Affichage des articles dont le libellé est Rec. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Rec. Afficher tous les articles

samedi 28 janvier 2012

Blair witch project (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999). Le Hors champ, le Hors livre, L'Architexte et la Sorcière.



Sur le forum des Spectres du cinéma, discussion intéressante sur les motifs de la peur dans les films fantastiques, ou dits "d'horreur", la notion de hors champ, etc.

Je reproduis ici quelques échanges, comprenant une réflexion stimulante du forumeur Borges, autour de ce qu'il nomme "l'herméneutique de l'effroi'. Cette intervention m'inspira un développement assez interminable, à l'occasion duquel je m'emploie à resserrer, once again, quelques boulons de ma petite marotte para-philosophique persistante et percée comme un vieux tuyau. Ce long radotage me semble pouvoir trouver sa place "naturelle" sur ce blog.


 Largo:


 Autant le premier Rec, j'ai trouvé ça très fort aussi, autant le second m'a plutôt rebuté tant il vire au grand-guignolesque et se perd dans des tentatives d'explications franchement délirantes. Quelqu'un a vu Malveillance d'ailleurs ? Ça avait plutôt l'air efficace aussi...


Jerzy:

En ce qui me concerne, les "explications" en question, dans Rec2, ont alimenté la peur.
(et je les trouvais pas délirantes, j'avais la foi, même mauvaise, et foi dans ce qu'on me racontait. Même si le curé de choc, bon, c'était un peu "too much"...).


Borges:


Parfaitement; un grand film de peur ne peut pas s'épargner ces tentatives d' "explications", ces recherches des "causes", "raisons", même quand elles sont décevantes, tombent à l'eau, ne mènent à rien.

C'est pour moi vraiment le truc le plus intéressant. D'où ça vient? Comment est-ce possible?
Si je me pose pas ces questions, si le "mal" apparaît trop naturel, s'il n'est pas interrogé depuis son impossibilité, son fondement et son absence de fondement, si je ne suis pas confronté à cette impossibilité possible du mal, y a rien. Pas de vraie peur, pas d'angoisse, donc pas de dévoilement d'un être au monde impossible.

j'adore les moments où l'"action" est suspendue, où tout se passe dans les mots, dans les discussions, dans la recherche, les vieux livres que l'on consulte, les enregistrements que l'on écoute, les signes, les traces, les ruines que l'on tente de comprendre, d'interpréter, de faire parler. Toute une herméneutique de l'effroi.

Dans l'exorciste, par exemple, je suis plus effrayé par les discussions théologiques , la solitude de ceux qui cherchent (le flic, les prêtres, la mère) une explication... que par les scènes de monstruosité spectaculaire; les moments terrifiants dans alien, le premier bien entendu, c'est quand les personnages sont face au vaisseau venu d'on ne sait où, amené par qui, échoué pour quoi...?

Faut que ces questions surgissent dans l'esprit du spectateur, s'esquissent.

On ne cherche pas seulement à avoir peur, mais à confronter la pensée à ce qui l'annule, la rend impossible...faut que la raison tente de trouver des raisons, des moyens, des chemins, des ruses...ça peut se faire physiquement, ça se fait nécessairement physiquement, mais quand c'est porté à une intensité de pensée, c'est plus effrayant.

C'est les mots qui font peur, parce qu'ils créent un espace sans image, racontent une autre histoire que celle que les images montrent. C'est comme s'il y avait une peur plus grande sous la peur actuelle, une peur plus archaïque, éprouvée par d'autres avant nous...


En un sens l'image (actuelle, actualisante) est rassurante, aussi terrifiante, monstrueuse, soit-elle.

C'est pas du tout une affaire de hors champ, qui laisserait à l'imagination son travail face à l'invisible, dans mon cas, dans mon expérience, c'est quelque chose d'autre.

Pour moi l'idée "ça fait d'autant plus peur que l'on ne voit pas, que l'on imagine" n'a pas beaucoup d'intérêt. On ne cherche pas à imaginer ce qui fait peur, on cherche à le penser, à l'expliquer.

Le hors champ des mots est plus important que celui des images, parce que c'est dans les mots que se fait la confrontation de la "raison" à son autre. La lutte des corps n'est pas terrifiante en soi. Un grand film de peur amène toujours à se poser la question de la raison, même si c'est pour la rendre vaine; il faut penser l'impensable, sinon y a pas de véritable horreur. L'image doit indiquer ses limites, sa finitude, son défaut, son manque, par rapport à la chose même, qui a son lieu dans le langage. Une espèce de sublime à l'envers, si on veut, où l'imagination, la présentation sensible, échoue à donner l'idée du renversement de la destination métaphysique de l'homme.

Les explications sont l'essentiel de la peur, en elles se manifestent deux défaites, celle de la raison, et celle de l'imagination. Quoi de plus terrifiant que ceci : ce qui vous fait peur, vous ne pouvez ni le voir, ni le penser. Sentiment et sensation qui bien entendu doivent passer par l'image et la recherche d'explications.

Le problème avec "le curé de choc", quand il joue les hommes d'action, c'est qu'il annule ces tentatives d'explications (la pensée) par l'action (le corps); avec un film de peur nous devons sentir que superman n'est pas de taille, ça se passe ailleurs et autrement.


Jerzy:


Complètement d'accord sur tout ça,

que le hors-champ soit celui des mots; cette herméneutique de l'effroi, etc.


C'est exactement ça qui m'a permis de m'immerger dans Blair witch project.

Tout ce qui suscitait la peur dans ce fim dépendait, de façon absolue, des recherches et hypothèses autour de la sorcière de Blair, de sa propre histoire, de la signification des rituels obscurs qui se donnaient dans la forêt.

Toute cette nappe de passé, des secrets d'un passé immémorial de la commune de Blair, ce qui s'est vraiment passé, ce qu'on voulu taire et oublier.

L'enquête préliminaire autour des habitants. Des bribes d'informations importantes, mais noyées parmi d'autres, banales ou sans intérêt, du moins on le pense, mais déjà on doute.

Que la jeune journaliste en herbe ne maîtrise que quelques éléments, qu'elle soit gauche, empotée, que les autres lui reprochent son inefficacité, son amateurisme, tant pour ses recherches trop lacunaires que pour la carte, ou la boussole, qu'elle paume (je crois que c'est un des types qui délibérément, paume la carte), c'est la belle idée qui nous rend proche, solidaire des campeurs.

Il y a un problème d'interprétation, majeur, décisif, pour lequel ils ne sont pas à la hauteur, parce que les événements, les signes, à interpréter, dépassent de loin leurs compétences, donc la nôtre. Mais nous ne pouvons y être sensibles, nous y impliquer, que parce que nous-mêmes, spectateurs, nous posons les mêmes questions, aux réponses trop vagues, sur les événements passés, la nature de la sorcière, le sens de ces signes disposés dans la forêt (monticules de pierre, objets accrochés aux arbres, etc).
Tout l'effroi réside dans cette distribution parcimonieuse de signes d'un passé-présent. L'inactualité, archaïque, de ce passé-présent, ne nous traverse que parce qu'elle s’actualise par bribes de signes dans le présent, qui donnent à penser, qui nous relient à ce passé par la forme de l'enquête. Sinon on s'en foutrait complètement.

Ce qui fait l'unité du film c'est bien le titre: Blair Witch Project. Titre magnifique, d'ailleurs. C'est un projet, une démarche, une promenade studieuse pour séminaristes. Mais le reportage, le documentaire, c'est aussi une "projection" de la sorcière de Blair elle-même, de tous les signes qu'elle a dispersés dans la forêt.

Et la bonne idée marketing, pour susciter la hype du film, son attente, c'est d'exposer, par le net, l'objet comme document, vestige, archive, seule trace tangible d'une expédition en forêt dont les participants n'ont laissé aucune trace physique. Les futurs spectateurs du film deviennent ainsi membres scientifiques-enquêteurs à part entière du "Blair witch project". Ce processus malin d'intégration du public (potentiel) à une "herméneutique (collective) de l'effroi" est inséparable de la conception et de l'histoire du film lui-même...

(à cet égard, le bonus du dvd est génial et constitue le nécessaire contrepoint scientifique ou historiographique du project: un documentaire très posé, style bbc, avec interviews de spécialistes derrière leur bureau, d'historiens, de géographes, de spécialistes du folklore, ou de l'histoire des religions, du paganisme, etc.
Inserts de belles gravures, plans de manuscrits, beaucoup d'écritures, finalement. On nous raconte enfin l'histoire de la sorcière de Blair, mais "pas toute", comme dirait Lacan.
Ce "documentaire bbc-like" est non seulement très réussi mais pour lui-même déjà bien effrayant. )

Aussi, les blabla qui m'avaient tant agacé à la première vision, j'ai saisi par la suite leur importance dans la construction du film. Les conversations des garçons, crâneuses, prosaïques, je m'en foutiste, participent, sous la forme d'un déni, aux tentatives de compréhension de la jeune fille.

Ils soulignent la mise en échec de la compétence de leur amie (et ils s'en plaignent, car eux-mêmes ont ce besoin vital de comprendre, pour canaliser leur peur grandissante - le paradoxe étant précisément que plus on en "sait", plus on a peur), pour décrypter cette énigme, cette équation de sens, qui irrigue partout cette forêt, trop puissante pour eux tous, pour cela source d'une peur sourde.
Il s'agit bien alors de s'en défaire en permanence, par les bavardages insipides, les digressions incessantes qui font barrage par des unités de sens et de rites rassurants, prosaïques (on discute du style de bouffe, les mcburgers, par ex, et de la façon de les manger, les codes de la vie "normale", urbaine, etc), mais plus on s'éloigne, dans les conversations, du "problème du sens", plus on y est ramené.

Aussi, pourquoi a-t-on peur à la vue des monticules de pierre, et de ce qu'ils abritent (un cœur)? Parce qu'on les regarde du point de vue de la jeune fille, l'enquêtrice, l'archéologue ou la sémioticienne du groupe.

Les cris ou rires d'enfants, la tente secouée, les craquements de branches dans la nuit, ne nous effraient que dans la stricte mesure où tous nous ramènent, nous renvoient à l'identité de la sorcière de Blair, ça façon de se mouvoir, son histoire, les rites et cérémonies qui entourent cette histoire, bref, la signification de tout ça.

C'est un hors-champ non tant "chosiste" que textuel, archi-textuel. Dans cet archi-texte, il y a quelque chose que les signes n'épuisent pas, un signifiant suprême, caché, la source de l'effroi. Le signifiant le plus important, le rouage central, le pivot de l'articulation, est aussi celui qui se dérobe le plus à la mise en ordre des signes, le moins articulable.
Et comme toujours, l'inarticulé, "'l'innommable", ce n'est que dans l'articulé qu'ils travaillent. Sinon ils ne seraient pas l'inarticulé, l'innommable. On n'échappe pas au problème de l'articulation. Et c'est dans la torsion ou tension entre articulable et inarticulable que la peur trouve son lieu. Cette torsion, c'est la maison de la peur, la maison de la sorcière chère à Lovecraft.

Dans Rec, l'immeuble, ce sont les cercles concentriques qui se diffusent depuis son centre névralgique, et ce centre, c'est l'antre de la sorcière. La créature, c'est une sorcière, une scientifique, qui déambule, solitaire, au milieu de ses notes, de ses parchemins, de ses alambics, connectée à un ordre sorcier plus immémorial encore, ceux qui détiennent la clé des recherches que, devenue monstrueuse, elle n'a pas pu mener jusqu'au bout...



Dans Blair witch, la séquence finale, de course éperdue vers puis dans cette maison isolée, n'atteint au monumental de la peur que parce que tout y est affaire de signification: pourquoi cette maison, là? Qui habite là? Pourquoi ces signes, partout, sur les murs; ces empreintes de mains d'enfants, c'est quoi, des peintures, c'est fait avec du sang? Qu'y faisait-on ou qu'y fait-on encore.

La distribution des étages, comme des géostrates du passé de cette maison, centre névralgique de la forêt. Le nœud de l'énigme se tient dans cette maison en ruine, tous le devinent, et c'est pour cela que leur peur atteint son paroxysme et nous est communiquée par l'enregistrement fugace de ça par la caméra-corps affolée, définitivement dépassée par les événements, confusion de l'oeil-caméra, où suis-je, où vais-je, au sous-sol, au premier étage, d'où viennent les cris de Josh?
Et l'ultime plan: un des campeurs, la posture de son corps, de dos, qui (me) semble comme légèrement en apesanteur, quelques centimètres au dessus du sol. What's the fuck? Là encore, l'effroi est indésolidarisable de la prescience d'une signification qui nous dépasse, d'une nécessaire interprétation de ce qu'on voit, mais ajournée. Si on ne cherche pas fondamentalement à comprendre le sens de cette image "subliminale", on est pas du tout affecté ou touché par elle.


Eyquem:


Hello Borges, Jerzy, Largo,

Est-ce que le point de vue de l'enquêteur doit être pris en charge, consciemment, explicitement, dans le dialogue ?

Largo me corrigera si je me trompe, (d'autant que je n'ai pas vu Rec 2), mais je crois que son reproche, c'était que le film était trop "bavard".

Je me disais que la mise en question du mal pouvait être suscitée dans l'esprit du spectateur par un réseau de signes muets, c'est-à-dire par ce qu'on voit dans l'image, sans que cela fasse l'objet d'un débat entre les personnages.

Ici, je pense à l'antre des tueurs dans Texas Chainsaw Massacre :















Jerzy:


Bien sûr et évidemment.


Mais avant d'approfondir la "portée" de mon post précédent, en manière de réponse à ton interrogation, quelques précisions:

- Largo ne dit pas que REC2 est trop "bavard", il se plaint qu'il "vire au grand-guignolesque et se perd(e) dans des tentatives d'explications franchement délirantes"

Je ne vois pas que REC2 soit moins "grand-guignolesque" que le 1, qui l'est tout autant si on va par là. Mais en réalité ni le 1 ni le 2 ne le sont. Côté bavardage, on ne peut pas dire non plus que le 2 soit plus bavard que le 1, je dirais qu'il l'est même bcp moins. Dans le 2, plus d'action et de situations non-verbales, moins de bavardage, mais plus d'explications, quoique en quantité bien plus réduite par rapport à la somme des bavardages dans le premier.
La première partie de bwp est quant à elle plus bavarde que l'ensemble des deux métrages rec1 & 2.

Sur l'intérêt de ces explications, qu'il faut distinguer du bavardage, et sur l'intérêt de ce qu'on nomme ici bavardage, dans ces films, comme pour L'exorciste, dans la machinerie de la peur, Borges a donné son analyse. Puis j'ai donné la mienne, qui poursuit sur cette logique de "l'herméneutique de l'effroi" dont il parle.

- Je ne vois pas trop qu'on puisse aussi aisément transférer la forme de "l'enquête", dont il est question plus haut à propos de rec, ou de bwp, à la structure narrative propre à Texas chainsaw massacre. Les éléments "non-verbaux" comme cette image nous donnent, ainsi qu'à la fille qui les voit, des informations, qui elles-mêmes s'agencent avec les infos, verbales ou non verbales, dispersées en amont de cette vision, plus celles qui viendront dans la suite du film, et qui convoqueront rétro-spectivement la réserve mémorielle du spectateur, son souvenir de ces détails frappants, comme le musée de "l'ossuaire".
La recherche de signification, pour le spectateur autant que pour les persos, n'est pas de l'ordre de la temporalité linéaire, elle circule aussi dans le passé, la mémoire des choses vues, associées aux choses dites, entendues, dans le présent et dans le passé.
Sans oublier le texte du générique, lu voix off, qui inscrit d'entrée de jeu l'événement comme "archive", strate d'un passé antérieur au film, et pose les données de l'effroi, à partir desquelles le spectateur va travailler, élaborer, broder, interpréter. Tout ça forme une spirale mobile de significations où images et paroles ne se distinguent plus.
Ni pour l'autre fille, la dernière survivante (qui entend les infos à la radio, tout en contemplant la "saucisse" sur le feu), ni pour nous, spectateurs, qui en savons plus qu'elle, et par l'image et par les paroles prononcées.

Mais "explication", ici (concernant surtout rec ou bwp, tcm s'écartant assez du genre "enquête et recherche de sens" même si cette dimension est présente), ne veut pas dire tout comprendre, tout mettre à plat.

Au contraire, tant Borges que moi insistons sur le fait que l'explication n'annule jamais les zones d'ombres, ou le nœud de la peur. Elle les resitue dans l'économie d'une peur plus vaste, plus large, dont la temporalité ou la mémoire excèdent le temps de l'action du film, voire la séquence temporelle que constitue le film lui-même. Nous informons nous-même le film de strates de mémoires faites de renvois, échos, à une mythologie, à une littérature, à d'autres films, etc.
Les "explications" dont il est question ici sont davantage une manière d'attestation que la peur est partagée par d'autres, un ordre d'experts, mais tenus en échec également, tous ceux qui, avant les protagonistes en présence, ont cherché eux aussi à comprendre, maîtriser, mais sans y parvenir. Donc, la fonction des explications, dans ce genre de construction dramaturgique, sert aussi à ce que le sentiment de la peur s'enroule dans la spirale d'une peur plus ancestrale encore, plus archaïque. C'est cette inactualité du motif de la peur, du côté de l'immémorial, qui relance la peur, l'amplifiant comme une chambre d'échos.





Maintenant, pour répondre précisément au problème que tu poses, je commencerai par dire que cette démarcation verbal/non verbal, langage/image, ne tient pas, au fond, pour moi.

L'image n'est pas plus un hors-langage que le langage une hors-image.

Je me dois donc d'expliciter, de déplier davantage, cette affirmation, et cette explicitation ne fera que "traduire", en termes un peu plus "philosophiques", ce que j'exprimais dans mon post précédent.


En ce qui me concerne, donc:

plus haut, quand je parle de signes à interpréter, d'archi-texte, ça ne veut certainement pas dire, au sens le plus restrictif, le plus réducteur, les mots en tant que mots, dialogue ou phrase:

" C'est un hors-champ non tant "chosiste" que textuel, archi-textuel. Dans cet archi-texte, il y a quelque chose que les signes n'épuisent pas, un signifiant suprême, caché, la source de l'effroi. Le signifiant le plus important, le rouage central, le pivot de l'articulation, est aussi celui qui se dérobe le plus à la mise en ordre des signes, le moins articulable.
Et comme toujours, l'inarticulé, "'l'innommable", ce n'est que dans l'articulé qu'ils travaillent. Sinon ils ne seraient pas l'inarticulé, l'innommable. On n'échappe pas au problème de l'articulation. Et c'est dans la torsion ou tension entre articulable et inarticulable que la peur trouve son lieu. Cette torsion, c'est la maison de la peur, la maison de la sorcière chère à Lovecraft. "



L'archi-texte, la trace au travail dans l'archi-texte, notions que j'emprunte ici à Derrida.


Je reviens sur cette notion d'archi-texte. Ceci voulait suggérer, sous ma plume, ce que dit par ailleurs Derrida, quand il essaie de penser l'archi-écriture comme précédant et englobant toute parole (phonè - la parole comme instance énonciative, prétendument dans la présence, devant l'objet désigné par elle).

La trace, le signe, la parole, ce n'est pas, en un sens structuraliste restreint, l'articulation ou le jeu différentiel des signes dans un système fermé du langage.

Les dispositions de signes, "l'enquête" (dans rec, bwp, plus secondairement tcm), c'est tout autant l'image, le son, la circulation de l’œil/caméra qui voit, de l'oreille/micro qui entend, de la bouche qui parle, et qui opèrent des mises en rapport, des inférences, des coordonnées, etc.


Plus fondamentalement encore, pour le redire, ça nous ramène à la question de la "clôture de la représentation", que je résumerai trop expéditivement ici, en radotant des trucs que j'avais déjà radoté sur cdc:

Dans représentation, il faut insister sur le "re".

Les choses vues, l'horizon qui délimite leur sens, l'unité du sens de ce qui est vu, sont toujours-déjà re-présentés, re-présentation.
Les images sont des tableaux.
Jamais "présentation", toute nue, donnée d'emblée à la vision, et dont la phonè, parole dans sa présence à la chose vue, serait la traduction la plus proche, la plus immédiate.

Toute parole (mais plus fondamentalement encore, toute forme de trace: picturale, graphique, sonore, etc, je l'indiquerai plus tard) serait ainsi écriture, au sens d'une archi-écriture: qui précèderait toute parole, même avant l'invention historique de l'écriture. Parce qu'au principe de toute parole, il y a déjà la diffusion, la dissémination du sème, du signe et du sens, in absentia, la perte de l'instance énonciative (paternelle, propriétaire, celle de Platon, par exemple, qui commande de se défier de l'écriture comme déperdition de l'Idée).

Toute parole serait écriture, car l'écriture, en tant que schème transcendantal si on peut le dire ainsi, c'est du sens qui circule sans propriétaire, dont on ne peut pas retrouver l'instance première, celle qui a parlé, celle qui a proféré, hic et nunc, le sens. L'écriture, ce sont des signes, de traces, quelque chose destiné à subsister, anonymement, à travers le temps, en l'absence et indépendamment de qui a laissé ces traces.

Faites sur le sable, elles s'effacent. Imprimées dans la glaise, trace d'une main, ou trace peignant une scène dans une grotte, elles se conservent. D'origine, toute trace est signe, graphe, (in)scription, destinée à demeurer, délibérément, à travers le temps, à l'attention d'autres et en l'absence de qui a laissé cette trace.

Les traces, graphes, inscriptions - images fixes ou mobiles, pistes sonores, doivent nécessairement pouvoir circuler, pour être vues, lues, entendues, par autant d'anonymes présents et futurs à qui elles sont destinées. Le support de la trace ne peut qu'être ce qu'on nomme un "livre", quelque forme qu'il prenne. Un livre au sens du modèle le plus générique de n'importe quel support quelconque  pouvant se conserver et faire circuler du signe, de l'image, du son, n'importe quelle forme de trace.

Le "livre", ce sont des traces, de l'écriture, qui circule de mains en mains, anonymement, à travers le temps et l'espace, et indépendamment d'une instance qui serait propriétaire de la trace et pouvant s'assurer le contrôle du bon usage de la trace.
D'ailleurs, par définition, on n'est pas le propriétaire d'une trace qu'on laisse, même délibérément. Le sens de la trace n'est possible, originairement, qu'à titre d'un processus d’abstraction, abstraction des circonstances empiriques de leur inscription, circulant au delà d'elles, excédant l'identité personnelle du traceur, processus de diffusion, circulation, dispersion du signe.

[Hegel disait - enfin, je dis qu'il dirait: si vous dites le mot "lion", ou si vous comprenez le sens du mot "lion", ce n'est pas parce que ce mot désigne, ou se rapporte à un lion particulier, que vous connaissez personnellement ou dont vous avez le souvenir intense. Vous comprenez ce mot non pas parce qu'il vous appartiendrait ou ne s'appliquerait qu'à ce lion là, présent sous vos yeux ou à votre souvenir. Le mot "lion" n'a de sens qu'en tant que signe, pouvant circuler et être répété, à l'infini, par n'importe qui, n'importe quand, à travers le temps et l'espace, suscitant un abstract-image, ou schème, valable pour tous les lions possibles, et que peuvent élaborer, du fait de cette circulation et répétition, ceux qui n'auraient même jamais vu de lion de leur vie]

L'écriture, ainsi comprise, en tant qu'archi-trace, comprise comme "schème transcendantal" impur, non assignable, non localisable, dispersé et sans propriétaire, précède et régit tout phénomène d'émission et de réception de signes, qu'on nommera la parole, le toucher, le son, ou la vision, par n'importe quel type de trace subsistant à travers l'espace et le temps: signe écrit, forme dessinée ou sculptée, graphe, figure géométrique, pictogramme, sillons sur un phonogramme, bande magnétique, icône peinte ou sculptée, vitrail, pellicule vidéo ou photographique, etc etc.

La vision, l'écoute, la lecture, et tout ce qu'on voudra qui relève du non-verbal, sont, en ce sens, une écriture originaire, une archi-écriture.

Et dans la notion même d'archi-écriture, habitent les notions, les questions, aux frontières de la psychanalyse et de la phénoménologie, interrogées dans leur principe, de la hantise, du fantôme, du spectre.
Comme strates mémorielles d'un immémorial inactuel, irreprésentable, mais toujours s'actualisant dans le signe, la trace, l'archive, le fantôme, ou trou dans l'être dirait Sartre, ou encryptage comme deuil impossible de l'objet perdu, dirait Nicolas Abraham, etc, etc.

Ce que ne démentira certainement pas le langage cinématographique. Encore moins la conception d'un film d'horreur dont on tente, ici, dans la discussion, de dégager quelques spécificités, en s'interrogeant sur ce qui fait peur ou ne fait pas peur dans un film, en s'interrogeant, comme ici, sur la notion de "hors-champ".

Etc.



On pourrait convoquer aussi la notion, chez Derrida, du "Hors livre" (ce texte se présentant comme des "préfaces" pour les trois textes composant son livre La dissémination), qui fait toujours partie du "Livre": hégélien, mallarméen, comme projet orphique, d'une totalité, de la vie re-saisie, saisie au dessus d'elle-même, relevée, vie à la fois supprimée, conservée, et dépassée dans une idéalité, une réalité inorganique, inactuelle, qui est un Livre. Vie qui, en tant qu'elle est élevée à son inactualité, par l'écriture, est expérience de la Mort, maintenue dans la mort. Le Livre comme tombeau. L'écriture comme expérience de la mort et qui arrête la mort, aussi. Écriture comme impossibilité de mourir.

(des "choses" qui travaillent, sur ou par la bande, dans Hegel, Kojève. Que Blanchot fait travailler: "la littérature et le droit à la mort", etc...)

Le "hors-livre", dit Derrida (en simplifiant très fort) fait toujours partie du livre, comme "pré-face" ou "introduction" au Savoir porté et révélé par ce Livre qui prétend à la totalisation du pensable et du connaissable. Le hors-livre est dans le livre, mais au titre étrange d'une extériorité qui dément la clôture du livre/système sur lui-même, si le livre a besoin de s'introduire lui-même du dehors, une fois achevé.

Le fait même qu'il y ait du "hors-livre" pour introduire à cette totalité devenue qu'est le Livre hégelien, la phénoménologie de l'esprit (le livre qui entend expliciter l'apparition progressive du Concept, depuis la certitude sensible de n'être pas dans le concept jusqu'à la révélation que tout le réel était concept, saisi dans et par le concept), le fait même donc que le Livre ait besoin de s'introduire lui-même du dehors, signale ce fait inquiétant: que malgré ses vœux, il continue à être traversé par la représentativité temporelle du signe, du signe impur interstitiel, sans corps propre, balançant entre les mots et les choses.

Le "hors-livre", au titre d'une greffe extérieure au livre, à la fois dedans et dehors, désarticule ou disjoint le cercle spéculatif que le Livre était censé boucler sur lui-même. La temporalité du signe, qui re-présente les choses, et qui n'est ni du côté des mots seuls ni du côté des choses seules, mais entre les deux, "impurifie" le concept, révélant qu'il n'est pas indemne, "safe", du temps:
le temps - de la représentation - continue à faire fuir le concept hors de lui-même comme un tuyau percé. Et dément que le Livre soit une totalité close sur elle-même, sans dehors, sans extériorité.



[Kojève, par exemple, dans son interprétation du Livre qu'est la phénoménologie de l'esprit (il fait grand cas de cette notion du Livre, lancinante chez lui), parvient déjà à ce genre de constat étrange, et bien peu hégélien sur le plan de l'orthodoxie. Il lit, ou prétend lire, dans Hegel (et par dessus l'épaule de Heidegger), que le Concept n'est rien d'autre que le Temps lui-même. Le temps au sens de Heidegger: une temporalité originaire. Il n'y a donc pas de relève du temps par le concept. Le concept c'est le temps. Le temps est lui-même l'absolu, la relève. Kojève redira encore tout ça, dans un autre livre - posthume, qui se présente encore, par ironie, comme une nième "introduction à l'introduction du système hégélien" (le concept, le temps et le discours): il faut penser non pas un cercle spéculatif, mais un cercle discursif.

(Le Discours, chez Kojève, c'est la "transposition logique" de son analyse phénoménologique du Désir (comme "désir du désir de l'autre"). La transposition logique et phénoménologique étant définies comme inséparables et formant la transposition (anthropo-logique) de l'analyse métaphysique du Temps chez "Hegel" (son Hegel).

Discours/Désir. Lacan saura s'en souvenir.)

Tout ceci ça a des conséquences cataclysmiques sur le Système hégélien du Savoir, qui bascule tout entier dans le régime de la finitude. Cad du côté de Kant (que Hegel souhaitait justement dépasser). Un "Kant" assez proche, quoique différent, du "Kant" de Heidegger (dans son Kant et le problème de la métaphysique et de L'époque des conceptions du monde).
Un Kant du côté d'un Système du savoir comme système fini du Savoir. Un savoir délimité, limité, radicalement fini, cad gouverné de pied en cap par la limite ou la limitation. Un Savoir-(de la)-limite. Un savoir mortel.

La consultation du Kant de Kojève renseigne bien sur le motif secret de son projet, jamais vraiment énoncé en ces termes, mais c'est bien de ça qu'il s'agit: en finitisant ou athéisant le système hégélien du savoir, il le condamne à n'être qu'un système kantien juste plus cohérent ou plus conséquent avec lui-même (à ses yeux).

Kojève (sans entrer dans le détail) célébrant dans la CRP de Kant une épistémologie radicalement athée, mais qui ne s'assume pas encore comme telle. Hegel n'assumant pas non plus à ses yeux une finitisation radicale du champ du savoir comme "anthropologie" (savoir dans les limites de l'homme, dont il s'agit de dégager, décrire phénoménologiquement l'essence: l'homme comme finitude ou temporalité originaire), Kojève se charge alors, en toute modestie, de retirer un par un les vestiges de spiritualisme et de transcendance toujours à l’œuvre à ses yeux tant dans l'architectonique kantienne que dans le système hégélien. C'est assez vertigineux.

D'autant que cet athée "hard" qu'est Kojève pressent dans Sein und Zeit, qui inspire sa lecture de Hegel, et dont il se revendique sans ambiguïté, une théologie masquée (une théologie de la "survie", comme il la nomme).

Dans une note de son premier volume de l'Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne, il salue Heidegger comme le grand penseur qui lui a permis de comprendre Hegel. Et il ajoute que pour rester fidèle à lui-même autant qu'au Heidegger de SZ, il a dû le trahir, et ne pas le suivre dans son "tournant", dans ce "retour à l'être" comme "retour au poème" (pré-socratique).
Kojève définit ainsi son projet philosophique:
il s'agit pour moi, dit-il, d'accomplir philosophiquement "l'anthropologie" inachevée (et déniée) dans SZ, en substituant au programme Sein und Zeit le programme Begriff und Zeit. Il s'agit d'aller vers le Concept et non de retourner vers le Poème.

Je ne m'attarde pas plus sur ces questions (pourtant passionnantes et hautement "controversables"). C'est plus ma "lecture" de Derrida à travers Kojève, ou de Kojève a travers Derrida, qui tend à s'exprimer ici. On ne cherchera pas bien sûr dans Kojève lui-même une démarche derridienne, ni dans Derrida un quelconque ancrage kojévien. Il y a cependant entre eux des lieux de croisements bizarres, interpellants, du moins à mon sens, qui méritent d'être questionnés, pensés, arpentés. ]




Mais je reviens à cette "clôture de la représentation", afin de boucler la boucle, du moins de mon explication (en ne la bouclant jamais, et c'est fatigant, c'est vrai).


Dans son analyse sur la "clôture de la représentation" (dans L'Ecriture et la différence), Derrida s'interroge sur le "théâtre de la cruauté" selon Artaud.

Le rêve d'Artaud, son projet d'art total, ce serait en quelque sorte la destruction de la "représentation" au profit de la "présentation" elle-même, sans "re". Le théâtre comme expérience totale, se confondant enfin avec la vie-même, vécue, sans médiation, à même la chair. Le théâtre d'Artaud, ce serait une représentation-chair, hors-théâtre, hors-scène, de la vérité toute nue, toute crue et toute cruelle de l'être-au-monde.

Il annonce ou promet la fin de la représentation, la clôture de la représentation, au sens de: on quitte l'espace de la scène, parce que, désormais, la scène c'est la vie elle-même, on a ça "dans la peau". Marina De Van, fervente et cruelle disciple, autant que victime consentante, d'Antonin Artaud...


Je simplifie, bien sûr.


Derrida médite sur le double-sens paradoxal de cette "clôture", et selon l'exigence déconstructrice qui caractérise son projet philosophique.
Cette exigence, rappelons-le, c'est de constamment repérer le motif même de toute métaphysique, dans les projets qui justement prétendent en finir avec la "métaphysique", à titre de discours, programmes, esthétiques, politiques se proclamant anti-métaphysiques.

S'il y a bien quelque chose qui caractérise en propre la "Métaphysique", toutes les métaphysiques qui ne s'interrogent pas, ou insuffisamment, sur elles-mêmes, et qui à un moment ou un autre suspendent le mouvement de la Critique - qui devrait pourtant les animer en les maintenant inquiètes de leur statut, réflexives sur leurs délimitations et leurs définitions -, s'il y a bien quelque chose qui signale, donc, le retour d'une Métaphysique qui s'ignore, c'est précisément le geste par lequel elle prétend en finir, enfin, avec toute métaphysique, en se désignant elle-même comme une anti-métaphysique (par exemple, juste parce que j'y pense, là, le naturiste hygiéniste Onfray).
Toute anti-métaphysique ne fait que boucler la boucle du rêve d'auto-réalisation circulaire de toute métaphysique: déclarer, décréter la présentation du monde tel qu'en lui-même, sans reste, contre ses représentations; retrouver et exhiber la "chair du monde", la présence nue du réel, du monde, des choses, des êtres, des corps, etc, derrière les mots, les signes, les images, les parures, les voiles, les vêtements, etc etc.

Toujours, les métaphysiques non critiques, ou à la critique bloquée, se signalent à l'attention de la critique, sous la forme du fantasme de retrouver ou de restituer, enfin, le sens profond, originaire, qui a été perdu.
Retrouver le sol premier, le Grund, un fondement que l'on fonde ou que l'on re-fonde, à nouveau frais. Retrouvaille "primitive" qui est inséparable de l'annonce de la création d'un ordre nouveau: une nouvelle ère, un Homme nouveau, un nouveau paradigme, etc. Tabula-rasa: refonder la raison, en finir avec la scolastique. Brûlons les mauvais livres. Effaçons, brûlons tous les négatifs, celui de la pellicule de door 3 de Kyochi Kurosawa. Effaçons toute trace négative, toute trace du négatif.

(Sur le plan médiatique de la pensée, car désormais la pensée est surtout médiatique comme chacun le sait, l'entreprise est bien entamée, avec l'énergique et infatigable Onfray-Raël: brûlons Platon, Kant, Hegel, Freud, Lacan, Sartre. Le prochain sera Derrida).

Un fondement authentique, la racine première de la Vie, vraie, retrouvée. La terre authentique, la nation authentique, le folk authentique, l'identité authentique, la jouissance authentique, la santé authentique, etc etc.

Autrement dit les projets, pratiques, intentions, programmes, manifestes, discours, politique, philosophique, littéraire ou artistique, qui prétendent en finir, enfin, avec le "discours", les "théories", les philo-sophistes, la "représentation" du réel - qui seraient toujours supplément impur, "duplication", copie, de la présence absolue d'une vérité hors-langage, ou donnée par l'action pure.


(je simplifie, bien entendu. Je "synthétise", improprement. Dans le but de faire comprendre des éléments, a minima)



Derrida travaille là-dessus.


Il indiquait, donc, dans d'autres analyses, que le propre de la métaphysique est de vouloir oblitérer, oublier, l'archi-scriptural, l'archi-trace, qui sont dissémination du sens (sème) sans présence propre, différance perpétuelle non cloturable du langage, du signe, qui remettent toujours à plus tard le rapport aux choses, leur mise en présence.

L'oublier, l'annuler, au profit d'une parole pleine, authentique, restaurée, présentifiée, dévoilée ou dévoilante.

Heidegger lui-même faillit, pour Derrida, dans son enquête critique sur l'oubli de l'être, de sa différence avec l'étant. La force du questionnement de Heidegger était justement de montrer que cet oubli était constitutif, que c'était à partir de cet oubli originaire que se déployait la métaphysique.

La question de l'être, ou de la différence ontico-ontologique, ne peut être re-posée que depuis - ou inséparable de - ce fond, qui est son retrait ou son oubli. Il est dans la nature, ou la possibilité, de cette question, comme limite du pensable, d'être toujours-déjà oubliée, d'emblée raturée, aussitôt remplacée par la question désignée par le langage-outil (le langage "instrumental" ou "appropriatif" de la maitrise) comme ce qui "est": "étant-chose", "quelque chose qui est", "ce qui est le plus", essence ou substance (un étant suprême: Dieu, Nature, Cosmos, Chose, Esprit, Bios, Homme, etc).

Ce serait donc à partir de cet oubli que se déploie pour Heidegger toute l'histoire de la pensée comme onto-théologie: histoire de l'oubli ou du retrait de ce qui reste pourtant à penser, à entendre, résiste à la pensée, dans l'opération même de la pensée, du discours ou de l'écoute consistant à substantiver "l'être", ou, pour le dire autrement, substituer au vocable "être" son substantif "étant".

Mais cheminant dans ce mouvement critique, Heidegger succombera à son tour d'une certaine manière, pour Derrida, aux vieux démons de cette métaphysique qu'il a tant contribué à interroger, dès lors qu'il ancrera sa question dans le rêve "spiritualiste" entêtant d'un Site propre à ce rien d'étant qu'est l'être, de la Langue authentique de cet être, d'une Ecologie authentique de cet être, d'un Folk authentique de cet être, etc.

[Lyotard avance une hypothèse assez voisine, dans son Heidegger et "les juifs", la seule qui soit d'ailleurs vraiment stimulante dans cet ouvrage qu'on sent torché à la hâte (pour s'inscrire non sans opportunisme dans la controverse de l'époque autour de l'affaire Victor Farias). Pour le reste, il y ressert, en les expédiant, des thèmes qu'il explore mieux ailleurs. Voici cette hypothèse, du moins comme je la comprends: Heidegger, précisément parce qu'il avait fait de la question grecque de l'être la question première, originaire, la plus oubliée de toutes les questions, ne pouvait situer sa remémoration que dans l'histoire du logos, dans l'histoire de l'oubli de "l'être" délimitée en tant qu'onto-logie.
Oubliant ainsi un Oublié plus originaire encore, plus imprésentable et imprononçable encore, plus archaïque, immémorial et inoubliable encore: de l'ordre d'un retrait ou d'une rature signifiés par une Loi antérieure au déploiement de tout logos.
Cet Oublié-inoubliable doit être appréhendé comme la temporalité paradoxale, disjointe, d'un souvenir ne pouvant se manifester que sous la forme, toujours inactuelle et inactualisable, d'un refoulement originaire. Le refoulé originaire, nécessairement toujours acté ou articulé "après-coup" (nachträglich), ce serait la "chose" inarticulée ou imprononçable (tant Lovecraft que Freud ou Lacan sont convoqués dans d'autres textes).

Le souvenir paradoxal qu'il y a de l'Oublié - un revenant qui ne revient jamais tout à fait, qui n'en finit jamais de revenir, ou bien revenant sous la figure imprésentable (monstrueuse) que lui donne son refoulement ou retrait, constituerait ainsi la part inarticulable, a-langagière (le bord externe) ne cessant jamais de continuer à travailler (dans) le langage et le discours;  - ce que Lyotard nommait ailleurs la part figurale du discours.]



De la même façon qu'il lit et interroge Platon, Hegel, Husserl, Heidegger, Bataille, Freud, Foucault, Lévi-Strauss, Lévinas, etc, de la même façon qu'il les accompagne attentivement, tout en les questionnant sans relâche sur les reliquats de cette métaphysique qui travailleraient encore leur projet de fondation, dépassement, destruction, déplacement, retournement, de la "métaphysique", Derrida questionne ici le projet d'Artaud.

Derrida, c'est par excellence - plus que Deleuze ou Badiou - le philosophe du souci, qui n'est pas en repos, qui s'inquiète toujours, sans relâche, de ce que des poches d'inquiétude soient recouvertes, recousues, même dans les projets les plus critiques destinés à maintenir l'inquiétude, la blessure, ouvertes.


Et Derrida rappelle Artaud à sa propre exigence, tout en questionnant son rêve de la dépense illimitée, son rêve d'effacement de la scène, de la limite, de la dialectique, de la répétition, etc. Il lui rappelle le double sens insurmontable de la "clôture de la représentation", qu'il a contribué lui-même à mettre en évidence tout en cherchant à s'y soustraire.

On en a jamais fini avec la représentation, suggère Derrida. Sa clôture, ça signifie, sans qu'on puisse échapper à ce paradoxe, à la fois: "la représentation est terminée" ET "la représentation continue".

"La représentation est finie", cela veut dire que la finitude est la loi qui habite la représentation. La représentation ne peut jamais en être quitte du régime de la finitude du langage, son "après-coup" par rapport à la "chose en soi" (Ding an sich).

Il retrouve d'une certaine façon le sens beckettien de l'impossibilité de ne pas parler, de l'impossibilité de se taire, de quitter la scène du langage, des mots. "Je ne peux pas continuer, je vais donc continuer": tel est le sens de la clôture de la représentation, qui est aussi la boucle magnétique de la "dernière bande", inlassablement déroulée.


La clôture, pour reprendre ma façon de la "dire", c'est: il est à la fois impossible de revenir aux choses mêmes (projet de la phénoménologie husserlienne, platonicien d'une certaine façon: "la vision des essences" (Wesenschau), ET il est impossible que le langage lui-même, comme trace, ne continue pas à être traversé de part en part par l'extériorité de ce qui demeure "hors-langage". Ce qui demeure "hors langage", du côté de l'innommable, de l'indicible, ou de la Chose (lovecraftienne, freudienne, husserlienne), n'est appréhendé que depuis le langage, le retard originaire du langage, mais aussi du désir, qui fait langage, etc.

C'est précisément en ce sens que j'écris plus haut: " l'inarticulé, l'innommable, ce n'est que dans l'articulé qu'ils travaillent. Sinon ils ne seraient pas l'inarticulé, l'innommable. On n'échappe pas au problème de l'articulation. Et c'est dans la torsion ou tension entre articulable et inarticulable que la peur trouve son lieu.
Cette torsion, c'est la maison de la peur, la maison de la sorcière chère à Lovecraft. "

C'est encore une autre façon de le dire. Plus pesante, méthodologiquement discutable car trop "syncrétique" du point de vue de l'usage des concepts, j'en conviens.

Mais c'est dans cette direction, s'il fallait tenter de préciser, que tente de penser mon post précédent.




* * * *



Post scriptum en forme de conclusion provisoirement définitive.


Il n'y a pas de hors-champ, ni de hors-livre, où se nicherait la "Chose", toute nue, toute crue et toute cruelle. Et quelque part, tant mieux.
Il n'y a que de l'archi-écriture, de l'archi-trace. Le champ est la scène, le théâtre, le livre, le monde, la boucle, le cercle, le site & le temps.
Le champ est partout. Ce qu'on nomme hors-champ est dans le champ. C'est ce qui, du champ, dans le champ, l'inquiète ou le hante.
De la même manière, il n'y a pas de hors-livre. Le livre est partout. Ce qu'on nomme hors-livre est dans le livre. C'est ce qui, du livre, dans le livre, l'inquiète ou le hante.

Tout comme, pour Sartre et Kojève, l'homme n'est rien d'autre que ce trou dans l'être, arraché à l'être, ce néant ou désir qui néantit dans l'être pour qu'il y ait de l'être.
L'être est, le néant n'est pas. La chose est la chose, le désir n'est pas la chose, mais sa révélation, depuis le manque qui la désigne, sur le mode de la (dé)négation, du refoulement actif.

L'être, ou la chose, c'est le centre, le noyau, le foyer, l'arche, l'astre, le premier.
Le désir, le néant, ou le concept, c'est la périphérie, l'écorce, le fantôme, l'archive, le dés-astre, le second - qui inlassablement gravitent autour de ce noyau.

Le temps, ce qu'on nomme temps historique, anthropologique (qu'on distinguera de ce qu'on nomme un temps cosmologique, qui n'est lui-même conceptualisé que depuis le temps historique du discours), c'est le sens que définit cette révolution orbitale.
Ce sens du temps est et ne peut qu'être paradoxal, disjoint, retourné, désaxé, hors de ses gonds. Une secondarité originaire, un retard originaire. L'après ne peut qu'être un avant, l'avant un après. Car ce n'est que depuis ou à partir de la périphérie que le centre est vécu, pensé, désiré ou conceptualisé. Ce n'est que depuis ou à partir du dés-astre que l'astre est vécu, pensé, etc, etc.

Le centre ou la chose, c'est le refoulé, l'oublié originaire, inoubliable pourtant. Dont le champ, le livre, l'homme, le fantôme, sont la trace, le souvenir agi et agissant, toujours y revenant. Parce qu'ils en viennent immémorialement, de toute origine. De toute origine, originairement, immémorialement, cela veut encore dire ceci: le souvenir est le refoulement même.

Ce n'est que dans et depuis l'après-coup, le retard, le trop tard, que se forme le souvenir ou la trace d'un avant-coup, d'un hors-temps précédant l'histoire. Si l'histoire est la remémoration (Erinnerung) d'un dés-astre originaire, immémorial, de la perte d'un hors-temps, le souvenir, par définition - en tant qu'il est après-coup, refoulement - ne peut refluer vers sa pré-histoire, actualiser un passé qui demeure à tout jamais imprésentable, inactuel.




Addendum au post-scriptum, en forme de post-conclusion définitivement provisoire.



Parce que la boucle est de part en part discursive (Kojève), elle ne peut, ne pourra jamais, n'a jamais pu se boucler dans le grand rêve de l'auto-circularité spéculative.

Si le Concept, c'est le Temps, et si le Temps c'est la temporalité du Dasein qui ne cesse de le faire fuir au devant de lui-même, le pro-jetant hors de lui-même, dans ou vers le monde, alors l'identification du Concept au Temps et du Temps à la temporalité du Dasein ne cesse de faire fuir le Concept au devant de lui-même, comme un tuyau percé, blessure ouverte. Comme re-présentation, trace de la chose toujours-déjà perdue.

Archi-traumatisme, archi-catastrophe - dont nul ne peut fixer la date et le lieu - du décramponnement de la chose, mère nature, perdue trop tôt, dit Abraham, et réclamée dans le trop tard du concept-outil cramponneur:


[…] Mais on sait que l'instinct, si malmené soit-il, réclame son droit. Aussi la main de notre ancêtre, sa main vide, sa main avide, saisissait-elle tout, pierres, lianes, ossements - les saisissait, les rejetait, les reprenait, les triturait, jusqu'à tant et si bien que tous ces substituts de la mère guenon fussent devenus des outils idoines et intelligents, prestes à fabriquer toutes sortes de mères: mère nourriture, mère-chaleur, mère-protection. Et toute la mère-civilisation n'est-elle pas faite de cette " réalité " de manque, transformée en illusion de cramponnement? »


Si, de plus, l’Être dont parle Heidegger n'est rien d'autre que ce Temps ou Concept, selon le vœu ou le programme de Kojève, alors on ne reviendra pas, ne revient pas, n'est jamais revenu à cet Être, à la parole première, oubliée, présocratique, de cet Être. On a la nostalgie du poème, de la langue originaire parlée par ce poème. C'est pourtant vers le concept qu'il faut aller. En poète.
Il s'agit de déplier, d'expliciter le concept, qui était plié, dissimulé, dans le poème. Que découvre-t-on, en dépliant le concept? Un autre poème. Qui n'exprime rien d'autre que l'inadéquation insurmontable du mot à la chose.

Comment en sortir?

On n'en sortira pas.

On ne la bouclera pas, la boucle. Le concept fuit à jamais, pour toujours, infiniment, canal percé, caveau profané, toujours abouché à la chose qu'il nie, toujours refoulant le centre ou la chose à partir de lui-même - le second - qui la pense et la nomme. Il s'agit alors de l'assumer. Inadéquat à la chose, le concept se rend adéquat à lui-même - en se comprenant comme inadéquat à la chose.
Le concept est livre, et le livre magique la funéraire amphore où brûle, séjourne, la vie saisie au delà d'elle-même, à la fois supprimée et conservée dans la mort. Maintenue dans cet adieu infini à la vie, toujours ajourné, qu'est le concept.



Postface à l'addendum (en attendant l'introduction à la postface)



Jamais on ne trouvera la bretelle de sortie qui mène hors du périphérique qu'est le concept. Jamais le concept ne se fermera sur lui-même, pur concept, dans ce cercle parfait dont rêvait le poème. Ce qui veut dire aussi: jamais on ne mettra fin à la nostalgie de ce cercle parfait. Donc il y aura toujours des poètes.

Ce cercle parfait, pur, n'existe pas, et le temps ne le fera pas advenir. Il ne deviendra pas - au terme de l'odyssée ou du périple du négatif - l'Esprit absolu, l'unité réalisée, rassemblée, du rationnel et du réel, du dedans et du dehors.

Il n'y a pas de paradis perdu, sous les impossibles formes de l'état de nature retrouvé ou du royaume de dieu réalisé sur terre.

Il y a bien une odyssée, un périple: ceux au terme desquels on consent à l'ajournement. C'est-à-dire jamais. On veut toujours conclure, on veut toujours avoir le dernier mot. Pour pouvoir se taire, se reposer, juste après. Une fois que tout le monde l'a bouclée, enfin.

Il y a bien une consécration: celle de la finitude originaire du logos, présupposant un cosmos infini, qui, lui, ne le présuppose pas, et non celle d'un logos infini que le cosmos présupposerait.
Ce qui laisse du temps aux poètes et aux mathématiciens.

Il y a bien un monde habitable et une connaissance possible: dans la relation, le jeu actif, que l'homme entretient avec la totalité, selon l'expérience radicalement limitée et finie qu'il en a, sous le règne du temps.



Mais refouler le refoulement, oublier que l'articulation du langage poursuit le double travail d'à la fois refouler et se souvenir de l'inarticulé de la chose, c'est alors que se descelle la porte de la maison de la peur, et que l'on pénètre dans l'antre de la sorcière qui ne dormait que d'un œil.

Qu'on y entre, bien sûr, qu'on invoque la locataire qui s'y terre, par tous les moyens qu'offrent la littérature, la musique, le cinéma, la philosophie, la poésie, la sorcellerie, n'importe quelle incantation, n'importe quelle prière, n'importe quelle machine à fictionner, diffuser et enregistrer. Veillant ainsi à ce que le champ reste bien ouvert, qu'il ne se referme pas sur lui-même, bouclant définitivement sa putain de boucle.



Préface à l'introduction de la postface.



Zut

Et chut.


- mais on en reparlera -




(Portons un toast:)
















mercredi 25 janvier 2012

En quarantaine - Quarantine (John Erick Dowdle, 2008)


Remake du fameux °Rec de Paco Plaza et Jaume Balagueró (2007).

On serait tenté d'en expédier l'intérêt en se posant la question justifiée de l'utilité de remaker Rec pour le public américain.
Pourtant, j'oserais soutenir que, sur les plans terreur émotionnelle, gestion de l'espace, conduite du récit, ce quarantine parvient à faire au moins aussi bien, et parfois mieux. C'est un film étonnant, ni copiercoller, ni trahison.

Je l'avais loué sans avoir saisi que c'était un "rec-bis". Donc, les 10 premières minutes, je râlais sec, j'ai voulu même arrêter en me disant: non, la honte, nous faire la resucée de ça, quel intérêt, en plus tout va être mis au standard des slashers, nul, comme tout ce que font les ricains quand y remakent, etc etc.

Par curiosité, j'ai poursuivi, et plus ça avançait, plus je me disais: ah ben non, c'est bien, très bien même. Ils ont enlevé certaines lourdeurs et stéréotypes psychologiques, mais intensifié l'essence du truc, se concentrant plus sur l'ambiance, le trip expérienciel.

La réinvention de l'espace de cet immeuble est vraiment à couper le souffle, d'une puissance graphique oppressante. L'architecture est très différente, cette donnée est importante, car la réussite du remake repose sur cette transposition, un subtil déplacement géohistorique dans l'archéo-logie du tissu urbain, des immeubles et de leurs strates mémorielles, faites de ceux qui y habitent ou y ont habité dans un espace-temps social situé.

La caméra à l'épaule ne tombe pas dans le travers redouté de la saccade permanente, mais sans abandonner le principe, elle donne davantage à contempler, en mode "indirect", l'immeuble qui, cette fois, devient le véritable personnage du film, extension spatiale maladive de la créature, superbement réussie, qui le phagocyte depuis son sommet, ce grenier infernal. C'est bien plus, alors, fondamentalement, un récit de maison hantée qu'une histoire de contamination ou un "survival".

Bref, du Lovecraft, en mieux, pourrait-on dire, car Lovecraft (sa réputation culte mis à part, bien surfaite), n'a jamais réussi à produire chez moi le moindre soupçon de peur, avec son écriture ampoulée, redondante, laborieusement descriptive - qui au lieu de nous plonger dans l'expérience de la peur, ne cesse de nous dire: "oh mon dieu, que tout ça est effrayant", suivi d'une avalanche d'adjectifs répétitifs.

On a également souligné que Rec était d'une certaine manière une adaptation "officieuse" de l'univers du jeu vidéo Resident evil, du climat si particulier du manoir du premier, cette sensation de claustrophobie, où la conquête de chaque palier, de chaque porte, sont sources d'une véritable (et délicieuse) torture psychologique, autant de strates à parcourir en s'avançant précautionneusement, avec bcp de réticence, dans les spires ou les cercles d'un enfer se faisant de plus en plus clos, sans issue, comme un goulot d'étranglement.

Le remake a très bien saisi ceci dans sa conception de l'immeuble. Qui devient un des espaces de hantise les plus réussis du cinéma contemporain, avec son style urbain simili rococo, qui mute subtilement à chaque nouvel étage, vers quelque chose de plus délabré, ruineux, immémorial. On pense aussi à Silent Hill 2 et 3, les jeux (pas le film de Ganz, complètement raté de long en large à mon sens).

Le Rec espagnol est un grand film de terreur. Sa "variation" américaine est aussi un grand film de terreur, qui ne souffre pas de son emprunt, parvenant à lui rendre hommage sans le trahir ou l'affadir, parvenant même parfois à le transcender. Je vois ça un peu comme une variation transcendante sur une partition de piano qui serait une "étude transcendante" de Franz Lizst. Enfin, dans le souvenir que j'en garde.

Ce n'est pas un chef d’œuvre (non plus), cela dit. ça reste un peu dans les limites d'un "exercice de style". Mais combien de productions récentes, prétendant au supplément d'âme qui fait les classiques, n'atteignent pas au cinquième de la puissance de ce grand Huit sensoriel?