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mercredi 31 août 2022

Genèse et structure de la Raison dans un département de Valachie (4/8/2010, REEDIT)

 

 [Suite à une manœuvre fautive de ma part, je ne vois que ça, avait disparu de mon blog ce texte nodal, épicentral, de mon corpus, texte qui non seulement m'est cher en tant que segment biographique, mais encore présente la seule description authentique (rien n'y est inventé, tout y est réel, absolument réel, précis, inexorablement précis) et scientifique (poppériennement réfutable, elle reste non-réfutée à ce jour) du fonctionnement de la Raison dans le fameux et désormais mythique Département de Valachie.

Honnêtement, c'eût été dommage de ne pas le republier, toute affaire cessante et toute cessation affairée, comme j'aime à dire.

Here we go again]



1.
Introduction à la vie de l'esprit

Quand je vois l'accumulation de, disons, contrariétés, s'abattant sur le gars Gopnik, là, dans a serious man, le dernier film des Coen, je me marre doucement. Enfin, me marre, façon de parler, bien sûr.

Non, vraiment, j'aurais du envoyer le script de l'histoire de ma vie aux frères, parce que là, je sais pas. Honnêtement, ce que j'ai vu, ça s'apparenterait davantage, de mon point de vue, à une promenade champêtre, ou au souvenir de jours plus ou moins fastes.
  

Il y a une phrase bien connue de Pierre Dac qui ne m'a jamais fait rire, disons, à gorge déployée, car j'en ai toujours plus ou moins pressenti la teneur tragique. 
Comme disait le voisin toqué de Fink dans la chambre d'hôtel attenante, je vais vous montrer la vie de l'esprit.

Cette vie de l'esprit, qui n'est pas la vie qui s'effarouche devant la mort et se préserve, pure, du ravage, mais la vie qui supporte la mort et se conserve en elle, je vais vous dire... L'esprit qui n'est cette puissance qu'à condition de regarder le négatif bien en face et de séjourner auprès de lui... Eh bien laissez-moi vous dire. Ce séjour prolongé n'est pas (forcément) la force magique qui convertit le négatif en être. Tout comme il est possible qu'il ne convertisse rien du tout.

Par contre, une vérité qui me paraît difficilement contestable, c'est que:

"Un homme parti de rien pour ne pas arriver à grand chose n'a de merci à dire à personne". 

La messe est dite. L'alpha et l'omega, tout y est. On peut plier boutique, remballer la quincaillerie, et partir se promener, en sifflotant, le long des caniveaux, en suivant l'odeur de merdasse humide qui flotte dans l'air les lendemains d'orage.

D'évidence, je dois le dire, et sans me faire prier, encore: je n'ai pas l'intention de remercier qui que ce soit. Que ce soit bien clair entre nous, je le précise, puisque nous en devisons, l'esprit léger et détendu, en cette belle fin d'après-midi d'été que seul vient troubler le couinement continu de pourceau émasculé du caniche de la cour du rez-de-chaussée.

Que pourrais-je ajouter, sinon, pour ne pas trop plomber l'ambiance?

2.
Nous n'avons jamais été angoissés

J'étais de toute évidence promis à un brillant avenir.
Surmontant cahin-caha une angoisse existentielle fondamentale, omniprésente et omnipotente, transperçant dès l'âge de six ans toutes les fibres de mon organisme, je m'apprêtais à embrasser une carrière salariée de professeur de philosophie. Privilège qui, naturellement, échoit à tous ceux qui en sont les légitimes bénéficiaires.

Non, je précise, pour l'affect d'angoisse, parce que j'ai surpris un jour de jadis une conversation intéressante au "bureau des assistants". L'un disait: "je n'ai jamais compris cette histoire d'angoisse, chez Heidegger. Franchement, je n'ai jamais été angoissé, c'est une vaste blague". Un autre approuvait: "oui, et n'oublions pas que Sartre avait lui-même concédé qu'il avait utilisé ce concept juste parce que c'était à la mode. Il l'a regretté plus tard". Une troisième confirmait: "pareil, je reconnais que je n'ai jamais eu d'angoisses. Je trouve que l'existence est quelque chose d'agréable et de beau. Je fréquente des gens équilibrés, sympathiques, ouverts sur le monde, s'intéressant à des tas de choses. Eux non plus n'ont jamais connu l'angoisse. J'ai du mal à comprendre, de fait, cette pensée qui se complait dans les choses négatives, la noirceur, la laideur, en insistant sur les aspects déplaisants de l'existence. Au fond, c'est une question de pudeur, d'élégance, de toujours voir le bon côté des choses et de s'efforcer, autant que faire se peut, de communiquer du bonheur autour de soi". Le premier conclut: "oui, je suis bien d'accord avec toi. Franchement, sincèrement - honnêtement -, je crois qu'on peut dire que nous n'avons jamais été angoissés. Sinon, Ciryl t'a briefé à propos de la pendaison de crémaillère de Carmelo et Bénédicte? Solange aimerait que chacun apporte ses sushis". "Oui, génial, j'ai eu Gaetan au téléphone. Ciryl ne pourra pas venir, en fait. Il est à Morgins toute la semaine pour les classes de neige".


Un brillant doctorat en poche, donc, salué avec tous les honneurs, une mention spéciale du jury, tout le toutim. "Vous êtes un authentique philosophe", "sachez que je reconnais dans votre travail le digne héritage et patati et patata". Ainsi fut conclut un mandat de huit ans comme assistant départemental dans une sympathique université de province.

Aussitôt congédié, effacé, gommé, annulé, spectralisé.

Avec, en sus, dépréciation "cauteleuse" (je me demande si c'est le terme adéquat),  non, discrédit franc du collier, "cash" sur le côté, jeté sur mon défunt travail, par certains clercs aux ambitions carriéristes trop longtemps humiliées pour ne pas friser la pathologie mentale.
Ne jamais oublier de maintenir sous l'eau, avec obstination et méthode, la tête du noyé. Car même noyé, il peut remonter à la surface, tout ballonné, couvert de pustules et de tumescences arc-en-ciel. Sans parler de l'odeur, qui peut gâcher un pique-nique improvisé sur un bateau-mouche par des aoûtiens en goguette.

Petite Délikatessen de tradition universitaire, donc. Resservie en plat bouilli par les nouveaux-anciens Ceaucescu, courageux révolutionnaires d'opérette transcendantale sur le retour, ayant enfin investi la place forte. Ultime Objet du désir en vue duquel conspirait leur "passion de la Raison" toute d'abnégation sacrificielle. Et avec force groupes de pression dans les commissions facultaires; certificat médical exhibant la pile cardiaque faisant honte aux proto-nietzschéens "fascisants" de la "grande santé" mordant la vie et le parquet à pleines dents longues; compagnonnage franc-maçonnique longtemps convoité, dans les affres, et enfin obtenu, par la grâce de dieu et d'indéfectibles amitiés partant à la retraite, à qui la mauvaise conscience d'avoir été une diva narcissique "couille-molle" [voir point 4(*)] toute leur carrière fut travaillée au corps, au scalpel, et avec brio, sur la ligne d'arrivée, en vue de leur succéder. Nous y reviendrons.


3.
Idéologie critique


Plus généralement, je parlerai du monde de l'université. Posément, universitairement. En illustrant mon propos d'exemples didactiques puisés dans la vie courante, je décrirai par le menu l'éthologie de son champ social. Car il convient de descendre ses poubelles moisies, avant d'aller se coucher au crépuscule du dimanche. 

 

"Les oui et les non, c'est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et à la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul" (S. Beckett, L'innommable, p. 8).



Il me plaira de narrer une visite de courtoisie que je fis au cabinet du nouvel homme fort du régime, trônant dans la pénombre de son fauteuil en stuc tel Napoléon à Austerlitz. 

Je chômais déjà depuis deux ans à temps plein. Accessoirement, juste pour situer le topo, ma compagne était en train de crever la gueule ouverte d'une résurgence foudroyante d'un cancer du trou du cul, sous la forme d'une tumeur cœur-poumon qui allait l'emporter trois semaines plus tard. Je n'étais donc pas franchement ce jour-là à la fête du slip, comme on dit sur le site de Shangols. Pour mention également, ma précédente compagne avait clamsé dix ans plus tôt d'un arrêt du cœur, après avoir placé un créneau. C'était juste avant mon mandat. Mais j'arrête là cette énumération morbide, car on pourrait penser, éventuellement, que je suis en train de me plaindre ou que j'essaie de me donner le beau rôle.

Ce catéchumène honorable, par ailleurs propriétaire-rentier cossu par héritage de biens immobiliers, se voulant-être trotskiste, en révolution permanente et ferraillant contre le pou sur le crâne de la cantatrice chauve, m'expliqua d'une voix suave, presque murmurante, combien il avait du affronter les montagnes de l'Himalaya pour être enfin reconnu à sa juste place. Il avait vécu, se remémorait-il, les mêmes humiliations que Karl Marx avait endurées, méprisé pendant tant d'années par l'Institution et tout ça.

Tout en le félicitant, je m'enquis de la possibilité de récupérer le cours de philo qu'il donnait auparavant aux H.E.C. Ce dernier, en toute logique, devait être désormais vacant. Il m'expliqua que les choses étaient un tantinet plus compliquées. Il s'était vu contraint et forcé de conserver cette charge sous peine qu'elle disparaisse purement et simplement du cursus des H.E.C. Là aussi, ce fut une âpre bataille, qu'il livra avec panache au conseil d'administration de machin-truc. C'était l'éternel combat pour la défense de la philosophie, cette discipline morigénée par les représentants du capitalisme et de la course au profit, et tout ça. Et ça, je pouvais le comprendre, car j'étais, comme lui, et il le savait, et je savais qu'il savait que j'le savais, un défenseur de la philosophie, comme lui, un "Ami de la Raison".
Je m'enquis alors, en tant qu'ami de la raison, de l'avenir plus ou moins indéterminé à donner au séminaire de D.E.A.. Nous nous partagions jusque là un cours d'anthropologie philosophique de 15h. Une moitié chacun: la mienne sur Kojève, la sienne sur Hegel. Partie de cours que je continuais à donner, à titre bénévole de "collaborateur scientifique".
Il m'expliqua, sans quitter ce ton velouté, presque tendre, qui charmait mes oreilles comme une réminiscence de Sprechgesang schoenbergien, que là encore les choses étaient plus compliquées. Il ne saurait trop déterminer la suite à donner au partage actuel de l'empirique et du transcendantal. Il devait encore s'assurer la possibilité d'enseigner la pensée de Hegel dans le département. Pour l'heure, rien de sûr ne lui était acquis.
Notre homme, promu chargé de cours et titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique - créée pour l'occasion -, se voyait doté d'un horaire d'enseignement d'une centaine d'heures à vol d'oiseau, mais il ignorait encore si il aurait l'opportunité d'enseigner la pensée de Hegel à l'Université. Comme il enseignait rarement autre chose, par ailleurs, que la pensée de Hegel, cette manifestation de son inquiétude me laissa un peu désarçonné. La surprise dut se lire sur mon visage. Pour bien me faire comprendre, il m'expliqua qu'il était très important de pouvoir enseigner à l'Université la pensée de Hegel. Et cela aussi, je pouvais le comprendre (again). Car, comme lui, je mesurais l'importance de ce géant de la pensée qu'est Hegel, et en tant qu'Ami de la Raison, aussi.

[ L'idéologie, comme l'enseignait Karl Marx, peut se définir comme le régime des valeurs et des représentations de la classe dominante, consistant à présenter ses intérêts particuliers comme universellement partagés par tous les membres de la société. Ce qui implique, bien sûr, que: 

"Toute illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d'elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-dire qu'il n'est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l'intérêt général ou de représenter "l'universel" comme dominant (L'idéologie allemande, § 42)".

Et c'est commutatif, fort bien évidemment: quand le destinataire de l'énoncé à portée universelle s'apprête à sortir - voire est déjà sorti depuis belle lurette - d'une forme déterminée de régime social. Il faut donc ne pas manquer d'assurance pour supputer qu'un ravi de la crèche, fut-il cerné par une théologie négative dénuée de sens, est disposé à laper à grosses louches une rhétorique aussi tartufière. ]

Le séminaire de dea de 15h s'adressait rarement à plus de 4 ou 5 étudiants par année. Placé par définition à la fin de la formation, il les préparait aux études doctorales. J'éprouvai donc certaine difficulté à conceptualiser, dans la certitude sensible d'un savoir immédiat de l'ici et du maintenant, que ce petit cours en quelque sorte surnuméraire constituât à lui seul l'ultime bouée de sauvetage destinée à ce que la pensée de Hegel fût enseignée à l'Université. Mon humeur en fut quelque peu assombrie, et je répondis d'un ton plutôt pète-sec que cette défense et illustration de la nécessité d'enseigner la philosophie dans un département de philosophie résonnait à mes oreilles comme un formalisme abstrait, une universalité vide, un idéalisme creux. 
Eh bien mon vieux croyez-moi, c'est une chose, en l'occurrence, à ne pas dire, si vous voulez être dans les petits papiers d'un révolutionnaire trotskiste titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique, bien décidé à ne plus interpréter le monde mais à le transformer intra puis extra muros. 
J'ajoutai, emporté par ma faconde, que la seule chose que je désirais, moi, en continuant à assurer cette partie de cours, c'était de conserver mon "ancrage symbolique dans l'institution" (oui, j'avais un vocabulaire très benêt, à l'époque).

C'est là, précisément là, que jaillit cette saillie mémorable, pour moi immortelle, qu'aujourd'hui encore je me ressers en monologue comme si je l'avais rêvée. Se renfrognant soudain, et reculant légèrement la tête vers le fond du fauteuil, gagnant ainsi cette semi-pénombre qui allait donner un poids énigmatique autant qu'imposant à ce qui allait suivre, il murmura, comme déçu mais résigné par la vilenie du genre humain:


"oui, je vois. Toi, finalement, c'est l'argent qui t'intéresse..."


Bon, j'étais saisi, je crois même que l'émotion manqua de me submerger. J'ai bredouillé un  truc comme "je ne suis pas représentant de commerce", ou un énoncé saugrenu dans le genre. Je me suis levé, j'ai pris mon parapluie, et je suis sorti.


4.
Stade du miroir


Les obstacles à l'enseignement de la pensée de Hegel à l'Université furent heureusement levés par la suite. Mon "ancrage symbolique" me fut accordé dans la totalité de ses deux moitiés. Mais je décidai de mettre le point final à ma période "fantôme du placard".

Quelques mois plus tard, fidèle en cela à une habitude qu'il avait contractée du temps où nous nous partagions le séminaire du dea (avertir les étudiants de ne pas prendre au sérieux la seconde partie du cours), ce polémiste redoutable, émule de Clausewitz et althussérien de longue date (considérant à ce titre, et pourquoi non, que la pensée de Kojève était ni plus ni moins qu'un délire dépourvu de sens), délégua un de ses sbires lors d'une table ronde sympathiquement organisée à la sortie de mon bouquin. 

Je ne sais trop comment je pourrais décrire cette déclinaison fétichisée d'assistant spongiforme vaguement psycho-rigide. Ce que je peux dire, c'est que lorsque ce fut son tour de prendre la parole, j'eus l'occasion, pour la première fois de ma post-carrière, d'accomplir une variation eidétique complète autour des Abschattungen du phénomène désigné sous le vocable de "loufiat". Il offrait une sidérante imitation ventriloquée de la voix de son Maître - plus pâtée Canigou que Pathé Marconi. 

D'entrée de jeu, il m'informa, sur un ton d'aspirant catcheur au fnrs, de sa profonde perplexité face à un ouvrage totalement dénué de sens dès la première ligne. 
Après l'avoir laissé dévidé quelques laborieuses ficelles usées et apprises, je l'interrompis en l'informant à mon tour que si le but du jeu était de se livrer à une disputatio byzantine intra-universitaire, nous pouvions conclure d'emblée. Comme agité par une danse de Saint-Guy intérieure, il baragouina, d'un ton qu'il entendait ferme: "il n'entre pas dans mon intention de me livrer à une disputatio byzantine inter-universitaire, et je...". 
Mais non, vous confondez, pensai-je. Inter-villes, c'était Guy Lusque, Zitrone pressé, les vachettes. Souvenez-vous, magnifique, formidable.


(*) A ce stade de mon exposé, je dois signaler que les occurrences itératives du syntagme "couille molle" sont placées sous le copyright exclusif de Léon Tèpès 1er. Il en est l'unique dépositaire au regard de la Sacem, ayant usité l'expression à moult reprises pour qualifier son indéfectible ami et futur compagnon maçonnique. 
Ce fut au temps où le commandement de la Raison l'incitait à considérer ce dernier comme personnellement responsable de ses passions tristes - à savoir être tenu à distance du califat iznogoudien.

Léon entamait alors la rédaction de sa thèse sous la direction d'Iznogoud. 
Nous étions liés de sympathie car bien des années auparavant, je fréquentais, étudiant, un séminaire para-universitaire qu'il avait initié au premier étage d'une taverne, dans le but de bouter le feu à plus ou moins brève échéance aux institutions étatiques de l'idéologie bourgeoise. 

Mais les heures sombres que nous vivions désormais commandaient une autre stratégie de lutte, plus retorse, plus subtile.
Léon m'enjoignit de me faire analyser, en raison d'un affect de deuil potentiellement pathologique, par un de ses intimes qui lui-même était un intime de sa bête noire. Ce szondien était aussi son analyste personnel. Il fut par la suite également membre du jury de sa dissertation doctorale.

L'efficience de cette recommandation à mon égard était source intarissable de jubilation féroce pour Léon.

Épigone de Legendre, il n'ignorait rien des soubassements généalogiques et des montages de l'État de droit. Bâtissant étai par étai, brique par brique, palier par palier, les fondations rigoureuses de sa future théorie de la "normativité de la raison", il en avait déjà cerné le premier axiome apriorique et insécable: "il est interdit d'être fou" (ce n'est pas une plaisanterie).  

Il me confia un soir, à la lueur d'une chandelle vacillante, la teneur de son plan méphistophélique: le piège dit de la "tenaille". 
Non seulement je saisissais là une opportunité de me faire soigner par un spécialiste de ses amis qui était en même temps son analyste, mais encore, le fait que son szondien était un intime de son persécuteur intime constituait une occasion unique, à l'en croire, de plonger ce dernier dans les affres de la terreur psychique. A cette seule idée, il ne se tenait plus de joie, secoué par les spasmes d'un rire de poitrine typiquement léonien:

"Imagine un peu, se délecta-t-il: mon bourreau est ton chef de service. Tu te fais analyser par mon ami, qui est en même temps l'ami de ce bourreau. Ce dernier vivra constamment dans la peur, sachant que son assistant dévoile toutes les turpitudes de sa personnalité pathologique. Car nous sommes d'accord sur un point: certes tu souffres de ce dont tu souffres, et c'est triste. Mais tu souffres aussi, sinon plus encore, des pulsions castratrices de notre bourreau commun. D'autant que, contrairement à moi, tu es à ses ordres, pieds et poings liés. Notre bourreau n'aura de cesse, c'est fatal, de nous castrer tous les deux. Il veut ma mort psychique comme il voudra la tienne. C'est un fou, et il me veut me rendre fou... L'art de rendre l'autre fou. Harold Searles. Très éclairant. Je t'en recommande la lecture. Rappelle-toi le colloque "transparence et opacités dans la communication". Il t'avait forcé à lui adresser cette fausse question qu'il t'avait dictée deux jours avant. Vous aviez répété toute l'après-midi. Et il te disait sans cesse: "c'est votre question, Pericolosospore, c'est votre question, vous me l'auriez posée vous-même, de toute façon. Je vous aide juste à mieux formuler votre pensée". Tu suais à grosses gouttes pendant toute la durée de sa communication. Tu craignais de ne pas lever le doigt assez vite. Tout ça parce qu'il avait une trouille bleue que machin s'empare de la parole. Voilà, c'est exactement ça. Et quand je lui donne des pages à lire, il me répond, après les avoir lues: "c'est  formidable, c'est magnifique, c'est puissant. Quel dommage que ce ne soit pas publiable". C'est moi qui un jour ai attiré son attention sur "la réfutation de l'idéalisme" dans la Critique de la raison pure. Mais quand nous discutons de Kant, il me dit: "je sais, je sais, moi aussi je lis le Kant-Lexicon de Eisler". Tu te rends compte? [Léon s'émeut et s'emporte:] lui, il a appris Kant en butinant dans le Kant-Lexicon, alors que moi, ça fait près de 30 ans que j'étudie Kant dans le texte, en allemand, dans l'Akademie Ausgabe! Notre bourreau ne peut tolérer pour seul héritage, filiation symbolique, qu'un sujet castré. C'est une couille molle. Même sa femme, il a réussi à l'enlaidir. Elle était très belle avant qu'il ne la marie. Tu la verrais aujourd'hui [: Léon écarte les bras et arrondit les joues à la manière de Dizzy Gillespie]. Rien ne peut pousser à l'ombre d'une couille molle, sinon un castrat. N'oublie jamais ceci: "au royaume des couilles molles, les castrats seront reines" [petit rire ventral de Léon]."

Nous laissons au lecteur le soin de méditer sur la dimension prophétique d'un énoncé contenant peut-être sa part de vérité universelle.


A cette époque lointaine, la psychanalyse n'était pas encore considérée comme une imposture dans les gazettes controversiales. Que la clinique psychanalytique soit fort prisée dans le secteur professionnel universitaire n'a rien de surprenant en soi. Les récipients d'air les plus versés et les plus investis dans l'imaginaire facultaire génèrent eux-mêmes, dans leurs interactions avec leur biotope spécifique, la structure névrotique pathogène en phase avec la structure de la personnalité dégagée par les paradigmes psychanalytiques.
L'institution universitaire et l'institution psychanalytique participent tout naturellement de la même inlassable production de névroses diverses-z-et variées se relançant mutuellement, en miroir.
Quand bien même l'universalité de l'œdipe, comme structure de la psychè, pourrait à juste titre être contestée dans le cas d'autres systèmes de socialisation plus ou moins clos, il  s'auto-valide en quelque sorte dans le système considéré. Il constitue en effet la pierre de soutènement du régime existentiel facultaire, avec ses "généalogies", ses figures tutélaires de patriarches et de marâtres transmettant de générations en générations leur legs et leur empire, faits de dons, de contre-dons, de dettes (infinies, de préférence), de manceps, de tics, de tocs ainsi que divers troubles comportementaux d'une bouffonnerie sans limites examinés d'un œil extérieur, mais vécus à l'intérieur comme un modèle structurant. Et on ne s'étonnera pas que dans ce cadre confiné, les manières d'envisager la résolution de telles névroses créent et entretiennent elles-mêmes le problème à résoudre. Cette dynamique de relance circulaire donne une certaine idée de l'infini pour la durée de fonctionnement académique d'un sujet fini.



Pour le reste, je rencontrai le szondien à trois reprises. 
C'était un homme charmant et fatigué, coiffé en permanence du bonnet de pêche de Jacques-Yves Cousteau. Il était légèrement enclin à pioncer pendant les séances. Personne ne songera à l'en blâmer. Combien est lassante en effet l'écoute flottante du destin pulsionnel de l'homme qui ne vit point sous la conduite de la raison. D'autre part, il avait certainement dû se coltiner à longueur d'années un défilé ininterrompu de trognes bien plus effrayantes encore que celles du test° de Szondi: ça donne envie de se réfugier dans un état de demi-conscience latente. 
A la troisième séance, j'eus l'idée de raconter un rêve sombre et tortueux que je faisais à répétition, me demandant ce que diable cela pouvait bien vouloir dire. "Pensez-vous que ça puisse signifier quelque chose?" A quoi il répondit, d'un air las: "je ne sais pas ce que ça peut vouloir dire, mais en tout cas, c'est assez surréaliste". J'étais guéri. Du szondien.


[° Si quelqu'un, né après 1925, n'ayant pas vécu sa primo-enfance dans la préquelle de "Transylvania chainsaw massacre", ou enchaîné comme Kaspar Hauser dans la soupente d'un donjon, parvient à dégager sur les six séries deux figures "plus sympathiques" et deux figures "plus antipathiques", qu'il écrive en poste restante ou transmette un pneumatique au G.S.B. (groupe szondien belge). ]

 
5. 
Spinoza à Venise


Je parlerai plus tard, également, à l'occasion, de Madame Ceaucescu, dolores-passionaria de la Raison et des "Amis de la Raison" - accessoirement un spinozo-marxisme prolétarien frelaté et frauduleux de mes couilles bénies.

Son système philosophique en formation se forgea quelques temps au rude contact des prie-dieu des Facultés Notre-Dame de la Paix. C'était avant d'être introduite, par prédestination népotique et papale, chef-bibliothécaire du chef-lieu des couilles puissantes, quelques mois après l'arrivée de Léon Vlad-Népotus 1er, empereur de Valachie septentrionale. Alors qu'elle n'était même pas fichue de se servir d'un logiciel de classement informatique. Il faut dire qu'à ses yeux comme à ceux de Vlad, l'outil informatique représente le symbole de l'aliénation du prolétariat par les trusts du capitalisme des américwouains, comme disait Tati dans l'école des facteurs. Aussi délèguent-ils cette manutention à la sous-traitance d'un lumpen-prolétariat administratif.


Un trait insolite et hétérodoxe du spinozisme fervent, transmué en catéchèse, de Madame Ceaucescu, c'est la crainte winnicottienne permanente d'un effondrement imminent du self chez le philosophe-nourrisson (sentiment de la continuité de son être). Conséquence funeste d'une défaillance trop brutale de la mère suffisamment bonne, autant que du mol interventionnisme du père-tampon. S'ensuit une fort préjudiciable faillite institutionnelle de la Loi et de l'Ordre symbolique dans l'Etat de droit représenté par l'alma mater valaque, plongeant les nourrissons-philosophes dans les agonies primitives.

Son homélie favorite, dans un contexte socio-discursif navrant de dé-symboligénisation de tout, c'est: 

"mais, mais alors, il n'y a plus rien! Il n'y a plus de structure, il n'y a plus d'ordre, il n'y a plus de société, il n'y a plus de langage. Et bien voilà, c'est tout, il n'y a plus rien à dire, on peut mettre la clé sous le paillasson et partir!".

La mission cruciale dont Madame Ceaucescu s'investit alors, c'est de se précipiter toutes affaires cessantes sur le mât de misaine et désigner, à l'attention des philosophes-nourrissons engagés dans un faux-self,  le bon objet transitionnel:

"Spinoza" relu par ses soins.

Pour cette fin, elle dispose d'apophtegmes recopiés au feutre mauve, qu'elle peut aisément retrouver parmi une centaine de fiches en bristol classées et numérotées selon l'ordre des raisons, et soigneusement rangées dans une boîte de biscuits Heudebert aux senteurs naphtalinées. Ainsi, à chaque problème concret de l'existence, la compréhension adéquate de sa cause est fournie.  


Parfois, la Loi et l'Ordre symbolique menacent de se barrer en couilles, sous les coups de boutoir assénés par des crypto-fascistes deleuziens censément obsédés par la "pure jouissance". Dans ces moments là, Madame Ceaucescu lève les bras au ciel et invoque illico tous les anciens combattants de la défense de l'instance paternelle vilipendée par les bitniques qui mettent leurs baskets tous sales et négligés sur les plans de travail ("mais où vous croyez-vous? Nous sommes dans une Université, ici, pas dans une pétaudière!"). 

Citons pour mémoire l'oublié et vermoulu Gérard Mendel, auteur de "la révolte contre le père", ainsi que l'hétéronyme "André Stéphane", auteur de "l'univers contestationnaire". 
Ces ouvrages constituent des manières d'essais de "psychanalyse de mai 68" forts prisés par Léon. Ce dernier manque rarement, alors qu'il était sur les barricades, d'en recommander la consultation éclairante aux rares brebis égarées ou mauvaises graines trainant leurs guêtres dans les couloirs dépeuplés, et susceptibles de s'engager par désœuvrement sur la pente savonneuse d'un principe de plaisir de type "deleuzien" * (sic). 

* ( "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977)



Madame Ceaucescu professe par ailleurs un anti-christianisme des plus virulents (Ricœur est sa bête noire depuis quasi la prime enfance). Ceci ne l'empêche nullement de soutenir mordicus que la Loi, chez le petit d'homme, ça se structure, qu'on le veuille ou non et qu'on l'admette ou pas, entre un Papa et une Maman, en tant qu'entités biologiquement différenciées.

L'anthropologie psychanalytique moderne nous enseignait que le symbolique "fait" coupure avec l'ordre des déterminations naturelles. Mais loin de nous engager à complexifier la donne sur la piste  - pour le dire vite - d'une  "dissémination" (horreur! Mais alors ça part dans tous les sens, ça bouloche de partout!) ou d'une "différance originaire", elle se trouve ici curieusement étayée par ce qu'il convient de nommer une anthropologie essentialiste ou naturaliste d'inspiration chrétienne. Au gré de cette dernière, l'ordre de la culture et les lois immuables de la nature convergent in fine et ab origine. Aussi Madame Ceaucescu voit-elle d'un œil inquiet la "pacsation" d'une parentèle homosexuelle, symptôme préoccupant d'une "perversion" de l'Ordre symbolique fondateur de la culture.

Elle s'exhorte ainsi à élaborer -"work in progress"- une relecture schizo-plastique révolutionnaire du matérialisme de Spinoza, consistant à réintégrer, dans la courbure sinueuse d'une longue boucle torsadée et récursive, l'herméneutique psychanalytique chrétienne qu'elle se proposait à la base de liquider. Où comment retrouver sur son chemin ce qu'on croyait fuir en suivant la route opposée. C'est en quelque sorte, légèrement revisitée, la prophétie d'Oedipe-Roi s'accomplissant à l'envers. Souhaitant tuer son père (Ricoeur), Oedipette tue le roi de Corinthe (Spinoza). Le cœur léger, elle part pour Thèbes en sifflotant et croise son vrai père (Ricoeur) dans les bras duquel elle tombe en le prenant pour Spinoza.
Cette contribution très attendue dans les Études spinozo-valaques s'annonce d'emblée à la fine pointe de l'anthropologie philosophique contemporaine, jetant les prémices d'une révolution prolétarienne œcuménique dans les crèches et les préaux du Sacré-Cœur.  


Il me souvient d'un temps jurassien où nous fîmes une prestation scénique à deux voix dans un séminaire de philosophie morale. 

Nous étions conviés à exposer, l'un après l'autre, deux conceptions - antagonistes, forcément antagonistes - du désir.
L'une, kojévienne, sous l'angle de la "négativité" - inspirant pourtant largement certains schèmes freudo-lacaniens fondamentaux qu'elle exalte plus que de raison. L'autre, spinoziste, sous l'angle de la "positivité" - inspirant pourtant largement une postérité vitaliste qu'elle voue aux gémonies. Mystères, voies impénétrables de la généalogie de la transmission.

Lorsque j'eus fini ma partie, ma foi assez vivante - je vis plusieurs étudiants qui se marraient sans arrière-pensée (avec moi, pas de moi, je tiens à le préciser), notre réformiste de l'entendement s'installa précautionneusement au pupitre. 
Le suspense hitchcockien était à son comble. 

Pour bien goûter la saveur de son incipit, représentez-vous feu Jean-Paul II entamant la récitation du Rosaire à la Basilique du Sanctuaire d'Aparécida-sur-Meuse. Mais avec l'organe vocal de Lova Moor, du genre à défibriller le bâton de maréchal d'un jésuite. Susurrée doloroso cantabile, toute en legato. La phrase est exécutée calendo, et se maintient ostinato dans une lugubre tonalité sostenuto ma non troppo:

"Après avoir entendu ce que je viens d'entendre... J'ai l'impression de devoir prendre la parole... dans un paysage lunaire...de mort... dévasté par une bombe atomique... S'il subsiste encore en vous une parcelle de désir, j'aimerais maintenant vous entretenir d'un philosophe qui nous promet la liberté et la joie..."

Pauvre Baruch... Ta charogne encore fumante peut continuer à dériver tranquillement sur les canaux du nom de Venise dans Calcutta désert, à l'ombre des synagogues. Tu n'as vraiment aucun souci à te faire, va.


6.
Lettres volées


Quelques mois après son entrée en fonction, justifiée par sa compétence infaillible dans l'art de classer les bouquins en deux rangées claires et distinctes: les "amis de la raison" et "les ennemis de la raison", Spinozette m'adressa, joint à une liste perforée, un courrier manuscrit dans lequel elle réclamait avec un zèle tout courtelinien le retour d'une trentaine d'ouvrages enregistrés au titre, depuis plusieurs années obsolète, de "collaborateur". 
Je m'empressai de m'acquitter de cette tâche fastidieuse. Dans cette liste figuraient plusieurs titres ayant déjà été restitués dans le passé. Lors de ma venue, elle était absente, pour motif de collocation dans un colloque. J'expliquai le problème à sa collaboratrice, et rédigeai un courrier détaillant de façon circonstanciée les titres des ouvrages déjà restitués. Courrier que je tenus à photocopier, appréhendant vaguement la passion des zélotes tatillons en devenir dans le secteur de l'administration.

Quelques mois passèrent, où nous vaquâmes, insouciants du sort de l'autre, et libres comme les blés. Je reçus alors un second rappel me réclamant derechef les titres susmentionnés.
Non sans quelque contrariété liée à la confirmation de mes craintes, je visitai à nouveau l'Unité de Documentation, et me mis en devoir d'expliquer le détail du micro-problème dont je pressentais de plus en plus - car je suis un sensoriel intuitif, et ça m'éloigne de la fréquentation assidue des amis de la raison - qu'il n'en resterait pas à l'état de micro-problème.
Je ré-esspliquai donc que les quelques titres réclamés avaient été restitués avant le crash d'un ancien logiciel dont les données ne figuraient plus sur le nouveau. 
Spinozette peina visiblement à intellecter ce phénomène. Son visage se ferma, son sourcil se fronça. "Je crois qu'il y a quand-même un problème", insista-t-elle avec une réticence presque douloureuse.
Elle suggérerait par là, eventualy, que je tentais de spolier l'institution de deux ou trois ouvrages d'une valeur inestimable.

Sur la tét'de ma mère, mon sang a soudainement reflué comme un seul homme vers la région céphalique. En sortit une bordée d'injures proprement innommables, un résidu d'insanités ordurières dont je revendique encore aujourd'hui chaque intonation au tribunal des facultés kantiennes. Je profitai de ce kaïros pour m'exclure moi-même définitivement d'une bibliothèque où mon bouquin perdu (voir infra) a certainement été placé depuis sous scellé, avec le tampon: "attention, fou clinique & ennemi de la Raison", avant d'être broyé dans un vide-ordures, puis incinéré.

Ah, ça n'arrêtait pas de finir, ma diatribe. Les énoncés fondamentaux arrivaient certes en ordre légèrement dispersé, mais ça faisait sens, je dois dire, au sens où cela n'en était pas complètement dépourvu. Tout ce qui devait être dit était dit, et ma foi, tout ce qui ne devait pas être dit le fut aussi.
Spinozette était outrée, comme il se doit, et c'est peu de le dire. Sa lippe tremblotait légèrement, et ses immenses lunettes griffées "eighties fashion" se couvraient progressivement de buée. A intervalles discontinus, elle parvenait quand-même à en placer une, et le mérite n'était pas mince, car je tenais assez bien le crachoir et ne nourrissais nullement le désir de le céder. "C'en est assez ! Va-t'en! Sors d'ici! Dehors!" Et de pousser sans succès vers la porte ma masse corporelle puisant des ressources insoupçonnées dans la force d'inertie.

Tout cela n'était pas du goût de sa collaboratrice, je veux dire cet acquiescement anti-sartrien au possible à l'inertie, non moins que la suite ininterrompue d'imprécations bas de plafond. Elle s'interposa:

"Monsieur, voulez-vous bien quitter les lieux, s'il vous plait?"
"Oui, pardon, pourquoi dois-je quitter les lieux, en vérité, s'il vous plait bien, mademoiselle?"
"Parce que vous emmerdez le monde, monsieur".
Je jetai un rapide coup d'œil circulaire sur l'Unité de Documentation, déserte comme le Kalahari. A bien y regarder, cependant, niché dans l'aile ouest, un jeune homme habillé strict comme un séminariste me toisait d'un regard indubitablement mécontent. Il semblait ne pas pouvoir se concentrer comme il le fallait sur ce que j'imaginai être un incunable de Thomas d'Aquin.
"Comment ça, le monde, quel monde? Monsieur, là? OoOooh oui, le monsieur, il est pas content le monsieur là; y peut pas travailler le monsieur, rhôô". Je m'avançai vers lui d'un pas compatissant. Il était de moins en moins content, et ça je pouvais le comprendre. "Oui, monsieur, je vous prie de m'excuser, monsieur, car voyez-vous, il y a 365 jours dans une année, et bien aujourd'hui, Monsieur, sachez-le, c'est le jour où on se fait emmerder."
L'informaticienne dut joindre ses efforts à sa collaboratrice pour me pousser, poliment mais fermement, vers la porte "exit".
"Va-t'en, va-t'en!".
"Un peu qu'je vais m'en aller, tiens donc. Je n'ai nullement l'intention, te figures-tu, de repasser ici, pour contempler, vois-tu, ta face de [censuré] qui est n'est-ce pas un véritable remède [censuré]
"De-hooOrs!"
Je sortis donc.

Une fois dehors, et encore exalté, je contournai par deux fois le pâté de maisons constituant l'alma mater, puis je rebroussai chemin en direction de l'U.D., réalisant que la question des livres manquants n'était en rien résolue. Je fis une nouvelle entrée claironnante:

"Bonjour, c'est encore moi. Je reviens, car il appert que ma problématique administrive personnelle demeure en suspens, ce qui d'un certain point de vue m'interpelle..."

"DEHORS!".

Ce fut mon dernier feedback, le temps d'entrevoir Spinozette plantée sur le parquet, comme une naufragée au milieu d'un récif coralien, le bras et l'index tendus dans ma direction.

Peu avant la fermeture des bureaux, on put l'apercevoir, je l'appris par la suite, sillonnant d'un pas erratique les couloirs du département. Elle avisa, effarée, un membre du personnel scientifique qui passait par là: 

"Est-ce que tu as eu l'occasion de croiser ces derniers mois Jerzy Pericolosospore?"
"Oui, je l'ai vu il y a deux semaines, au café de la buse. Il éclusait coca-light lemon sur coca-light lemon, comme à son habitude. Pourquoi, il y a un souci?"
"Et bien, je pense qu'il est devenu fou... Je veux dire réellement fou. Cliniquement."


  

Bon, mon bouquin, pour y revenir une dernière fois avant d'en finir. Dans la ligne du temps un peu chahutée de cette étude scientifique et programmatique, c'est antérieur aux tranches de vie de l'esprit narrées supra

Fruit d'une maturation de dix années, il parut rapidement aux P.U.F., accueilli sans appui ni réseau ni cooptations d'usage dans le milieu, par des gens à qui je ne devais rien et qui ne me devaient rien, et alors que je pointais déjà depuis six mois. Un argument épatant pour me rappeler au bon souvenir de l'institution? Penses-tu, lustucru, c'est exactement comme si j'avais déféqué une bille dans un étui de contrebasse, ou chanté Ramona dans un conduit ventilé. Il me fut suggéré de communiquer un exemplaire pour garnir la vitrine du hall d'entrée, celle des publications des "membres" faisant honneur à la corporation. Je l'ai jamais récupéré. Il fut négligemment égaré, entre le secrétariat du Doyen (dit le "décanat") et le secrétariat du département. 25 euros jetés par la fenêtre. J'ai écrit un livre, la seule chose dont je sois fier dans ma médiocre existence, que je ne pouvais même pas me payer en triple.



7.
De l'importance des poils.

Mon diplôme, dont j'étais très fier aussi, puisqu'il fut arraché, ultimement, sur la ligne, au finish et au couteau, dans un corps à corps avec de sombres tentatives d'auto-sabotage réitérées, s'avéra rapidement un aller simple pour le suicide économique et social.

Quelques mois après la publication de mon livre (novembre 2005), j'étais certes parvenu à me qualifier pour une durée de quatre ans au C.N.U. Je pus donc participer, de 2006 jusqu'à cette année, aux concours de recrutement annuel des maitres de conférence dans les universités du territoire français. Sans parvenir à me classer en ordre utile. C'est Raison et pourvue de sens: mon curriculum était gelé dès mon entrée au chômage en 2004. Je ne pouvais plus enrichir mon dossier d'une liste croissante d'activités et de publications scientifiques. Cette possibilité s'était évanouie d'elle-même au moment précis où je réunissais enfin les conditions académiques pour la réaliser. La bande-annonce coïncidait avec le générique de fin. En langage mélodramatique, ça s'appelle "avoir les ailes coupées au moment de prendre son envol". 

Pour les autres universités belges, ce fut et reste Tintin-Riquette. Les ouvertures de postes sont aussi fréquentes que la projection d'un film de Jean-Marie Straub à la salle des fêtes de Jemeppe-sur-Sambre, et la distribution déjà planifiée pour au moins une bonne décennie.

Ces 6 dernières années, j'ai bien entendu envoyé ma candidature en bonne et due forme à tous les postes vacants de professeur de philosophie publiés au Moniteur, pour l'enseignement provincial ou pour les Hautes Écoles de Liège, Mons, Hainaut, Namur, Bruxelles-nord, Bruxelles-central, Bruxelles-midi, Gand, St-Pierre et Bruges. Je n'ai jamais reçu ne fut-ce qu'un accusé de réception. 
J'ai cherché un appui du côté politique. Ce relais, du moins, me permettait de me tenir informé des us et coutumes en vigueur dans le complexe autonome des Hautes Écoles. Soit la déclaration de poste vacant était une fiction administrative destinée à titulariser un membre déjà en fonction, soit le poste avait été confié à un licencié ayant des appuis, de la famille, des proches, dans le "réseau". Soit les deux ensemble. 

Le courrier d'un ministre de la députation de x, relayé par un Bourgmestre de y, m'informait que la direction de la H.E. de z avait "finalement décidé de réengager le temporaire de l'an passé, qui lui avait assuré toute satisfaction".
Ou bien, après avoir sollicité le cabinet du "ministre de l'enseignement supérieur de la C.F. en charge de la Haute École", je recevais le courrier personnalisé:
"Je prends note du fait que vous avez effectué les démarches nécessaires à l'inscription comme candidat auprès du ministre, [...] conformément aux règles en vigueur [...]. En ce qui concerne l'enseignement supérieur organisé par la Communauté française, j'agrée après vérification, par l'Administration, de la validité des candidatures, les propositions transmises par les Conseils d'Administration des institutions concernées".
Ce qui, en langage formel désambiguïsé, signifie: la direction choisit elle-même son candidat, et je réponds "ah bon ok, dacodac".

Un délégué syndical de la section "enseignement" m'expliqua: "ah oui mais non, si vous ne connaissez pas personnellement quelqu'un à la Haute École, ou à défaut quelqu'un qui connaît personnellement quelqu'un qui y occupe un poste important, c'est impossible. Ils ont leur propre réseau. Nous, on ne peut rien faire".
 

Le fameux "réseau". Le bidule énigmatique dont je n'ai jamais pu pénétrer, ni par l'entendement ni par la praxis, les arcanes subtils autant que secrets.

Ce n'est pas que j'eus répugné à frotter le postéral des bonnes personnes, des gens importants dans les petits souliers desquels il est opportun de se tenir. Oh que nenni. Sans la moindre fierté mal placée ou je ne sais quel fantasme obscène de pure intégrité, j'étais tout disposé à lécher goulument le fion important de toute personne d'influence qui eût la mansuétude de me le tendre, même mollement, avec indolence, en écartant les fesses à moitié. Et croyez-moi, j'en aurais raclé toute l'étendue, avec application et rigueur, jusqu'à décoller consciencieusement la pulpe de féculent séchée se nichant dans la forêt inextricable des poils du cul.

 

Car les gens d'importance et de pouvoir, c'est scientifiquement prouvé, ont la région anusielle bien dotée en pilosité. Généralement. Sauf pour les esthètes passionnés d'élégance qui se la font épiler avec soin, et en exceptant bien sûr ceux qui préfèrent se la faire peigner et brillantiner, et en tirent un plaisir tout à fait honorable au demeurant.

 

Il ressort en effet de très sérieuses études menées dans les cliniques universitaires privées du Brabant, financées par le Rotary Club de Watermal-Boisfort en partenariat avec le collège militaire de formation équestre de Maison-Bois, que sur un panel de 150 personnes de haute importance et de haut revenu, reconnues par leurs pairs et leur impairs pour leur sphère d'influence, 80% négligent l'entretien de la zone pileuse fessière, activité ou passe-temps qu'ils considèrent comme futile ou frivole. C'est d'ailleurs conforme à une certaine éthologie archaïque du pouvoir: quand on est important, au diable si le petit personnel se trouve incommodé par les émanations odoriférantes engendrées par la sudation des zones fessières. L'épilation desdites zones étant un loisir qu'on réservera préférentiellement aux garçons-coiffeurs ou aux couturiers invertis ambitionnant d'élargir leur cercle d'amis importants.

 

Mais là, on est d'accord. Autant ce qui précédait exhalait un reste ténu d'humanisme somme toute relativement frais et sympathique, autant là on vire carrément dans l'immonde. Et c'est avec raison que quelques lecteurs/trices raisonnablement heureux dans la vie, et positifs, tenteront de me recadrer en dodelinant du chef d'un air grave et désolé, avec la formule qui mouche: 

"sincèrement, je vous plains. C'est pitoyable. Vous devez être bien malheureux dans la vie, médiocre, raté, frustré, haineux, impuissant, etc, pour ainsi clabauder, macérer ad nauseam un ressentiment stérile". 

Eh bien, tout à fait, je n'en disconviens nullement. C'est le cas. Indubitablement. So what


8. 
Affects joyeux


L'arme fatale, en matière d'usage et d'instrumentalisation des concepts philosophiques dans la rhétorique institutionnelle. 

Une de ses fonctions essentielles est d'inhiber toute irruption malséante d'un affect de révolte ou de douleur dans le gosier de l'être-institutionnel, de préférence quand on a le souhait d'y déverser de grosses couleuvres bien fumantes. Il s'agit peu ou prou dans ces situations d'invoquer l'importance anhistorique et trans-spatiale, déconnectée de tous rapports de force situés, de préceptes de sagesse ou d'éthique philosophique censés agir sur l'impétrant comme une substance sui-generis, une propriété psychologique du sujet autonome où les déterminations du champ social, les jeux de domination, n'existent plus.

A vrai dire, ce type d'admonestation agit réellement sur les sujets en phase de déréalisation, c'est-à-dire ayant intériorisé "plus que de raison" cet ensemble de valeurs morales, constituant ce que nous pourrions nommer une moelle épinière surmoïque.
De tels sujets se signalent par un état de naïveté ou d'irénisme confondants, à un degré faisant ricaner les cyniques. Lesquels ont force de loi et bafouent allègrement toute valeur morale, dans de vertigineux jeux de pouvoir carriéristes assurant la reproduction des privilèges hérités par léchage de couille, forçage de couille, éthos socio-génético-économique prédéterminé façon Dawkins, ou auto-castration psychique (mais pas sexuelle: les Pygmalion de séances projo ou de boudoir particulier, exorcisant leur démon de midi en se jetant à corps perdu dans le droit de cuissage et la mise sur orbite scientifique de leur tendre et ambitieuse Lou Salomé des amphis, sont des modèles admirés, cités en exemple: "il a trouvé son second souffle, c'est formidable"), ou les quatre ensemble, on sait pas, on sait plus. 

Dans ce règne de l'inversion systématique des valeurs, perfectionnée au point ultime d'une mauvaise foi achevée dans une langue de bois fascinante surpassant par certains traits les subtilités de la Novlangue, l'instance "surmoïque" du sujet philosophique, opiumisé par la certitude d'être aux prises avec la philosophie en action et en actes, agit sur lui comme un gros bêta-bloquant. Elle neutralise toute conscience empirique de sa situation dans le rapport de force. C'est à ce genre d'occasion qu'est notamment appliquée la formule magique, de vague allure spinozienne, identifiable entre toutes: "ne sombrez pas dans le ressentiment", ou "ne cultivez pas les passions tristes".

Les uns, wittgensteiniens augustinisants spécialisés dans l'art envié de distinguer au feutre rouge les catégorèmes et les syncatégorèmes, s'en sortent en se prenant pour Yves Duteil chatouillant la gratte lors de la veillée feu de bois du Baden Powell club de Malibu. D'autres s'en sortent en combinant, en une synthèse hardie, Toni Negri et le massage holistique.

D'autres encore, redoutables Wonder boys-terminators pressés, montés sur les piles du même nom, aux poignées de main plus coupantes qu'un wilkinson à quatre lames, considèrent de nouvelles opportunités. 
S'étant longtemps pris pour le fils mutant ou ethnoschizoïde d'Alain Madelin et de Michel Foucault, avant l'assaut  des buttes-Chaumont par les révolutionnaires trotskistes, ils conjuguent désormais leur sens aigu de la praxis, du bizeness et des relations publiques, en se partageant entre diverses mondanités utiles. D'une main, les arbitrages d'élégances laïco-progressistes dans les débats cathodiques du journal dominical ouksacause (style "le port du voile semi-intégral bafouant les droits de l'homme de la femme afghane est le plus brûlant et urgent problème sociétal et économique pour notre démocratie laïque et l'occupation de notre temps de cerveau disponible"). De l'autre, la direction d'un  "centre pour l'égalité des chances" abattant un boulot phénoménal (style "c'est un scandale: les personnes à forte corpulence doivent payer deux places dans le jumbo-set pour aller se bronzer en Croatie") - ce qui ne manque point d'astringent quand on médite sur le fait qu'ils ont bâti leur fulgurante ascension socio-génétiquement programmée sur le copinage politique et les renvois d'ascenseur entre happy few.


Il arrive donc que le dit sujet, après avoir cultivé cette exhortation à la vie heureuse pendant un laps de temps plus ou moins long (une semi-décade) - ça dépend de la force de sa croyance en la performativité de tels énoncés -, se lève un beau matin comme au sortir d'un rêve embrumé. Constatant combien sa tristesse de n'avoir ni métier, ni argent, ni existence sociale, le sépare objectivement des passions joyeuses, des puissances actives et de l'irrésistible "oui à la vie" des sujets-philosophes salariés, il conçoit soudain une inquiétude :

"saperlipopette et nom d'une pipe en rutabaga, je me demande si je n'aurais pas contracté par devers moi un vache de putain de saloperie de ressentiment horrible. Ah ça par exemple. Et ma foi non, je n'ai pas la berlue. Tournicoti-tournicota, je m'en vais de ce pas en informer Ciboulette et Cosmoclock".


L'horrible, dans tout ça, c'est qu'il se sent encore plus coupable de développer une complexion si vilaine, de contrevenir de façon si minable au principe selon lequel sa liberté fondamentale réside justement dans le fait de se libérer de ces passions tristes. C'est ça que je nomme "déréalisation hypnotique". La sujétion au mirage personnaliste de la psychologie d'un sujet libre, autonome, capable de convertir  lui-même ses affects, faisant de nécessité vertu, contre mauvaise fortune bon cœur; cherchant et trouvant en lui-même son salut, ne le plaçant point dans une cause extérieure, etc.

Le chômeur, ami de la raison ou pas, est ainsi constamment invité à se vivre comme un Bodhidharma en puissance. "Huître secrétant sa perle" selon l'expression consacrée de la psychologie de la résilience. Une usine interne produisant de l'aliénation privée. L'asservissement converti en libération: un mensonge né de la plus formidable opération de programmation neuro-linguistique engendrée par la fiction endurante du self-made-man entrepreneurial.


9.
Echolalie & échopraxie

 
Oui mais bon. N'est-ce pas là pousser un chouïa le bouchon dans la négative-attitude égotiste? Après tout, comme me le faisait à juste titre remarquer un chercheur qualifié du fnrs, s'agaçant à la longue de mes pseudo-démonstrations sur les "logiques de champs":

"houlà, Houlà, une petite seconde. La philosophie, c'est d'abord et essentiellement une passion qui nous engage corps et âme, au quotidien. C'est quelque chose que l'on porte en soi. Un amour qui nous a-ha-bite et jamais ne ta-harit. It's a kind of sorte de way of life, you know. Free as a beurd. It is un enfant de Bowème qui n'a jamais connu d'aloa. On philosophe matin, midi et soir, comme le pommier pond des pommes; ça s'adresse à tous et la pratiquer, c'est participer à la vie citoyenne, c'est devenir un citoyen du monde, œuvrer au projet d'émancipation universelle. Bon sang, allez quoi, quand on est un tant soit peu habité par cette vocation, ce sacerdoce, on va à la rencontre des autres, on donne un peu de sa personne. On sort de ses quatre murs, on arrête de se panser le nombril, et on se bouge un peu le cul. On s'investit dans les cycles de conférences-débats de PhiloCité, l'Université Populaire de la Province de Liège, le jardin philosophique d'Alleur... C'est pas ça qui manque. L'asbl Philomène; PhiloCité Mômes; les partenariats en synergie; le Zététique Théâtre; les ateliers philo avec les enfants à "haut potentiel" de l'institut Saint Boniface; les ateliers philo dans les homes de personnes âgées; le festival de la philosophie à Flaget. Y a pas qu'à l'université qu'on fait de la philosophie, qu'est-ce que c'est que ce discours élitaire, à la fin. Y a pas mal de gens ici, des collègues, moi-même, qui prennent sur leur temps libre, leur petit confort personnel, leur vie de famille, pour aller pratiquer l'éducation permanente ailleurs, faire bouger les choses. J'le crois pas, ça. Sans parler des pratiques collectives de résistances transversales. Le carrefour des résistances de pensées et des pensées de la résistance... "

Ouais. Ouais, whouais, ouwhais hwouais... Champs de logiques. Logiques de champs. Jeux de langage internes au champ socio-professionnel spécifique qui délimite les conditions circulaires d'émission, réception et validation de ses propres énoncés tant smart que pourvus de sens.

Mais je le conçois, quand je repense à tout ça, la Valachie, Jean Moulin moulinant à Moulinsart,  "je suis un homme de la praxis", "apprends la vie sociale", "donner au verbe le temps de l'autre, donner au temps le verbe de l'autre, donner le temps à l'autre du verbe, donner de l'autre au temps du verbe, débit du lait debidelow, marquise mourir vos yeux beaux me font d'amour...", etc, etc, la haine m'aveugle.


Ou alors je confuse; j'en suis à percevoir l'image inversée de la projection d'une camera obscura retournée à l'endroit, et si ça se trouve une camera obscura à l'endroit même où son image était projetée à l'envers... Ma pauvre tête. C'est ce qu'on appelle la voix du d'dans, ça fait parfois un d'ces boucans, pas moyen de tourner l'bouton de cette radio je suis marron. Harold Searles est fou il m'a rendu fou. C'est pas ma question - où est passée ma question? La question tombée dans l'oubli. Ou bien comme le disait feu mon chef Couïmolus (spécialiste de Derrida, aussi derridien dans les manifestations empiriques de l'être transphénoménal que je suis danseur étoile à l'opéra du Bolchoï), avant de prendre sa retraite bien méritée: 

"ne soyez pas paranoïaque, Pericolosospore! Ne prêtez pas une oreille favorable à des bruits de couloirs.  Qui vous a raconté ça? Donnez-moi des noms. C'est Machin, c'est ça? C'est Chose. Oh non, ne me le dites pas, je sais d'où ça provient. Je vous en conjure, ne rentrez pas dans ces jeux pervers. Ces personnes cherchent à diviser pour régner, ce ne sont pas des voix amies, ce ne sont pas vos alliés. Elles visent à introduire la confusion en vous, elles cherchent à vous convaincre de vous retourner contre vos seuls vrais alliés. N'écoutez pas les gens malintentionnés qui veulent vous faire croire des choses qui ne sont pas vraies". 

Cette réponse faisait écho à une construction délirante que j'avais pourtant élaborée dans la plus stricte intimité de mon moi-même, avant de la formuler. Je n'avais en effet su réprimer une velléité de soupçon au sujet d'une hypothétique connexion causale, de type post hoc, ergo propter hoc, autorisant la contiguïté départementale légèrement différée du couple Ceaucescu. 

Habitué qu'il était à m'abreuver de moult recommandations s'annulant perpétuellement les unes les autres au gré d'une Verneinung érigée en discipline olympique, il en oubliait la dernière en date, prodiguée quelques jours à peine avant mon accès de paranoïa:

"il faut bien comprendre ceci, Pericolosospore: désormais, la Valachie s'est dotée d'un nouvel homme de pouvoir: Vlad. Il est donc très important pour vous de bien veiller à être dans ses petits papiers." 

C'était d'ailleurs ballot de ma part. C.m. m'avait dûment briefé plusieurs mois après le jour de ma soutenance (la veille donc de ma réinscription comme demandeur d'emploi): 

"Je suis heureux que vous développiez une vision lucide de votre parcours, Pericolosospore. On ne va pas renouveler votre contrat au prétexte qu'on a de l'amitié pour vous et que vous êtes attachant. L'Université a des règles, elles sont transparentes, elles sont respectées, et cela ne souffre aucune exception. Seule la valeur scientifique compte. L'arbitraire et les complaisances n'y ont pas leur place. Ne fantasmez pas".

Au vrai, j'ignorais que je fus si attachant, et que ça diminuait d'autant ma "valeur scientifique".



J'entends d'ici Léon Tèpès, l'ancien d'soixante-huit, Maître de Berlin remaké par Michael Bay, murmurer d'un ton douceâtre, alerté sur ma déréliction: 

"ne jugeons pas, mes amis, avec trop de sévérité, les propos dénués de sens d'un homme diminué. Un être dégradé, séparé de sa puissance, rendu plus ou moins dément par la douleur d'un sort malheureux, et qui n'a d'autre ressource que de déverser sur les instruments cybernétiques de l'impérialisme triomphant un monceau d'allégations grotesques et infamantes, dictées par une rancœur pathologique. Qui, d'ailleurs, ne saurait d'évidence identifier ici le destin de l'homme du ressentiment, peut-être même la tentation fasciste, dans le procédé mêlant médisance, calomnie, commérage, caricature, dénigrement du travail intellectuel d'autrui, et enfin acharnement à souiller les plus belles amitiés - le concept d'amitié lui-même comme valeur philosophique. La Vérité, mes amis, est résultat. Suivons le cône de la pensée et observons le triste résultat qui nous est ici offert à méditer: un individu sombrant dans les eaux glacées du calcul égoïste. Doublement victime, hélas pour lui, d'une industrie d'aliénation barbare et de Kojève le stalinien fordiste dont il fut le chantre, lui qui n'aimait rien tant que l'argent. Mais laissons là les médiocres, abusés par Sartre le nabot, Heidegger le nazillon, Deleuze le jouisseur et Derrida le graphomane. Cultivons la compagnie des hommes libres et des amis de la raison. Comme le disait Spinoza:  l'homme libre vit sous le commandement de la raison, et rien ne lui est plus utile que de rechercher et cultiver la compagnie d'autres hommes libres, etc etc, ad libitum."


10.


Positivité chômée


Où en étais-je. Ah oui. Les gens importants. "Ces gens là", monsieur, mèdème, ces êtres mystérieux venus d'ici, qu'en vérité je crains autant que je révère, à qui j'eus donné du vent et des bijoux, à qui j'aurais confié mon âme pour quelques sous, je ne suis pas parvenu à les localiser. Où sont-ils? Où vont-ils, qui sont-ils, ces gens qui vous tiennent en laisse, au shopping, au bordel, à la messe? Tel l'arpenteur, je longe les abords du Château, de la citadelle aux hauts murs imprenables.



Au service de "contrôle du comportement d'activation de recherche d'emploi", ça devient difficile, aussi.

 

Le chômeur est un salarié, et on ne le paye pas à ne rien faire. Dixit le contrôleur, qui gagne sa vie en prestant un boulot que je ne me lasse pas d'admirer, car à son échelle, si modeste soit-elle dans l'organigramme des êtres d'importance, il détient lui aussi un pouvoir dont il entend user et jouir avec parcimonie. 
Le boulot spécifique du chômeur consiste précisément à chercher du travail, et il convient que cette prestation satisfasse "l'employeur", sans quoi le licenciement du chômeur viendra en sanctionner la non-réussite.
La réussite professionnelle du chômeur consiste, comme de juste, sous la forme d'un paradoxe redoutable et insoluble, à réussir à échouer perpétuellement dans sa recherche d'emploi, mais de justesse. En effet, le chômeur salarié doit manquer quotidiennement, à un micro-cheveu près, mesurable au compteur geiger, une occasion - plausible - de se réinsérer dans le circuit professionnel.
Ce manquement aux règles du travail - en chercher sans parvenir à échouer sur le montant du filet - est une faute grave qui, comme dans tout secteur d'activité salariée, appelle la sanction logique de licencier le chômeur en lui retirant ses indemnités.

Et si le chômeur ne parvient pas à obtenir un emploi dans sa branche spécifique au terme de quelques années de recherche infructueuse, ça signifie clairement, aux yeux de son "employeur", qu'il n'est pas ou plus adapté à la demande. Il ne correspond plus au secteur d'activité dont il se réclame. Son offre n'est plus plausible tout comme devient douteux son registre de compétences.
Inversement, si le chômeur dirige trop fréquemment sa demande vers des emplois fort éloignés de son registre désormais inutile et incertain, "l'employeur" est autorisé à douter également de la rigueur et de la sincérité de cette recherche. Il soupçonnera le chômeur de multiplier des candidatures "bidon" pour donner le change, assuré de n'être jamais contacté par un employeur pour un métier dans lequel il n'offre aucune compétence réelle.
Aux deux extrémités de la chaine, une réalité non douteuse se fait ainsi progressivement jour: le chômeur s'est formé, dans le passé, à l'exercice d'un métier pour lequel il fait montre de son inaptitude dans le présent. Il doit incessamment entreprendre une nouvelle formation, éloignée de ses prétentions passées qui confirmaient au bout du compte une erreur d'orientation professionnelle. Il doit donc proposer sa candidature à un tout nouveau métier d'avenir pour lequel il n'a, en toute logique, aucune qualification réelle dans le présent. 
Quelle que soit la formation passée ou à venir du chômeur de longue durée, son actualité est ainsi celle d'un travailleur inadapté à quelque secteur que ce soit, invité à se déprendre de l'illusion de travailler dans celui où il s'est cru compétent, et à se recycler en permanence vers un autre où il peut espérer acquérir un jour quelque compétence. Campant dans l'entre-deux ouvert de cette indétermination somme toute excitante, comme un vent d'aventure, il est suspect, quoiqu'il en soit, d'exploiter fourbement son inutilité foncière pour flâner, carper le diem, insouciant, ou courir le guilledou sur la sueur des honnêtes travailleurs qualifiés qui le subventionnent gracieusement.
 

Dans le cas de figure, le problème n'est pas de savoir qu'un docteur en philosophie, par ailleurs agrégé et publié, ayant enseigné cette discipline pendant dix ans sans ennuyer son monde, fait par là la preuve de son adéquation à un secteur pour lequel il y a des postes à pourvoir chaque année dans des Hautes Écoles sur l'ensemble du territoire belge francophone, postes qui sont effectivement attribués à des licenciés, parfois même en Langues romanes ou en Histoire. Eu égard, pour bon nombre d'entre eux, à leur position privilégiée dans le diagramme du "réseau" d'intégration, comme rappelé plus haut.

Non, le problème, c'est qu'il avère objectivement, par la persistance de sa situation de chômeur, qu'il n'est pas adéquat à l'offre dans sa "spécialité" (terme à prononcer avec l'œil qui frise). Il doit donc reconsidérer "en profondeur" (c'est-à-dire de pied en cap) la pertinence tant de sa formation que de son orientation professionnelles.


Mes dernières candidatures en date (appel du 18 juin pour la rentrée 2010-2011), en bonne et due forme, le cachet de la poste faisant foi, à un emploi vacant de "maître-assistant en philosophe" des couilles bénies des Hautes Écoles de Namur et de Bruxelles, ayant été suivies, comme les 20 précédentes, d'un silence assourdissant, et malgré une niaque d'enfer de la gagne qui tue m'engageant à lécher bien profond le cul poilu des instances décisionnaires autorisées par qui de droit, en la personne d'elles-mêmes, je m'encourage vivement à postuler pour une place de gardien de jour dans une boîte de nuit ou de gardien de nuit dans une boîte de jour. 
Parce que bon, selon le contrôleur salarié par l'Onem de mon comportement d'activation de recherche d'emploi, ça va, là, c'est bon, je me suis assez foutu de leur gueule, avec des rabiots à rallonge pour me la couler douce aux frais de la princesse.


La déléguée syndicale, une  demoiselle charmante, un peu indolente, n'avait pas manqué d'ironiser auparavant, lors de l'entretien personnel destiné à "préparer" le chômeur syndiqué à fond les manettes pour le contrôle anusiel - annuel, pardon. Mais sans méchanceté de sa part. C'était frais, léger. Ce jour là, je sais pas, à mon avis elle était gaie comme un pinson:

"Ah, tiens c'est marrant, ça... "Professeur de philosophie." J'avais des cours de philosophie, pendant mes études d'assistante sociale. Qu'est-ce que j'ai pu m'ennuyer. Je dormais, oh je dormais, je dormais tout le temps. Mais enfin, bon, je suppose que ça dépend aussi de l'enseignant. En tout cas c'était très ennuyeux... J'ai l'impression que vous êtes resté très attaché à l'école, non? Ben oui, vous vous entêtez visiblement, d'après votre dossier hein, je dis ce que je vois, à vouloir revenir à l'école. Non, je vous dis ça parce que, à mon avis, il serait peut-être temps de quitter l'école et de vous trouver un autre métier. Non, parce que, depuis le temps que vous voulez retourner à l'école, ça se saurait, si vous deviez y rester..."


A 45 balais (dans l'cul), franchement, c'est pas sérieux, et ça fait beaucoup de sushi pour le schlemiel.


11.
Apostille à la vie de l'esprit 


Efforçons-nous néanmoins de conclure sur une note positive.

"La philosophie [...] n’est pas une Puissance. Les religions, les États, le capitalisme, la science, le droit, l’opinion, la télévision sont des puissances, mais pas la philosophie.
La philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N’étant pas une puissance, la philosophie ne peut pas engager de bataille avec les puissances, elle mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et elle ne peut pas parler avec elles, elle n’a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d’être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c’est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie" (G.D., Pourparlers).



La conscience malheureuse de l'esseulé, comme nul ne l'ignore, est une figure de la servitude. Elle entretient sa dépendance en intériorisant les puissants. "Impuissance, puissance des autres", disait Michaux. Considérons le chômeur comme il peut l'être: une variation de la conscience malheureuse. Certes les maîtres ne sont maîtres que parce que les esclaves les considèrent comme tels. Ce moment de la conscience de soi peut et doit être dépassé dans une lutte, une réappropriation de la puissance qui, sans doute, tarde à venir.

L'horizon du chômeur en fin de droit ne diffère en rien de celui du salarié atomisé dans des segments de contrats brisant la continuité de son espace-temps. 
C'est la même absence d'horizon. 
Dans l'attente active d'une synthèse sociale imminente entre les deux faces reverses de l'aliénation, la négativité au chômage et la positivité chômée, certains exercices spirituels peuvent se pratiquer à moindres frais, selon les moyens du bord et le temps de loisir de chacun. Pour ma part, donner quelques coups de balais aux baudruches hébergées et entretenues plus que de raison dans ma cabessa. Une autre façon d'honorer les lois de l'hospitalité.

 


 

jeudi 11 novembre 2021

De la mort et du livre chez Kojève et Blanchot

 

[ Ce long texte était il y a peu encore consultable sur le site "Espace Maurice Blanchot". Trace d'une communication prononcée le 19 mars 2007 dans le cadre de la Journée d’études sur Maurice Blanchot de l'Université Paris 7 – Denis Diderot.

Ne pouvant me résoudre à sa disparition après une vaste refonte de L'Espace Maurice Blanchot désormais délesté, j'ignore pourquoi, de l'ensemble des contributions de cette "journée d'études", je le replace ici. 

Parce que je l'aime bien, qu'il est incroyablement cool, et que c'est mon dernier meilleur texte sur Kojève, à titre provisoirement définitif sinon définitivement provisoire, pour reprendre une expression qui m'est chère. D'avance merci. De rien aussi. Non c'est moi. Après vous. Je n'en ferai rien. Alors je... Mais oui!]



Maurice Blanchot fit entendre sa voix singulière en livrant en 1947 son texte manifeste : « la littérature et le droit à la mort ».[i] Sous le classicisme apparent de son écriture, ce texte définit et détermine ce que sera, tout au long d’une vie, un questionnement riche, paradoxal et d’une certaine façon affolant, sur les enjeux de tout espace littéraire, fut-il romanesque, poétique ou philosophique, mais encore et essentiellement politique. Cette même année, 1947, paraissent aux éditions Gallimard, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel, les traces du séminaire qu’Alexandre Kojève consacra, de 1933 à 1939 à l’Ecole Pratique des Hautes Études, à la lecture de la Phénoménologie de l’Esprit.[ii]

Alexandre Kojève, alias Alexandrov Kojevnikoff, russe blanc immigré, né à Moscou en 1902, mort à Bruxelles en 1968, neveu de Vassili Kandinsky, gendre d’Alexandre Koyré, féru de bouddhisme autant que de physique quantique. Voilà bien une figure tout aussi singulière et énigmatique. Dissimulé derrière l’ombre de Hegel, le forçant à parler une langue qui n’est pas la sienne, introduisant l’hégélianisme dans la France intellectuelle d’avant-guerre, pétrie de bergsonisme et de néokantisme académique, par un détournement majeur, hétérodoxe et assumé, et dans une optique - bien plus kantienne, finalement, qu’hégélienne - inspirée par Heidegger.

Ce dernier s’en trouve trahi, dans le même élan : reconduit sans autre forme de procès à un « tournant anthropologique » qu’il se proposait précisément de dépasser en repassant par la case départ, la parole poétique inaugurale des « grands Anciens ». La différence ontico-ontologique semblant ne pouvoir s’actualiser qu’au seul titre d’une différence ontico-anthropologique, le « retour à l’Être » se voit moqué, prestement expédié et tamponné du sceau « nostalgie et régression ad infinitum »[iii].  Il ne s’agit pas de revenir au poème, mais d’aller vers le Concept, fut-ce pour lui administrer, à lui aussi, une blessure, pour qu’il survive : la colostomie de l’écart temporel, lui dénier le pouvoir de se boucler sur lui-même en un cercle spéculatif.

 De ce que tout discours naît de son inadéquation à un objet non-discursif auquel il se rapporte, le discours philosophique, qui consiste à se demander en quoi consiste le discours, se doit de réfléchir (sur) cette inadéquation première. Le Concept se rendra dès lors, ni plus, ni moins, adéquat à lui-même comme temps compris, c’est-à-dire en tant qu’inadéquation assumée au donné sans mot des choses, ou bien il ne sera pas. Puisqu’il faut bien parler. Il sera une « erreur corrigée par elle-même », une erreur consciente, persistante, un « trou dans l’être », seule alternative non contra-dictoire au silence, seul rempart aux deux réductions reverses entre lesquelles oscilla en permanence l’histoire et la pratique des discours, implicitement ou explicitement : celle du Sens à l’Essence - revenir aux choses telles qu’en elles-mêmes, enfin, et débarrassé des mots ; celle de l’Essence au Sens - camper dans les mots, enfin, débarrassé de l’extériorité des choses. Cette préséance accordée à l’erreur dans la constitution du discours, nous y reviendrons.

 Et « comment ne pas parler », sinon en explicitant l’écart entre le silence et la parole par un concept identifié au temps, réflexivité tierce, discours sur le discours, distinct du mot seul et de la chose seule simplement parce qu’il les distingue et s’en distingue, et à ce titre, réalise leur adéquation comme temps-concept. En résulte un monde, le « monde humain » : un entre-deux indécidable, entre les mots et les choses. L’Histoire, aussi bien celle, philosophique, des discours s’explicitant, que celle, concrète, des désirs luttant et travaillant pour se faire reconnaître mutuellement, en miroir, comme « autre chose que la chose désirée », est donc le processus même par lequel l’homme inscrit un écart tensionnel entre la chose et sa représentation discursive/transformatrice (deuxième temps de la dialectique : négativité-négatrice), ne pouvant ensuite réduire cette tension initiale qu’en accomplissant leur adéquation temporelle en tant que « concept » ou « monde humain » (troisième temps de la dialectique, l’Aufhebung, qui est le moteur, la raison d’être, la fin du premier). Tel est l’univers du discours selon la définition qu’en donne Kojève : monde on parle et dont on parle, où on vit en parlant à la fois du fait d’y vivre, du fait d’en parler, et des discours qui en parlent.[iv]

Tout semble se passer comme si, sous la férule de l’impitoyable athéisme épistémologique de Kojève, le projet d’une ontologie générale, aussi bien que celui de la transposition spéculative de la manifestation trinitaire du saint Esprit, étaient passés sous la franchise d’un « spot » exhibant par contrechamp leurs parentés secrètes et indésirables. Le programme kojévien consista bien, sur les bases de l’analytique transcendantale du Dasein élaborée dans Sein und Zeit, à inscrire l’édifice spéculatif hégélien tout entier dans un régime de finitude radicale, anthropologique et athée. Dans cette fracassante Introduction à la lecture de Hegel, le Système du Savoir, et le Savoir absolu auquel ce dernier est censé conduire, se trouvent conjointement finitisés, abouchés à la blessure inguérissable d’une temporalité originaire. Avec la conséquence, la plus troublante, la plus paradoxale, la moins bien comprise et la plus massivement « détournée », énoncée par le concept étrange de « Fin de l’Histoire ».

 

1947, donc. Un Zeit-Geist, une configuration de l’époque qui réunissait nombre de conditions, historiques, politiques, intellectuelles, pour qu’une inquiétude collective se fasse jour, une inquiétude quant aux délimitations de l’espace de la totalité, ou du moins de la totalisation possible de l’expérience humaine – saisie à la fois comme Désir, Discours, Action. Dans ce texte-phare, la littérature et le droit à la mort, Maurice Blanchot noue explicitement un dialogue subtil, à la fois acquiesçant et contrariant, avec les thèmes spécifiquement kojéviens : la relation dialectique entre le Néant et l’Être, la négativité-négatrice et transformatrice, le Concept comme meurtre ou « refoulement actif » de la « Chose », l’inscription de la mort, ou de l’instance de la mortalité, dans la positivité du vivant, mais encore, liant l’ensemble, la théorie du Discours et du Désir (l’un se présentant comme la transposition logique de l’autre, le second la transposition phénoménologique du premier, et l’indétricotable combinaison des deux transposant l’analyse métaphysique du Temps). La dialectique - fameuse - dite « du maître et de l’esclave », mettant en jeu le « désir du désir de l’autre » en tant que « désir de reconnaissance », et où se noue dynamiquement l’ensemble précité, est évidemment au rendez-vous. En acmé de cette dramaturgie du Discours-Action, destinée à s’accomplir sous le règne de la forme inactuelle, celle du Désœuvrement et de la « Mort de l’Homme », le thème mallarméen du Livre comme espace de vérité inorganique, espace anthropologique de la mort au travail, vie saisie et révélée sous le règne conquis, à assumer sans fin, de son absence, de son re-souvenir (Erinnerung) « agi et agissant », comme dirait Nicolas Abraham.

Voilà le panorama, en manière de catalogue abrupt, additionnant et juxtaposant des concepts qui, déboulant ainsi, ne disent sans doute pas grand-chose. La messe est dite, pourtant, il ne me reste qu’à « déplier ». Durant le temps qui m’est imparti, je ne souhaite pourtant pas me livrer au jeu des influences directes ou indirectes entre penseurs. Cet exercice académique ne consiste-t-il pas, trop souvent, à absorber une position dans une autre, dans le but conscient ou non de conjurer l’exposition  des concepts à leur dehors, à ce qui viendrait inquiéter l’économie interne de leur distribution ?

Ce que je souhaite plutôt faire ici, s’il faut continuer, c’est pointer, indiquer un lieu de rencontre impersonnel, quoique s’incarnant dans des voix uniques et solitaires, qui parlent et interpellent même les absents. Dans ce but, je me vois contraint de secondariser quelque peu l’exposition stricto sensu de la pensée blanchotienne – désormais actée et célébrée, cette journée d’étude en fait foi, parmi tant de manifestations parallèles, et de diriger mon commentaire vers Kojève, qui, à maints égards, reste entaché de méconnaissance et de confidentialité. C’est à ce prix, peut-être, que se donnera à voir la rencontre, si peu accidentelle selon moi, entre Blanchot et Kojève.

 

On sait, ou du moins on suppose - rien n’est sûr en effet sur cette question - que Maurice Blanchot ne fit pas partie du public clairsemé des auditeurs de Kojève. Pas plus que Sartre, chez qui, pour le coup, l’anthropologisation de Hegel, la mise en place brutale du « dualisme dialectique ou temporel » entre l’Être et le Néant, exerça l’influence la plus décisive.[v]

Il importe, nous engageant progressivement sur le chemin de cette « rencontre » Kojève-Blanchot, de mentionner qui furent les auditeurs de ce séminaire. Tous, quelques-uns bien plus que d’autres, témoignèrent de l’impact dévastateur que produisit sur eux cette pensée, synthèse hardie d’heideggerianisme et de marxisme : Jacques Lacan, Raymond Queneau, Raymond Aron, Georges Bataille - ces quatre premiers formant le noyau dur des « aficionados ». À leur suite, Roland Caillois, Maurice Merleau-Ponty, Eric Weil, Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Jean Hyppolite, Leo Strauss, Pierre Klossowski, Gaston Fessard, mais aussi André Breton.

Lacan évoquait le « rire sardonique » d’une des rares figures qu’il consentit à reconnaître comme l’un de ses maîtres, à son propre séminaire (par ailleurs inspiré par le style oraculaire de Kojève : ce dernier, yeux mi-clos devant un parterre silencieux et médusé, martelait, sans aucune note de cours à portée de main, brandissant pour seul objet un volume non traduit de la Phénoménologie de l’Esprit, les vocables allemands du texte comme autant de formules énigmatiques en attente de leur Sésame). Le théoricien de la « lettre volée », qui considérait que nul ne pouvait s’instituer comme propriétaire de la parole, laquelle n’existe qu’au titre de parole d’un autre, aimait à effacer les traces rappelant qu’il n’était que le fils de ses œuvres et non le père lui-même. Une anecdote quelque peu perfide[vi] révèle que suite à la visite-éclair de ce dernier dans la chambre mortuaire du philosophe, disparut mystérieusement un manuscrit inédit, daté de 1936 et intitulé « Hegel et Freud. Essai d’une confrontation interprétative ».

Raymond Aron, dont le tempérament est rarement suspecté d’exaltation, déclare dans ses Mémoires qu’il écoutait, « épigone, interdit et sceptique, la voix du maître, du fondateur »[vii], figure qu’il n’hésite pas à placer « à un niveau immédiatement inférieur à celui des grands, Kant ou Hegel »[viii], bien que sa personnalité et sa pensée ultimes, précise-t-il, lui soient restées mystérieuses.[ix]

Attardons-nous quelques instants sur le témoignage révélateur de Georges Bataille, qui fut indubitablement la courroie de transmission « in absentia » entre Blanchot et Kojève. Bataille nourrissait pour Kojève une admiration fascinée, mêlée d’effroi :

« Combien de fois Queneau et moi sortîmes suffoqués de la petite salle - suffoqués, cloués. A la même époque, par d’innombrables lectures, j’étais au courant du mouvement des sciences. Mais le cours de Kojève m’a rompu, broyé, tué dix fois. [x] »

 Dans l’appendice de la Théorie de la religion de 1973, il dit encore :

« Ayant dû alléguer ici le travail d’Alexandre Kojève, je dois insister sur un point : quelque opinion que l’on ait de l’exactitude de son interprétation de Hegel (et je crois devoir n’attribuer aux critiques possibles sur ce point qu’une valeur limitée), cette Introduction, relativement accessible, est non seulement l’instrument premier de la conscience de soi, mais le seul moyen d’envisager les divers aspects de la vie humaine - en particulier les aspects politiques - autrement qu’un enfant n’envisage des actes de grandes personnes. Nul ne saurait actuellement prétendre à la culture sans en avoir assimilé les contenus. Je tiens encore à souligner ici le fait que l’interprétation d’Alexandre Kojève ne s’éloigne d’aucune façon du marxisme : de même il est facile d’apercevoir que la présente « théorie » est toujours rigoureusement fondée sur l’analyse de l’économie.[xi] ».

Nous rapprochant davantage du cœur de notre propos, il faut encore mentionner ceci. Pressé par Bataille de rejoindre, en 1937, l’éphémère mais marquant Collège de sociologie, mélange d’anthropologie du sacré et de communisme révolutionnaire, dans le compagnonnage de Leiris et Caillois, Kojève consentit du bout des lèvres à y apporter sa contribution, exprimant dans un texte sec (« les conceptions hégéliennes », conférence du samedi 4 décembre 1937) sa réticence ironique devant le projet d’une « thaumaturgie du sacré », comparée à l’exercice laborieux d’un apprenti sorcier, prestidigitateur s’émerveillant de ses propres tours de passe-passe. Une fois encore, la formule fut reçue par Bataille comme une sentence fatale. En résulta non seulement sa réponse, intitulée « l’apprenti sorcier »[xii], mais encore cette terrible confession inachevée, dont le brouillon fut communiqué à l’intéressé sous l’intitulé « lettre à x, chargé d’un cours sur Hegel » (6 décembre 1937). On y lit ceci :

« La question que vous posez à mon sujet revient à savoir si je suis négligeable ou non. Je me la suis souvent posée, hanté par la réponse négative. […] Etant moi-même exactement cette " négativité sans emploi " (je ne pourrais me définir de façon plus précise) […], je veux bien que Hegel ait prévu cette possibilité [cette « Fin de l’Histoire » attribuable à Kojève et non à Hegel] :  du moins ne l'a-t-il pas située à l'issue des processus qu'il a décrits. J'imagine que ma vie - ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu'est ma vie - constitue à elle seule la réfutation au système fermé de Hegel. »

 

Or ce que j’espère pouvoir précisément montrer, dans cet exposé, c’est que l’ironie secrète, à la fois tragique et comique, du projet kojévien, et sa notion de « Fin de l’Histoire », consiste en ceci : ce qui apparemment ferme, ou enclôt, paradoxalement « ouvre », et l’espace ouvert par cette « fermeture », le telos de l’Histoire ayant pris fin, étant congédié, la fin de l’Histoire comme fin (telos) étant prononcée[xiii], cet espace détéléogisé, de « désœuvrement », à arpenter sans fin et collectivement, est, dans la finitisation de Hegel infligée par Kojève, la conséquence inexorable d’un processus à l’œuvre qui est l’Histoire elle-même. L’Histoire est finie : elle est un processus « intra-temporel » qui d’emblée opère dans le régime de la finitude, aux fins de se comprendre, de s’expliciter et de s’assumer comme Temps, historicité radicale, précisément.

Et c’est bien là tout l’enjeu, toute la question – de proche en proche nous allons croiser inévitablement Blanchot sur cette route. Cette question, c’est : de quoi est constituée, à quoi peut bien ressembler, et comment s’expérimente la fin, la clôture, d’un processus à l’œuvre qui n’est rien d’autre que la compréhension ou conquête progressive d’un « être-ensemble dans un monde » se manifestant et se dé-limitant dans un Désir, un Discours et un Savoir absolument finis ? Quel espace, donc, ouvre la « conclusion » kojévienne selon laquelle le Savoir absolu, et la constitution d’un Monde humain que délimite ce savoir, ne sont, intégralement, qu’un savoir de la limite, un absolu de finitude, un se-savoir mortel ? Tenter de répondre à cette question, c’est véritablement aborder la signification profonde, si peu engageante, loin des « gimmicks », pro et contra, qui font florès dans la claironnante foire aux opinions des happy few du « petit village médiatico-mondial », de cette « fin de l’Histoire », et d’y trouver un écho dans l’interrogation endurante portée par Blanchot sur le lien que noue, essentiellement, le Discours - le discours littéraire - avec la Mort.

Soit, substituée à l’antique cosmologie moniste essaimant plus que jamais sous ces « modernes » avatars holistes (du « matérialisme dialectique » d’un Engels à la « psyché » jungienne comme croissance énergétique, de la « Noosphère » d’un Teilhard de Chardin au « néo-darwinisme génétique » d’un Dawkins, en passant par la « socio-biologie » d’un Wilson, etc), l’acceptation d’habiter ce Cosmos en tant que « Monde », selon sa définition kantienne : totalité inconditionnée des objets, certes, mais des objets en tant que phénomènes, c’est-à-dire accessibles à une conscience radicalement et réflexivement finie, réceptive. Il n’y a pas d’autre forme de conscience que celle-là : et c’est là que Kojève, serrant la vis du kantisme aussi bien que de sa lecture par Heidegger, congédie le « Noumène » comme inutile réserve de « transcendance ». À quoi bon préserver encore, se lamente Kojève dans son Kant, après tout cet effort consenti pour cerner l’horizon délimitant la nature et l’exercice de la raison pure, sous ce concept purement formel et limitatif de « Noumène », une « place inoccupée », une « possibilité » vide pour un mode d’intuition « autre » faisant filer le fameux « nous autres, hommes » hors de son terme, vers des « fins suprêmes » (à savoir, dans les termes de Kant, « ce qu’il faudrait faire SI la Volonté est libre [et] SI il y a un Dieu et un Monde futur [s’entend : post-mortel, ponctue Kojève] »[xiv]) ? En maintenant coûte que coûte cette poche d’opacité, Kant déstructurerait ainsi l’équipement conceptuel de la première Critique, qui se dément elle-même, se disjoint et en définitive s’annule, d’abord en scindant artificiellement la sphère spéculative de la sphère pratique, exprimant l’impuissance du spéculatif à inscrire dans sa continuité le champ de l’action, ensuite en se distribuant, sur le mode du « comme si », dans la théologie parallèle et masquée que constitue aux yeux de Kojève la troisième critique.

Aussi la « finalité suprême » de la raison kantienne se présente-t-elle pour Kojève comme une pure volonté pratique, dé-située, sans amarres, scindée originairement de l’expérience spatio-temporelle possible. Elle ne tire sa légitimité que de la promesse vide et formelle de l’existence de Dieu et d’un « monde futur ». Dans son Kant, véritable clé de voûte, si peu fréquentée (force est de reconnaître le caractère quasi « illisible », brut de décoffrage, de ce manuscrit, sans index ni chapitre, égaré par l’auteur, et publié après sa mort, en 1973), de son hégélianisme « finitiste », voilà ce que Kojève déclare :

« C’est parce que le " Monde futur " était [pour Kant] transcendant, [qu'il] optait pour une morale " impérative " ou " catégorique ", c'est-à-dire " a priori " […], censée être valable partout et toujours où un homme veut être humain, et ceci non pas seulement à la fin de l'Histoire, mais dès son premier début.  […] Kant croit pouvoir déduire de son commandement moral la notion d’un " Monde futur " transcendant parce que la réalisation de sa morale dans ce monde (qui équivaut à la Satisfaction et au Bonheur dont on est digne) lui paraît absolument, c'est-à-dire partout et toujours, impossible. Il croit pouvoir le faire parce qu'il admet (en tant que Protestant) l'Anthropologie judéo-chrétienne et définit (en tant que Philosophe plus radical encore que Descartes), la Liberté, qui est l'être même de l'homme judéo-chrétien, comme une Négativité. En d'autres termes, la Liberté est, pour lui, nécessairement en contradiction ou conflit avec la Nature (= identité), de sorte que l'harmonie entre le devoir et la Réalité (que pré-suppose la Satisfaction) ne peut se faire qu'au-delà de ce Monde naturel, c'est-à-dire pour lui spatio-temporel. […] [Pour Kant], l'Action humaine (même " morale ") est rigoureusement inefficace, c'est-à-dire foncièrement incapable de transformer le Monde par la Lutte et le Travail, […] dans la mesure où les désirs [de l'homme] ne sont pas [pour lui] déterminés par ce Monde lui-même (p.39) ».[xv]

 

Mais revenons au « programme » impliqué par ce schème paradoxal de la « fin de l’Histoire » : la « sagesse post-historique » kojévienne, sa « pensée ultime » restée mystérieuse aux yeux d’un Raymond Aron, serait donc d’accepter de vivre, habiter, bâtir et penser, désormais, sous le règne assumé, individuellement et collectivement, d’une historicité s’imposant elle-même comme l’absolu, convoquant par-là l’obligation d’endeuiller le fantasme endurant d’une relève du temps à l’issue (ou résultant) du processus interne et moniste, vitaliste, naturaliste ou théiste, d’auto constitution de la Substance en tant qu’absolu in fine éternitaire ou « hors-temps », finalité (bio-naturelle, théiste, ontologique, etc) en vue de laquelle le « moment anthropologique » n’est qu’un médium, un traducteur. Dynamique ou statique, là n’est pas la question. Processus commun selon Kojève, en dépit de leurs variantes, à Spinoza, Schelling aussi bien que Hegel et Heidegger, tous nostalgiques, allez, mutatis mutandis, de l’harmonieuse uni-totalité vitaliste et moniste du « paganisme grec ». 

 

L’ironie secrète de Kojève, autrement dit, en écho à la « blessure ouverte » de Bataille, et qui constitue sa réponse, ne fut-elle pas, dans ce détournement massif du système « fermé » de Hegel, de briser le « cercle spéculatif », en identifiant purement et simplement le concept et le temps, en abouchant le concept à la blessure du temps, de telle sorte que, dans le Système du Savoir ainsi déroulé, il n’y ait pas d’Aufhebung du temps, mais que ce temps lui-même - le temps compris comme finitude ou réceptivité - soit l’Aufhebung elle-même, l’absolu lui-même, l’expérience même de différer la mort ? S’adressant à Bataille (lettre datée du 8 juillet 1942), Kojève répond :

« L’existence, pour parler avec Aristote (qui s’est mal compris), est un passage de la puissance à l’acte. Quand l’acte est intégral, il a épuisé la puissance. Il est sans puissance, impuissant, inexistant : il n’est plus. L’existence humaine est la remise à plus tard. Et ce " plus tard " lui-même, c’est la mort, c’est-à-dire rien. Seulement ne dites pas : "c’est du " relativisme ", etc. Oui, si on est encore " païen " comme les " modernes ". Mais si on ne l’est plus, le devenir est l’être, le temps est le concept, et donc la Vérité. »[xvi]

 

Pour le dire vite, dès lors, précipitamment, la seule signification véritablement rigoureuse de la Fin de l’Histoire, aperçue par Bataille et sa blessure, actée par Blanchot dans son texte-manifeste de 1947, c’est ce que Jacques Derrida nommera, plus tard, la clôture de la représentation : on ne peut ni « revenir » à la chose-même (y être adéquat) ni s’en abstraire, s’en dégager ou s’en émanciper. Et en effet, si ex-pliciter le concept, c’est l’identifier, comme le fait Kojève, au temps heideggerien, et, plus encore, identifier ce temps lui-même à la temporalité du Dasein (ce que Heidegger refuse, subordonnant l’explicitation du sens du temps, par l’analytique de la temporalité du Dasein, à celle de l’être, en fonction de laquelle le sens de ce temps peut et doit s’expliciter), laquelle ne cesse de le faire fuir ou se pro-jeter au devant de lui-même, alors cette identification du concept au temps et du temps au dasein temporal ne cesse de faire fuir le concept hors de lui-même, comme re-présentation, trace de la chose externe non langagière, trace de l’extériorité de ce qui, du vivant, de la vie, demeure hors-langage, hors-discours, et qu’il ne peut ni rejoindre ni annuler. Extériorité par laquelle le concept/discours/savoir sont, littéralement, par vocation, traversés, hantés. L’articulation du concept n’est, autrement dit, articulation que parce que travaillée par l’inarticulé qui la hante comme sa limite externe, dont il ne peut se tenir quitte une fois pour toutes.

 

En somme, nous trouvons là tout ce que l’effort de Hegel visait en définitive à conjurer : la représentativité temporelle du signe qui, parce qu’elle le renvoie à l’extériorité inassimilable du Hors Livre, compromet la clôture du cercle spéculatif assurée par un concept pur, absolu, ne se rapportant qu’à lui-même dans l’unité moniste advenue du réel et du rationnel, de la chose et du mot, de l’essence et du sens.

Ce que Jacques Derrida montre incidemment dans son étude le Hors Livre[xvii], c’est que si, dans l’objet-livre - la phénoménologie de l’Esprit -, le concept, censé assurer son intériorité, ne cesse de s’introduire à lui-même « du dehors » par une préface, ou se prolonger dans un appendice, alors il est texte de part en part, une « greffe sans corps propre ». Il est contaminé par la finitude temporelle du langage, réceptivité au sens kantien, de part en part impliqué par l’extériorité de ce qui n’est pas le concept pur. Voué à la re-présentativité du signe honnie.

Ce « return of the repressed », comme disait John Fahey se remémorant Blind Joe Death, c’est bien ce à quoi Kojève s’adonne, consciemment ou non, en identifiant strictement Temps et Concept. Toute l’œuvre écrite de Kojève, de ce fait, ne semble se proposer à un lecteur posthume - et désœuvré - que comme une immense greffe proliférant autour du texte hégélien, y adjoignant, interminablement, des « mises à jours du Système du Savoir », des « Introductions », des « Introductions d’introductions », des « préliminaires », « notes additives » et autres « para-phrases », autant de prothèses qui semblent, performativement, prendre acte de la clôture interminable du discours. C’est bien pourquoi Kojève, dans une autre de ces mises à jours posthumes et paraphrastiques, Le Concept, le Temps et le Discours. Introduction au Système du savoir, datée de 1952 (n’hésitant pas à enjoindre le lecteur absent, en un ajout de préface encastré dans ce savant et gratuit système d’emboîtement de poupées russe qui constitue son compendium scriptural, à faire l’impasse sur ladite préface, voire à s’épargner la lecture de l’ensemble), substitue, à la notion de « cercle spéculatif », celle de cercle discursif [xviii]. Comme s’il découvrait, avant l’heure, le paradoxe tragique énoncé par Derrida, de cette clôture de la représentation, au double sens indécidable de « la représentation est finie » et, en même temps, « la représentation continue ». On ne sort pas de la représentation, on continue à errer, sans fin, tel l’innommable beckettien, sur la scène de l’écriture. On se repasse, interminablement, la « dernière bande », qui n’en finit pas de se boucler sur elle-même - repeat, repeat, and repeat again - et on se rappelle comment ça a commencé, toute cette histoire. Erinnerung :

« [Le Système du Savoir hégélien] n’est rien d’autre ni de plus qu’un "résumé compréhensif" (ou un "souvenir"; Er-innerung) de ce processus. […] l’oiseau de Minerve ne prend son essor que le soir de la journée historique et son vol est ainsi le signe avant-coureur de la tombée de la nuit). »[xix]

 

Vingt ans plus tôt, cet agencement paradoxal de la « clôture » se donnait à voir sous sa transposition phénoménologique. C’était tout simplement ce que Kojève nomma le trou dans l’être, clé de son dualisme temporel : l’homme, qui est négativité-négatrice, action, désir, discours, est un « néant qui néantit dans l’être, grâce à l’être qu’il nie »[xx]. Formule appelée à proliférer sous la plume de Sartre, dans L’Être et le néant, reprenant cette articulation de la hantise. On la retrouve précisément au cœur du texte de 1947 de Blanchot exposant cette « mort au travail », cette négativité à l’œuvre qu’est l’écriture. antécédence de l’être, de la nature, de la chose sur l’être parlant et agissant, qui s’en arrache pour la révéler, la nommer, qui ne se fait néant, « qui ne subsiste, en tant que présence d’une absence »[xxi], que pour qu’il y ait de l’être. L’être est. Le néant n’est pas. Et donc ne se déduit pas de l’être.[xxii] Le néant n’existe que comme néant d’être, manque d’être ou appel d’être. Chosifier le néant, ça ne veut rien dire, mais néantiser la chose, ça, oui, ça veut dire quelque chose, au propre comme au figuré.

La vie, la Nature, la Chose, du moins ce qu’on nomme ainsi, ne disent pas « je suis la Vie », « je suis la Nature », « je suis la Chose ». C’est, depuis la vie, un vivant qui s’en arrache, et par ce mouvement indéductible - non « compris » ni « prévu » dans la Nature - les nomme, les réfléchit, les trans-forme, et les désigne comme toujours-déjà perdues dans la demande, adressée à un autre et impossible à satisfaire, de lui en assurer la jouissance. On devine aisément la postérité lacanienne du schème. Contentons-nous ici d’indiquer la « dialectique de la reconnaissance » qu’implique l’asymétrie fondamentale d’un tel désir.

Ce « désir anthropogène » ne peut s’agencer et s’avérer que selon la distribution en miroir, au départ inégale et plurielle, de désirs serfs et de désirs maîtres. Un tel désir, s’il est médiatement expérience de la liberté, est immédiatement expérience de la servitude. Un tel désir s’avère dans le travail forcé - instinct de consommation, de jouissance refoulés, sublimés ou différés, assurant par-là le passage de l’angoisse contemplative à la transformation active du donné - qu’accomplit un esclave, se faisant reconnaître comme tel, au service d’un maître qu’il reconnaît et célèbre au départ comme tel, souveraineté oisive, parce que ce dernier re-présente pour lui la possibilité redoutée de lui infliger la mort.

C’est à travers cette refonte anthropologique/finitiste du schème hégélien que Kojève corrige Heidegger par Marx aussi bien que l’inverse. D’un côté, l’instance mortelle n’apparaît plus comme une possibilité propre du Dasein et de sa solitaire déréliction. Elle est originairement cernée par le socius de l’aliénation, le conflit, la rivalité mimétique, et la valeur-travail que ces derniers mobilisent dans une lutte sociale pour la reconnaissance.[xxiii] De l’autre, l’analyse de la valeur-travail, ainsi que des rapports de force et d’aliénation qu’elle implique, n’apparaît plus sous le seul angle du socius, mais réclame d’être rattachée à l’analytique existentiale de l’exposition anthropogène à la mort.

Maurice Blanchot transpose le tout dans la figure de l’écrivain. La littérature, c’est bien une action, un travail de néantisation dans l’être, elle n’accomplit chez l’écrivain une modalité d’effectuation de son être-au-monde libre et responsable que dans la stricte mesure où il consent à ce servage de creuser la matière du langage pour en traduire l’essence négative, annulation-conservation-dépassement de la vie absentée. La tentation de la négativité pure est une impasse, un leurre. Elle renvoie à la souveraineté oisive du maître. L’exposition gratuite, « de pur prestige », à la mort ne suffit pas si elle engage le littérateur-souverain à simplement contester la positivité de la vie et n’en rien pouvoir faire, si elle ne l’engage pas dans un travail ingrat, négativité active à la fois révélatrice et transformatrice du donné anhistorique du Bios. Le maître, en fin de compte, reste rivé au « maintenant nivelé » : homogène aux choses, prisonnier de sa négativité pure, redoutable certes, mais déliée du monde, désinscrite, incompétente parce qu’incapable d’actualiser dans un monde son désir initial d’être reconnu comme « autre chose que la chose désirée ». Sinon par la terreur, qui n’actualise rien, ne produit rien et ne révèle rien, hormis l’impuissance du règne des maîtres à se maintenir autrement que dans et par elle.

C’est la littérature de pure imagination ou de pure action, aux « perspectives étranglées ». Maître de l’imaginaire, cet écrivain-homme est en vérité une des figures de l’esclave enchaîné :

« pour autant qu’il se donne immédiatement la liberté qu’il n’a pas, il néglige les conditions de son affranchissement, […] ce qui doit être fait pour que l’idée abstraite de liberté se réalise. […] C’est pourquoi il n’est pas dans le monde, car il est le monde, saisi et réalisé dans son ensemble par la négation globale de toutes les réalités particulières qui s’y trouvent, par leur mise hors-jeu, leur absence, par la réalisation de cette absence elle-même, avec laquelle commence la création littéraire, qui se donne l’illusion, lorsqu’elle revient sur chaque chose et sur chaque être, de les créer, parce que maintenant elle les voit et les nomme à partir du tout, à partir de l’absence de tout, c’est-à-dire de rien ».[xxiv] (p.28)

 

Quant au règne des maîtres, de leur terreur, manifestation ultime de cette négativité abstraite et pure qui, ne trouant rien ou dans rien, troue tout ou dans tout :

« […] La terreur qu’ils incarnent ne vient pas de la mort qu’ils donnent, mais de la mort qu’ils se donnent. Ils en portent les traits, ils pensent et décident avec la mort sur les épaules, et c’est pourquoi leur pensée est froide, implacable, elle a la liberté d’une tête coupée. Les Terroristes sont ceux qui, voulant la liberté absolue, savent qu’ils veulent par là même leur mort, qu’ils ont conscience de cette liberté qu’ils affirment comme de leur mort qu’ils réalisent, et qui, par conséquent, dès leur vivant, agissent, non pas comme des hommes vivants au milieu d’hommes vivants, mais comme des êtres privés d’être, des pensées universelles, de pures abstractions jugeant et décidant, par-delà l’histoire, au nom de l’histoire tout entière. L’événement même de la mort n’a plus d’importance. Dans la terreur, les individus meurent et c’est insignifiant. C’est, dit Hegel dans une phrase célèbre, la mort la plus froide, la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou boire une gorgée d’eau. […] La mort n’est que le point vide de cette liberté, la manifestation de ce fait qu’une liberté est encore abstraite, idéale (littéraire), indigence et platitude ».[xxv] (p.33)

 

Car en effet, ce n’est pas la mort qui est désirée, ni dans l’approche heideggerienne, jugée solipsiste par Kojève, ni dans le schéma « optique » ou « spéculaire » de la lutte anthropogène pour la reconnaissance, contrairement à ce que suggèrent tant de lectures figées, frileuses ou paresseuses de l’une et de l’autre. C’est l’article même de Blanchot qui nous l’enseigne, par sa précision dissimulée sous sa plasticité, par sa clairvoyance qui est le refus des dichotomies confortables, et chez qui l’usage de l’oxymore est avant tout et essentiellement une pratique rigoureuse de la pensée, qu’il conviendrait parfois de ne pas caricaturer par mimétisme en l’évidant de son contenu, renvoyée à une vaine rhétorique désancrée du réel (à l’instar d’un certain « lacanisme » topologique, qui curieusement nous rappelle un des pôles revers de la « réduction » énoncée plus haut : de l’essence au sens, et sa conjuration phobique de la « Chose » pourtant invoquée jusqu’à plus soif).

Nous parlions de cette vie qui s’absente d’elle-même, prend congé d’elle-même - dans la perspective transcendantale d’une anthropologie comme Système fini du Savoir, et non selon l’antinomique imagination de ce qu’elle serait, telle qu’en elle-même, envisagée indépendamment de la réceptivité d’un « point de vue », autrement dit en l’absence de tout point de vue. Pourquoi cette attention à la mortalité ? Une épistémologie finitiste comme circonscription du champ du savoir, de l’action et de l’expérience, se doit-elle de prendre en compte cette dimension ? Ne pourrait-elle s’en passer, à la manière d’un Sartre désolidarisant l’approche du négatif de cet horizon, lui-même considéré comme un impossible point de vue ?

Très simplement : non. Pour l’approche kojévienne que nous traitons ici, impliquant la correction précitée du Sein zum Tode, non seulement l’idée que la conscience-de-soi puisse se constituer en s’exonérant de l’aliénation sociogène apparaît elle-même comme un pur non-sens, mais encore la finitude comme réceptivité et la finitude comme mortalité ne constituent qu’un seul et même phénomène unitaire, l’unique manifestation de cette finitude originaire envisagée « didactiquement » selon ces deux angles artificiellement séparés. Il faut y insister : si on ne saisit pas l’unité fondamentale de cette approche, on ne saisit pleinement le sens et l’enjeu, ni de son épistémologie du savoir/discours, ni de sa phénoménologie existentielle du désir anthropogène et de la lutte pour la reconnaissance.

Nous efforçant de garder à l’esprit cette unité, revenons à la question de la perspective mortelle. C’est donc l’exposition au « ne pas » ou « ne plus » que représente la mort, la possibilité paradoxale d’inscrire au cœur du vivant - positivité sans nom - ce moment impossible à vivre par définition, toujours à-venir, qui autorise que ce vivant au milieu du vivant se révèle, s’avère comme vivant qui ne cesse de différer sa mort. C’est cette exposition qui lui permet de proclamer qu’il n’est pas seulement ce vivant qui meurt, au sein de l’indifférenciation cyclique du vivant se perpétuant. Ainsi, dans la dialectique de la reconnaissance, l’exposition ou provocation « gratuite » à l’instance de la mortalité ne représente nullement une incitation à mourir, mais bien un moment plastique de l’auto-affirmation de ce vivant. Les désirs anthropogènes, désirs du désir pris comme tel dans sa structure de désir (un « vide avide »[xxvi]) s’exposent à la possibilité de mourir pour éprouver leur résistance résiduelle et mutuelle (partageable asymétriquement - on a vu pourquoi - dans la récognition spéculaire) précisément à cette possibilité. S’ouvrant par provocation au « mourir », il s’agit, fondamentalement, d’avérer aux yeux de l’autre, pour s’y reconnaître en étant reconnu par lui, le refus de mourir, le refus d’être réduit au pur donné objectif d’un vivant qui simplement meurt, rejoint sans protestation l’indifférente perpétuation du cycle vie/mort/vie. En somme, l’homme est cet animal qui se découvre mortel, et pour cette raison même, refuse de mourir. Un vivant qui (s’op)-pose (à) lui-même la question du vivant, « l’étant pour qui il y va de son être même ». 

Il est donc trop aisé, dès lors, de congédier, en un geste irénique et beau, l’analyse de l’être-devant-la-mort, d’en simplement dénoncer le caractère « morbide », et de prétendre célébrer son antidote par le recours dogmatique à la maxime vitaliste, au demeurant superbe, d’un Spinoza, qui ne dit pas forcément ce qu’on veut par-là lui faire dire, et pas forcément le contraire, partant, que ce que l’on voudrait que dise l’analyse mal comprise de l’être-devant-la-mort. Car c’est bien un homme qui parle réflexivement de la vie et affirme :

« L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire le bien directement, c’est-à-dire qu’il désire vivre, conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent, il ne pense à rien moins que la mort, mais sa sagesse est méditation de la vie ».[xxvii]

 

Butant sur sa finitude, l’être humain rencontre un désir qui n’est donc pas tant désir ou crainte de mourir, que de vivre : car cette angoisse de mortalité le « décramponne » d’une angoisse bien plus paralysante, la terreur de ne pouvoir s’arracher aux choses, dans leur caractère nivelant et envahissant, lequel s’apparenterait à la crainte d’un engloutissement, d’une « réclusion dans la mère ».

Décramponné de cette fusion menaçante - ce refus, fait de terreur, d’intégrer et de surmonter la perte de son homogénéité avec mère-nature (du moins le « souvenir après-coup » de cette perte, crise immémoriale, chu d’un désastre obscur, « archi-traumatisme d’une archi-catastrophe dont nul ne songe à fixer la date et le lieu », selon l’expression de Nicolas Abraham), le devenant-homme, exposé, par la pré-maturation de cet arrachement forcé, au temps « disjoint » de son inadéquation à la nature, et ne pouvant, au fond, se satisfaire ni de la présence seule, ni de l’absence seule, se pro-jette dans l’incertitude de l’avenir, par le travail fébrile de sa main nue, vide et avide, devenue crampon-outil configurateur de mondes transitionnels.[xxviii]

Le Bios, Nature en tant que Chose, Chose en tant que Nature, sont pour le désir, et le langage que génère ce désir pour les désigner, sa trace, la présence de l’absence de leur réalité en lui. La Chose est pour le Logos son Oublié inoubliable, pour reprendre l’expression de Jean-François Lyotard (dans Heidegger et les « juifs »).

C’est pourquoi Kojève ne définit pas seulement le concept comme « meurtre de la chose », formule dont Blanchot salue la puissance redoutable (« le chien court et aboie, mais le concept de "chien" ne court pas et n’aboie pas »), il le définit plus volontiers comme son Aufhebung, à la fois sa suppression, sa conservation, et son dépassement (ou sublimation). Et plus précisément encore, il tend à comprendre cette Aufhebung, finitude oblige, en un sens rencontrant davantage le terme freudien de Verneinung, terme proposé plus tard par Jean Hyppolite à Lacan pour traduire la portée de cette Aufhebung, accentuant le « passif » de la réceptivité au travail : une dé-négation, le refoulement actif, souvenir agi - et agissant, de cette chose niée.

 

Toute vérité, ce que Kojève nomme la « vérité » dans ce Système para-hégélien du Savoir, est, nous l’annoncions d’emblée, une erreur corrigée par elle-même :

« Car la vérité est plus qu’une réalité : c’est une réalité révélée ; c’est la réalité plus la révélation de la réalité par le discours. Il y a donc au sein de la vérité une différence entre le réel et le discours qui révèle. Mais une différence s’actualise sous forme d’une opposition, et un discours opposé au réel est précisément une erreur. Or une différence qui ne serait jamais actualisée ne serait pas réellement une différence. Il n’y a donc réellement une vérité que là où il y a eu une erreur.

Mais l’erreur n’existe réellement que sous forme du discours humain. Si donc l’homme est seul à pouvoir se tromper réellement et vivre dans l’erreur, il est aussi seul à pouvoir incarner la vérité. Si l’Etre dans sa totalité n’est pas seulement Etre pur et simple, mais Vérité, Concept, Idée ou Esprit, c’est uniquement parce qu’il implique dans son existence réelle une réalité humaine ou parlante, capable de se tromper et de corriger ses erreurs.

Sans l’homme, l’Etre serait muet : il serait (Dasein), mais il ne serait pas vrai (das Wahre). »[xxix]

Développement très « wittgensteinien » de la part de Kojève. C’est une erreur que de se (op)poser devant le réel par la parole pour le désigner en tant que réel. Si on peut se contenter de vivre le réel, on n’a pas besoin de le dire. « Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas » (Lao-Tseu). Dès son essai sur l’Athéisme de 1931[xxx], fruit de sa formation à Heidelberg, Kojève ménageait déjà, pourtant, la possibilité d’une anthropologie « double », non-dialectisable (en simplifiant : le Logos occidental, le Silence oriental), conduisant à deux formes de sagesse : la sagesse discursive, la sagesse non-discursive. Dans l’Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, se penchant sur le poème de Parménide, Kojève réitère l’affirmation de la pertinence de cette co-existence. C’est ainsi qu’au final il convient, pour Kojève, d’accorder à Parménide le crédit de la cohérence : ayant explicitement posé la question méta-discursive, ou transcendantale, de l’être de ce qui est comme l’hypothèse discursive de la philosophie, la réponse qu’il fait entendre est de délaisser, précisément, la voie discursive qu’emprunte le philosophe, homme « mortel » du logos, pour la voie du sage, dépositaire de la Vérité divine révélée dans le Silence.

Deux modes de satisfaction et de suppression du désir anthropogène nous sont ainsi proposés : paganisme et pragmatisme de la méditation non discursive d’un côté, religion du Livre et odyssée du Verbe de l’autre, comme les deux faces réversibles d’une même exigence : le Sophos vise au rassemblement de soi dans l’absence de tension, le statisme du non-désir, pour endiguer l’acouphénie, l’écholalie affolantes suscitées par la séparation du sujet et de l’objet. Frustrer le manque du désir et l’arbitraire de la parole médiate pour apprivoiser le silence. Cela ne se fait de toute façon pas sans traverser le désert de l’attente, du désir, du non-être. Le philo-sophos se vit sous le règne du vertige du dédoublement mimétique, de l’aliénation du désir, de la dialectique temporelle de la reconnaissance. Il frustre le désir de la fusion et la « nécessité » du silence immédiat, pour apprivoiser ce même silence; il ne peut se rassembler comme substance-sujet qu’en s’abandonnant à l’hémorragie de la parole vide et avide. Parce qu’il est impossible de viser la chose sans s’y arracher. Soit encore regarder la perspective de la mort en face et tenir fermement le vide du non-être. Bref camper dans l’incipit du verbe et refuser de se déployer, de se déplier en lui, vers l’instrumentalité appropriative du langage-outil. Voilà donc comment, du côté même du Logos, le silence vient à s’inscrire paradoxalement au cœur de la verbalité :

« Qu’on ne dise pas qu’en préconisant dans son Poème le silence (final ou "définitif ") Parménide "se contre-dit" du fait qu’il [en] parle. Car si l’on ne se contre-dit pas en parlant pour ne rien dire, on est encore moins en contra-diction avec ce que l’on dit si l’on parle [uniquement] pour dire qu’il ne faut pas ou que l’on ne doit pas parler. De toute évidence, on ne se contre-dit pas soi-même du seul fait qu’on contre-dit [tout] ce que disent les autres, en vue de les réduire au silence. Et si, après l’avoir fait, on n’a plus rien à dire du tout, parce qu’on ne peut ou ne veut pas parler soi-même, qu’y a-t-il là de "contradictoire dans les termes", ou " d’incohérent " ?

Ce serait, sans nul doute, " incohérent " et " contradictoire " de dire qu’il est impossible de parler. Mais Parménide ne le dit pas. Il dit seulement que dès qu’on parle, on finit tôt ou tard par contre-dire tout ce que l’on dit, de sorte que le discours, pris en tant que tel ou dans sa totalité, c’est-à-dire en tant qu’ensemble de tous les discours quels qu’ils soient (à condition que chacun d’eux ait un sens), équivaut au silence parce qu’il s’y réduit lui-même, en se contre-disant et donc en s’annulant (discursivement) en tant que Discours proprement dit. »[xxxi]

 

Telles seraient les deux faces, internes et externes, de la « boucle temporelle » discursive, semblant devoir se chevaucher, se superposer et se mélanger perpétuellement : un silence qui murmure, une parole qui piétine. Kojève nous livre ainsi les clés de sa propre dualité, de sa propre odyssée auto-biographique de Sage « hégélo-bouddhiste » ou « hégélo-taoiste » :

« Sans doute cette Vérité, ce Savoir, cette Sagesse ne sont pas discursifs. Mais si l’on n'est pas un Intellectuel, ou, en d’autres termes, si l’on ne réduit pas la Satisfaction qu’on recherche à celle que procure le seul " succès " discursif, c’est à dire la reconnaissance par les autres de la " valeur " de ce qu’on leur dit, la Sagesse silencieuse n’a rien de décevant. Car si l’on est un Sage, on tire toute sa satisfaction du seul fait d’avoir la certitude subjective inébranlable de l’être effectivement d’une manière définitive. Or, l’expérience montre qu’on peut avoir une telle certitude sans en parler à qui que ce soit, y compris à soi-même. D’ailleurs, si l’on veut vraiment savoir ce qu’est la Sagesse, le meilleur moyen est peut-être celui qui consiste à la pratiquer, en étant effectivement un Sage. Et rien ne dit qu’on ne peut pas être un Sage tout en se taisant, voire en se bornant à dire que la Sagesse est Silence (ou, ce qui revient au même, que le Concept est l’Eternité).

Sans doute, dans ce cas, la recherche amoureuse de la Sagesse n’a plus rien à voir avec la Philosophie, qui est, par définition, discursive, en ce sens qu’elle ne parle non pas pour ne rien dire, ni même pour se taire après avoir parlé, mais uniquement en vue de pouvoir dire tôt ou tard quelque part tout ce qui pourra et devra être partout et toujours re-dit. » [xxxii]

 

Nous retrouvons alors l’importance accordée conjointement par Kojève et Blanchot à la notion de Livre, archi-modèle mallarméen de la Vie saisie au-dessus de ce qu’elle est immédiatement, vie ayant pris congé d’elle-même pour se révéler. Le Livre est une erreur par elle-même corrigée. Le Livre est un tombeau, un placard hanté par le spectre de la Chose. « Tout, au monde, écrit Mallarmé, aboutit à un livre ». [xxxiii]

Parmi plusieurs occurrences consacrées à la « dialectique de l’œuvre » par Kojève, en voici une d’une tonalité étrangement blanchotienne :

« La Fin de l’Histoire est la Mort de l’Homme proprement dit. Après cette mort, il reste[…] un Esprit qui existe-empiriquement, mais sous la forme d’une réalité inorganique, non-vivante : en tant qu’un Livre qui, n’étant même pas vie animale, n’a plus rien à voir avec le Temps. Le rapport entre le Sage et son Livre est donc rigoureusement analogue à celui de l’Homme et de sa mort. Ma mort est bien mienne, ce n’est pas la mort d’un autre. Mais elle est mienne seulement dans l’avenir ; car on peut dire : "je vais mourir", mais non "je suis mort". De même pour le Livre. C'est mon œuvre, et non pas celle d'un autre; et il y est question de moi et non d'autre chose. Mais je ne suis dans le Livre, je ne suis ce Livre que tant que je l'écris ou le publie, c'est-à-dire tant qu'il est encore un avenir (ou un projet). Le Livre, une fois paru, se détache de moi. Il cesse d'être moi, tout comme mon corps cesse d'être moi après ma mort. La mort est tout aussi impersonnelle et éternelle, c'est-à-dire inhumaine, qu'est impersonnel, éternel et inhumain l'Esprit pleinement réalisé dans et par le Livre ».[xxxiv]

 

Si le Livre hégélien, en l’occurrence La phénoménologie de l’Esprit, du moins telle que Kojève la décrypte (« résumé compréhensif » du processus par lequel l’Homme-Désir-Discours se révèle progressivement à lui-même comme temporalité absolue), accomplit selon lui le règne de l’Esprit, c’est parce qu’il est Écriture, manifestation « inorganique » de la Vie saisie au dessus d’elle-même, et l’élevant de ce fait (Aufhebung/Verneinung) au rang de Concept. La vérité est « livre » parce qu’elle ne sort jamais de la temporalité du langage, et qu’elle est condamnée à célébrer son inactualité scripturaire. Le Livre est le Geist en tant qu’Homme mort[xxxv], « mort différée »[xxxvi], errant infiniment dans le sens de sa mort.[xxxvii]

Nous retrouvons bien ici le thème derridien de la « Clôture de la représentation » : il n’y a pas de métaphysique spéculative du Hors-Livre. c’est dans et par le Concept que se marque ce qui l’excède, tout comme c’est dans et par ce qui l’excède que le Concept s’institue : tel est le message du « dualisme temporel » de Kojève. Hors-discours, le réel n’est pas compris. Décrit, certes, à titre de modèle abstrait dans le silence articulé de l’algorithme, mais non conceptualisé.[xxxviii] L’homme apparaît ainsi comme l’excédant lui-même, un « centre-décentré » fruit de cette « révolution copernicienne » kantienne poussée dans ses ultimes conséquences, en un Système du Savoir résolument fini. Ce qui excède l’humain, l’inhumain dans l’homme, c’est précisément ce dont l’humanité, l’humain dans l’homme, rend compte.

L’anthropo-centrisme critique est souvent bien mal compris, et investi d’arrogance naïve. Il est bien plutôt cette clause minimale d’humilité, en regard de l’archaïque postulat théiste du holisme moniste que nous évoquions au début, toujours revenant, toujours oublieux de l’oublié, de la secondarité originaire du sens, de l’indéductibilité de son « après-coup », toujours refluant vers l’illusion antinomique, fût-elle posée en néo-paradigme, selon laquelle l’Esprit n’est rien d’autre que la Nature qui se pense elle-même, s’auto-différenciant. Jean-François Lyotard, dans l’Inhumain, entend rappeler, contre tout anthropocentrisme, qu’il y a de l’inhumain, de l’inarticulé dans l’homme, dont l’homme n’est que la trace.[xxxix] Le trou dans l’être, la dialectique temporelle entre l’Être et le Néant, sous leur forme kojévienne ou sartrienne, et en dépit de leurs appréhensions divergentes du phénomène de la « clôture », disent-ils seulement autre chose ? Sartre y insistait : « la notion d’homme ne se referme jamais sur elle-même ».[xl]

 

Resserrons les boulons une dernière fois, et repeatons, à l’adresse, dirait Michaux, des muets qui, gardés par des sourds, attendent un signe.

L’Histoire, c’est le temps « intra-temporel » que prend l’homme-désir-discours pour se rendre adéquat à lui-même en tant qu’inadéquat aux choses. La fin de ce telos à l’œuvre ouvre l’espace désœuvré, toujours à venir, d’une communauté comme fiction narrative, simulacre, règne dénaturalisé de la Chose ou Vie absentée - son oublié inoubliable - dont la présence à soi inchoative, sans oubli, ni ne se nomme/désire ni n’est nommée/désirée par quiconque. L’actualisation de ce règne est la constitution d’un monde humain qui n’est ni l’état de nature retrouvé ni le royaume de dieu réalisé sur terre, mais le re-souvenir agi et agissant de l’écart originaire entre le désir/discours et le donné de cette nature.

La fin de l’Histoire, avènement de ce Livre-Monde, est toujours-déjà promise dès son début, et par-là même sans cesse ajournée, sans cesse à réécrire par les générations à venir. Leur tâche infinie sera de se reconnaître comme la communauté des désirs désirés par la langue destinée à l’instituer.

 

Le lecteur blanchot-phile me pardonnera-t-il d’avoir constamment invoqué ce texte, la littérature et le droit à la mort, en parlant, apparemment, d’autre chose ? J’avais prévenu : la rencontre était à ce prix. Tout qui a cheminé dans le questionnement déroulé dans ce manifeste de 1947, aussi bien que dans Le Livre à venir ou L’Espace littéraire, retrouvera, sous la plume de Blanchot, l’exploration tenace des différents paradoxes envisagés ici, et noués autour du paradoxe plus fondamental de l’accès à la mort comme « impossibilité de mourir » ou « expérience qui arrête la mort ».

Laissons donc, à titre de « résumé compréhensif », la parole à Maurice Blanchot :

« […] [La littérature] n’est pas la nuit, elle en est la hantise ; non pas la nuit, mais la conscience de la nuit qui sans relâche veille pour se surprendre et à cause de cela sans répit se dissipe. Elle n’est pas le jour, elle est le côté du jour que celui-ci a rejeté pour devenir lumière. Et elle n’est pas non plus la mort, car en elle se montre l’existence sans l’être, l’existence qui demeure sous l’existence, comme une affirmation inexorable, sans commencement et sans terme, la mort comme impossibilité de mourir » (p.42)

« […] Elle sait qu’elle est ce mouvement par lequel sans cesse ce qui disparaît apparaît. Quand elle nomme, ce qu’elle désigne est supprimé ; mais ce qui est supprimé est maintenu, et la chose a trouvé (dans l’être qu’est le mot) plutôt un refuge qu’une menace. » (p.43)

« […] Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau, et ce vide du tombeau est ce qui fait la vérité du langage, mais en même temps le vide est réalité et la mort se fait être. Il y a de l’être – c’est-à-dire une vérité logique et exprimable – et il y a un monde, parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l’existence. C’est en cela qu’on peut dire qu’il y a de l’être parce qu’il y a du néant : la mort est la possibilité de l’homme, elle est sa chance, c’est par elle que nous reste l’avenir d’un monde achevé ; la mort est le plus grand espoir des hommes. C’est pourquoi l’existence est leur seule véritable angoisse, comme l’a bien montré Emmanuel Lévinas [De l’existence à l’existant] ; l’existence leur fait peur, non à cause de la mort qui pourrait y mettre un terme, mais parce qu’elle exclut la mort, parce qu’en dessous de la mort elle est encore là, présence au fond de l’absence, jour inexorable sur lequel se lèvent et se couchent tous les jours. Et mourir, sans doute, est-ce notre souci. Mais pourquoi ? C’est que nous qui mourons nous quittons justement et le monde et la mort. Tel est le paradoxe de l’heure dernière. La mort travaille avec nous dans le monde ; pouvoir qui humanise la nature, qui élève l’existence à l’être, elle est en nous comme notre part la plus humaine ; elle n’est mort que dans le monde, l’homme ne la connaît que parce qu’il est homme, et il n’est homme que parce qu’il est la mort en devenir. Mais mourir, c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ; c’est donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse aussi d’être mortel, je ne suis plus capable de mourir. » (p.52)

«[…] La mort aboutit à l’être : telle est la déchirure de l’homme, l’origine de son sort malheureux, car par l’homme la mort vient à l’être et par l’homme le sens repose sur le néant ; nous ne comprenons qu’en nous privant d’exister, en rendant la mort possible, en infectant ce que nous comprenons du néant de la mort, de sorte que, si nous sortons de l’être, nous tombons hors de la possibilité de la mort, et l’issue devient la disparition de toute issue. » (p.61)

 

 


[i] M. Blanchot, « La Littérature et le droit à la mort », 1947, dans De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, « Folio essais », p.11 à 61.

[ii] A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, leçons sur la phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’EPHE, réunies et publiées par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 1947, 1e édition, 2e édition augmentée en 1962 (rééd. dans la coll. « Tel »).

[iii] « […] je voudrais toutefois, pour certaines raisons, mentionner le nom de Heidegger. D’une part, c’est Heidegger qui m’a, en fait, introduit dans le Système du Savoir Hégélien, auquel je n’aurais pu accéder sans lui. Je lui dois donc beaucoup. Mais m’ayant permis d’avancer dans le Système du Savoir, il s’est lui-même arrêté en cours de route (son Sein und Zeit semblant devoir rester « définitivement » inachevé). J’ai donc dû me détacher de lui pour ne pas revenir en arrière par rapport à moi-même. Or, j’ai compris entre-temps qu’un ouvrage intitulé (à juste titre) Sein und Zeit n’est effectivement pas une introduction au Système du Savoir. C’est pourquoi j’essaye de lui substituer dans ce livre une introduction intitulée Begriff und Zeit. Ce titre suffit pour montrer que je n’ai pas l’intention de suivre Heidegger dans son recul jusqu’aux pré-socratiques. Je reconnais cependant que de tous les reculs par rapport à Hegel, celui de Heidegger est le plus " radical " ou le plus " conséquent " (du point de vue de l’ " intelligence "). Un " retour à Parménide " est, sans nul doute, plus attrayant que le " retour à Kant " des Néo-kantiens ou que celui à " Aristote " des néo-thomistes, et même que le récent " retour à Platon " (Plotin ?) inauguré par Husserl. A vrai dire, Heidegger ne peut guère s’arrêter à Parménide car la nécessité de (re-)passer à Platon est alors trop " évidente ". De même, s’il voulait " revenir " à Héraclite, il devrait tôt ou tard (re-)trouver Aristote. La " réaction " heideggerienne, si elle est vraiment " radicale ", l’amènera donc fatalement à " Thalès " voire au-delà : vers les auteurs anonymes " du bon vieux temps ", qui ont au moins l’avantage de n’avoir laissé aucun " fragment " philosophique, à partir duquel on serait fatalement tenté de " progresser ", d’abord vers Parménide ou vers Héraclite, mais tôt ou tard aussi, soit vers la théologie chrétienne (à travers Kant, via Platon), soit (à travers Kant, via Aristote) jusqu’à Hegel et donc, horribile dictu,  Marx.) » (Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, tome I, p.165, note 3.

[iv] Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, Vol. I, « les présocratiques », Paris, Gallimard, 1968, « Tel »,  « Introduction » (au Système du Savoir), not. p. 88, 186, 198.

[v] Par le témoignage de Simone de Beauvoir, nous savons que Sartre fut vivement impressionné par la publication, en 1939, dans la revue Mesures, du texte séminal de Kojève, placé plus tard en « en guise d’introduction » à son Introduction à la lecture de Hegel. Texte formellement hallucinant, enchevêtrant deux voix, redoublant le texte « traduit » de Hegel par un entrelacs de crochets et d’italiques au moyen desquels Kojève greffe littéralement sur la section a du chapitre IV de la PhG, consacré à la « conscience de soi », sa théorie de la négativité du « Désir anthropogène ».

[vi] Lire la remarquable « biographie intellectuelle » de Dominique Auffret, Alexandre Kojève. La philosophie, l’Etat, la fin de l’histoire, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1990 ; ainsi que la stimulante et percutante approche de Mikkel Borch-Jacobsen, Lacan. Le maître absolu, Paris, Flammarion, Coll. « Critiques », 1990. Dans notre étude, Alexandre Kojève. Un système anthropologique, Paris, P.U.F., 2005, préface d’André Tosel, coll. « philosophie d’aujourd’hui » dirigée par P.-L. Assoun, nous invoquons les défricheurs aventureux du « kojévisme » et de ses alentours : Vincent Descombes, Eric Clemens, Pierre Macherey, Georgio Agamben, Bernard Hesbois, Catherine Malabou, Laurent Bibard.  

[vii] R. Aron, mémoires, Paris, Juilliard, 1985, p. 130.

[viii] Propos recueillis par J.-J. Brochier, in Le Magazine Littéraire, « le regard froid de l’analyste », Paris, n°198, sept. 1983, p. 24-29.

[ix] R. Aron, Mémoires, op.cit, p. 1021-1022.

[x] G. Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Tome VI, p. 416.

[xi] G. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, Tel, 1973, appendice, p. 156.

[xii] Cf. Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1979.

[xiii] On se reportera à l’article pionner de Eric Clemens, « L’Histoire (comme) inachèvement », in Revue de Métaphysique et de Morale, n°2, 1971, p. 206-227. Texte salué par Jacques Derrida dans « Hors livre » (La Dissémination, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 40).

[xiv] « L’intention finale (Endabsicht) à laquelle aboutit finalement la spéculation de la raison dans l’utilisation transcendantale [au sens de transcendante par rapport à la Spatio-temporalité, ponctue Kojève] concerne […] la Liberté de la volonté, l’Immortalité de l’Ame et l’existence de Dieu. […] ces trois assertions restent, pour la raison spéculative [discursive] toujours transcendantes et n’ont absolument aucune utilisation immanente, c’est-à-dire admissible pour les Objets-chosistes de l’expérience [spatio-temporelle] et donc utile (nützliche) pour nous d’une façon quelconque (auf einige Art) […] Par conséquent, tout l’équipement de la Raison dans l’élaboration qu’on peut appeler Philosophie pure [ou Système du Savoir] n’est orienté, en fait, que vers les trois problèmes considérés. Or, ceux-ci ont de nouveau eux-mêmes leur/une intention lointaine : à savoir, ce qu’il faudrait faire SI la Volonté est libre [et] SI il y a un Dieu et un Monde futur [s’entend : post-mortel]. (Kant, CRP, III, 518, 15-33 ; 519, 28-520, I ; 520, 17-24, traduit et annoté par Kojève dans son Kant, p.29) 

[xv] A. Kojève, Kant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1973 (posthume).

[xvi] Lettre reproduite dans la revue Texture, n°6, 1970, p.63.

[xvii] J. Derrida, « Hors livre », dans La Dissémination, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 9-76.

[xviii] Le Concept, le Temps et le Discours. Introduction au Système du Savoir (1952), prés. par B. Hesbois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1990 (posthume), p.87 et sv.

[xix] Essai d’une Histoire raisonnée, op. cit., p.17.

[xx] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p.486, note.

[xxi] Id, Ibid.

[xxii] « […] étant donné [que l’homme] est la négation de la Nature, il est autre chose que le divin païen qui est la nature elle-même ; et étant donné qu’il est négation de la nature, qui, comme toute création, présuppose ce qui est nié, il est différent du dieu chrétien qui, lui, est au contraire antérieur à la nature et la crée par un acte positif de sa volonté.

Je ne dis donc pas qu’il y a simultanément deux modes d’Etre : Nature et Homme. Je dis que jusqu’à l’apparition du premier homme (qui s’est créé dans une lutte de pur prestige), l’Etre tout entier n’était que nature. A partir du moment où l’homme existe, l’Etre tout entier est Esprit, puisque l’Esprit n’est autre chose que la Nature qui implique l’homme, et du moment où le monde réel implique, en fait, l’homme, la Nature au sens étroit du mot n’est plus qu’une abstraction. […] On peut dire, comme vous le faites, que l’Esprit est le résultat de l’évolution de la Nature elle-même. Toutefois, [cette façon de penser] peut faire croire que l’apparition de l’Homme peut être déduite a priori, comme n’importe quel autre événement naturel. Or, je crois […] que si l’ensemble de l’évolution naturelle peut, en principe, être déduit a priori, l’apparition de l’Homme et de son Histoire ne peuvent être déduites qu’a posteriori, c’est-à-dire, précisément, non pas déduites, mais seulement comprises. […] C’est pourquoi je préfère parler de dualisme entre la Nature et l’Homme, mais il serait plus correct de parler d’un dualisme entre la Nature et l’Esprit, l’Esprit étant cette même nature qui implique l’Homme. Donc mon dualisme n’est pas " spatial ", mais temporel : Nature d’abord, Esprit ou Homme ensuite. Il y a dualisme parce que l’Esprit ou l’Homme ne peuvent pas être déduits à partir de la nature, la coupure étant faite par un acte de liberté créatrice, c’est-à-dire transformatrice de la Nature. » (Lettre à Tran-Duc-Thao datée du 7 octobre 1948, dans G. Jarzcyk & P.-J. labarrière, De Kojève à Hegel, Paris, Albin Michel, Coll. « Idées », 1996, p.65-66).

[xxiii] Témoin de la distance à la fois créatrice et critique de Kojève par rapport à l’analyse heideggerienne du Sein zum Tode, ce passage d’une longue et éclairante note, écrite en marge du compte rendu que Kojève rédigea en 1936 pour les Recherches philosophiques, au sujet d’un ouvrage oublié d’Alfred Delp : « Tragische Existenz. Zur philosophie Martin Heideggers » ; pour la première fois reproduite intégralement, dans une présentation de B. Hesbois, in Rue Descartes, n°7, « Logiques de l’éthique », Paris, Albin Michel, 1993, p. 29-46 :

  « […] Ce qui nous semble être grave et dangereux pour l’ontologie à venir [de Heidegger], [c’est qu’il] la modifie en supprimant - plus exactement, en atténuant - tout ce qui a trait à l’élément de la Négativité proprement dite, qui représente cependant l’élément spécifiquement humain dans l’anthropologie hégélienne (p.38). […] A l’encontre de Heidegger, Hegel affirme que ce n’est pas l’angoisse de la contemplation passive de l’approche de sa fin biologique, mais uniquement l’angoisse dans et par la lutte pour la mort, c’est-à-dire dans et par la négation active de l’être donné comme un Ce-qui-est-comme-lui-sans-être-lui (bref : d’un autre homme), d’un être qui peut ainsi le nier activement lui-même, que c’est seulement la mort révélée dans et par cette lutte négatrice qui a la valeur humaine ou - plus exactement - humanisante que lui attribue Heidegger. C’est ainsi que chez Heidegger l’autre homme n’intervient que comme un Mit-dasein ou même simplement un Mit-sein, ce qui peut être compris passivement comme un simple être-ensemble-en-tant-qu’hommes dans la nature spatiale transformée en Welt, en monde-univers humain, social, historique, par la seule co-présence de plusieurs Befindlichkeiten. Chez Hegel, par contre, l’autre-homme et l’être-ensemble-en-tant-qu’hommes ne se constituent que dans et par l’interaction négatrice de la lutte pour le annerkennen (p. 39).

[…] Au fond, le Dasein pourrait se constituer en restant dans l’isolement sans entrer en contact avec l’autre-homme : car si on comprend comment et pourquoi l’angoisse heideggerienne de la mort individualise le Dasein, on ne voit pas comment et pourquoi elle pourrait et devrait le socialiser et l’historiser réellement. Or, c’est là sans aucun doute une insuffisance, même dans la description phénoménologique : l’ « essence » homme est déterminée par le Social et par l’Historique non moins que par l’Individuel » (p. 40).

[xxiv] « La Littérature et le droit à la mort », op. cit., p.28.

[xxv] Id, ibid, p. 33.

[xxvi] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit, p. 167.

[xxvii] B. Spinoza, Ethique, 4ème partie, prop. 67, trad. R. Caillois, Paris, Gallimard, « Folio essais ».

[xxviii] « […] Mais on sait que l'instinct, si malmené soit-il, réclame son droit. Aussi la main de notre ancêtre, sa main vide, sa main avide, saisissait-elle tout, pierres, lianes, ossements - les saisissait, les rejetait, les reprenait, les triturait, jusqu'à tant et si bien que tous ces substituts de la mère guenon fussent devenus des outils idoines et intelligents, prestes à fabriquer toutes sortes de mères: mère-nourriture, mère-chaleur, mère-protection. Et toute la mère-civilisation n'est-elle pas faite de cette "réalité" de manque, transformée en illusion de cramponnement ? ». N. Abraham, « L’enfant majuscule et l’unité duelle », suivi de « Pour introduire l’"instinct filial" (présentation d’Imre Herman) », dans N. Abraham & M. Torök, L’écorce et le noyau, Paris, Champs/Flammarion, 1987 (mars 1972), p. 325-383. Nous consacrons un chapitre, dans notre étude déjà citée, au lien sémantique fort reliant selon nous la théorie kojévienne du désir anthropogène, dialectique M/E comprise, à cette reprise hardie, dans les termes d’une poétique anthropologico-structurale, de la « scène primitive » freudienne.

[xxix] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 363-364., Cf. aussi note de la p. 376 : « L’homme est l’acte de détacher le concept de l’être. Il le fait par la négativité-négatrice. […] C’est ici qu’intervient l’avenir (le pro-jet). Ce détachement équivaut à une inadéquation (sens profond de errare humanum est). […] Pour l’Homme, l’adéquation de l’Etre et du Concept est donc un processus (Bewegung) et la vérité (Wahrheit) est un résultat ».

[xxx] L’Athéisme (inédit de 1931), Trad. N. Ivanoff, présentation et révision par Laurent Bibard, Paris, Gallimard, « tel », 1998.

[xxxi] Essai d’une Histoire raisonnée…, op. cit, p.229-230.

[xxxii] Essai d’une Histoire raisonnée…, op. cit., p.232.

[xxxiii] S. Mallarmé, « Le Livre, instrument spirituel », dans Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1945, p. 378.

[xxxiv] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p.388, note.

[xxxv] Id., Ibid., p. 388, Cf. aussi p. 391.

[xxxvi] Id., Ibid., p. 548.

[xxxvii] « Que la philosophie soit morte hier, […] ou qu’elle ait toujours vécu de se savoir moribonde, […] elle devrait encore errer dans le sens de sa mort » (J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Lévinas », dans l’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 117.

[xxxviii] « Je ne vois aucun inconvénient à dire que le monde naturel se dérobe à la compréhension conceptuelle. En effet, ceci signifierait seulement que l’existence de la Nature se révèle par l’algorithme mathématique par exemple, et non par des concepts, c’est-à-dire par des mots ayant un sens. Or, la physique moderne aboutit à ce résultat : on ne peut pas parler de la réalité physique sans contradictions ; dès qu’on passe de l’algorithme à la description verbale, on se contredit (corpuscules-ondes, par exemple).

Il n’y aurait donc pas de discours révélant la réalité physique ou naturelle. Celle ci (comme le pressentait déjà Galilée) ne se révèlerait à l’homme que par le silence articulé de l’algorithme. On ne comprend conceptuellement ou dialectiquement (on ne peut parler de) la matière physique que dans la mesure où elle est la « matière première » d’un produit du travail humain. Or la « matière première » elle-même n’est ni molécule ni électrons, etc., mais bois, pierre, etc. Et ce sont là des choses, sinon vivantes, elles-mêmes, du moins existant à l’échelle de la Vie (et de l’Homme en tant qu’être vivant). Or il semble bien que l’algorithme étant non-temporel, ne révèle pas la Vie [telle qu’en elle-même]. Mais la dialectique ne le fait pas non plus [ne la révèle pas « telle qu’en elle-même », mais historicisée »] » (ILH, op. cit., p. 378-379, voir aussi la note de la p. 454-455). Kojève développe, en conséquence, une Énergologie dense et complexe, consultable dans les deux inédits posthumes : Le Concept, le Temps et le Discours. Introduction au Système du savoir (1952, op. cit.) et L’idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne (inédit 1932), présentation par Dominique Auffret, Paris, Biblio essais, 1990.

[xxxix] J.-F. Lyotard, L’Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988.

[xl] J.-P. Sartre, « L’anthropologie », dans Situations, IX; texte repris dans Situations philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 284 & 285.