. Tout comme il est possible qu'il ne convertisse rien du tout.
Par contre, une vérité qui me paraît difficilement contestable, c'est que:
"Un homme parti de rien pour ne pas arriver à grand chose n'a de merci à dire à personne".
La messe est dite. L'alpha et l'omega, tout y est. On peut plier boutique, remballer la quincaillerie, et partir se promener, en sifflotant, le long des caniveaux, en suivant l'odeur de merdasse humide qui flotte dans l'air les lendemains d'orage.
D'évidence, je dois le dire, et sans me faire prier, encore: je n'ai pas l'intention de remercier qui que ce soit. Que ce soit bien clair entre nous, je le précise, puisque nous en devisons, l'esprit léger et détendu, en cette belle fin d'après-midi d'été que seul vient troubler le couinement continu de pourceau émasculé du caniche de la cour du rez-de-chaussée.
Que
pourrais-je ajouter, sinon, pour ne pas trop plomber l'ambiance?
2.
Nous n'avons jamais été angoissés
J'étais de toute évidence promis
à un brillant avenir.
Surmontant cahin-caha une angoisse existentielle fondamentale, omniprésente et
omnipotente, transperçant dès l'âge de six ans toutes les fibres de mon
organisme, je m'apprêtais à embrasser une carrière salariée de professeur de
philosophie. Privilège qui, naturellement, échoit à tous ceux qui en sont les
légitimes bénéficiaires.
Non, je précise, pour l'affect d'angoisse, parce que j'ai surpris un jour de
jadis une conversation intéressante au "bureau des assistants". L'un
disait: "je n'ai jamais compris cette histoire d'angoisse, chez Heidegger.
Franchement, je n'ai jamais été angoissé, c'est une vaste blague". Un
autre approuvait: "oui, et n'oublions pas que Sartre avait lui-même
concédé qu'il avait utilisé ce concept juste parce que c'était à la mode. Il
l'a regretté plus tard". Une troisième confirmait: "pareil, je
reconnais que je n'ai jamais eu d'angoisses. Je trouve que l'existence est
quelque chose d'agréable et de beau. Je fréquente des gens équilibrés,
sympathiques, ouverts sur le monde, s'intéressant à des tas de choses. Eux non
plus n'ont jamais connu l'angoisse. J'ai du mal à comprendre, de fait, cette
pensée qui se complait dans les choses négatives, la noirceur, la laideur, en
insistant sur les aspects déplaisants de l'existence. Au fond, c'est une
question de pudeur, d'élégance, de toujours voir le bon côté des choses et de
s'efforcer, autant que faire se peut, de communiquer du bonheur autour de
soi". Le premier conclut: "oui, je suis bien d'accord avec toi.
Franchement, sincèrement - honnêtement -, je crois qu'on peut dire que nous
n'avons jamais été angoissés. Sinon, Ciryl t'a briefé à propos de la pendaison
de crémaillère de Carmelo et Bénédicte? Solange aimerait que chacun apporte ses
sushis". "Oui, génial, j'ai eu Gaetan au téléphone. Ciryl ne pourra
pas venir, en fait. Il est à Morgins toute la semaine pour les classes de
neige".
Un brillant doctorat en poche, donc, salué avec tous les honneurs, une mention
spéciale du jury, tout le toutim. "Vous êtes un authentique
philosophe", "sachez que je reconnais dans votre travail le digne
héritage et patati et patata". Ainsi fut conclut un mandat de huit ans
comme assistant départemental dans une sympathique université de province.
Aussitôt congédié, effacé, gommé,
annulé, spectralisé.
Avec, en sus, dépréciation "cauteleuse" (je me demande si c'est le
terme adéquat), non, discrédit franc du collier, "cash" sur le
côté, jeté sur mon défunt travail, par certains clercs aux ambitions
carriéristes trop longtemps humiliées pour ne pas friser la pathologie mentale.
Ne jamais oublier de maintenir sous l'eau, avec obstination et méthode, la tête
du noyé. Car même noyé, il peut remonter à la surface, tout ballonné, couvert
de pustules et de tumescences arc-en-ciel. Sans parler de l'odeur, qui peut
gâcher un pique-nique improvisé sur un bateau-mouche par des aoûtiens en
goguette.
Petite Délikatessen de tradition universitaire, donc. Resservie en plat bouilli
par les nouveaux-anciens Ceaucescu, courageux révolutionnaires d'opérette
transcendantale sur le retour, ayant enfin investi la place forte. Ultime Objet
du désir en vue duquel conspirait leur "passion de la Raison" toute
d'abnégation sacrificielle. Et avec force groupes de pression dans les
commissions facultaires; certificat médical exhibant la pile cardiaque faisant
honte aux proto-nietzschéens "fascisants" de la "grande
santé" mordant la vie et le parquet à pleines dents longues; compagnonnage
franc-maçonnique longtemps convoité, dans les affres, et enfin obtenu, par la
grâce de dieu et d'indéfectibles amitiés partant à la retraite, à qui la
mauvaise conscience d'avoir été une diva narcissique "couille-molle"
[voir point 4(*)] toute leur carrière fut travaillée au corps, au scalpel, et
avec brio, sur la ligne d'arrivée, en vue de leur succéder. Nous y reviendrons.
3.
Idéologie critique
Plus généralement, je parlerai du monde de l'université. Posément,
universitairement. En illustrant mon propos d'exemples didactiques puisés dans
la vie courante, je décrirai par le menu l'éthologie de son champ social. Car
il convient de descendre ses poubelles moisies, avant d'aller se coucher au
crépuscule du dimanche.
"Les oui et les non, c'est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et à la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul" (S. Beckett, L'innommable, p. 8).
Il me plaira de narrer une visite de courtoisie que je fis au cabinet du nouvel
homme fort du régime, trônant dans la pénombre de son fauteuil en stuc tel
Napoléon à Austerlitz.
Je chômais déjà depuis deux ans à temps plein. Accessoirement, juste pour
situer le topo, ma compagne était en train de crever la gueule
ouverte d'une résurgence foudroyante d'un cancer du trou du cul, sous la forme
d'une tumeur cœur-poumon qui allait l'emporter trois semaines plus tard. Je
n'étais donc pas franchement ce jour-là à la fête du slip, comme on dit sur le
site de Shangols. Pour mention également, ma précédente compagne avait clamsé
dix ans plus tôt d'un arrêt du cœur, après avoir placé un créneau. C'était
juste avant mon mandat. Mais j'arrête là cette énumération morbide, car on
pourrait penser, éventuellement, que je suis en train de me plaindre ou que
j'essaie de me donner le beau rôle.
Ce catéchumène honorable, par ailleurs propriétaire-rentier cossu par héritage
de biens immobiliers, se voulant-être trotskiste, en révolution permanente et
ferraillant contre le pou sur le crâne de la cantatrice chauve, m'expliqua
d'une voix suave, presque murmurante, combien il avait du affronter les
montagnes de l'Himalaya pour être enfin reconnu à sa juste place. Il avait
vécu, se remémorait-il, les mêmes humiliations que Karl Marx avait endurées,
méprisé pendant tant d'années par l'Institution et tout ça.
Tout en le félicitant, je m'enquis de la possibilité de récupérer le cours de
philo qu'il donnait auparavant aux H.E.C. Ce dernier, en toute logique, devait
être désormais vacant. Il m'expliqua que les choses étaient un tantinet plus
compliquées. Il s'était vu contraint et forcé de conserver cette charge sous
peine qu'elle disparaisse purement et simplement du cursus des H.E.C. Là aussi,
ce fut une âpre bataille, qu'il livra avec panache au conseil d'administration
de machin-truc. C'était l'éternel combat pour la défense de la philosophie,
cette discipline morigénée par les représentants du capitalisme et de la course
au profit, et tout ça. Et ça, je pouvais le comprendre, car j'étais, comme lui,
et il le savait, et je savais qu'il savait que j'le savais, un défenseur de la
philosophie, comme lui, un "Ami de la Raison".
Je m'enquis alors, en tant qu'ami de la raison, de l'avenir plus ou moins
indéterminé à donner au séminaire de D.E.A.. Nous nous partagions jusque là un
cours d'anthropologie philosophique de 15h. Une moitié chacun: la mienne sur
Kojève, la sienne sur Hegel. Partie de cours que je continuais à donner, à
titre bénévole de "collaborateur scientifique".
Il m'expliqua, sans quitter ce ton velouté, presque tendre, qui charmait mes
oreilles comme une réminiscence de Sprechgesang schoenbergien, que là encore
les choses étaient plus compliquées. Il ne saurait trop déterminer la suite à
donner au partage actuel de l'empirique et du transcendantal. Il devait encore
s'assurer la possibilité d'enseigner la pensée de Hegel dans le département.
Pour l'heure, rien de sûr ne lui était acquis.
Notre homme, promu chargé de cours et titulaire d'une chaire d'anthropologie
philosophique - créée pour l'occasion -, se voyait doté d'un horaire
d'enseignement d'une centaine d'heures à vol d'oiseau, mais il ignorait encore
si il aurait l'opportunité d'enseigner la pensée de Hegel à l'Université. Comme
il enseignait rarement autre chose, par ailleurs, que la pensée de Hegel, cette
manifestation de son inquiétude me laissa un peu désarçonné. La surprise dut se
lire sur mon visage. Pour bien me faire comprendre, il m'expliqua qu'il était
très important de pouvoir enseigner à l'Université la pensée de Hegel. Et cela
aussi, je pouvais le comprendre (again). Car, comme lui, je mesurais
l'importance de ce géant de la pensée qu'est Hegel, et en tant qu'Ami de la
Raison, aussi.
[ L'idéologie, comme l'enseignait Karl Marx, peut se définir comme le régime
des valeurs et des représentations de la classe dominante, consistant à
présenter ses intérêts particuliers comme universellement partagés par tous les
membres de la société. Ce qui implique, bien sûr, que:
"Toute
illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est
uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d'elle-même,
dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du
régime social, c'est-à-dire qu'il n'est plus nécessaire de représenter un
intérêt particulier comme étant l'intérêt général ou de représenter
"l'universel" comme dominant (L'idéologie allemande, §
42)".
Et c'est commutatif, fort bien évidemment: quand le destinataire de l'énoncé à
portée universelle s'apprête à sortir - voire est déjà sorti depuis belle
lurette - d'une forme déterminée de régime social. Il faut donc ne pas manquer
d'assurance pour supputer qu'un ravi de la crèche, fut-il cerné par une
théologie négative dénuée de sens, est disposé à laper à grosses louches
une rhétorique aussi tartufière. ]
Le séminaire
de dea de 15h s'adressait rarement à plus de 4 ou 5 étudiants par année. Placé
par définition à la fin de la formation, il les préparait aux études doctorales.
J'éprouvai donc certaine difficulté à conceptualiser, dans la certitude
sensible d'un savoir immédiat de l'ici et du maintenant, que ce petit cours en
quelque sorte surnuméraire constituât à lui seul l'ultime bouée de sauvetage
destinée à ce que la pensée de Hegel fût enseignée à l'Université. Mon humeur
en fut quelque peu assombrie, et je répondis d'un ton plutôt pète-sec que cette
défense et illustration de la nécessité d'enseigner la philosophie dans un
département de philosophie résonnait à mes oreilles comme un formalisme
abstrait, une universalité vide, un idéalisme creux.
Eh bien mon vieux croyez-moi, c'est une chose, en l'occurrence, à ne pas dire,
si vous voulez être dans les petits papiers d'un révolutionnaire trotskiste
titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique, bien décidé à ne plus
interpréter le monde mais à le transformer intra puis extra
muros.
J'ajoutai, emporté par ma faconde, que la seule chose que je désirais, moi, en
continuant à assurer cette partie de cours, c'était de conserver mon
"ancrage symbolique dans l'institution" (oui, j'avais un vocabulaire
très benêt, à l'époque).
C'est là, précisément là, que jaillit cette saillie mémorable, pour moi
immortelle, qu'aujourd'hui encore je me ressers en monologue comme si je
l'avais rêvée. Se renfrognant soudain, et reculant légèrement la tête vers le
fond du fauteuil, gagnant ainsi cette semi-pénombre qui allait donner un poids
énigmatique autant qu'imposant à ce qui allait suivre, il murmura, comme déçu
mais résigné par la vilenie du genre humain:
"oui, je vois. Toi, finalement, c'est l'argent qui t'intéresse..."
Bon, j'étais saisi, je crois même que l'émotion manqua de me submerger. J'ai
bredouillé un truc comme "je ne suis pas représentant de
commerce", ou un énoncé saugrenu dans le genre. Je me suis levé, j'ai pris
mon parapluie, et je suis sorti.
4.
Stade du miroir
Les obstacles à l'enseignement de la pensée de Hegel à l'Université furent
heureusement levés par la suite. Mon "ancrage symbolique" me fut
accordé dans la totalité de ses deux moitiés. Mais je décidai de mettre le
point final à ma période "fantôme du placard".
Quelques mois plus tard, fidèle en cela à une habitude qu'il avait contractée
du temps où nous nous partagions le séminaire du dea (avertir les étudiants de
ne pas prendre au sérieux la seconde partie du cours), ce polémiste redoutable,
émule de Clausewitz et althussérien de longue date (considérant à ce titre, et
pourquoi non, que la pensée de Kojève était ni plus ni moins qu'un délire dépourvu
de sens), délégua un de ses sbires lors d'une table ronde sympathiquement
organisée à la sortie de mon bouquin.
Je ne sais trop comment je pourrais décrire cette déclinaison fétichisée
d'assistant spongiforme vaguement psycho-rigide. Ce que je peux dire, c'est que
lorsque ce fut son tour de prendre la parole, j'eus l'occasion, pour la
première fois de ma post-carrière, d'accomplir une variation eidétique complète
autour des Abschattungen du phénomène désigné sous le vocable de
"loufiat". Il offrait une sidérante imitation ventriloquée de la voix
de son Maître - plus pâtée Canigou que Pathé Marconi.
D'entrée de jeu, il m'informa, sur un ton d'aspirant catcheur au fnrs, de sa
profonde perplexité face à un ouvrage totalement dénué de sens
dès la première ligne.
Après l'avoir laissé dévidé quelques laborieuses ficelles usées et apprises, je
l'interrompis en l'informant à mon tour que si le but du jeu était de se livrer
à une disputatio byzantine intra-universitaire, nous pouvions conclure
d'emblée. Comme agité par une danse de Saint-Guy intérieure, il baragouina,
d'un ton qu'il entendait ferme: "il n'entre pas dans mon intention de me
livrer à une disputatio byzantine inter-universitaire, et je...".
Mais non, vous confondez, pensai-je. Inter-villes, c'était Guy Lusque,
Zitrone pressé, les vachettes. Souvenez-vous, magnifique, formidable.
(*) A ce stade de mon exposé, je dois signaler que les occurrences itératives
du syntagme "couille molle" sont placées sous le copyright exclusif
de Léon Tèpès 1er. Il en est l'unique dépositaire au regard de la Sacem, ayant
usité l'expression à moult reprises pour qualifier son indéfectible ami et
futur compagnon maçonnique.
Ce fut au temps où le commandement de la Raison l'incitait à considérer ce
dernier comme personnellement responsable de ses passions tristes - à savoir
être tenu à distance du califat iznogoudien.
Léon entamait alors la rédaction de sa thèse sous la direction
d'Iznogoud.
Nous étions liés de sympathie car bien des années auparavant, je fréquentais,
étudiant, un séminaire para-universitaire qu'il avait initié au premier étage
d'une taverne, dans le but de bouter le feu à plus ou moins brève échéance aux
institutions étatiques de l'idéologie bourgeoise.
Mais les heures sombres que nous vivions désormais commandaient une autre
stratégie de lutte, plus retorse, plus subtile.
Léon m'enjoignit de me faire analyser, en raison d'un affect de deuil
potentiellement pathologique, par un de ses intimes qui lui-même était un
intime de sa bête noire. Ce szondien était aussi son analyste personnel.
Il fut par la suite également membre du jury de sa dissertation doctorale.
L'efficience de cette recommandation à mon égard était source intarissable de
jubilation féroce pour Léon.
Épigone de Legendre, il n'ignorait rien des soubassements généalogiques et des
montages de l'État de droit. Bâtissant étai par étai, brique par brique, palier
par palier, les fondations rigoureuses de sa future théorie de la
"normativité de la raison", il en avait déjà cerné le premier axiome
apriorique et insécable: "il est interdit d'être fou" (ce
n'est pas une plaisanterie).
Il me confia un soir, à la lueur d'une chandelle vacillante, la teneur de son
plan méphistophélique: le piège dit de la "tenaille".
Non seulement je saisissais là une opportunité de me faire soigner par un
spécialiste de ses amis qui était en même temps son analyste, mais encore, le
fait que son szondien était un intime de son persécuteur intime constituait une
occasion unique, à l'en croire, de plonger ce dernier dans les affres de la
terreur psychique. A cette seule idée, il ne se tenait plus de joie, secoué par
les spasmes d'un rire de poitrine typiquement léonien:
"Imagine un peu, se délecta-t-il: mon bourreau est ton chef de service. Tu
te fais analyser par mon ami, qui est en même temps l'ami de ce bourreau. Ce
dernier vivra constamment dans la peur, sachant que son assistant dévoile
toutes les turpitudes de sa personnalité pathologique. Car nous sommes d'accord
sur un point: certes tu souffres de ce dont tu souffres, et c'est triste. Mais
tu souffres aussi, sinon plus encore, des pulsions castratrices de notre
bourreau commun. D'autant que, contrairement à moi, tu es à ses ordres, pieds
et poings liés. Notre bourreau n'aura de cesse, c'est fatal, de nous castrer tous
les deux. Il veut ma mort psychique comme il voudra la tienne. C'est un fou, et
il me veut me rendre fou... L'art de rendre l'autre fou. Harold Searles. Très
éclairant. Je t'en recommande la lecture. Rappelle-toi le colloque
"transparence et opacités dans la communication". Il t'avait forcé à
lui adresser cette fausse question qu'il t'avait dictée deux jours avant. Vous
aviez répété toute l'après-midi. Et il te disait sans cesse: "c'est votre
question, Pericolosospore, c'est votre question, vous me l'auriez posée
vous-même, de toute façon. Je vous aide juste à mieux formuler votre
pensée". Tu suais à grosses gouttes pendant toute la durée de sa
communication. Tu craignais de ne pas lever le doigt assez vite. Tout ça parce
qu'il avait une trouille bleue que machin s'empare de la parole. Voilà, c'est
exactement ça. Et quand je lui donne des pages à lire, il me répond, après les
avoir lues: "c'est formidable, c'est magnifique, c'est puissant.
Quel dommage que ce ne soit pas publiable". C'est moi qui un jour ai
attiré son attention sur "la réfutation de l'idéalisme" dans la
Critique de la raison pure. Mais quand nous discutons de Kant, il me dit:
"je sais, je sais, moi aussi je lis le Kant-Lexicon de
Eisler". Tu te rends compte? [Léon s'émeut et s'emporte:] lui, il a appris
Kant en butinant dans le Kant-Lexicon, alors que moi, ça fait près de 30 ans
que j'étudie Kant dans le texte, en allemand, dans l'Akademie Ausgabe!
Notre bourreau ne peut tolérer pour seul héritage, filiation symbolique, qu'un
sujet castré. C'est une couille molle. Même sa femme, il a réussi à
l'enlaidir. Elle était très belle avant qu'il ne la marie. Tu la verrais
aujourd'hui [: Léon écarte les bras et arrondit les joues à la manière de Dizzy
Gillespie]. Rien ne peut pousser à l'ombre d'une couille molle, sinon un
castrat. N'oublie jamais ceci: "au royaume des couilles molles, les
castrats seront reines" [petit rire ventral de Léon]."
Nous laissons au lecteur le soin de méditer sur la dimension prophétique d'un
énoncé contenant peut-être sa part de vérité universelle.
A cette époque lointaine, la psychanalyse n'était pas encore considérée comme
une imposture dans les gazettes controversiales. Que la clinique
psychanalytique soit fort prisée dans le secteur professionnel universitaire
n'a rien de surprenant en soi. Les récipients d'air les plus versés et les plus
investis dans l'imaginaire facultaire génèrent eux-mêmes, dans leurs
interactions avec leur biotope spécifique, la structure névrotique pathogène en
phase avec la structure de la personnalité dégagée par les paradigmes
psychanalytiques.
L'institution universitaire et l'institution psychanalytique participent tout
naturellement de la même inlassable production de névroses diverses-z-et
variées se relançant mutuellement, en miroir.
Quand bien même l'universalité de l'œdipe, comme structure de la psychè,
pourrait à juste titre être contestée dans le cas d'autres systèmes de
socialisation plus ou moins clos, il s'auto-valide en quelque sorte dans
le système considéré. Il constitue en effet la pierre de soutènement du régime
existentiel facultaire, avec ses "généalogies", ses figures
tutélaires de patriarches et de marâtres transmettant de générations en
générations leur legs et leur empire, faits de dons, de contre-dons, de dettes
(infinies, de préférence), de manceps, de tics, de tocs ainsi que divers
troubles comportementaux d'une bouffonnerie sans limites examinés d'un œil
extérieur, mais vécus à l'intérieur comme un modèle structurant. Et on ne
s'étonnera pas que dans ce cadre confiné, les manières d'envisager la
résolution de telles névroses créent et entretiennent elles-mêmes le problème à
résoudre. Cette dynamique de relance circulaire donne une certaine idée de
l'infini pour la durée de fonctionnement académique d'un sujet fini.
Pour le reste, je rencontrai le szondien à trois reprises.
C'était un homme charmant et fatigué, coiffé en permanence du bonnet de pêche
de Jacques-Yves Cousteau. Il était légèrement enclin à pioncer pendant les
séances. Personne ne songera à l'en blâmer. Combien est lassante en effet
l'écoute flottante du destin pulsionnel de l'homme qui ne vit point sous la
conduite de la raison. D'autre part, il avait certainement dû se coltiner à
longueur d'années un défilé ininterrompu de trognes bien plus effrayantes
encore que celles du test° de Szondi: ça donne envie de se réfugier dans un
état de demi-conscience latente.
A la troisième séance, j'eus l'idée de raconter un rêve sombre et tortueux que
je faisais à répétition, me demandant ce que diable cela pouvait bien vouloir
dire. "Pensez-vous que ça puisse signifier quelque chose?" A quoi il
répondit, d'un air las: "je ne sais pas ce que ça peut vouloir dire, mais
en tout cas, c'est assez surréaliste". J'étais guéri. Du szondien.
[° Si quelqu'un, né après 1925, n'ayant pas vécu sa primo-enfance dans la
préquelle de "Transylvania chainsaw massacre", ou enchaîné comme
Kaspar Hauser dans la soupente d'un donjon, parvient à dégager sur les six
séries deux figures "plus sympathiques" et deux figures "plus
antipathiques", qu'il écrive en poste restante ou transmette un
pneumatique au G.S.B. (groupe szondien belge). ]
5.
Spinoza à Venise
Je parlerai plus tard, également, à l'occasion, de Madame Ceaucescu,
dolores-passionaria de la Raison et des "Amis de la Raison" -
accessoirement un spinozo-marxisme prolétarien frelaté et frauduleux de mes
couilles bénies.
Son système philosophique en formation se forgea quelques temps au rude contact
des prie-dieu des Facultés Notre-Dame de la Paix. C'était avant d'être
introduite, par prédestination népotique et papale, chef-bibliothécaire du
chef-lieu des couilles puissantes, quelques mois après l'arrivée de Léon
Vlad-Népotus 1er, empereur de Valachie septentrionale. Alors qu'elle n'était
même pas fichue de se servir d'un logiciel de classement informatique. Il faut
dire qu'à ses yeux comme à ceux de Vlad, l'outil informatique représente le
symbole de l'aliénation du prolétariat par les trusts du capitalisme des américwouains,
comme disait Tati dans l'école des facteurs. Aussi délèguent-ils cette
manutention à la sous-traitance d'un lumpen-prolétariat administratif.
Un trait insolite et hétérodoxe du spinozisme fervent, transmué en catéchèse,
de Madame Ceaucescu, c'est la crainte winnicottienne permanente d'un
effondrement imminent du self chez le philosophe-nourrisson (sentiment
de la continuité de son être). Conséquence funeste d'une défaillance trop
brutale de la mère suffisamment bonne, autant que du mol interventionnisme du
père-tampon. S'ensuit une fort préjudiciable faillite institutionnelle de la
Loi et de l'Ordre symbolique dans l'Etat de droit représenté par l'alma mater
valaque, plongeant les nourrissons-philosophes dans les agonies primitives.
Son homélie favorite, dans un contexte socio-discursif navrant de
dé-symboligénisation de tout, c'est:
"mais, mais alors, il n'y a plus rien! Il n'y a plus de structure, il n'y
a plus d'ordre, il n'y a plus de société, il n'y a plus de langage. Et bien
voilà, c'est tout, il n'y a plus rien à dire, on peut mettre la clé sous le
paillasson et partir!".
La mission cruciale dont Madame Ceaucescu s'investit alors, c'est de se
précipiter toutes affaires cessantes sur le mât de misaine et désigner, à
l'attention des philosophes-nourrissons engagés dans un faux-self, le bon
objet transitionnel:
"Spinoza" relu par ses soins.
Pour cette fin, elle dispose d'apophtegmes recopiés au feutre mauve, qu'elle
peut aisément retrouver parmi une centaine de fiches en bristol classées et
numérotées selon l'ordre des raisons, et soigneusement rangées dans une boîte
de biscuits Heudebert aux senteurs naphtalinées. Ainsi, à chaque problème
concret de l'existence, la compréhension adéquate de sa cause est fournie.
Parfois, la Loi et l'Ordre symbolique menacent de se barrer en couilles, sous
les coups de boutoir assénés par des crypto-fascistes deleuziens censément
obsédés par la "pure jouissance". Dans ces moments là, Madame
Ceaucescu lève les bras au ciel et invoque illico tous les anciens combattants
de la défense de l'instance paternelle vilipendée par les bitniques qui mettent
leurs baskets tous sales et négligés sur les plans de travail ("mais où
vous croyez-vous? Nous sommes dans une Université, ici, pas dans une
pétaudière!").
Citons pour mémoire l'oublié et vermoulu Gérard Mendel, auteur de "la
révolte contre le père", ainsi que l'hétéronyme "André
Stéphane", auteur de "l'univers contestationnaire".
Ces ouvrages constituent des manières d'essais de "psychanalyse de mai
68" forts prisés par Léon. Ce dernier manque rarement, alors qu'il était
sur les barricades, d'en recommander la consultation éclairante aux rares
brebis égarées ou mauvaises graines trainant leurs guêtres dans les couloirs
dépeuplés, et susceptibles de s'engager par désœuvrement sur la pente
savonneuse d'un principe de plaisir de type "deleuzien" *
(sic).
* ( "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977)
Madame Ceaucescu professe par ailleurs un anti-christianisme des plus virulents
(Ricœur est sa bête noire depuis quasi la prime enfance). Ceci ne l'empêche
nullement de soutenir mordicus que la Loi, chez le petit d'homme, ça se
structure, qu'on le veuille ou non et qu'on l'admette ou pas, entre un Papa et
une Maman, en tant qu'entités biologiquement différenciées.
L'anthropologie psychanalytique moderne nous enseignait que le symbolique
"fait" coupure avec l'ordre des déterminations naturelles. Mais loin
de nous engager à complexifier la donne sur la piste - pour le dire vite
- d'une "dissémination" (horreur! Mais alors ça part dans tous
les sens, ça bouloche de partout!) ou d'une "différance originaire",
elle se trouve ici curieusement étayée par ce qu'il convient de nommer une
anthropologie essentialiste ou naturaliste d'inspiration chrétienne. Au gré de
cette dernière, l'ordre de la culture et les lois immuables de la nature
convergent in fine et ab origine. Aussi Madame Ceaucescu
voit-elle d'un œil inquiet la "pacsation" d'une parentèle
homosexuelle, symptôme préoccupant d'une "perversion" de l'Ordre
symbolique fondateur de la culture.
Elle s'exhorte ainsi à élaborer -"work in progress"- une relecture
schizo-plastique révolutionnaire du matérialisme de Spinoza, consistant à
réintégrer, dans la courbure sinueuse d'une longue boucle torsadée et
récursive, l'herméneutique psychanalytique chrétienne qu'elle se proposait à la
base de liquider. Où comment retrouver sur son chemin ce qu'on croyait fuir en
suivant la route opposée. C'est en quelque sorte, légèrement revisitée, la
prophétie d'Oedipe-Roi s'accomplissant à l'envers. Souhaitant tuer son
père (Ricoeur), Oedipette tue le roi de Corinthe (Spinoza). Le cœur léger, elle
part pour Thèbes en sifflotant et croise son vrai père (Ricoeur) dans les bras
duquel elle tombe en le prenant pour Spinoza.
Cette contribution très attendue dans les Études spinozo-valaques s'annonce
d'emblée à la fine pointe de l'anthropologie philosophique contemporaine,
jetant les prémices d'une révolution prolétarienne œcuménique dans les crèches
et les préaux du Sacré-Cœur.
Il me souvient d'un temps jurassien où nous fîmes une prestation scénique à
deux voix dans un séminaire de philosophie morale.
Nous étions conviés à exposer, l'un après l'autre, deux conceptions -
antagonistes, forcément antagonistes - du désir.
L'une, kojévienne, sous l'angle de la
"négativité" - inspirant pourtant largement certains schèmes
freudo-lacaniens fondamentaux qu'elle exalte plus que de raison. L'autre,
spinoziste, sous l'angle de la "positivité" - inspirant pourtant
largement une postérité vitaliste qu'elle voue aux gémonies. Mystères, voies
impénétrables de la généalogie de la transmission.
Lorsque j'eus fini ma partie, ma foi assez vivante - je vis plusieurs étudiants
qui se marraient sans arrière-pensée (avec moi, pas de moi, je tiens à
le préciser), notre réformiste de l'entendement s'installa précautionneusement
au pupitre.
Le suspense hitchcockien était à son comble.
Pour bien goûter la saveur de son incipit, représentez-vous feu
Jean-Paul II entamant la récitation du Rosaire à la Basilique du Sanctuaire
d'Aparécida-sur-Meuse. Mais avec l'organe vocal de Lova Moor, du genre à
défibriller le bâton de maréchal d'un jésuite. Susurrée doloroso cantabile,
toute en legato. La phrase est exécutée calendo, et se maintient
ostinato dans une lugubre tonalité sostenuto ma non troppo:
"Après avoir entendu ce que je viens d'entendre... J'ai l'impression de
devoir prendre la parole... dans un paysage lunaire...de mort... dévasté par
une bombe atomique... S'il subsiste encore en vous une parcelle de désir,
j'aimerais maintenant vous entretenir d'un philosophe qui nous promet la
liberté et la joie..."
Pauvre Baruch... Ta charogne encore fumante peut continuer à dériver
tranquillement sur les canaux du nom de Venise dans Calcutta désert, à l'ombre
des synagogues. Tu n'as vraiment aucun souci à te faire, va.
6.
Lettres volées
Quelques mois après son entrée en fonction, justifiée par sa compétence
infaillible dans l'art de classer les bouquins en deux rangées claires et
distinctes: les "amis de la raison" et "les ennemis de la
raison", Spinozette m'adressa, joint à une liste perforée, un courrier
manuscrit dans lequel elle réclamait avec un zèle tout courtelinien le retour
d'une trentaine d'ouvrages enregistrés au titre, depuis plusieurs années
obsolète, de "collaborateur".
Je m'empressai de m'acquitter de cette tâche fastidieuse. Dans cette liste
figuraient plusieurs titres ayant déjà été restitués dans le passé. Lors de ma
venue, elle était absente, pour motif de collocation dans un colloque.
J'expliquai le problème à sa collaboratrice, et rédigeai un courrier détaillant
de façon circonstanciée les titres des ouvrages déjà restitués. Courrier que je
tenus à photocopier, appréhendant vaguement la passion des zélotes tatillons en
devenir dans le secteur de l'administration.
Quelques mois passèrent, où nous vaquâmes, insouciants du sort de l'autre, et
libres comme les blés. Je reçus alors un second rappel me réclamant derechef
les titres susmentionnés.
Non sans quelque contrariété liée à la confirmation de mes craintes, je visitai
à nouveau l'Unité de Documentation, et me mis en devoir d'expliquer le détail
du micro-problème dont je pressentais de plus en plus - car je suis un sensoriel
intuitif, et ça m'éloigne de la fréquentation assidue des amis de la raison -
qu'il n'en resterait pas à l'état de micro-problème.
Je ré-esspliquai donc que les quelques titres réclamés avaient été restitués
avant le crash d'un ancien logiciel dont les données ne figuraient plus sur le
nouveau.
Spinozette peina visiblement à intellecter ce phénomène. Son visage se ferma,
son sourcil se fronça. "Je crois qu'il y a quand-même un problème",
insista-t-elle avec une réticence presque douloureuse.
Elle suggérerait par là, eventualy, que je tentais de spolier l'institution de
deux ou trois ouvrages d'une valeur inestimable.
Sur la tét'de ma mère, mon sang a soudainement reflué comme un seul homme vers
la région céphalique. En sortit une bordée d'injures proprement innommables, un
résidu d'insanités ordurières dont je revendique encore aujourd'hui chaque
intonation au tribunal des facultés kantiennes. Je profitai de ce kaïros pour
m'exclure moi-même définitivement d'une bibliothèque où mon bouquin perdu (voir
infra) a certainement été placé depuis sous scellé, avec le tampon:
"attention, fou clinique & ennemi de la Raison", avant d'être
broyé dans un vide-ordures, puis incinéré.
Ah, ça n'arrêtait pas de finir, ma diatribe. Les énoncés fondamentaux
arrivaient certes en ordre légèrement dispersé, mais ça faisait sens, je dois
dire, au sens où cela n'en était pas complètement dépourvu. Tout ce qui
devait être dit était dit, et ma foi, tout ce qui ne devait pas être dit le fut
aussi.
Spinozette était outrée, comme il se doit, et c'est peu de le dire. Sa lippe
tremblotait légèrement, et ses immenses lunettes griffées "eighties
fashion" se couvraient progressivement de buée. A intervalles discontinus,
elle parvenait quand-même à en placer une, et le mérite n'était pas mince, car
je tenais assez bien le crachoir et ne nourrissais nullement le désir de le
céder. "C'en est assez ! Va-t'en! Sors d'ici! Dehors!" Et de pousser
sans succès vers la porte ma masse corporelle puisant des ressources
insoupçonnées dans la force d'inertie.
Tout cela n'était pas du goût de sa collaboratrice, je veux dire cet
acquiescement anti-sartrien au possible à l'inertie, non moins que la suite
ininterrompue d'imprécations bas de plafond. Elle s'interposa:
"Monsieur, voulez-vous bien quitter les lieux, s'il vous plait?"
"Oui, pardon, pourquoi dois-je quitter les lieux, en vérité, s'il vous
plait bien, mademoiselle?"
"Parce que vous emmerdez le monde, monsieur".
Je jetai un rapide coup d'œil circulaire sur l'Unité de Documentation, déserte
comme le Kalahari. A bien y regarder, cependant, niché dans l'aile ouest, un
jeune homme habillé strict comme un séminariste me toisait d'un regard
indubitablement mécontent. Il semblait ne pas pouvoir se concentrer comme il le
fallait sur ce que j'imaginai être un incunable de Thomas d'Aquin.
"Comment ça, le monde, quel monde? Monsieur, là? OoOooh oui, le monsieur,
il est pas content le monsieur là; y peut pas travailler le monsieur,
rhôô". Je m'avançai vers lui d'un pas compatissant. Il était de moins en
moins content, et ça je pouvais le comprendre. "Oui, monsieur, je vous
prie de m'excuser, monsieur, car voyez-vous, il y a 365 jours dans une année,
et bien aujourd'hui, Monsieur, sachez-le, c'est le jour où on se fait emmerder."
L'informaticienne dut joindre ses efforts à sa collaboratrice pour me pousser,
poliment mais fermement, vers la porte "exit".
"Va-t'en, va-t'en!".
"Un peu qu'je vais m'en aller, tiens donc. Je n'ai nullement l'intention,
te figures-tu, de repasser ici, pour contempler, vois-tu, ta face de [censuré]
qui est n'est-ce pas un véritable remède [censuré]
"De-hooOrs!"
Je sortis donc.
Une fois dehors, et encore exalté, je contournai par deux fois le pâté de
maisons constituant l'alma mater, puis je rebroussai chemin en direction
de l'U.D., réalisant que la question des livres manquants n'était en rien
résolue. Je fis une nouvelle entrée claironnante:
"Bonjour, c'est encore moi. Je reviens, car il appert que ma problématique
administrive personnelle demeure en suspens, ce qui d'un certain point de vue
m'interpelle..."
"DEHORS!".
Ce fut mon dernier feedback, le temps d'entrevoir Spinozette plantée sur le
parquet, comme une naufragée au milieu d'un récif coralien, le bras et l'index
tendus dans ma direction.
Peu avant la fermeture des bureaux, on put l'apercevoir, je l'appris par la
suite, sillonnant d'un pas erratique les couloirs du département. Elle avisa,
effarée, un membre du personnel scientifique qui passait par là:
"Est-ce que tu as eu l'occasion de croiser ces derniers mois Jerzy Pericolosospore?"
"Oui, je l'ai vu il y a deux semaines, au café de la buse. Il éclusait
coca-light lemon sur coca-light lemon, comme à son habitude. Pourquoi, il y a
un souci?"
"Et bien, je pense qu'il est devenu fou... Je veux dire réellement
fou. Cliniquement."
Bon, mon
bouquin, pour y revenir une dernière fois avant d'en finir. Dans la ligne du
temps un peu chahutée de cette étude scientifique et programmatique, c'est
antérieur aux tranches de vie de l'esprit narrées supra.
Fruit d'une maturation de dix années, il parut rapidement aux P.U.F., accueilli
sans appui ni réseau ni cooptations d'usage dans le milieu, par des gens à qui
je ne devais rien et qui ne me devaient rien, et alors que je pointais déjà
depuis six mois. Un argument épatant pour me rappeler au bon souvenir de
l'institution? Penses-tu, lustucru, c'est exactement comme si j'avais déféqué
une bille dans un étui de contrebasse, ou chanté Ramona dans un conduit
ventilé. Il me fut suggéré de communiquer un exemplaire pour garnir la vitrine du
hall d'entrée, celle des publications des "membres" faisant honneur à
la corporation. Je l'ai jamais récupéré. Il fut négligemment égaré, entre le
secrétariat du Doyen (dit le "décanat") et le secrétariat du
département. 25 euros jetés par la fenêtre. J'ai écrit un livre, la seule chose
dont je sois fier dans ma médiocre existence, que je ne pouvais même pas me
payer en triple.
7.
De l'importance des poils.
Mon diplôme,
dont j'étais très fier aussi, puisqu'il fut arraché, ultimement, sur la ligne,
au finish et au couteau, dans un corps à corps avec de sombres tentatives
d'auto-sabotage réitérées, s'avéra rapidement un aller simple pour le suicide
économique et social.
Quelques mois après la publication de mon livre (novembre 2005), j'étais certes
parvenu à me qualifier pour une durée de quatre ans au C.N.U. Je pus donc
participer, de 2006 jusqu'à cette année, aux concours de recrutement annuel des
maitres de conférence dans les universités du territoire français. Sans
parvenir à me classer en ordre utile. C'est Raison et pourvue de sens:
mon curriculum était gelé dès mon entrée au chômage en 2004. Je ne pouvais plus
enrichir mon dossier d'une liste croissante d'activités et de publications
scientifiques. Cette possibilité s'était évanouie d'elle-même au moment précis
où je réunissais enfin les conditions académiques pour la réaliser. La
bande-annonce coïncidait avec le générique de fin. En langage mélodramatique,
ça s'appelle "avoir les ailes coupées au moment de prendre son
envol".
Pour les autres universités belges, ce fut et reste Tintin-Riquette. Les
ouvertures de postes sont aussi fréquentes que la projection d'un film de
Jean-Marie Straub à la salle des fêtes de Jemeppe-sur-Sambre, et la
distribution déjà planifiée pour au moins une bonne décennie.
Ces 6 dernières années, j'ai bien
entendu envoyé ma candidature en bonne et due forme à tous les postes vacants
de professeur de philosophie publiés au Moniteur, pour l'enseignement
provincial ou pour les Hautes Écoles de Liège, Mons, Hainaut, Namur, Bruxelles-nord,
Bruxelles-central, Bruxelles-midi, Gand, St-Pierre et Bruges. Je n'ai jamais
reçu ne fut-ce qu'un accusé de réception.
J'ai cherché un appui du côté politique. Ce relais, du moins, me permettait de
me tenir informé des us et coutumes en vigueur dans le complexe autonome des
Hautes Écoles. Soit la déclaration de poste vacant était une fiction
administrative destinée à titulariser un membre déjà en fonction, soit le poste
avait été confié à un licencié ayant des appuis, de la famille, des proches,
dans le "réseau". Soit les deux ensemble.
Le courrier d'un ministre de la députation de x, relayé par un
Bourgmestre de y, m'informait que la direction de la H.E. de z
avait "finalement décidé de réengager le temporaire de l'an passé, qui lui
avait assuré toute satisfaction".
Ou bien, après avoir sollicité le cabinet du "ministre de l'enseignement
supérieur de la C.F. en charge de la Haute École", je recevais le courrier
personnalisé:
"Je prends note du fait que vous avez effectué les démarches nécessaires à
l'inscription comme candidat auprès du ministre, [...] conformément aux règles
en vigueur [...]. En ce qui concerne l'enseignement supérieur organisé par la
Communauté française, j'agrée après vérification, par l'Administration, de la
validité des candidatures, les propositions transmises par les Conseils
d'Administration des institutions concernées".
Ce qui, en langage formel désambiguïsé, signifie: la direction choisit
elle-même son candidat, et je réponds "ah bon ok, dacodac".
Un délégué syndical de la section "enseignement" m'expliqua: "ah
oui mais non, si vous ne connaissez pas personnellement quelqu'un à la Haute
École, ou à défaut quelqu'un qui connaît personnellement quelqu'un qui y occupe
un poste important, c'est impossible. Ils ont leur propre réseau. Nous, on ne
peut rien faire".
Le fameux "réseau". Le bidule énigmatique dont je n'ai jamais pu pénétrer, ni par l'entendement ni par la praxis, les arcanes subtils autant que secrets.
Ce n'est pas que j'eus répugné à frotter le postéral des bonnes personnes, des gens importants dans les petits souliers desquels il est opportun de se tenir. Oh que nenni. Sans la moindre fierté mal placée ou je ne sais quel fantasme obscène de pure intégrité, j'étais tout disposé à lécher goulument le fion important de toute personne d'influence qui eût la mansuétude de me le tendre, même mollement, avec indolence, en écartant les fesses à moitié. Et croyez-moi, j'en aurais raclé toute l'étendue, avec application et rigueur, jusqu'à décoller consciencieusement la pulpe de féculent séchée se nichant dans la forêt inextricable des poils du cul.
Car les gens d'importance et de pouvoir, c'est scientifiquement prouvé, ont la région anusielle bien dotée en pilosité. Généralement. Sauf pour les esthètes passionnés d'élégance qui se la font épiler avec soin, et en exceptant bien sûr ceux qui préfèrent se la faire peigner et brillantiner, et en tirent un plaisir tout à fait honorable au demeurant.
Il ressort en effet de très sérieuses études menées dans les cliniques universitaires privées du Brabant, financées par le Rotary Club de Watermal-Boisfort en partenariat avec le collège militaire de formation équestre de Maison-Bois, que sur un panel de 150 personnes de haute importance et de haut revenu, reconnues par leurs pairs et leur impairs pour leur sphère d'influence, 80% négligent l'entretien de la zone pileuse fessière, activité ou passe-temps qu'ils considèrent comme futile ou frivole. C'est d'ailleurs conforme à une certaine éthologie archaïque du pouvoir: quand on est important, au diable si le petit personnel se trouve incommodé par les émanations odoriférantes engendrées par la sudation des zones fessières. L'épilation desdites zones étant un loisir qu'on réservera préférentiellement aux garçons-coiffeurs ou aux couturiers invertis ambitionnant d'élargir leur cercle d'amis importants.
Mais là, on
est d'accord. Autant ce qui précédait exhalait un reste ténu d'humanisme somme
toute relativement frais et sympathique, autant là on vire carrément dans
l'immonde. Et c'est avec raison que quelques lecteurs/trices raisonnablement
heureux dans la vie, et positifs, tenteront de me recadrer en dodelinant du
chef d'un air grave et désolé, avec la formule qui mouche:
"sincèrement, je vous plains. C'est pitoyable. Vous devez être bien
malheureux dans la vie, médiocre, raté, frustré, haineux, impuissant, etc, pour
ainsi clabauder, macérer ad nauseam un ressentiment stérile".
Eh bien, tout à fait, je n'en disconviens nullement. C'est le cas. Indubitablement. So what?
8.
Affects joyeux
L'arme fatale, en matière d'usage et d'instrumentalisation des concepts
philosophiques dans la rhétorique institutionnelle.
Une de ses fonctions essentielles est d'inhiber toute irruption malséante d'un
affect de révolte ou de douleur dans le gosier de l'être-institutionnel, de
préférence quand on a le souhait d'y déverser de grosses couleuvres bien
fumantes. Il s'agit peu ou prou dans ces situations d'invoquer l'importance
anhistorique et trans-spatiale, déconnectée de tous rapports de force situés,
de préceptes de sagesse ou d'éthique philosophique censés agir sur l'impétrant
comme une substance sui-generis, une propriété psychologique du sujet autonome
où les déterminations du champ social, les jeux de domination, n'existent plus.
A vrai dire, ce type d'admonestation agit réellement sur les sujets en phase de
déréalisation, c'est-à-dire ayant intériorisé "plus que de raison"
cet ensemble de valeurs morales, constituant ce que nous pourrions nommer une
moelle épinière surmoïque.
De tels sujets se signalent par un état de naïveté ou d'irénisme confondants, à
un degré faisant ricaner les cyniques. Lesquels ont force de loi et bafouent
allègrement toute valeur morale, dans de vertigineux jeux de pouvoir
carriéristes assurant la reproduction des privilèges hérités par léchage de
couille, forçage de couille, éthos socio-génético-économique prédéterminé façon
Dawkins, ou auto-castration psychique (mais pas sexuelle: les Pygmalion de
séances projo ou de boudoir particulier, exorcisant leur démon de midi en se
jetant à corps perdu dans le droit de cuissage et la mise sur orbite
scientifique de leur tendre et ambitieuse Lou Salomé des amphis, sont des
modèles admirés, cités en exemple: "il a trouvé son second souffle, c'est
formidable"), ou les quatre ensemble, on sait pas, on sait plus.
Dans ce règne de l'inversion systématique des valeurs, perfectionnée au point
ultime d'une mauvaise foi achevée dans une langue de bois fascinante surpassant
par certains traits les subtilités de la Novlangue, l'instance
"surmoïque" du sujet philosophique, opiumisé par la certitude d'être
aux prises avec la philosophie en action et en actes, agit sur lui comme un
gros bêta-bloquant. Elle neutralise toute conscience empirique de sa situation
dans le rapport de force. C'est à ce genre d'occasion qu'est notamment
appliquée la formule magique, de vague allure spinozienne, identifiable entre
toutes: "ne sombrez pas dans le ressentiment", ou "ne cultivez
pas les passions tristes".
Les uns, wittgensteiniens augustinisants spécialisés dans l'art envié de
distinguer au feutre rouge les catégorèmes et les syncatégorèmes, s'en sortent
en se prenant pour Yves Duteil chatouillant la gratte lors de la veillée feu de
bois du Baden Powell club de Malibu. D'autres s'en sortent en combinant, en une
synthèse hardie, Toni Negri et le massage holistique.
D'autres encore, redoutables Wonder boys-terminators pressés, montés sur
les piles du même nom, aux poignées de main plus coupantes qu'un wilkinson à
quatre lames, considèrent de nouvelles opportunités.
S'étant longtemps pris pour le fils mutant ou ethnoschizoïde d'Alain Madelin et
de Michel Foucault, avant l'assaut des buttes-Chaumont par les
révolutionnaires trotskistes, ils conjuguent désormais leur sens aigu de la
praxis, du bizeness et des relations publiques, en se partageant entre diverses
mondanités utiles. D'une main, les arbitrages d'élégances laïco-progressistes
dans les débats cathodiques du journal dominical ouksacause (style "le
port du voile semi-intégral bafouant les droits de l'homme de la femme afghane
est le plus brûlant et urgent problème sociétal et économique pour notre
démocratie laïque et l'occupation de notre temps de cerveau disponible").
De l'autre, la direction d'un "centre pour l'égalité des chances"
abattant un boulot phénoménal (style "c'est un scandale: les personnes à
forte corpulence doivent payer deux places dans le jumbo-set pour aller se
bronzer en Croatie") - ce qui ne manque point d'astringent quand on médite
sur le fait qu'ils ont bâti leur fulgurante ascension socio-génétiquement
programmée sur le copinage politique et les renvois d'ascenseur entre happy
few.
Il arrive donc que le dit sujet, après avoir cultivé cette exhortation à la vie
heureuse pendant un laps de temps plus ou moins long (une semi-décade) - ça
dépend de la force de sa croyance en la performativité de tels énoncés -, se
lève un beau matin comme au sortir d'un rêve embrumé. Constatant combien sa
tristesse de n'avoir ni métier, ni argent, ni existence sociale, le sépare
objectivement des passions joyeuses, des puissances actives et de
l'irrésistible "oui à la vie" des sujets-philosophes salariés, il
conçoit soudain une inquiétude :
"saperlipopette et nom d'une pipe en rutabaga, je me demande si je
n'aurais pas contracté par devers moi un vache de putain de saloperie de
ressentiment horrible. Ah ça par exemple. Et ma foi non, je n'ai pas la berlue.
Tournicoti-tournicota, je m'en vais de ce pas en informer Ciboulette et
Cosmoclock".
L'horrible, dans tout ça, c'est qu'il se sent encore plus coupable de
développer une complexion si vilaine, de contrevenir de façon si minable au
principe selon lequel sa liberté fondamentale réside justement dans le fait de
se libérer de ces passions tristes. C'est ça que je nomme "déréalisation
hypnotique". La sujétion au mirage personnaliste de la psychologie d'un
sujet libre, autonome, capable de convertir lui-même ses affects, faisant
de nécessité vertu, contre mauvaise fortune bon cœur; cherchant et trouvant en
lui-même son salut, ne le plaçant point dans une cause extérieure, etc.
Le chômeur, ami de la raison ou pas, est ainsi constamment invité à se vivre
comme un Bodhidharma en puissance. "Huître secrétant sa perle" selon
l'expression consacrée de la psychologie de la résilience. Une usine interne
produisant de l'aliénation privée. L'asservissement converti en libération: un
mensonge né de la plus formidable opération de programmation neuro-linguistique
engendrée par la fiction endurante du self-made-man entrepreneurial.
9.
Echolalie & échopraxie
Oui mais bon. N'est-ce pas là pousser un chouïa le bouchon dans la
négative-attitude égotiste? Après tout, comme me le faisait à juste titre
remarquer un chercheur qualifié du fnrs, s'agaçant à la longue de mes
pseudo-démonstrations sur les "logiques de champs":
"houlà, Houlà, une petite seconde. La philosophie, c'est d'abord et
essentiellement une passion qui nous engage corps et âme, au quotidien. C'est
quelque chose que l'on porte en soi. Un amour qui nous a-ha-bite et jamais ne
ta-harit. It's a kind of sorte
de way of life, you know. Free as a beurd. It is un enfant de Bowème qui
n'a jamais connu d'aloa. On philosophe matin, midi et soir, comme le pommier
pond des pommes; ça s'adresse à tous et la pratiquer, c'est participer à la vie
citoyenne, c'est devenir un citoyen du monde, œuvrer au projet d'émancipation
universelle. Bon sang, allez quoi, quand on est un tant soit peu habité par
cette vocation, ce sacerdoce, on va à la rencontre des autres, on donne un peu
de sa personne. On sort de ses quatre murs, on arrête de se panser le nombril,
et on se bouge un peu le cul. On s'investit dans les cycles de
conférences-débats de PhiloCité, l'Université Populaire de la Province de
Liège, le jardin philosophique d'Alleur... C'est pas ça qui manque. L'asbl Philomène;
PhiloCité Mômes; les partenariats en synergie; le Zététique Théâtre; les
ateliers philo avec les enfants à "haut potentiel" de l'institut
Saint Boniface; les ateliers philo dans les homes de personnes âgées; le
festival de la philosophie à Flaget. Y a pas qu'à l'université qu'on fait de la
philosophie, qu'est-ce que c'est que ce discours élitaire, à la fin. Y a pas
mal de gens ici, des collègues, moi-même, qui prennent sur leur temps libre,
leur petit confort personnel, leur vie de famille, pour aller pratiquer
l'éducation permanente ailleurs, faire bouger les choses. J'le crois pas, ça.
Sans parler des pratiques collectives de résistances transversales. Le
carrefour des résistances de pensées et des pensées de la résistance... "
Ouais. Ouais, whouais, ouwhais
hwouais... Champs de logiques. Logiques de champs. Jeux de langage internes au
champ socio-professionnel spécifique qui délimite les conditions circulaires
d'émission, réception et validation de ses propres énoncés tant smart que
pourvus de sens.
Mais je le conçois, quand je repense à tout ça, la Valachie, Jean Moulin
moulinant à Moulinsart, "je suis un homme de la praxis",
"apprends la vie sociale", "donner au verbe le temps de l'autre,
donner au temps le verbe de l'autre, donner le temps à l'autre du verbe, donner
de l'autre au temps du verbe, débit du lait debidelow, marquise mourir vos yeux
beaux me font d'amour...", etc, etc, la haine m'aveugle.
Ou alors je confuse; j'en suis à percevoir l'image inversée de la projection
d'une camera obscura retournée à l'endroit, et si ça se trouve une camera
obscura à l'endroit même où son image était projetée à l'envers... Ma
pauvre tête. C'est ce qu'on appelle la voix du d'dans, ça fait parfois un d'ces
boucans, pas moyen de tourner l'bouton de cette radio je suis marron. Harold
Searles est fou il m'a rendu fou. C'est pas ma question - où est passée ma
question? La question tombée dans l'oubli. Ou bien comme le disait feu mon chef
Couïmolus (spécialiste de Derrida, aussi derridien dans les manifestations
empiriques de l'être transphénoménal que je suis danseur étoile à l'opéra du
Bolchoï), avant de prendre sa retraite bien méritée:
"ne soyez pas paranoïaque, Pericolosospore! Ne prêtez pas une oreille
favorable à des bruits de couloirs. Qui vous a raconté ça? Donnez-moi des
noms. C'est Machin, c'est ça? C'est Chose. Oh non, ne me le dites pas, je sais
d'où ça provient. Je vous en conjure, ne rentrez pas dans ces jeux pervers. Ces
personnes cherchent à diviser pour régner, ce ne sont pas des voix amies, ce ne
sont pas vos alliés. Elles visent à introduire la confusion en vous, elles
cherchent à vous convaincre de vous retourner contre vos seuls vrais alliés.
N'écoutez pas les gens malintentionnés qui veulent vous faire croire des choses
qui ne sont pas vraies".
Cette réponse faisait écho à une construction délirante que j'avais pourtant
élaborée dans la plus stricte intimité de mon moi-même, avant de la formuler.
Je n'avais en effet su réprimer une velléité de soupçon au sujet d'une
hypothétique connexion causale, de type post hoc, ergo propter hoc,
autorisant la contiguïté départementale légèrement différée du couple
Ceaucescu.
Habitué qu'il était à m'abreuver de moult recommandations s'annulant
perpétuellement les unes les autres au gré d'une Verneinung érigée en
discipline olympique, il en oubliait la dernière en date, prodiguée quelques
jours à peine avant mon accès de paranoïa:
"il faut bien comprendre ceci, Pericolosospore: désormais, la Valachie
s'est dotée d'un nouvel homme de pouvoir: Vlad. Il est donc très important pour
vous de bien veiller à être dans ses petits papiers."
C'était d'ailleurs ballot de ma part. C.m. m'avait dûment briefé plusieurs mois
après le jour de ma soutenance (la veille donc de ma réinscription comme
demandeur d'emploi):
"Je suis heureux que vous développiez une vision lucide de votre parcours,
Pericolosospore. On ne va pas renouveler votre contrat au prétexte qu'on a de
l'amitié pour vous et que vous êtes attachant. L'Université a des règles, elles
sont transparentes, elles sont respectées, et cela ne souffre aucune exception.
Seule la valeur scientifique compte. L'arbitraire et les complaisances n'y ont
pas leur place. Ne fantasmez pas".
Au vrai, j'ignorais que je fus si attachant, et que ça diminuait d'autant ma
"valeur scientifique".
J'entends d'ici Léon Tèpès, l'ancien d'soixante-huit, Maître de Berlin remaké
par Michael Bay, murmurer d'un ton douceâtre, alerté sur ma déréliction:
"ne jugeons pas, mes amis, avec trop de sévérité, les propos dénués de
sens d'un homme diminué. Un être dégradé, séparé de sa puissance, rendu plus ou
moins dément par la douleur d'un sort malheureux, et qui n'a d'autre ressource
que de déverser sur les instruments cybernétiques de l'impérialisme triomphant
un monceau d'allégations grotesques et infamantes, dictées par une rancœur
pathologique. Qui, d'ailleurs, ne saurait d'évidence identifier ici le destin
de l'homme du ressentiment, peut-être même la tentation fasciste, dans le
procédé mêlant médisance, calomnie, commérage, caricature, dénigrement du
travail intellectuel d'autrui, et enfin acharnement à souiller les plus belles
amitiés - le concept d'amitié lui-même comme valeur philosophique. La Vérité,
mes amis, est résultat. Suivons le cône de la pensée et observons le triste
résultat qui nous est ici offert à méditer: un individu sombrant dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Doublement victime, hélas pour lui, d'une industrie
d'aliénation barbare et de Kojève le stalinien fordiste dont il fut le chantre,
lui qui n'aimait rien tant que l'argent. Mais laissons là les médiocres, abusés
par Sartre le nabot, Heidegger le nazillon, Deleuze le jouisseur et Derrida le
graphomane. Cultivons la compagnie des hommes libres et des amis de la raison.
Comme le disait Spinoza: l'homme libre vit sous le commandement de la
raison, et rien ne lui est plus utile que de rechercher et cultiver la
compagnie d'autres hommes libres, etc etc, ad libitum."
10.
Positivité chômée
Où en étais-je. Ah oui. Les gens importants. "Ces gens là", monsieur,
mèdème, ces êtres mystérieux venus d'ici, qu'en vérité je crains autant que je
révère, à qui j'eus donné du vent et des bijoux, à qui j'aurais confié mon âme
pour quelques sous, je ne suis pas parvenu à les localiser. Où sont-ils? Où
vont-ils, qui sont-ils, ces gens qui vous tiennent en laisse, au shopping, au
bordel, à la messe? Tel l'arpenteur, je longe les abords du Château, de la
citadelle aux hauts murs imprenables.
Au service de "contrôle du comportement d'activation de recherche
d'emploi", ça devient difficile, aussi.
Le chômeur est un salarié,
et on ne le paye pas à ne rien faire. Dixit le contrôleur, qui gagne sa
vie en prestant un boulot que je ne me lasse pas d'admirer, car à son échelle,
si modeste soit-elle dans l'organigramme des êtres d'importance, il détient lui
aussi un pouvoir dont il entend user et jouir avec parcimonie.
Le boulot spécifique du chômeur consiste précisément à chercher du travail, et
il convient que cette prestation satisfasse "l'employeur", sans quoi
le licenciement du chômeur viendra en sanctionner la non-réussite.
La réussite professionnelle du chômeur consiste, comme de juste, sous la forme
d'un paradoxe redoutable et insoluble, à réussir à échouer perpétuellement dans
sa recherche d'emploi, mais de justesse. En effet, le chômeur
salarié doit manquer quotidiennement, à un micro-cheveu près, mesurable au
compteur geiger, une occasion - plausible - de se réinsérer dans le circuit
professionnel.
Ce manquement aux règles du travail - en chercher sans parvenir à échouer sur
le montant du filet - est une faute grave qui, comme dans tout secteur
d'activité salariée, appelle la sanction logique de licencier le chômeur en lui
retirant ses indemnités.
Et si le chômeur ne parvient pas
à obtenir un emploi dans sa branche spécifique au terme de quelques années de
recherche infructueuse, ça signifie clairement, aux yeux de son
"employeur", qu'il n'est pas ou plus adapté à la demande. Il ne
correspond plus au secteur d'activité dont il se réclame. Son offre n'est plus
plausible tout comme devient douteux son registre de compétences.
Inversement, si le chômeur dirige trop fréquemment sa demande vers des emplois
fort éloignés de son registre désormais inutile et incertain, "l'employeur"
est autorisé à douter également de la rigueur et de la sincérité de cette
recherche. Il soupçonnera le chômeur de multiplier des candidatures
"bidon" pour donner le change, assuré de n'être jamais contacté par
un employeur pour un métier dans lequel il n'offre aucune compétence réelle.
Aux deux extrémités de la chaine, une réalité non douteuse se fait ainsi
progressivement jour: le chômeur s'est formé, dans le passé, à l'exercice d'un
métier pour lequel il fait montre de son inaptitude dans le présent. Il doit
incessamment entreprendre une nouvelle formation, éloignée de ses prétentions
passées qui confirmaient au bout du compte une erreur d'orientation
professionnelle. Il doit donc proposer sa candidature à un tout nouveau métier
d'avenir pour lequel il n'a, en toute logique, aucune qualification réelle dans
le présent.
Quelle que soit la formation passée ou à venir du chômeur de longue durée, son
actualité est ainsi celle d'un travailleur inadapté à quelque secteur que ce
soit, invité à se déprendre de l'illusion de travailler dans celui où il s'est
cru compétent, et à se recycler en permanence vers un autre où il peut espérer
acquérir un jour quelque compétence. Campant dans l'entre-deux ouvert de cette
indétermination somme toute excitante, comme un vent d'aventure, il est
suspect, quoiqu'il en soit, d'exploiter fourbement son inutilité foncière pour
flâner, carper le diem, insouciant, ou courir le guilledou sur la sueur des
honnêtes travailleurs qualifiés qui le subventionnent gracieusement.
Dans le cas de figure, le problème n'est pas de savoir qu'un docteur en philosophie, par ailleurs agrégé et publié, ayant enseigné cette discipline pendant dix ans sans ennuyer son monde, fait par là la preuve de son adéquation à un secteur pour lequel il y a des postes à pourvoir chaque année dans des Hautes Écoles sur l'ensemble du territoire belge francophone, postes qui sont effectivement attribués à des licenciés, parfois même en Langues romanes ou en Histoire. Eu égard, pour bon nombre d'entre eux, à leur position privilégiée dans le diagramme du "réseau" d'intégration, comme rappelé plus haut.
Non, le
problème, c'est qu'il avère objectivement, par la persistance de sa situation
de chômeur, qu'il n'est pas adéquat à l'offre dans sa
"spécialité" (terme à prononcer avec l'œil qui frise). Il doit donc
reconsidérer "en profondeur" (c'est-à-dire de pied en cap) la pertinence
tant de sa formation que de son orientation professionnelles.
Mes dernières candidatures en date (appel du 18 juin pour la rentrée
2010-2011), en bonne et due forme, le cachet de la poste faisant foi, à un
emploi vacant de "maître-assistant en philosophe" des couilles bénies
des Hautes Écoles de Namur et de Bruxelles, ayant été suivies, comme les 20
précédentes, d'un silence assourdissant, et malgré une niaque d'enfer de la
gagne qui tue m'engageant à lécher bien profond le cul poilu des instances
décisionnaires autorisées par qui de droit, en la personne d'elles-mêmes, je
m'encourage vivement à postuler pour une place de gardien de jour dans une
boîte de nuit ou de gardien de nuit dans une boîte de jour.
Parce que bon, selon le contrôleur salarié par l'Onem de mon comportement
d'activation de recherche d'emploi, ça va, là, c'est bon, je me suis assez
foutu de leur gueule, avec des rabiots à rallonge pour me la couler douce aux
frais de la princesse.
La déléguée syndicale, une demoiselle charmante, un peu indolente,
n'avait pas manqué d'ironiser auparavant, lors de l'entretien personnel destiné
à "préparer" le chômeur syndiqué à fond les manettes pour le contrôle
anusiel - annuel, pardon. Mais sans méchanceté de sa part. C'était frais,
léger. Ce jour là, je sais pas, à mon avis elle était gaie comme un pinson:
"Ah, tiens c'est marrant, ça... "Professeur de philosophie."
J'avais des cours de philosophie, pendant mes études d'assistante sociale.
Qu'est-ce que j'ai pu m'ennuyer. Je dormais, oh je dormais, je dormais tout le
temps. Mais enfin, bon, je suppose que ça dépend aussi de l'enseignant. En tout
cas c'était très ennuyeux... J'ai l'impression que vous êtes resté très attaché
à l'école, non? Ben oui, vous vous entêtez visiblement, d'après votre dossier
hein, je dis ce que je vois, à vouloir revenir à l'école. Non, je vous dis ça
parce que, à mon avis, il serait peut-être temps de quitter l'école et de vous
trouver un autre métier. Non, parce que, depuis le temps que vous voulez
retourner à l'école, ça se saurait, si vous deviez y rester..."
A 45 balais (dans l'cul), franchement, c'est pas sérieux, et ça fait beaucoup
de sushi pour le schlemiel.
11.
Apostille à la vie de l'esprit
Efforçons-nous néanmoins de conclure sur une note positive.
"La philosophie [...] n’est pas une Puissance.
Les religions, les États, le capitalisme, la science, le droit, l’opinion, la
télévision sont des puissances, mais pas la philosophie.
La philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme,
etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N’étant pas une puissance, la
philosophie ne peut pas engager de bataille avec les puissances, elle mène en
revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et elle ne peut
pas parler avec elles, elle n’a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène
seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d’être extérieures,
mais aussi passent en chacun de nous, c’est chacun de nous qui se trouve sans
cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie"
(G.D., Pourparlers).
La conscience malheureuse de l'esseulé, comme nul ne l'ignore, est une figure
de la servitude. Elle entretient sa dépendance en intériorisant les puissants.
"Impuissance, puissance des autres", disait Michaux. Considérons le
chômeur comme il peut l'être: une variation de la conscience malheureuse.
Certes les maîtres ne sont maîtres que parce que les esclaves les considèrent
comme tels. Ce moment de la conscience de soi peut et doit être dépassé dans
une lutte, une réappropriation de la puissance qui, sans doute, tarde à venir.
L'horizon du chômeur en fin de droit ne diffère en rien de celui du salarié
atomisé dans des segments de contrats brisant la continuité de son
espace-temps.
C'est la même absence d'horizon.
Dans l'attente active d'une synthèse sociale imminente entre les deux faces
reverses de l'aliénation, la négativité au chômage et la positivité chômée,
certains exercices spirituels peuvent se pratiquer à moindres frais, selon les
moyens du bord et le temps de loisir de chacun. Pour ma part, donner quelques
coups de balais aux baudruches hébergées et entretenues plus que de raison dans
ma cabessa. Une autre façon d'honorer les lois de l'hospitalité.