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mardi 23 janvier 2024

Remarques sur l'épistémologie de Kant à la lumière de l'athéisme de Nietzsche (titre vendeur pour faire des vues).

 

[ Je me préoccupe actuellement, pour tuer le temps, de la question de l'athéisme, laquelle ne se réduit nullement au "new atheism" des Hitchens, Dawkins, Harris, ce néo-positivisme scientiste très ancien qui inspire bcp le monde de la "pensée" (terme à prononcer très vite en retenant son souffle pour ne pas s'étouffer de rire) sur les réseaux sociaux youtubo-twitchiens. 

Du zététicien à la mode jusqu'il y a peu, mais qui commence vaguement à lasser son monde, armé de sa psychologie évolutionnaire pour mener croisade contre la Religion avec un grand R, à l'apostat qui voit dans Sam Harris la clé de l'émancipation du Maghreb, le "new atheism" a pris toute la place dans le champ de ladite "pensée" en réseau, ou connectique. Mais oui, vous savez - souvenez-vous - cette pensée hardie et en mouvement, qui ne fait qu'un avec l'intelligence collective en mouvement qui se meut sur le net, et qui, hélas trois fois hélas, me fait de plus en plus douter de la pertinence de ce que disait Jacques Rancière de Joseph Jacotot (le maitre ignorant). Qui pourtant a toujours été mon credo. Hélas, trois fois hélas (bis), la fréquentation assidue de ces nouveaux clercs que sont les youtubeurs-penseurs ainsi que celle du public de leurs aficionados, a fait progressivement naitre puis grandir en moi, tel un poison lent, un doute (concept vénéré des zététiciens) au sujet de cette intelligence collective du collectif. Non point que j'aie quelque chose de mieux à lui opposer, du côté de l'individuel et des sujets, concepts dont j'ai intégré de longue date la critique fondamentale. Non, à titre de boomer s'adonnant au dooming, un adage creuse en moi son sillon les nuits où je doute, hyperboliquement cela va de soi: "bêtise partout, intelligence nulle part". Mais là non plus, on va pas..., c'est pas tellement...

Passons donc sur la problématique du réseau, de sa fameuse boucle algorithmique, pour se souvenir ici d'une autre et ancienne façon de faire, que j'ai un peu pratiquée et que je ne pratique plus (tellement):    l'exposé universitaire, conceptuel, technique, qui n'a de sens et de portée qu'à l'intérieur d'un espace socio-économique situé où circulent des têtes et des corps, comme dirait Michel Foucault. 

Disons que j'aime à garder - ou prétendre garder - l'esprit de cette technicité, mais pour ce qui est de la lettre, tout ce blog d'archives n'est rien d'autre que le laboratoire solitaire (et erratique, bien sûr, je le redis, un texte ou deux par an c'est toujours ça de pris sur la congélation de mon esprit) où je n'ai cessé, ne cesse, de quitter cette scène académique de l'écriture, sans renier ni trahir ce qu'il y avait de bon en elle (la rigueur, ou l'exigence de rigueur), pour m'essayer à écrire de la philosophie autrement. Du moins c'est mon voeu. Dans un geste tâtonnant et funambulesque où littérature et philosophie forment un même processus continu, insécable.

Mes ratiocinations du moment, donc, m'ont amené à remettre la main sur ce vieux texte de 2002 que je croyais perdu. Notes de cours rassemblant le contenu de plusieurs "répétitions" dans les marges d'un cours d'histoire de la philosophie. Relu aujourd'hui, ce texte ne me semble pas dénué d'intérêt, mais ce n'est pas à moi de le dire. En tout cas, il contenait déjà une bonne part de mes efforts et de ma direction ultérieurs. A ce titre, il gagne bravement le plein droit d'intégrer les archives que ce blog compile. C'est ma façon d'écrire. En retard et au passé. Un passé oublié qui devient une actualité. J'aime cette idée. L’œuvre à venir ne serait que l’œuvre ancienne déjà-là et en instance d'être archivée. Oui, on se rassure comme on peut.

Plutôt sec et technique, je le replace ici sans rien y changer, macérant dans son strict jus originel sans la moindre retouche. Il était question de montrer comment un athéisme épistémologique qui était à l’œuvre dans le projet kantien de sa première Critique (celle de la raison pure) préfigurait quelques intuitions de Nietzsche en matière d'athéisme. Alors que bien sûr, s'il fallait s'arrêter à ce que Nietzsche pensait du vieux Kant, rien à l'entendre n'était davantage au rebours de sa pensée.  

Si je replace ici ce texte, c'est parce qu'il forme déjà une unité avec les développements ultérieurs que je posterai ici à sa suite, eux aussi écrits dans un contexte pédagogique, mais non universitaire, où la question de l'athéisme est abordée successivement chez Kant, Nietzsche, Marx, Sartre. Ces réactualisations de textes anciens seront l'occasion d'exprimer mon refus de la tendance actuelle, dans les programmes scolaires, à présenter l'athéisme comme une "opinion", un "avis", voire une "croyance", qui n'a pas plus de pertinence ou de validité qu'une croyance ou une conviction religieuses, croyances qu'il faut dès lors traiter avec la même équanimité, le même souci diversitaire et œcuménique de ne pas indisposer les "croyances" avec une autre "croyance", car voyez-vous, l'athée est lui aussi un croyant, qui croit que dieu n'existe pas. Ok, nous les nouveaux laïques inclusifs on l'accepte, ça, on le tolère, mais qu'il reste humble et à sa place, du coup. Tendance déjà opérée par le seul intitulé d'un cours qu'il m'est arrivé jadis d'assurer: "philosophie et histoire des religions". Comme si cette conjonction allait de soi. La philosophie envisagée comme discipline qui, loin de critiquer les religions, trouve son plein et juste usage à juste se contenter de les présenter et de les accompagner avec bienveillance pour en faire ressortir toutes les richesses (dont nous nous enrichissons mutuellement, c'la va sans dire) et sans ce vilain surplomb que s'arroge le rationalisme arrogant et dogmatique de l'occident colonialiste, et qui et que, blablabla...

Bien, j'ai dit que c'était technique, universitaire, conceptuel. Afin de ne pas laisser aux nouveaux maitres et aux nouveaux inspecteurs des travaux finis, le soin de déchiqueter ceci (cette offrande...) en lambeaux tout menus, les écoutant, résigné et neutre comme la mort, décréter ce qui peut ou ne doit pas être lu, ce qui se classe dans le monde ancien dont se moque le monde nouveau, ce qui doit être classé comme une illustration - pathétique ou piteuse - de la pensée bourgeoise issue du bloc bourgeois, pleine de violence symbolique, de volonté élitiste de ne pas se faire comprendre pour mieux dominer, de procédures d'invisibilisation de minorités par avance exclues d'une science patriarcale non déconstruite, je tiens à me charger moi-même des jugements catégoriels destinés à cerner les fins premières et dernières de ce vieux texte. Après de longues réflexions, et fort des enseignements tant d'un vlad tepes que d'un anal génocide, sans minorer l'apport d'un paduhring, d'un dany, d'un raz, d'une mouffette et d'un fou allié, je dirai que ce texte problématique porte en soi le germe de cette culture du viol qui nous agit tous, hommes blancs de plus de 50 ans, parce qu'écrire ainsi, avec un stylographe pénien qui pénètre l'espace vierge de la page comme si cette dernière était entièrement et passivement soumise à ses désirs unilatéraux et non consentis, eh bien c'est politiquement et éthiquement pas très jojo et ça devrait susciter chez l'auteur d'un tel cataplasme un minimum de honte et de contrition, prélude nécessaire à un long travail d'auto-déconstruction heureuse et utile à la communauté des gens de bien œuvrant d'arrache pied à l'avènement du nouveau monde, celui de la bienveillance partagée, et qui, et que... Bon, allez, let's go. Et dans l'jus, nom di dju! ] 

 

 

Lorsque Deleuze affirme, au début de son Nietzsche et la philosophie, que le projet le plus général de Nietzsche consiste dans l’introduction en philosophie des concepts de sens et de valeur, il entend signifier par là que Nietzsche achèverait ou réaliserait le grand projet critique de la philosophie moderne initié par Kant. En inscrivant d’emblée le nietzschéisme dans l’horizon du criticisme, Deleuze rompt avec une représentation qui verrait en Nietzsche le penseur du nihilisme passif, de la perte de sens et de valeur consécutive à la mort de dieu.

Que la transvaluation (ou transmutation des valeurs) exigée par Nietzsche puisse s’inscrire dans l’horizon du rationalisme critique est une idée qui ne va pas de soi. Nous allons pourtant essayer de poser que de Kant à Nietzsche la conséquence est bonne et que le problème du passage de l’un à l’autre réclame une appréciation quelque peu hétérodoxe de la notion de champ transcendantal.

 

1. Le projet critique kantien.

 

S’il faut le résumer à gros traits, ce projet est de soumettre la pensée métaphysique concernant la connaissance, le vrai, le beau, le bien, dieu, à l’examen radical de ses conditions de possibilité. Désormais, il n’est plus question de disserter sur ces notions comme s’il s’agissait de données en soi, originaires et immuables, mais de s’interroger sur les critères légitimes sur lesquels peut s’établir une connaissance rationnelle en la séparant (krinein) du domaine des illusions que peut charrier la métaphysique spéciale, qui n’a d’autre nom que la théologie. En nous bornant ici à la première critique, que nous décidons de considérer comme une épistémologie,  avançons que les limites imposées par Kant à la faculté de connaître détournent cette dernière de tout fondement théologique, de toute prétention à totaliser un système achevé du savoir.

La solution que Kant proposera au problème général de la raison, ce qu’il appelle sa révolution copernicienne, sera d’affirmer que ce n’est pas notre connaissance qui doit se régler sur la nature des objets, mais que ce sont ces derniers qui doivent être envisagés dans le cadre de notre faculté de connaître. Bien que toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, elles n’en dérivent pas. De l’expérience pure ou brute, nous ne pouvons en effet tirer aucune inférence, nous ne pouvons même pas en parler. La sensation (Empfindung ou intuition sensible), qui est la matière brute qui impressionne nos sens, est le donné dans sa pure diversité, dans sa pure dispersion chaotique (mais est-il seulement possible de dégager une telle couche « hylétique »?). Mais nos sens, précisément, notre sensibilité, qui est la façon dont nous sommes affectés par les objets de l’intuition, est toujours-déjà travaillée par ces formes a priori que sont l’espace et le temps. L’espace et le temps ne sont pas des propriétés des choses, mais le cadre formel qui précède l’expérience tout en la rendant possible, qui délimite un horizon d’unité sans lequel aucun objet ne pourrait nous être donné. C’est ce cadre que nous nommons champ transcendantal. Cet horizon spatio-temporel est donc une structure formelle de notre sensibilité. À ce titre il est une idéalité subjective, mais non psychologique: ce n’est pas une propriété que nous pourrions maîtriser ou une qualité que nous attribuons aux objets, mais une loi objective en nous, qui nous vient en quelque sorte du dehors, et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.

Si on y réfléchit bien, le cadre transcendantal ainsi présenté révèle une articulation bien complexe et pour le moins paradoxale. On pourrait soutenir, en effet, que ces a priori que sont l’espace et le temps sont aussi des a posteriori, dans la mesure où on peut les déduire du caractère réceptif, dérivé - fini en d’autres termes - de notre intuition sensible. Nous venons après le monde, qui est toujours déjà là, avant nous et hors de nous - dans sa facticité dirait Sartre. Nous arrivons en retard sur les objets, qui se présentent à nous -pour reprendre les descriptions sartriennes de l’Intro de L’Être et le néant- comme une succession infinie et inépuisable de profils toujours finis et non totalisables. C’est l’après-coup de notre perception, toujours soumise, ordonnée à la donation successive des profils de l’objet déjà là, dont nous faisons le tour, autour duquel nous tournons, qui commande en quelque sorte la temporalité du processus de perception. Il y a temps parce qu’il y a espace, espacement, écart dans l’appréhension réceptrice de l’objet (par là se révèle plus profondément le sens « kantien » de l’expression révolution copernicienne).

C’est pourquoi nous pouvons avancer, sans en prendre encore la mesure, qu’il y a contamination, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, du temps par l’espace et de l’espace par le temps, les deux étant intimement et originairement corrélés, tout comme il y a contamination, enchevêtrement, du champ transcendantal et du champ empirique. Nous pourrions en conséquence proposer une définition minimale du temps qui marquerait son intrication avec l’extériorité empirique: le temps, c’est l’écart par lequel se reçoit le donné [à travers la médiation d’autrui, pourrions-nous ajouter, mais nous n’envisagerons pas ici ce problème. Voir sur ce point la question du « désir du désir de l’autre » chez Kojève]. Nous pourrions y annexer cette formule: le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui se saisit dans un écart avec lui-même, ou, mieux, qui se saisit comme écart.

Impureté constitutive du champ transcendantal: les conditions de toute expérience possible, la structure spatio-temporelle unificatrice sans laquelle aucun objet ne pourrait être donné, sont certes a priori, ne dérivent pas de l’expérience (hypothétiquement brute ou immédiate), mais elles sont en même temps tissées dans l’espacement ou écart qui préside à la donation, cet écart étant lié à l’expérience que fait le corps de tourner autour des objets qui se livrent dans une extériorité inassimilable et inépuisable, « totalité détotalisée » se constituant dans le jeu rétentionnel et protentionnel d’une synthèse passive. Ainsi le champ transcendantal, bien qu’a priori, n’a pourtant de sens que référé à l’expérience, rapporté à la transcendance horizontale (au sens phénoménologique) que constitue l’objectivité d’un monde que nous accueillons avec le retard incomblable de la réceptivité. Voilà pourquoi l’avant-coup est un après-coup, l’a priori un a posteriori.

Impureté constitutive du champ empirique: l’expérience comme telle, le concept d’expérience, précisément parce qu’ils présupposent cet écart avec le donné, débordent toujours-déjà du cadre de l’expérience brute. Cet écart ou espacement n’est donc ni purement empirique ni purement transcendantal. Il est les deux à la fois si l’on veut: empirico-transcendantal.

On pourrait, à ce stade de notre réflexion, nous poser cette question: si on accepte l’idée que le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui se saisit comme écart, cela n’entraîne-t-il pas comme conséquence que l’idée de champ transcendantal ait à disparaître purement et simplement? Si on admet que ce qui définit à la fois l’expérience et la spatio-temporalité transcendantale c’est l’écart, la réponse est bien évidemment non. Tout au contraire: un champ empirique pur, ça n’existe pas, pas plus qu’un champ transcendantal pur. D’ailleurs on peut dire, rejoignant la critique que Husserl adresse à l’empirisme et au psychologisme, que l’affirmation d’un empirisme radical, supposant le concept d’expérience -qui ne se rencontre jamais dans l’expérience, doit à ce titre être considérée comme l’affirmation d’une idéalité transcendantale. Si je dis en effet, comme empiriste radical: « l’expérience est la source absolue de toutes nos connaissances », ou « les énoncés de connaissance se réduisent à la seule expérience », ces seules affirmations ne sont guère empiriques puisqu’elles se trouvent en dehors du champ de l’expérience. J’aurai beau faire, je ne rencontrerai jamais ces thèses dans l’expérience brute, dont on a vu avec Kant que nous ne pouvons tirer aucune inférence. Le concept d’expérience, par définition, suppose un écart avec le donné. On retrouve ici la critique hégélienne de la certitude sensible ou de la visée immédiate du ceci: on est toujours-déjà dans la médiateté universalisante du concept, même si on ne le sait pas encore (nous reviendrons là-dessus).

[Notons le, cette démonstration de l’enchevêtrement de l’empirique et du transcendantal nous rend déjà à même de comprendre 1) que ce que Kant appelle idéalisme transcendantal est déjà lourd d’un tournant en direction d’un immanentisme radical; 2) que le concept d’empirisme transcendantal forgé par Deleuze n’est peut-être pas aussi paradoxal que cela. Comme le répète souvent Deleuze: qui dit immanentisme ne dit pas spontanéisme, coïncidence de soi à soi ou de soi au monde dans une plénitude fusionnelle. Le plan d’immanence est constructiviste, pas du tout spontanéiste. Laissons ce dernier point en attente et attardons-nous sur le premier.]

 

De notre bref aperçu « phénoménologisant » de l’esthétique transcendantale, nous pouvons conclure que c’est parce que nous ne percevons pas un objet immédiatement, sans espacement, parce que nous ne fusionnons pas en lui, dans son intimité, nous trouvant à la fois dedans et dehors, devant et derrière, que nous percevons cet objet comme phénomène, cad nous apparaissant spatio-temporellement, et non comme chose en soi. La chose en soi, c’est ce que nous percevrions si nous avions une intuition, non pas sensible-réceptrice, cad finie, humaine, mais une intuition intellectuelle, divine, créatrice, in-finie, cad se se donnant originairement son objet, créant sans distance ni écart tout ce qu’elle perçoit. La chose en soi, c’est finalement ce que serait le monde s’il n’y avait personne pour le percevoir, ou, ce qui revient au même, ce que serait le monde s’il se percevait lui-même, indépendamment de tout point de vue qui pourrait être adopté sur lui.

La chose en soi, pour nous résumer, est donc un concept-limite (forgé "paralogiquement" par la raison sur la base de l'entendement lui-même fondé sur la sensibilité finie-réceptrice): 1) du point de vue de la sensibilité: elle est la "face opaque et irreprésentable"[1] de la chose (la face, à un moment ou à un autre, cachée d'un cube, qui bien entendu n'en est pas moins réelle dans sa matérialité) ; 2) du point de vue de l'entendement: la chose en soi est le concept que cet entendement forge pour désigner l'objet d'une intuition (impossiblement, par définition) non sensible: ce concept, c'est le noumène.

Voilà donc un des acquis majeurs de l’épistémologie kantienne: contribuer à une déthéologisation radicale de notre rapport avec le monde, inscrire un athéisme de la connaissance ou de la perception au coeur de la rationalité. D’où le rapprochement esquissé par nous entre le criticisme kantien et le système nietzschéen de l’immanence tel que le conçoit Deleuze: « sens de la terre » comme horizon de nos préoccupations, mort de dieu, dépassement du platonisme et critique des arrière-mondes. 

 

« Coupure » entre Nature et Culture :

 

Une autre façon, peut-être plus simple (ou « simpliste » ?) ou moins « technique », d’appréhender ce problème de l’intrication « originaire » entre champ transcendantal et champ empirique, serait de considérer la question, toujours délicate et en débat selon nous, du statut de la « coupure » entre Nature et Culture. Il s’agira alors de nous rendre attentifs à cette impureté constitutive des deux pôles, « culture » considérée ici comme un « champ transcendantal », et « nature » considérée ici comme un « champ empirique ».

Dans la perspective que nous allons brièvement développer ici, la « culture » serait ainsi le champ à partir duquel il nous est permis de penser la différence même, ou la séparation, entre « Nature » et culture », le champ, autrement dit, qui constituerait la condition de possibilité pour parler des deux, et qui constituerait une « limite interne », anthropologique, de notre pensée. La « nature » serait le lieu premier dont l’ordre « humain » tiendrait certes son origine, le « fond » à partir duquel cet ordre émergerait, mais dans une rupture , un écart, une « opposition réflexive » avec ce fond. Le paradoxe d’une telle situation est le suivant : bien qu’originaire ou première, la « nature » ne peut être pensée ou thématisée comme telle, en tant que Nature, qu’à partir du lieu déjà secondaire ou dérivé qu’est la Culture.

 

Reprenons cette idée, en la modulant, pour nous faire mieux comprendre :

 

a) Voilà ce que nous avancerons ici pour la défense d'un "anthropologisme inévitable" de la pensée, du savoir, de la perception, etc.:

 

La question « qu’est-ce que l’homme ? » apparaît bien selon nous comme une des questions centrales de la philosophie, une des questions les plus difficiles. Cette question centrale, « qu’est-ce que l’homme ? », entraîne évidemment toute une série de questions disons secondaires, à savoir : à quel niveau doit-on placer (et doit-on seulement placer) la frontière entre l’humain et le non-humain ("animal" aussi bien que "divin"); en quoi l’homme se définit comme rupture avec le monde bio-naturel. Il n’est bien sûr pas ici question de revenir à une sorte de dualisme « platonicien » (pour simplifier) qui distinguerait deux ordres séparés à l’origine, d’un côté l’homme, qui serait esprit ou conscience, et de l’autre l’animal qui serait purement « chose » (ou dieu, qui serait Esprit Absolu ---non fini). Il s’agit plutôt de montrer, dans la perspective critique qui va en effet de Kant à Lacan, que l’homme est un animal, bien sûr, et que c’est en lui, à titre d’animal, que se produit une coupure d’un type particulier, et fondamentalement très "mystérieux" (comprenons : indéductible du champ bio-naturel).

Considérons donc l’homme lui-même comme notion transcendantale, comme champ transcendantal ou champ réflexif (ce qui éventuellement revient au même ici) : l’homme est un animal certes, mais un animal qui se prend lui-même comme objet de sa propre recherche, l’homme est l’animal qui dit : « je suis un animal », ou qui se pose la question « qu’est-ce qu’un animal » et en se posant cette question, il pose aussitôt la question du contraire, de « ce qui n’est pas » un animal (même raisonnement pour le "divin). Le problème, qui est celui du « doublet empirico-transcendantal » au sens de Foucault, c’est que lorsqu’on parle de nature, d’animalité, de divinité ou d’humanité, il ne faut jamais oublier que ce sont là des concepts, des concepts qui, comme concepts, sont anthropologiques. Le concept de nature est un concept humain, le concept d’animal est un concept humain. Un concept étant ce qui envisage la structure réflexive de la connaissance du réel, qui envisage la chose comme telle, en tant que telle. Poser la question de l’homme, c’est donc poser la question kantienne des limites internes à notre faculté de connaître.

 

b) La limite interne à notre faculté de connaître, et c’est cette limite qu’il faut dès lors qualifier d’anthropologique, c’est que nous ne pouvons pas connaître l’origine de la coupure, de la séparation à la fois négatrice et réflexive de l’homme avec le donné du monde, puisque connaître cette origine voudrait dire que nous serions à même de refluer (onto-théologiquement) en deçà de cette coupure. Or nous ne le pouvons structurellement pas, car nous parlons et pensons épistémologiquement à partir de cette coupure, dans l’après-coup de cette coupure du signe/langage. Nous ne pouvons prétendre parler pour un monde ou au nom, ou à la place d’un ordre dont nous ne faisons en tout état de cause "pas" ou "plus" partie - en tant que sujets du langage comme opération réflexive, par le seul fait de la différence entre la chose/ob-jet dont on parle et du langage qui en parle, chose/ob-jet (ce qui est "jeté devant nos yeux") que nous appelons précisément « nature » (ou "dieu") pour traduire le fait que nous nous en séparons par le langage.

 

 «[…] il y a une différence essentielle entre la Nature d’une part, qui n’est « révélée » que par le Discours de l’Homme, c’est-à-dire par une réalité autre que celle qu’elle est elle-même, et l’Homme d’autre part, qui [en tant que Discours] révèle lui-même la réalité qu’il est, ainsi que celle (naturelle) qu’il n’est pas. » (Kojève, ILH, p. 487)

 

 Autrement dit, si c’est bien par un « retour à Kant » qu’il faut passer pour élaborer le programme d’une relecture de la subjectivité moderne, ce n’est pas le Kant qui prétendument fonderait ou consoliderait la positivité d’un sujet propriétaire des conditions qui le font être sujet. C’est bien plutôt le Kant qui met à jour l’expulsion du « moi » de la connaissance hors de tout foyer éternitaire, logeant ainsi la temporalité, ou du moins le retard incomblable de la réceptivité sensible, au cœur de la connaissance, limitant ainsi les prétentions de la métaphysique à maîtriser la totalité et l’origine.

 

c) Il n'y a donc pas de contradiction selon nous à dire ceci: si nous ne percevons ou connaissons le monde qu'à partir du seul centre dont nous disposons pour envisager le monde dans son extériorité (ce centre étant la conscience en tant que réflexive, surgie 'indéductiblement" du donné externe qui la précède et s'y arrachant), si par surcroît ce centre est lui-même décentré/fini, il s'ensuit qu'un anthropologisme conscient de son caractère dérivé, assumant ce paradoxe ontologique et épistémologique d'une secondarité-originaire, prouve et assure que le monde est tout entier hors du mental. Tel serait le sens profond, donc, de la « révolution copernicienne » opérée par Kant…

Dans l'ontologie « moniste » (tout part de l'être parménidien), mais "dualisante", de Kojève, et Sartre à sa suite (nous n’envisagerons pas ici leurs différences), la négativité humaine (langage, action, travail, "néantisation" du présent, du donné, etc.) surgit comme un trou (néant) dans l’Être en soi (assimilable à la plénitude statique indifférenciée et sans extériorité de l'être de Parménide où pensée et être sont confondus - et que Kojève appelle simplement "Nature" [l’expression « Trou dans l’être » fut initiée par Kojève]). Ce qui ne veut pas dire autre chose en fait que: l'Etre, la Nature, L'extériorité mondaines" sont premières, certes, mais leur antécédence n'est saisissable qu'après-coup, par la conscience réflexive oppositionnelle qui pose la "question" de l'être comme tel, de la "nature comme telle, etc.

Avant l'homme, le monde tout entier n'est que nature (dixit Kojève), mais ce n'est qu'à partir du moment où l'"homme" se "révèle" comme principe niant arbitrairement ("le Concept c'est le meurtre de la Chose" dixit encore Kojève) le donné extérieur aussi bien que le donné qu'il est pour lui-même, que le concept oppositionnel "Nature" ou "Donné" ou "Non-moi" sont anthropologiquement forgés, et que la "science de la nature" est en fait prête à prendre son essor.


 Cet anthropologisme critique bien compris (cad supposant une analytique du sujet fini, basculé "hors de soi" dans le monde: c'est bien sûr le Dasein heideggerien) est la seule garantie contre le fantasme de penser le monde comme « chose en soi » , « tel qu'en lui-même »: ce que serait le monde indépendamment de la pensée (finie=humaine), ce que serait le monde indépendamment du point de vue que l'on adopte sur lui, en définitive, ce que serait le monde en l'absence de tout point de vue, ou, ce qui revient au même, le monde vu d'un point de vue absolu et inconditionné, le monde se pensant lui-même: le point de vue de Dieu. Fantasme par excellence. Désir d'être dieu, désir (insatiable) de l'impossible synthèse du Pour soi et de l'En soi. Bref l'onto-théologie de la substance, aussi bien « cartésienne » que « thomiste »

 

2. Intuition originaire, intuition dérivée, finitude:

 

(Ce point 2 explicite et prolonge ce qui a été exposé dans les points a, b, & c.)

Il ne faudrait pas croire qu’intuition originaire signifierait ce qu’est l’intuition à son origine, une origine que nous aurions perdue, dont nous ressentirions la perte comme une blessure qui nous échoit, à « nous autres, hommes », et qui revient dès lors de plein droit à dieu, celui qui est à l’origine de toutes choses et qui possède cet entendement créateur dont nous sommes dépourvus. Il ne faudrait pas davantage comprendre finitude de la perception au sens où, de la même manière, le point de vue qui est posé comme fini ou limité verrait sa limitation mesurée à l’aune d’une infinité originaire ou première, d’où serait dérivé logiquement ou chronologiquement le fini. D’un point de vue strictement épistémologique, nous accordons ici à Kant un athéisme de méthode tel qu’il sera repris plus tard par Husserl. Selon ce dernier, il est dans la nature de la perception d’être finie, de dérouler une succession infinie, cad non totalisable, de profils toujours finis. Dans l’analyse kantienne ou même husserlienne, si la chose en soi est présentée comme la chose telle que la percevrait dieu, cela n’implique nullement la préexistence ou la prééminence d’un tel dieu créateur ou d’un point de vue infini. Bien au contraire, si percevoir c’est par essence percevoir de façon temporelle et finie, dieu, quand bien même il existerait, n’aurait aucun privilège à cet égard: il percevrait lui aussi de façon finie et profilée. Il faut même aller plus loin: il faut poser que le point de vue infini est dérivé, par maximalisation, passage à la limite (selon un processus d’infinitisation), précisément à partir du seul point de vue logiquement et structurellement autorisé, qui est le point de vue fini. 

Il faut penser ici la finitude comme originaire et l’infinité dérivée. Ce qui semble bien sûr paradoxal puisque le point de vue fini est précisément présenté comme dérivé, réceptif. C’est pourquoi, comme le propose Derrida, il faut avancer cette notion paradoxale de retard originaire, de dérivation originaire. Nous comprenons ici ce motif paradoxal en le rapprochant du mouvement dialectique d’auto-déploiement du concept chez Hegel, réinterprété en ces termes: la médiateté temporalisante du point de vue fini, qui universalise l’« ici » et le « maintenant » (travail de la négativité opéré par le concet), est logiquement première même si elle est chronologiquement ou généalogiquement seconde dans la genèse psychologique qu’opère le sujet (qui commence par croire à - ou fantasmer - la donation immédiate et sans reste de l'ici et du maintenant par la certitude sensible - entendez "hors concept") . Et inversement, l'illusion de l’immédiateté plénière ou fusionnelle du point de vue infini (qui équivaut, strictement parlant, à une absence radicale de point de vue) fantasmée par l'esprit est logiquement ou structurellement seconde et chronologiquement première dans l’appréhension psychologique qu’opère le sujet dans son apprentissage.

Généalogiquement, nous commençons toujours par l’illusion ou le fantasme d’une adéquation plénière, fusionnelle avec le monde (ce serait cette « nuit où les vaches sont grises », donation directe d’un absolu originaire, qui qualifierait selon Hegel la philosophie de la nature d’un Schelling). Ce n’est que progressivement que nous conquérons, par la négation temporelle de ce qui était appréhendé comme singularité immédiate (autrement dit en introduisant  l’écart, le devenir, l’absence, dans la plénitude indifférenciée d’un présent nivelé), l’ordre symbolique du concept, qui présidait originairement et structurellement à cette appréhension fantasmatique ou imaginaire du réel. On pourrait ainsi esquisser, sous un angle psychanalytique, toute une genèse de l’ordre symbolique à partir de la position imaginaire. Ce sera pour une autre fois.

Il est possible, une fois de plus, de résumer ce point de vue en disant que Kant, mettant à jour les conditions transcendantales de la sensibilité que sont l’espace et le temps, élabore ce qu’on a pu appeler une analytique de la finitude, que l’on peut considérer comme le renversement de la preuve ontologique de l’existence de dieu que l’on trouve chez St Anselme et qui sera reprise et modulée par Descartes. Très grossièrement résumée, elle se présente de la façon suivante: comment, moi qui suis un être limité, puis-je avoir l’intuition en moi d’un être infini, qui ne serait pas borné? Je ne peux pas tirer cette idée de moi-même, dans l’imperfection où je me trouve. Cette idée même de perfection ou d’éminence absolues, qui qualifient dieu comme « ce qui est le plus grand dans l’ordre du penser » (et même : ce qui est trop grand pour l’ordre du penser « humain »), enveloppe l’idée de son existence. Ma finitude réclame ainsi pour être comprise l’existence de l’infinité divine. Avec Kant, pourrait-on dire, et en forçant l’allure psychanalytique du trait, le schéma s’inverse: l’intuition ou l’entendement créateurs et originaires seraient présentés comme la position imaginaire qui est la plus spontanément déduite à partir d’une intuition irrévocablement réceptrice et spatio-temporellement déterminée. Dieu serait alors le concept que l’homme ne peut pas ne pas forger, par maximalisation ou infinitisation, à partir de sa finitude radicale et pour compenser l’angoisse liée à l’impossibilité d’accomplir son désir de toute puissance[2], de pure présence originaire de soi à soi.

 

[Nous voici ainsi reconduits au concept de la mort de dieu. Nous venons d’évoquer l’athéisme méthodologique qui se dessinait en creux dans l’esthétique transcendantale. Il nous faut encore parler maintenant du traitement que Kant réserve à la question de dieu dans la dialectique transcendantale.

L’analytique transcendantale, ou logique de la vérité, avait établi que le seul usage légitime des catégories de l’entendement s’exerçait dans les limites de l’expérience possible. Dès lors, la métaphysique, connaissance spéculative de la pure raison, qui prétend s’élever au dessus de la sphère de l’expérience en utilisant les catégories de façon transcendante (cad visant la chose en soi) est fermement condamnée par Kant dans sa prétention à atteindre le supra-sensible (les arrière-mondes, dirait Nietzsche). La métaphysique pour Kant doit donc se borner à être une métaphysique de la nature, science de ce que nous pouvons connaître a priori des objets. Et c’est à la dialectique transcendantale, ou logique de l’apparence, que revient le rôle de dénoncer les illusions ou contradictions de la raison dès qu’elle s’aventure dans la « zone grise » du supra-sensible. La raison, qui ne peut se contenter de la liaison des phénomènes opérée par l’entendement, suit sa vocation naturelle d’unifier et d’unifier toujours davantage. Aussi forge-t-elle des idées, qui sont les concepts par lesquels elle s’efforce d’atteindre à l’inconditionné, ce qui enfin se soustrairait aux conditions de l’intuition sensible et rendrait compte de la totalité des phénomènes.

C’est ainsi que peuvent être dégagées, grosso modo, trois antinomies ou contradictions insurmontables de la raison pure: l’idée d’âme ou de « moi profond » comme totalité des phénomènes internes (c’est cette première antinomie qui va requérir toute notre attention au point suivant), l’idée du monde ou de son origine comme totalité des phénomènes externes, l’idée de dieu comme totalité absolue des objets pensés. Une fois pour toutes et toutes fois pour une, notre connaissance ne peut embrasser le monde dans sa totalité et ne peut espérer échapper à sa finitude, cad aux limitations internes de son fonctionnement qui sont celles de la réceptivité sensible. Toutefois Kant reconnaît une fonction heuristique et régulatrice à la raison: elle ne peut pas ne pas aspirer à former l’idée de lois inconditionnées et c’est le propre de l’homme que de désirer dépasser les bornes qui sont assignées à sa capacité de connaître. Mais ce faisant, en constituant le domaine du supra-sensible, il méconnaît la destination, non pas spéculative, mais pratique, de la raison. ]

 

3. Subjectivité transcendantale [et champ transcendantal impersonnel.]

 

Nous aurons à cœur d’indiquer ici dans quelle mesure l’idéalisme transcendantal kantien fournit les conditions d’une réélaboration et d’une réévaluation de la notion traditionnelle de sujet. Il y va ici de la question de l’anthropologie comme « foyer ex-centrique » de tout discours philosophique et du dilemme:  peut-on se passer du concept de sujet et que peut-on mettre à la place?

Le sujet transcendantal kantien, dans la critique qui est opérée du cartésianisme, n’est ni un ego cogito  substantiel ou inconditionné, ni un point fixe originaire, ni un « moule à gaufres » imposant ses catégories à la réalité (version traditionnelle et « académique » du Kant idéaliste qui gouvernait l’université française au début de ce siècle). Le sujet transcendantal n’est rien de tout cela, mais au contraire un sujet décentré, en tension, ne se fondant pas lui-même, en retard sur lui-même. Un tel sujet, mixte de dedans et de dehors, de sensible et d’intelligible, est, nous l’avons suggéré, traversé par ce même écart, ce même espacement, cette même temporalité qui gouvernent notre perception des phénomènes externes. Nous ne nous appréhendons pas plus immédiatement ou intégralement que nous connaîtrions un cube instantanément, sous toutes ses faces à la fois. Martin Heidegger, dans son « Kant et le problème de la métaphysique », a particulièrement valorisé cette faculté que Kant appelait l’imagination transcendantale, en ce qu’en cette dernière s’enracinerait l’activité synthétisante ou liante de l’entendement. En découvrant l’imagination tr., comme source à la fois de la sensibilité et de l’entendement, Kant se serait aventuré au bord d’une « finitisation » ou « temporalisation » radicale du sujet humain, habité par une temporalité originaire qui serait celle du mouvement anticipatif ou projectif du Dasein. Les « schèmes » produits par cette faculté participent en effet à la fois du registre de la réceptivité de l’affect et de la productivité de l’entendement, de la singularité de l’image et de l’universalité du concept. Le sujet imaginant se tient ainsi au delà de lui-même, se transporte au dessus de ce qui est donné. Dans cette réévaluation « moderne » de la subjectivité, on voit bien ici que c’est principalement la forme du  temps qui est valorisée comme la structure fondamentale de l’existence humaine et de la constitution d’un monde. Pour une grande partie des philosophes contemporains que l’on a parfois qualifiés « d’existentialistes » ( Heidegger, Kojève, Sartre, etc. ), la dimension du temps qui prédomine dans l’existence humaine est donc l’avenir. L’homme est un être de projet, au sens le plus fort de ce terme: il est « jeté en avant », hors de lui, dans le monde (pro-jet = jeter au devant); mouvement que traduit le terme même d’exister  (du latin ex-sistere: se tenir hors de soi). Et c’est cette prédominance de l’avenir qui vient trouer le présent, qui donne à l’existence de l’homme son indétermination temporelle, que nous appelons ici son historicité, et en définitive sa liberté ( puisque la liberté signifie toujours, d’une manière ou d’une autre, une absence de détermination, de fondement ). 

 

Digression sur le lien entre temporalité, mortalité et humanité: Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, reprend à son compte certaines analyses de Sein und Zeit (1927) comme l’être-pour-la-mort. L’existence humaine est, dit Kojève, une « mort différée » (p. 548 et sv): en anticipant résolument sa mort, en introduisant dans la positivité immédiate de sa vie cette inactualité, cette possibilité de ne plus être, l’homme « néantise » le présent nivelé (fait d’une succession indifférenciée de « maintenant ») ou s’en absente, et se pro-jette ainsi dans l’indétermination de l’avenir. C’est paradoxalement l’intégration de la mortalité dans la vie qui permet que se déploie la dimension du futur. Hegel déjà parlait de cette vie de l’esprit qui ne se conquiert qu’au terme d’un mouvement impliquant la mort de toute présence, de toute immédiateté, et de la nécessité de se maintenir dans cette ineffectivité: « Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement. » (Préface de la PhG, trad. Hyppolite, p.29)

L’existence de l’homme comme projet, historicité, peut être manifestée dans les analyses de ces affects d’existence, spécifiquement anthropologiques, que sont, par exemple, l’ennui, la paresse, l’angoisse. Ces affects révèlent chacun à leur manière que la principale façon qu’a l’homme de se rapporter à sa propre existence est le souci, l’écart avec le présent.

Pour Heidegger, l’ennui dévoile le caractère ouvert de notre rapport au monde: en éprouvant une sensation lancinante de vide ou d’insatisfaction là où précisément tout ne devrait être qu’évidence et nécessité remplissant tout notre horizon, nous faisons l’expérience que notre existence ne se réduit pas à ses déterminations pratiques, à cette quotidienneté fonctionnelle. De même, dans l’angoisse, dépourvue d’objet, c’est l’objectivité elle-même dans sa généralité vide qui nous inquiète et nous plonge dans l’indétermination de l’avenir.

Pour Lévinas (De l’existence à l’existant, p. 32 et sv), dans la paresse, le fait de reculer, de se tenir en retrait devant l’engagement qu’implique l’acte indique, précisément, que c’est l’engagement, le « devoir être », qui définissent notre structure d’existence. C’est pourquoi la paresse est dans son essence mauvaise conscience ou « conscience malheureuse ». Si le passage à l’action, le commencement nous pèsent, c’est parce que nous éprouvons le fait que l’action nous arrache au donné au lieu de nous y mêler, contrairement aux animaux, qui font ce qu’ils ont à faire. La paresse, qui « n’est ni l’oisiveté ni le repos » mais implique une attitude à l’égard de l’acte à accomplir, est la mesure du poids de la décision, de la somme de liberté qu’elle comporte et engage. Car c’est in fine dans l’action, on l’a vu, que pour Kojève l’existence de l’homme s’avère dans sa négativité, comme transformation de ce qui est.

Chez Sartre, l’expérience de la facticité contingente (cad sans justification) du monde « en soi » est associée à un affect plus violent: la nausée; mais l’impossibilité radicale de coïncider avec la plénitude massive et inertiale de l’être en soi (la nature, dirait Kojève) oblige l’homme à dépasser cette situation « d’engluement » dans l’en soi, car elle est l’indice de la liberté à laquelle il est voué (« condamné ») sans recours, ne pouvant se soustraire à sa négativité, à son manque d’être, sinon par la « mauvaise foi » qui lui permet de se fonder soi-même (en soi et pour soi), de se constituer illusoirement comme une réalité substantielle.

 

Parmi les nombreux exemples que l’on pourrait alléguer chez Kant de « désubstantialisation » de l’ego cogito cartésien, contentons-nous ici de nous référer à ce développement, dans l’Analytique transcendantale, sur « l’unité originairement synthétique de l’aperception » (Critique de la raison pure, § 16; p. 159 & vs dans l’éd. « folio »). C’est là que Kant dit « le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que selon Kant ce n’est que par le fait que les représentations diverses données dans l’intuition sont unifiées ou liées dans l’entendement (lequel se définit précisément par sa fonction d’unifier), que je peux appeler « miennes » ces représentations. J’ai conscience d’un moi  identique, dit Kant (identique, c’est-à-dire unitaire, formant une identité et non chaotiquement dispersé) par rapport au divers desdites représentations, parce que j’appelle miennes toutes les représentations qui n’en forment qu’une. Ce qui veut dire: le « je pense » est une unité purement formelle de la conscience, qui est le fruit de l’opération liante ou synthétique de l’entendement. C’est parce que j’unifie, accomplissant ainsi ce processus anonyme qui définit la fonction logique de l’entendement, que je peux dire « moi », sinon j’aurais, dit Kant, un moi aussi « divers et bigarré que j’ai de représentations ». À chaque représentation, il y aurait un « moi » différent qui lui serait associé. On serait tout « simplement » dans la schizophrénie...

Un excellent biais (selon nous) permettant d’indiquer ce qu’on peut retirer de la critique kantienne adressée à un psychologisme de la substance, c’est-à-dire à une théorie de la psychè comme substance autonome, c’est, sautant quelques siècles en avant, d’évoquer les phénomènes de « double contrainte » ou d’« injonction paradoxale » mis en avant par les psychologues systémiciens de l’école dite de Palo Alto (Bateson, Watzlawick, ...). Que révèlent les injonctions du type « sois toi-même », « sois spontané », « sois naturel », « n’obéis pas », « utilise tes mots à toi », « sois libre », « révolte toi », « exprime ta différence » (ou encore, comme le claironne tel « hit » du jour: « ne bouge pas, ne change pas »), et en quoi sont-elles sources de pénibles contradictions? Si nous ne cessons, selon une puissante logique de « communication », de réclamer constamment que chacun soit « au clair » avec ses « motivations », que chacun « exprime » ce qu’il y a « au fond de lui-même », son « vécu personnel », etc., comme si chacun devait coïncider avec une nature qui lui serait propre, garder en permanence une sorte d’œil intérieur rivé sur lui-même, il est aisé de montrer que cette volonté de transparence des sujets produit, non pas, comme on l’espère, un surcroît de liberté des sujets, mais bien au contraire un surcroît de contrainte et de pouvoir pesant sur ces mêmes sujets. Toute personne qui intériorise ou prend au sérieux une injonction banale du type de celles que nous venons d’énoncer se retrouve en effet enfermée dans une impossibilité logique. En effet, si j’accepte l’idée (que l’on m’impose ou que je m’impose à moi-même) d’avoir à être « moi-même » ou d’avoir à être « libre », je me soumets à un ordre, ou injonction, qui établit ce que doit être « moi-même » ou « ma liberté », ce qui est contradictoire, puisque cela revient à se soumettre à un ordre dont le message consiste à dire justement d’être libre, donc de ne pas se soumettre à un ordre. On se trouve donc pris dans un piège: soit on obéit à l’injonction d’être « libre » ou « soi-même », et, du coup, on n’est plus ni libre ni soi-même ( puisqu’on est contraint de se soumettre à un effet déterminé, ou prédéfini, au modèle de ce qu’on attend de nous ), soit on refuse d’obéir à cette injonction d’être « libre » ou d’être « soi-même », et donc on a le sentiment tout aussi pénible et tout aussi contraignant d’avoir refusé d’être libre et d'être soi-même. Voilà pourquoi on est contraint des deux côtés, doublement contraint. Voilà qui illustre bien cette « saine » impossibilité, que Kant démontrait en son temps et par un tout autre chemin, de coïncider avec une image pleine et déterminée  de soi-même.

 

[Considérant les traits d’un tel sujet: décentré, pure identité formelle rapportée à l’extériorité du monde, on devine que le champ transcendantal qu’il constitue puisse voir son extériorité radicalisée au point d’être repensé comme un champ transcendantal objectif, impersonnel et historique. Et nous voyons aussitôt se profiler les pensées de ceux que l’on présente habituellement comme les héritiers de Nietzsche: Foucault, Deleuze, Lyotard.]

 

4. Champ transcendantal objectif et champ transcendantal sans sujet.

 

Pour Foucault, les formations de sujet, tout comme le concept d’homme, peuvent être replacés dans de vastes configurations anonymes et précaires qui les ont rendu possibles à un moment donné comme figures historiquement déterminées. Ces grandes configurations, que l’on pourrait comparer aux paradigmes que Kühn présente comme des modèles transitoires à l’intérieur desquels s’organisent les théories et les pratiques scientifiques, Foucault les nomme, dans Les Mots et les choses, « épistémès », conditions de possibilité de ce qui peut se dire, se voir, s’entendre à une époque donnée, et, plus que conditions de possibilité, véritables conditions de réalité. Il n’y a plus d’unité de la vérité des discours et des pratiques, mais des pratiques et des discours qui délimitent des champs de réalité, véritables transcendantaux collectifs et objectifs, qui peuvent disparaître brutalement, de façon cataclysmique, pour faire place, sans aucune solution de continuité, à d’autres épistémès.

Les pratiques discursives ou non discursives liées à l’éclosion des sciences humaines, par exemple l’invention de la scientia sexualis (science du sexe) - qui engendra selon Foucault un formidable dispositif obsessionnel de « quadrillage » des têtes et des corps, chacun étant invité à produire dans l’aveu et la confession la constitution de son identité comme instance libidinale - tout cela ferait partie de ces configurations précaires et historiquement situées. Pour Foucault, à l’époque des Mots et des choses (1966), l’épistémè « anthropologique », produisant des « sujets » aux deux sens du terme: à la fois sources du savoir et objets « assujettis » sur lesquels porte le savoir[3], était déjà en train de disparaître, laissant place à des configurations transcendantales creusant en deçà de la représentation de sujet, comme l’ethnologie lévi-straussienne ou la psychanalyse et la linguistique, mettant à jour des articulations de sens non subjectives ou transsubjectives.

 

De façon analogue, Deleuze propose une « pensée du dehors », de l’extériorité radicale, sous le nom déjà évoqué d’empirisme transcendantal. Ce dehors, condition transcendantale de la pensée, est appelé « plan d’immanence ». Kant est reconnu par Deleuze comme le premier à avoir pensé le transcendantal dans l’immanence, cad à avoir défini le champ des conditions dans lesquelles la pensée fait une expérience - et entre en rapport avec ce qui n’est pas elle [souvenons-nous de cette idée d’enchevêtrement du dedans et du dehors, du transcendantal et de l’empirique], mais il l’a « dénaturé » en y voyant selon Deleuze une forme d’intériorité, introduisant ainsi une scission entre le dedans et le dehors.

Le champ transcendantal que Deleuze préconise est donc déconnecté, débranché de sa fondation subjective (si on accepte que l’ego transcendantal kantien se tienne dans les seules limites d’une intériorité). Le réel, chez Deleuze, enfin ce qu’on peut appeler le réel, et qu’il appelle lui le champ d’immanence, n’est rien d’autre désormais qu’une succession multiplicitaire de devenirs amémoriels, sans passé ni avenir, sans rétention ni protension, anhistoriques donc. Ces devenirs, qui peuplent le plan d’immanence, sont autant de processus anonymes de production de sens et de réel, autant d’agencements de réel, qui peuvent être des agencements collectifs d’énonciation. Bref, tout commence par le dehors, tout commence « par le milieu ». Il est vain de chercher un point fixe originaire. « Ne faites jamais le point », dit Deleuze. Nous n’avons affaire qu’à des multiplicités, et les unités qui composent ces multiplicités sont des singularités « nomades » qui s’agencent selon des mouvements de devenirs consistant à se « déterritorialiser », à se laisser entraîné, basculé jusqu’à la limite de son territoire, jusqu’au voisinage d’une autre singularité. L’exemple le plus parlant est fourni par le devenir orchidée de la guêpe et le devenir guêpe de l’orchidée (cf. texte 2, feuille B, tiré de Dialogues avec Claire Parnet). La multiplicité a lieu dans le et de « la guêpe et l’orchidée » qui fait « filer les relations hors de leurs termes »: l’une ne devient pas l’autre, elles ne se trouvent pas prises dans une relation d’inclusion (A est B) ou d’inclusion dialectique (A s’oppose à lui-même sous la forme de B, puis revient à lui-même, enrichi par son aliénation dans B, en s’identifiant à la totalité AB).

Mais, insistons là-dessus, le plan d’immanence n’est nullement un champ de forces purement naturelles ou spontanées. Il ne se confond pas avec la nature. De même, lorsque Deleuze fait l’éloge du concept de vie, ce n’est pas en des termes vitalistes ou biologiques. Il ne s’agit pas de retrouver les hypothétiques forces brutes de la nature et de s’y soumettre. La culture , de ce point de vue, est-elle autre chose que l’ensemble des règles que l’homme invente, et qui ne sont ni inscrites dans la nature ni inspirées par elle?[4] Le plan d’immanence est constructiviste, tout comme le désir (notion qui est au coeur du spinozo-nietzschéisme de Deleuze), qui est une puissance d’affirmation créatrice, produisant un réel auquel il ne préexiste pas, se produisant en même temps que ce réel.]

 

5. Sujet=champ transcendantal?

 

Pour autant, le champ transcendantal objectif est-il synonyme de champ transcendantal sans sujet? C’est la question qu’il nous faut maintenant reposer. Nous avions suggéré que l’idéalisme de Kant opérait un tournant en direction d’un réalisme radical, ce qui ne se laisse pas supposer immédiatement dans l’idée de révolution copernicienne, mais qui se laisse concevoir une fois qu’on a saisi que le sujet auquel on revient comme centre, instance solaire, est lui-même décentré, excentrique.

Ce sujet, auquel on revient avec Kant de façon telle que c’est en lui que l’on va explorer les conditions de toute connaissance possible, nous l’avons décrit comme étant déjà constitutivement un mixte de dedans et de dehors, d’empirique et de transcendantal. Cette formule: « un être tel qu’on prendra en lui connaissance de ce qui rend possible toute connaissance », c’est précisément la définition que Foucault donne de l’homme[5] comme doublet empirico-transcendantal, à la fois sujet et objet de la connaissance, juge et partie. Cette notion de « doublet », nous la valorisons positivement comme l’entrelacs en deçà duquel il ne nous semble pas possible de refluer. Pour Foucault par contre, et à l’instar de Heidegger, la constitution de l’homme comme instance de la subjectivité semble lourde d’un arraisonnement, d’une mise au pas, d’un assujettissement. D’où l’anti-humanisme, pour le dire très vite, de ces deux philosophes et leur valorisation commune du langage, instance anonyme où se déploierait la vérité de l’être comme jeu incessant de donation et de retrait, comme événement, autrement dit. Pour le Foucault des MC aussi bien que pour le « deuxième » Heidegger, le langage constituerait ce champ transcendantal objectif pur ou purifié, qui creuserait en deçà des représentations subjectives et libérerait en la dévoilant l’indétermination de notre rapport avec le monde. Il faut noter cependant que chez Foucault, c’est surtout une exigence éthique qui semble au fondement de son anti-humanisme. Pour reprendre une expression qu’Althusser appliqua à la fin de sa vie aussi bien à sa propre pensée qu’à celle de Foucault: « [personne ne voulait reconnaître que] l’antihumanisme théorique était le seul à autoriser un réel humanisme pratique ».[6] En dénonçant l’assujettissement des individus dans des procédures disciplinaires de constitution de soi comme objet de discours et de pratiques de maîtrise (constitution du sujet malade comme objet de la médecine, constitution du sujet fou comme objet de la psychiatrie, constitution du sujet délinquant comme objet du droit pénal, etc.), Foucault inscrivait son travail dans une optique émancipatrice, héritière de l’Aufklärung, de libération, de dés-asujettissement des individus et des collectivités.

Si maintenant nous rassemblons tout ce que nous avons pu dire du sujet transcendantal kantien (y compris les percées vers l’onto-phénoménologie sartrienne) comme produit d’une intrication « indétricotable » d’intériorité et d’extériorité, on comprendra que l’on puisse valoriser par la notion de doublet empirico-transcendantal le paradoxe d’une contamination indécidable de l’homme avec le monde, du monde avec l’homme, sans que jamais ces derniers soient confondus dans une harmonie idyllique, dans une indifférenciation primordiale. Intrication dans laquelle, pour reprendre l’expression de Sartre, la notion d’homme ne se referme jamais sur elle-même, mais constitue au contraire le lieu tensionnel le plus originaire dans le domaine de ce qui peut être pensé.

C’est pourquoi, à la question de savoir si le champ transcendantal objectif équivaut à un champ transcendantal sans sujet, nous esquissons ici cette réponse que le champ transcendantal objectif a précisément pour nom ce qu’on appelle homme ou sujet.

C’est à titre de sujet que le sujet est décentré, ne se fonde pas lui-même. L’homme, pensé comme sujet, et le sujet, pensé comme le résultat d’un processus par lequel il se conquiert comme « totalité détotalisée », ne s’évanouissent pas dans un tel décentrement. Au contraire, c’est le décentrement, l’espacement, la non-identité à soi qui définissent le sujet comme tel, l’homme comme tel, et qui lui permettent de se saisir comme devenir, plasticité, liberté. C’est le thème hégélien de la substance devenue sujet, ce résultat qui n’est rien sans son devenir, sans le processus qui le fait être sujet. Le devenir sujet de la substance, pour Hegel, ce serait l’épreuve de la négativité, l’écart par rapport à soi-même, la fracturation du pôle d’identité, le renversement dans l’altérité. C’est tout cela qui conduit à ce subjectum, à cette substance devenue ce que l’on nomme sujet. Une substance devenue sujet, et non une substance originaire, inconditionnée, donnée d’emblée dans son éternité intemporelle. Chez Hegel comme chez Kant, la notion de sujet n’est pas évacuée au profit de « processus d’individuation non subjectifs » en faveur desquels Deleuze plaide. L’absence d’identité à soi qui caractérise le sujet n’entraîne donc pas comme conséquence qu’il n’y ait plus de sujet, par définition.

On pourrait montrer (nous ne le ferons pas ici) que chez Sartre, chez qui pourtant on trouve pour la première fois la proposition d’un champ transcendantal impersonnel, sans je (La Transcendance de l’ego, p. 19), l’équivalence entre subjectivité et conscience intentionnelle est constamment maintenue. De bout en bout, Sartre revendique une philosophie de la conscience, du cogito, fut-il pré-réflexif.

Et faut-il s’étonner que chez Jacques Lacan, qui développe pourtant une conception de la subjectivité bien plus radicalement grevée d’objectivité, d’extériorité et d’altérité, le concept de sujet soit précisément revendiqué? Non pas éliminé donc, non pas évacué, mais au contraire désigné comme l’instance symbolique vide qui doit être conquise par l’individu, reconstruite si elle a été malmenée, voire tout bonnement construite si elle n’a pas eu la possibilité de se former. Cette réappropriation de soi comme unité mouvante, totalité-mouvement, cette perlaboration, ne sont finalement rien d’autre que ce devenir sujet dont parlait Hegel. À la formule fameuse de Deleuze, selon laquelle l’important, ce n’est pas de mettre l’homme à la place de dieu ou dieu à la place de l’homme, mais de garder la place vide, Lacan répondrait peut-être: la place vide, c’est le sujet, le sujet précisément comme celui qui manque à sa place, ou qui occupe la place du manque, de celui qui manque. Sans ce sujet qui se présente à lui-même comme écart, espacement, sans ce sujet qui est mixte de présence et d’absence, de dedans et de dehors, il n’y aurait pas de place vide, tout simplement. « Je est un autre », dit Rimbaud. Comprenez: si je ne dis pas je, je ne peux pas non plus dire l’autre, puisque le je s’indique comme la structure vide appelée par le discours de l’autre. Il faudrait parler longuement ici de la théorie du stade du miroir, dont nous nous contenterons simplement de dire qu’elle montre que la possibilité de dire je est liée à la désignation par un autre d’une image initialement perçue comme extérieure à soi.

 

Si l’on accorde quelque crédit à cette idée que la notion kantienne de sujet transcendantal serait porteuse d’une contamination de l’empirique et du transcendantal, alors il faut soutenir ce paradoxe du doublet empirico-transcendantal, renoncer à croire que l’on est en mesure de dépasser son ambivalence vers l’être ou le langage. Poser l’homme comme doublet empirico-transcendantal, ce serait ainsi se tenir à égale distance des fantasmes aussi bien d’auto-constitution absolue que d’hétéro-constitution absolue. L’anthropologie serait bien alors la question vers laquelle, comme l’indiquait Kant, convergent toutes les autres questions philosophiques.

Nous n’annulerons pas le temps, l’écart par lequel se reçoit le donné et par lequel nous nous recevons nous-mêmes. Cet écart nous définit comme humains: nous sommes dans le monde, c’est à dire, et pas autrement, dans la rupture avec le monde, écartelés dans le monde.

                                                                                         

                                                                                                              9 mai 2002

 



[1] Jean-Marie Vaysse, Le Vocabulaire de Kant, Ellipses, 1998, p.12

[2]À ne pas confondre avec la « volonté de puissance » nietzschéenne, qui consiste à faire de l’être un devenir, vœu qui d’une certaine manière est partagé -n’en déplaise à Nietzsche - par Hegel.

[3]On rencontre enfin ici la notion de doublet empirico-transcendantal, qui retiendra toute notre attention dans les pages qui suivent.

[4]On pourrait quand même soulever la question du statut chez Deleuze de la notion de loi ou d’interdit. Si la loi est l’instance symbolique qui vient marquer par des interdits fondamentaux (tu ne tueras point, etc.) la coupure entre nature et culture, si la loi est un ensemble de règles destinées à rappeler à celui qui se constitue comme humain l’impossibilité de coïncider avec son fantasme d’une nature fusionnelle, l’incitant à renoncer à l’hypothèse d’un état de nature, Deleuze ne semble pas très au clair avec cette notion, dans son horreur de toute extériorité transcendante ou verticale...

[5]Nous prenons le parti ici de ne pas faire de distinction entre la problématique de l’homme et celle du sujet. Option contestable certes, qu’il faudrait compliquer, mais une telle complication nous entrainerait bien au delà des limites de ce cours.

[6]L’Avenir dure longtemps (1985), Stock/IMec, p.177.

 

mercredi 20 juillet 2022

[EDIT] Autour d'Alexandre Kojève. Désir anthropogène et Monde humain

  

[ Je replace ici une de mes premières archives publiées sur ce blog (qui est un blog d'archives, essentiellement, rappelons-le). Car j'ai reçu plusieurs feedbacks sur la difficulté de consulter l'ancien EDIT. Au lieu d'un seul bloc lisible de haut en bas sans interruption (comme il est proposé ici), le texte était segmenté en différentes pages et il n'était pas clair du tout qu'il fallait cliquer sur "page suivante" pour poursuivre sa lecture, et "page précédente" pour revenir en arrière. Bref une mise en page peu ergonomique qui en a découragé plusieurs. Problème réglé.

Je tiens à ce (vieux) texte car il constitue encore à mes yeux la meilleure (au sens de la plus claire, la plus compréhensible) introduction à la pensée de Kojève que j'ai pu produire sous la forme d'un texte de conf repris et réélaboré. 

J'inciterais même, s'il m'est permis de donner ce conseil de lecture à toute personne qui souhaiterait avoir une idée un peu unifiée ou articulée de Kojève (du moins lu et interprété par mes soins, en toute modestie car au fond que suis-je encore en ce bas monde, sinon un cadavre différé - rions un peu, les zamis, un peu de légèreté et de fraicheur, voyons - et certainement pas exquis pour un sou, potentiellement s'entend), à commencer par ce texte, et puis éventuellement enchainer sur l'autre (De la Mort et du Livre). Dans ce dernier - qui est plus technique et difficile d'accès, et suppose pas mal de "pré-requis", j'en conviens -, je reprends et déplace des éléments fondamentaux énoncés dans le premier. Donc, ça se chevauche, s'interpénètre, mais c'est pas grave. C'est comme ça que le concept se travaille: dans le piétinement et le rabâchage. Un pied en avant, deux pieds en arrière, trois pieds en avant, deux pieds en arrière, et ainsi de suite, cahin-caha.

Idéalement, le bouquin, c'est mieux: j'y ai tout dit, tout mis. Mais bon, je ne vais pas bien sûr inciter trois pelés et quatre tondues qui me suivent encore avec patience et abnégation à aller dilapider leur rsa aux puces, organiques ou électroniques. J'ignore en vérité le destin de ce livre, et je ne touche - autant le préciser - aucun droit d'auteur dessus. J'ai juste un certain réconfort à penser qu'en ces temps numériques, il est susceptible d'échapper à cette pratique cruelle voire crucifiante que l'on nommait ou nomme encore la "mise au pilon" (quelle horreur...).

 (Ah, on me dit qu'en dépit de mon enthousiasme un poil exalté, ce texte est quand-même trop difficile, technique et universitaire et qu'il est bourré de pré-requis. Philosophie bourgeoise pour des bourgeois. Mépris de classe. Élitisme. Classisme. Validisme post-colonial. Transphobie potentielle. On y sent que si l'auteur était une femme il serait une terf. Une vieille terf. Une vieille terf moche. Une vieille terf moche, blanche et masculiniste, excluant.e et spéciste. Exclut diverses espèces de son lectorat potentiel. Fait compliqué quand on pourrait faire simple. Ne pense pas tout.e seul.e par soi-même. Influencé.e par des philosophes. Nazi-compatible. Matrixé.e. Trop référentiel.le, trop de name dropping. Floode et spamme. C'est vrai, je plaide coupable. Je m'engage à proposer, avant de caner, une réexplication de tout ça en me servant de persos de Dragonball Z et de paroles de chansons de P.N.L. Comme DanyCaligula. Oui, Dany, de Dany et Raz, bande de boomers. L'avenir de la gauche entrepreneuriale et de la pensée sur twitch. Une take osée qui tente des moves. De ouf, frérot. Bon sans rire c'est vrai, y a encore trop de pré-requis supposés sus. Je m'en vais te simplifier tout ça, again. La prochaine étape c'est sur YT. Une collab avec Vincent Cespedes. ça c'est du teasing.)

Allez z'est bardiiiiii ]

 

Autour d'Alexandre Kojève. Désir anthropogène et Monde humain

(Source : communication prononcée le mercredi 23 février 2005 dans le cadre du séminaire de conférences "les limites de la méthode phénoménologique", organisé par le groupe de recherche « Phénoménologies » de l’ULG)

 

1. Choix de méthode

 

On se propose d’envisager ici des questions d’anthropologie philosophique, inscrites dans l’héritage contemporain du kantisme et de l’hégélianisme. Héritage qui, nous allons le voir ici, rencontre davantage les préoccupations du « premier Heidegger », celui de Sein und Zeit, à savoir une analytique transcendantale du Dasein, nouée autour de l’exploration des liens entre temporalité, finitude, négativité.

Est-ce à dire que nous allons nous embarquer ici dans la bonne vieille « métaphysique », égarés sur des pistes qui ne peuvent être solidement tenues par les exigences et délimitations de la phénoménologie husserlienne ? Je ne le pense pas. L’éclairage qui suit s’inscrit pleinement, selon moi, dans l’héritage de cette phénoménologie. Tout d’abord par la manière d’aborder les problèmes, fussent-ils aux confins de ladite phénoménologie, c’est-à-dire élisant un domaine d’objets qu’elle n’est pas censée prendre d’emblée en charge. Cette « manière », à laquelle j’ai été formé, je la tiens pour une garantie, que j’espère assumer de bout en bout, de ne pas aborder l’anthropologie philosophique comme un ensemble de « contenus » tout faits, déjà constitués, par le sens commun, ne butant jamais sur la question de leur genèse, des conditions de leur apparition, conditions qu’il faut décrire, exhiber, rendre visible, derrière l’armature des concepts. Et quand bien même nous ne pouvons refluer vers ces dernières, leur « donation première », nous avons à poser ce problème de l’origine, quitte à « conclure » que l’accès nous en est raturé, qu’il ne nous est délivré  qu’après-coup, dans la médiation du signe.

Ensuite, ne se pose pas plus pour moi le besoin de me rattacher à l’orthodoxie de l’une ou l’autre école psychanalytique que celui de me montrer fidèle à la lettre husserlienne. Pour ce qui est de la phénoménologie, au risque d’encourir le reproche de son « instrumentalisation », ce que j’en retiens essentiellement pour ma démarche, travaillant sur la pensée d’Alexandre Kojève, c’est :

1) La réduction éidétique – description des essences, en tant que recherche d’un invariant, lequel se tiendrait derrière la diversité des réifications psychologiques ou essentialistes concernant le domaine d’objet étudié ;

2) la « variation imaginaire », ou un certain ancrage dans la perception. Donner à voir, à sentir, redécouvrir l’affect – ou du moins un complexe de significations anté-prédicatives - comme source à privilégier dans l’appréhension et la compréhension du « réel ». Réactiver, ou invoquer, par les concepts, l’expérience d’un être-au-monde , qu’il soit – je le précise car ce problème s’avère capital pour mon propos -, entrelacé à ce monde (dans la tradition merleau-pontienne), ou qu’il soit décrit comme arrachement à ce monde (comme chez Sartre), avec toute la difficulté de présenter et d’assumer le paradoxe d’une inscription dans le monde qui se découvre, comme telle, sur le mode de l’arrachement. C’est donc essentiellement à ce type de question délicate que mon propos sera consacré.

Nécessité pour moi, donc, de revenir à la description de cet être-donné-dans-le-monde qu’est l’homme, comme la condition à partir de laquelle on pourra comprendre, soit l’homogénéité, soit l’écart. Et ce n’est pas là uniquement affaire de langage, de sémantique formelle (qui nous mènerait à un idéalisme du « concept pur »), pas plus qu’une affaire uniquement de « choses » - « revenir aux choses mêmes » (qui nous mènerait à une mystique d’un Réel pur - la « Vie » -, débarrassé, dans sa présence inchoative, du Logos).

Le Concept philosophique, suivant précisément Kojève là-dessus, serait entre les mots et les choses : en tant qu’il se penche sur la condition même du discours, en tant qu’il cherche  expliciter « ce que parler veut dire », il ne peut pas ne pas parler de l’objet non discursif – qui n’est pas lui – sur lequel porte tout discours en tant que discours. Autrement dit, le discours philosophique serait un discours qui parle à la fois de l’essence des choses et du sens des discours qui en parlent; et il ne peut le faire qu’en recourant à un tiers, qui n’est ni essence seulement (du côté de la chose sans langage, identique à soi, innommable), ni sens seulement (du côté du seul langage, débarrassé de toute extériorité). Ce tiers, c’est le Concept, qui se distingue des mots seuls et des choses seules, parce qu’il s’en distingue et les différencie, essentiellement pour réaliser leur adéquation – ou « synthèse » - dans un Monde. Un « monde où on parle », « où on vit en en parlant », ou encore « un Monde où on parle à la fois du fait qu’on y vit, qu’on y parle, et du fait d’y vivre en en parlant ». Voilà ce que serait pour Kojève l’univers du discours.

2. Kojève et Hegel

Passé ce préambule, qui nous place déjà, mine de rien, au cœur du problème débattu ici, je voudrais revenir sur cette question centrale de l’anthropologie phénoménologique kojévienne, qui est l’émergence de l’humain comme être parlant et désirant, à partir de la sphère bio-naturelle qu’il révèle comme telle en s’y arrachant. Et montrer, sur ce point précis, qu’une approche phénoménologique et une approche psychanalytique (au sens de la métapsychologie léguée par Freud, je ne parle bien sûr pas de la "clinique" - désastreuse) peuvent se recouper en partie, se recouvrir, et que la rencontre de ces deux approches peut nous dire quelque chose d’intéressant sur la notion de « Monde humain », au sens défini par Kant : « totalité inconditionnée des phénomènes », cad des objets accessibles à une connaissance finie, réceptrice. Ou, comme le retraduit Heidegger : Monde comme Relation – jeu – que l’homme, alias le Dasein, entretient avec la totalité de l’étant.

J’aborderai, pour ce faire, en lui accordant le développement le plus long, la théorie du désir anthropogène (générateur d’humanité) d’Alexandre Kojève, et en secondarisant délibérément, pour la clarté didactique, la théorie du Discours, ou de l’acte discursif avec laquelle elle forme un tout unifié et logique.

Cette théorie du Désir, qui sous-tend, nous allons le voir, la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave », Kojève l’insère, telle une sorte de « greffon » indésiré, dans sa relecture de la section A du chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit consacrée à la « conscience de soi » (cette traduction engageant déjà l’idée d’un dédoublement pluriel des consciences, que ne souhaite bien évidemment pas ou plus rendre la traduction plus récente d’Auto-conscience, à la fois plus moniste et plus spiritualiste). Ce texte capital de Kojève, placé « en guise d’introduction » à son ILH, et paru initialement en 1933 dans la revue Mesures (où Sartre le découvrit), se caractérise par une prolifération de crochets, d’italiques, qui forcent en quelque sorte le texte hégélien à parler une « double » langue, une langue qui n’est pas la sienne, où qui se fait entendre derrière la sienne. La langue de l’Homme, non celle de l’Esprit absolu s’auto-déployant. Une langue qui consiste donc à anthropologiser de façon avouée et assumée l’odyssée du Concept, en le contraignant à une « para-phrase » réintroduisant du Temps, là où le Temps n’était peut-être là que comme le moyen transitoire par lequel passe l’Esprit, pour s’apparaître à lui-même in fine pur, éternel, non fini, dégagé de la re-présentativité temporelle.

Sur cette question (ce que Derrida nomme la « clôture de la représentation »), je ne m’étendrai malheureusement pas plus avant dans ce contexte. Mais j’insisterai sur ce fait : c’est dans cet apport original, dont on a tant stigmatisé la « trahison » par rapport à la pensée hégélienne, que Kojève s’écarte délibérément du Monisme hégélien de l’Esprit, qu’il considère – selon moi à juste titre – comme la survivance ou le reliquat, dans la pensée de Hegel, d’une théologie vitaliste d’inspiration païenne, dont est grevée sa « philosophie de la Nature » : le Logos, l’esprit, seraient encore et toujours, au fond, la Nature qui se pense elle-même. L’Esprit serait la Nature elle-même s’auto-différenciant. Il n’y a donc pas à tellement s’étonner de l’infléchissement « finitiste » que Kojève, dans un geste finalement fort kantien, fait subir à la Phénoménologie de l’Esprit autant qu’au Système spéculatif global de Hegel. Dès lors en effet que la PhG n’est plus considérée comme le développement interne d’une auto-conscience substantielle et moniste, l’affirmation de la pluralité des consciences s’engendrant mutuellement dans l’aliénation, par processus de reconnaissance asymétrique, en s’arrachant au Bios naturel, est une conséquence tout à fait logique, et implacable.

Pour le dire autrement, si, pour Hegel, la Nature désigne l’Esprit tel qu’il s’apparaît à lui-même avant de se réfléchir, cette « Nature » devient ici, ipso facto, par la scission indéductible (cad compréhensible « après-coup ») entre un temps originairement fini, humain, un « Pour soi », et l’Esprit absolu non-fini, immédiat et irréfléchi, un « En soi », un pôle d’indifférenciation primordiale, ne se pensant pas lui-même. L’antériorité, l’autonomie de ce pôle n’appartient plus, par définition, à l’auto-engendrement du Concept pur.

Ce que Kojève résume dans cette formule : « de toute façon, il y a une différence essentielle entre la Nature, qui est révélée par le Discours de l’Homme, cad une réalité autre que celle qu’elle est elle-même, et l’Homme, qui révèle par son discours la réalité (non-naturelle) qu’il est, ainsi que celle, naturelle, qu’il n’est pas » (ILH, p.487).

Un autre passage indique explicitement la compréhension inéluctablement, inévitablement « dualiste » (au sens d’une « inadéquation » originaire), que l’on doit se donner, selon Kojève, de tout processus conceptuel (entendre dès lors : anthropo-logique) de « différenciation » :

« […] Toute vérité au sens propre du terme est une erreur corrigée. Car la vérité est plus qu’une réalité : c’est une réalité révélée ; c’est la réalité plus la révélation de la réalité par le discours. Il y a donc au sein de la vérité une différence entre le réel et le discours qui révèle. Mais une différence s’actualise sous forme d’une opposition, et un discours opposé au réel est précisément une erreur. Or une différence qui ne serait jamais actualisée ne serait pas réellement une différence. Il n’y a donc réellement une vérité que là où il y a eu une erreur. Mais l’erreur n’existe réellement que sous forme du discours humain. Si donc l’homme est seul à pouvoir se tromper réellement et vivre dans l’erreur, il est aussi seul à pouvoir incarner la vérité. Si l’Etre dans sa totalité n’est pas seulement Etre pur et simple, mais Vérité, Concept, Idée ou Esprit, c’est uniquement parce qu’il implique dans son existence réelle une réalité humaine ou parlante, capable de se tromper et de corriger ses erreurs. Sans l’homme, l’Etre serait muet : il serait (Dasein), mais il ne serait pas vrai (das Wahre). » (ILH, p.363-364).

C’est pourquoi, si on parle de négation de la nature, comme le rappelle Kojève dans sa lettre à Tran Duc Thao de 1948, il faut bien entendre les deux parties de la proposition : en tant qu’il est négation de la Nature, l’Homme n’est pas le Logos païen, qui est la Nature elle-même divinisée, et en tant qu’il est négation de la Nature, il se différencie aussi du dieu chrétien, lequel est antérieur à la Nature, qu’il crée par un acte positif de sa volonté. C’est là tout l’enjeu du « dualisme » dialectique ou « temporel » de Kojève, conçu comme « trou dans l’être », « néant qui néantit dans l’être grâce à l’être qu’il nie », postériorité du néant sur l’être, dont l’onto-phénoménologie de Sartre constitue la reprise ou la relance la plus éclatante.        

Le souci de Kojève est bien de contester ce qui, chez Hegel, peut autoriser le « matérialisme dialectique » défendu par la version engelsienne du marxisme, posant que la catégorie de la « qualité » n’est rien d’autre qu’une modification de la « quantité ». En posant un isomorphisme de structure entre les Lois de la Nature et l’historicité humaine, on rend ipso facto impossible ou contradictoire le principe même, non seulement d’une Histoire humaine, mais aussi celui d’une révolution historique quelle qu’elle soit.

Si la Nature change au même titre et dans la même mesure que l’Homme, alors on ne peut qu’invoquer un fatum vitaliste ou naturaliste selon lequel tout ce qui arrive dans l’histoire humaine est déjà pré-compris par la Nature. Or, si c’est bien le cas, l’effort pour dégager une spécificité des sciences humaines pouvant « résister » à des « Lois » posées comme un réel objectif, une « quasi-nature », tels le « capitalisme », la « loi du marché » - s’accommodant ou accommodant l’hyper-libéralisme sauvage et sans merci du « laisser aller, laisser faire  (la « nature ») » - serait nul et non avenu. C’est d’ailleurs là un trait commun qui se décline, selon nous, de la sociobiologie d’un Wilson au néodarwinisme génétique d’un Dawkins, en passant par « l’homme neuronal » d’un Changeux, et, généralement, dans toute approche « holistique » qui, accessoirement, déduit le temps historique d’un temps cosmologique.

Ce n’est pas seulement politiquement, mais encore, fondamentalement, épistémologiquement, que la prise en compte d’un dualisme dialectique ou temporel de la coupure anthropologique garantit, pour Kojève, la constitution conjointe (par le discours, la conceptualité), des sciences humaines d’un côté, d’une sciencia naturalis de l’autre :

« Si la Nature changeait au même titre que l’Homme, le Discours serait incommunicable à travers le temps. […] Si nous pouvons comprendre une langue quelconque qui n’est pas la nôtre, c’est uniquement parce qu’elle comporte des mots qui se rapportent à des réalités qui sont partout et toujours identiques à elles-mêmes : si nous pouvons savoir que " hund " et " Canis " signifient " chien ", c’est parce qu’il y a le chien réel qui est le même en Allemagne et en France, à Rome au temps de César ou dans le Paris contemporain. Or ces réalités identiques sont précisément des réalités naturelles. » (ILH, p.487)

« […] Si l’on admet que l’ontologie identique traditionnelle s’applique effectivement à la nature, une vérité relative à cette dernière, et donc une science de la nature sont en principe possibles à n’importe quel moment du temps. Et puisque l’homme n’est autre chose qu’une négation active de la nature, il y a aussi une science possible de l’homme. » (ILH, p.486)

« [...] Si la Nature est Espace seulement et non pas Temps, il faudrait en conclure qu’il n’y a pas de compréhension conceptuelle de la Nature. On ne comprendrait au sens fort que là où il y a du Temps; c’est-à-dire qu’on ne comprendrait vraiment que l’Histoire. En tout cas, ce n’est que l’Histoire qu’on peut et doit comprendre dialectiquement […] Il faudrait le dire, [ajoute Kojève], mais Hegel ne le dit pas. Et c’est là [...] son erreur de base. » (ILH, p. 377)

 

3. Structure du Désir anthropogène


Mais venons en à cette théorie du Désir anthropogène, que Kojève présente précisément comme une « projection (ou transposition) phénoménologique de l’analyse métaphysique du temps » (qui lui est inspirée, paradoxalement ou par provocation par la Real-Philosophie de la période de Iena).

De quoi y s’agit-il ? De revenir à la description de la façon dont l’humain se constitue comme temps, de la manière dont le temps, phénoménologiquement, se temporalise. On reconnaîtra, de façon à peine déguisée, une reprise forte, anthropologisée, de toute l’analyse heideggerienne du Dasein. Notons, concernant le rapport « traître » que Kojève noue avec la pensée heideggerienne, et sans entrer ici dans le détail de ce débat pourtant capital, qu’en anthropologisant la question générale de l’Etre, que Heidegger entendait ne pas réduire à la problématique phénoménologique du Dasein, Kojève opère consciemment un déplacement similaire, dans ses résultats, à celui qui consistait à anthropologiser le Geist hégélien, révélant par la bande les accointances indésirées ou déniées entre le Sein heideggerien et l’Esprit hégélien, une survivance moniste et vitaliste, une onto-théo-logie masquée.

Ce qui est en jeu, ici, c’est la dissociation temporelle entre le besoin (la Begierde du Tierreich) et le désir, au départ confondus dans le même registre, que Kojève nomme « chosiste », cad homogène aux choses, au donné. Le désir anthropogène est donc un besoin d’un autre ordre, fruit d’un arrachement qu’il convient d’examiner, avec un besoin plus générique, naturel ou chosiste.

Kojève part donc d’une première définition du phénomène de Désir, qui s’applique aussi bien au désir qu’au besoin : le désir est une in-quiétude qui pousse à l’action qui va la résorber. Et cette action consiste dans la destruction, ou tout au moins dans  la modification/assimilation d’un donné externe. Une seconde définition, capitale pour la suite, y est adjointe : le contenu du moi du désir est fonction (ou résulte) du contenu de l’objet désiré. Commençons par la première. Nous noterons que cette formule préfigure une autre formule, celle de Lacan, selon laquelle le désir est, dans sa constitution même, manque. Le simple privilège accordé à la notion de « manque » ne permettant pas de spécifier la différence entre « besoin » et « désir » (tous deux sont, en effet, dans leur constitution, « manque »), toute la question sera alors : comment s’arrangent-ils, ou ne s’arrangent-ils pas, de ce manque ? Comment, dans le désir qui naîtra du besoin, et dans la transformation de ce besoin, le manque peut devenir constitutif au point d’habiter le désir, ne jamais le combler, là où le besoin, lui, comble ou peut combler son manque par la consommation de l’objet de ce besoin. Aussi longtemps que mon désir porte sur un objet-chose, donné dans le monde, un donné que je peux consommer, intégrer, mon « moi » sera de nature chosiste. Il sera homogène, rivé à son monde, il ne s’en différenciera pas comme une conscience-de-soi, mais sentiment-de-soi inchoatif. On reste donc dans la catégorie du besoin pur, la fonction d’un tel désir étant de se combler par la consommation ou incorporation de l’objet désiré : j’ai faim, je comble le vide ou absence de nourriture en moi, je chasse, je mange. Par l’action qui satisfait ce désir, le contenu du moi du ce désir est la préservation, conservation de son organisme biologique (« persévérance dans l’être », dirait Spinoza). Mon Moi, c’est alors d’être un Vivant au milieu du Vivant, un « donné » du même ordre que les donnés qui sont l’objet de mon désir.

Par contre, dès lors que mon désir porte, non pas sur un objet donné, mais sur le désir lui-même, pris comme tel, « en tant que désir », intervient la dimension anthropogène de « néant », « vide » ou « manque » (Kojève n’emploie pas stricto sensu cette notion de manque) constitutifs. Pourquoi ? Parce que le Désir, dans sa structure de Désir, cad avant sa satisfaction, et compte tenu de la première définition (in-quiétude qui pousse à l’action qui…), est la révélation d’un « vide irréel », « présence de l’absence d’une réalité en moi ». Il est « autre chose qu’une chose », que la chose désirée. Ainsi, conformément à la seconde définition (le contenu du moi du désir…), si l’objet du désir est le désir lui-même en tant que désir, alors mon Moi se nourrit de désir, autant dire de rien, de l’absence de la chose désirée. Que sera ce Moi, sinon un « vide avide de contenu », jamais comblé, jamais rassasié ? Ce Moi, qui désire du désir, sera désir dans son être même, il désirera un autre désir, le désir d’un autre, un autre en tant que désir – car il doit forcément se médier pour se reconnaître comme désir, à travers un autre désir qu’il reconnaîtra comme tel.

Le désir anthropogène sera, autrement dit, et en des termes qui seront ceux de Lacan, d’adresser à un autre la demande irrésolue de lui assurer la jouissance/consommation d’un objet absent, désigné et signifié comme déjà perdu, puisque à la chose est substituée sa valeur désirée. La forme de ce  moi-désir sera, non pas espace (au sens d’une série homogène de « présents » nivelés), mais temps, un Temps qui s’engendre vers l’à-venir. Il n’est pas au présent, il est au futur, dans le perpétuel ajournement de sa satisfaction, qui se nourrit du « désir » de la valeur de la chose représentée par et pour un autre. Le Moi humain, conscience-de-soi révélée par l’aliénation au fondement du processus de reconnaissance, se constitue comme projet historique consistant à nier le présent-qui-est, et se nier comme nature donnée, au profit de ce qui n’est pas encore, et s’avère par une action (= travail, nous le verrons plus loin) consistant à transformer le réel donné en quelque chose qui n’était pas là avant. C’est ce que Kojève appelle une « négativité-négatrice » :

« Ce Temps est caractérisé par le primat de l’Avenir. Dans le Temps que considérait la philosophie pré-hégélienne, le mouvement allait du Passé vers l’Avenir en passant par le présent. Dans le temps dont parle Hegel, par contre, le mouvement s’engendre dans l’Avenir et va vers le Présent en passant par le Passé. […] Et c’est bien là la structure spécifique du temps proprement humain, c’est-à-dire historique. […] Considérons la projection phénoménologique (voire anthropologique) de cette analyse métaphysique du Temps. Le mouvement engendré par l’Avenir, - c’est le mouvement qui naît du Désir. S’entend : du désir spécifiquement humain, c’est-à-dire du désir qui porte sur une entité qui n’existe pas dans le Monde naturel réel et qui n’y a pas existé. C’est alors seulement qu’on peut dire que le mouvement est engendré par l’Avenir : car l’Avenir, c’est précisément ce qui n’est pas (encore) et ce qui n’a pas (déjà) été. Or, nous savons que le Désir ne peut porter sur une identité non-existante qu’à condition de porter sur un autre désir pris en tant que Désir. […] c’est la manière dont le Passé a été (négativement) formé en fonction de l’Avenir qui détermine la qualité du réel Présent. […] Le mouvement historique naît de l’Avenir et passe par le Passé pour se réaliser dans le Présent ou en tant que Présent temporel. » (ILH, p.367-368)

[…]

« Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi [humain]: " ne pas être ce qu'il est (en tant qu'être statique et donné, en tant qu'être naturel) et être (c'est-à-dire devenir) ce qu'il n'est pas ". Ce moi sera ainsi son propre œuvre : il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par la négation (dans le présent) de ce qu’il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu’il deviendra. » (ILH, p.12). [1][1]

Tout ceci n’est que le rouage sur lequel va s’enclencher la dialectique de la « reconnaissance », puisque le désir anthropogène est fondamentalement un désir de reconnaissance. Nous l’avons vu, je n’identifie mon désir comme négativité, manque d’être, qu’à travers le désir d’un autre que je pourrai reconnaître parce qu’il se manifeste selon les mêmes modalités. Je reconnais mon désir à travers celui qu’a l’autre d’être reconnu, je désire être reconnu par l’autre en tant que désir et non pas comme chose, je désire les objets qu’un autre désire, parce qu’il les désire, substituant à l’objet la valeur représentée par le désir (de l’autre) de cet objet. Le désir se déploie donc dans une structure dynamique, en miroir. On distingue sans peine dans ce schème l’exploitation qu’en fera Lacan, revisitant la théorie du « stade du miroir » comme étape cruciale de la constitution de la subjectivité ou « conscience de soi ». Le « petit d’homme » ne devient « sujet » qu’en s’appropriant son reflet dans le miroir. Il ne peut s’approprier la forme « je » que parce que ce reflet, ou image, a été désignée, reconnue par un autre. Le désir de reconnaissance, qui est au fondement de la structure « je » est ainsi transi par une aliénation primordiale. Ce que Lacan appelle « captation » ou « dépendance » imaginaire, à savoir le fait que la constitution du Moi dépende de l’identification à une image initialement perçue comme extérieure au sujet, ou du moins ce que dans une tradition inverse on nommerait l’auto-affection d’un tel sujet.

La "captation", ou dépendance imaginaire, c'est de ne pouvoir sortir du "point de vue d'autrui" appliqué à soi-même. La liberté serait le contrepoint de cette dépendance, à "construire", pour devenir un "sujet": être capable de jouer avec le "moi" comme effet de langage, et s'emparer activement de son reflet/image pour être à son tour vecteur d'identifications. Devenir un "sujet" libre consisterait, autrement dit, à pouvoir endiguer la dépendance imaginaire en renversant le schéma optique (je me perçois sous l'angle d'autrui, comme son reflet passif) en assumant le fait d'être soi-même, en tant que "moi", un miroir réflecteur, actif (autrui s'envisage à travers moi): dans un cas comme dans l'autre, il y a toujours de "l'autre" au fondement.

Si j'ai une image positive et "active/productrice" de moi-même, elle se diffuse autour de moi et donne aux autres le pouvoir d'identifier à travers le reflet que je suis pour eux leur propre puissance active. Si j'ai une image passive et dépendante de moi-même, les autres, là encore, se règlent sur ce reflet et réfléchissent pour eux même ma propre anxiété en me la renvoyant sur le mode du rejet (dont je suis donc l'instigateur sans que je le sache). L'homme est un dieu pour l'homme, nous sommes tous les uns pour les autres des miroirs, actifs ou passifs, réflecteurs ou réfléchissants selon notre degré de confiance ou de faiblesse, de haine ou d'amour. [2]

A ce stade de la description, et avant de condenser l’enjeu que sera, sur cette base, la dialectique maître-esclave, je ferai quand-même ici un « arrêt sur image », pour faire saisir la plasticité de cette approche du désir, notamment sur la question de l’Eros, de la sexualité humaine. Laissant de côté la manière dont un Bataille y inscrira la matière des ses développements sur l’érotisme, la dépense, le sacrifice, la part maudite.

Sur cette question du lien entre Désir, Temporalité, Manque, il est facile d’y rattacher la distinction, devenue classique en psychanalyse, entre la fonction biologique du désir sexuel et sa fonction érotique. Pour simplifier au maximum : dans le premier cas, je consomme l’objet et j’en jouis, dans le second, je me nourris du désir de l’autre. Voilà une explication somme toute éclairante d’une phrase énigmatique de Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Il entendait par là que le désir sexuel humain porte essentiellement sur un objet se dérobant toujours, le désir lui-même. Ma propre jouissance s’inscrit toujours sur la scène qui représente le désir. Et qui dit scène et représentation dit place privilégiée de la captation imaginaire, du schéma optique de la projection « scopique ».
Non que la jouissance ne soit pas une réalité physiologique, ce n’est nullement contesté : simplement, cette dernière est constamment redoublée, imaginairement, par les protagonistes de cette scène. Le rapport impliquant une projection des points de vue : moi voyant l’autre, moi me voyant vu par l’autre, l’autre se voyant vu par moi, l’un et l’autre se voyant vu par un œil externe qui est la valeur « désir » représentée par l’un et l’autre. Et tout ce jeu, spécifiquement humain, de présence-absence, du contact avec un corps qui en même temps se dérobe, donne à la scène érotique un « goût de cendre », fut-il voluptueux. On y est, et en même temps on y est pas, à cette scène : on y est en tant qu’organisme animal qui va vers l’accomplissement de son besoin, et on y est comme « du dehors », dans le retard du désir, de la représentation, de la dissociation entre besoin et désir. Ce que Freud exprimait en ces termes : « la pulsion est contingente quant à son but et quant à son objet ». Elle est dissociée de la fonction biologique –  qui est la procréation, la perpétuation du vivant -, et dissociée de l’objet en ce qu’elle se fixe sur un « objet » retravaillé par le désir : partiel, imaginaire, fétichisé. Un parfum, un tissu, la peau dirais-je en priorité, car nous reviendrons sur cette question d’un moi-peau (pour reprendre l’expression de D. Anzieu), d’un moi qui serait cette fine cloison (cf. Beckett) qui n’est ni l’intériorité psychique ni l’extériorité du donné, un moi qui est au milieu, pli indécidable et pathétique entre le dedans et le dehors.

 
Emmanuel Lévinas redécouvre ces intuitions, dans une tonalité se voulant certes anti-hégélienne, lorsqu’il évoque le pathétique de la caresse, qui recherche dans le contact de la peau non pas sa « tiédeur » ou son « velouté », et autres informations codées par la bio-chimie de l’organisme, mais la rencontre d’un corps qui n’est pas moi, que je ne peux posséder ni intégrer ni consommer comme l’objet d’un besoin. La volupté de la caresse tenant à la sensation que ce que je touche m’échappe comme « l’attente d’un avenir pur, sans contenu ».

 
Nous pourrions continuer à explorer la plasticité du schème anthropologique du désir selon Kojève. Qu’il nous suffise encore d’évoquer ici, ce qui de toute évidence le rattache, en amont, à la problématique kantienne de la distinction entre la sphère de l’agrément et celle du goût.
« Il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent », dit Kojève. Le jugement de goût (« ceci est beau ») est irréductible au jugement d’agrément (« ceci m’est agréable »), qui se maintient dans un intéressement égoïste centré sur la jouissance de la consommation immédiate. Impartageable, découlant d’une logique de pure « incorporation » de l’objet, le jugement d’agrément ne permet pas pour Kant de dégager la spécificité du jugement esthétique, lequel suppose un désintéressement résolu à l’égard de l’objet: en attribuant la beauté à tel objet, naturel ou façonné, je pose que cette beauté, m’arrachant à mon intéressement singulier à l’existence de la chose, est partageable en droit et universellement par autrui. L’objet n’est donc pas beau par lui-même, mais en tant qu’il est objet de médiation entre les individus. C’est pourquoi ce qui est impliqué dans l’attribution de la beauté à un objet, c’est peut-être la constitution d’une communauté humaine dont l’universalité possible se forme entre l’affect pur et le concept pur. En partageant le sentiment de la beauté (plaisir désintéressé, universel sans concept, finalité sans fin), nous nous reconnaissons dans notre humanité commune, qui consiste à se sortir de la détermination singulière et de la dépendance aux objets. La valeur de l’objet esthétique est précisément ce miroir que l’humanité tend à elle-même pour se saisir comme universalité en projet. 

 
Nous arrivons maintenant au point crucial de cette présentation, à l’arraché, de la description phénoménologique du désir anthropogène. C’est ici que, tout en mentionnant ce qu’il nous retenir essentiellement de la lutte des désirs pour la reconnaissance, j’aurai à cœur de jeter un pont avec la pensée de Nicolas Abraham, psychanalyste mais aussi formé à l’école de la phénoménologie, en compagnie de Jacques Derrida, dont il fut l’ami. L’enjeu fondamental sera pour moi de relier ce problème de la coupure - sans rien céder de la difficulté, à assumer, d’une prise en compte de la finitude ou après-coup originaires évoqués au début de mon exposé - à une interrogation rejoignant une dimension plus empirique de l’anthropologie : la paléo-anthropologie. Car il convient d’interroger aussi cette coupure en interrogeant l’asymétrie, la disjonction du passage de l’hominidé à l’hominien, sauf à commettre l’erreur – fatale à mon sens, et si souvent commise – de saisir cet arrachement de l’homme aux choses comme la réactivation d’un dualisme « spatial », qualifié, à tort ou à raison, de platonico-cartésien, entre un « corps-machine » et une « âme » désincarnée. Comprendre donc, c’est-à-dire là encore donner à voir, à toucher, selon l’exigence phénoménologique, que la coupure, ça passe aussi par le corps, ça traverse le corps, ça engage une réponse traumatique du corps à titre de symptôme.
 

4. Genèse du désir anthropogène : dialectique du maitre et de l'esclave.
 

Mais avant cela, déroulons, fut-ce au prix d’une simplification « didactique », la scène kojévienne – paradigmatique – de la constitution conjointe de « l’esclave » par le « maître » et du « maître » par « l’esclave ».

 
Si le monde du besoin est le « monde de la Vie », où l’animal lutte essentiellement pour la conservation et perpétuation de soi comme organisme biologique homogène à son monde, le monde suscité par le désir ne pourra se constituer, lui, s’engendrer, qu’en insérant dans la sphère circulaire de l’auto-reproduction du Vivant la violence anthropogène d’un risque arbitraire, gratuit, indéductible, d’exposition à la mort, ou plutôt, au « mourir ». Non pas, en effet, que le désir du désir soit un désir de mort. En insérant dans la positivité plénière du Vivant la possibilité, inactuelle, impossible à vivre par définition, de la mort, en inscrivant la perspective anticipée du mourir, de « ne pas être », dans la plénitude d’un présent vécu comme une succession indifférenciée de « maintenant » nivelés, le devenant-homme devient désir : une inactualité se projetant dans l’indétermination de ce qui est « à venir ». Cette ouverture ou « mourir », identifiée par l’ouverture au « mourir » d’un autre désir provoqué en ce sens, ne cesse en réalité de différer, de remettre à plus tard l’effectivité de la mort biologique, laquelle est précisément comprise dans l’auto-perpétuation cyclique du Vivant. L’exposition à l’instance mortelle doit dès lors se comprendre plutôt comme un « mourir interminable », selon l’expression de Maurice Blanchot, soit une radicale impossibilité de mourir. En provoquant, dans une lutte de pur prestige, l’autre à s’exposer à la mort, pour me reconnaître dans sa négativité, j’éprouve et je teste sa propre résistance résiduelle à la possibilité d’être simplement réduit à un Vivant qui meurt. J’éprouve son aptitude à affirmer la souveraineté de sa négativité en se désolidarisant du vivant qu’il est aussi, rivé au seul motif biologique de sa survie. L’homme serait l’être qui, précisément parce qu’il s’avère mortel, refuse de mourir.
 
C’est ici que Kojève convoque cette autre notion fondamentale de Heidegger, l’être-devant-la-mort (Sein zum Tode), mais en la faisant jouer contre Heidegger, tout comme il faisait jouer contre Hegel la pluralité des consciences-de-soi. A l’encontre de Heidegger, pour qui l’être-devant-la-mort constitue une possibilité propre, essentiellement solitaire, du Dasein, Kojève affirme, dans un compte rendu datant de 1936, récemment exhumé , combien le rapport à la mort est originairement cerné par la médiation d’autrui, l’aliénation, le conflit :

 
« […] Ce qui nous semble être grave et dangereux pour l’ontologie à venir [de Heidegger], [c’est qu’il] la modifie en supprimant - plus exactement, en atténuant - tout ce qui a trait à l’élément de la Négativité proprement dite, qui représente cependant l’élément spécifiquement humain dans l’anthropologie hégélienne (p.38). […] A l’encontre de Heidegger, Hegel affirme que ce n’est pas l’angoisse de la contemplation passive de l’approche de sa fin biologique, mais uniquement l’angoisse dans et par la lutte pour la mort, c’est-à-dire dans et par la négation active de l’être donné comme un Ce-qui-est-comme-lui-sans-être-lui (bref : d’un autre homme), d’un être qui peut ainsi le nier activement lui-même, que c’est seulement la mort révélée dans et par cette lutte négatrice qui a la valeur humaine ou - plus exactement - humanisante que lui attribue Heidegger. C’est ainsi que chez Heidegger l’autre homme n’intervient que comme un Mit-dasein ou même simplement un Mit-sein, ce qui peut être compris passivement comme un simple être-ensemble-en-tant-qu’hommes dans la nature spatiale transformée en Welt, en monde-univers humain, social, historique, par la seule co-présence de plusieurs Befindlichkeiten. Chez Hegel, par contre, l’autre-homme et l’être-ensemble-en-tant-qu’hommes ne se constituent que dans et par l’interaction négatrice de la lutte pour le annerkennen (p. 39).
[…] Au fond, le Dasein pourrait se constituer en restant dans l’isolement sans entrer en contact avec l’autre-homme : car si on comprend comment et pourquoi l’angoisse heideggerienne de la mort individualise le Dasein, on ne voit pas comment et pourquoi elle pourrait et devrait le socialiser et l’historiser réellement. Or, c’est là sans aucun doute une insuffisance, même dans la description phénoménologique : l’ « essence » homme est déterminée par le Social et par l’Historique non moins que par l’Individuel (p. 40).  [ extrait de la “Note sur Hegel et Heidegger” (1936), compte rendu  d’un ouvrage oublié d’Alfred Delp. In Rue Descartes, n°7, Logique de l’éthique, Paris, Albin Michel, « collège international de philosophie », 1993, p. 29-46]

 
Ainsi, l’exposition au risque de mort, qui signe la première rencontre avec l’autre-homme, le devenant-homme, si elle ne débouche pas sur la mort effective de l’un des protagonistes de cette lutte pour la reconnaissance, commande structurellement la dépendance de l’un à l’autre :

 
« Par des actes de liberté irréductibles, voire imprévisibles ou « indéductibles », ils doivent se constituer en tant qu’inégaux dans et par cette lutte même. L’un, sans y être aucunement « prédestiné », doit avoir peur de l’autre, doit céder à l’autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction de son désir de « reconnaissance ». Il doit abandonner son désir et satisfaire le désir de l’autre : il doit le « reconnaître » sans être « reconnu » par lui. Or, le « reconnaître » ainsi, c’est le « reconnaître » comme son Maître et se reconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du Maître.
Autrement dit, à son état naissant, l’homme n’est jamais homme tout court. Il est toujours, nécessairement et essentiellement, soit Maître, soit Esclave. Si la réalité humaine ne peut s’engendrer qu’en tant que sociale, la société n’est humaine - du moins à son origine - qu’à condition d’impliquer un élément de maîtrise et un élément de servitude, des existences « autonomes » et des existences " dépendantes ". Et c’est pourquoi parler de l’origine de la Conscience de soi, c’est nécessairement parler de " l’autonomie et de la dépendance de la conscience de soi ", de la Maîtrise et de la Servitude. » (ILH, p.15)

 
Le désir anthropogène se distribue donc originairement selon une asymétrie, un déséquilibre fragile lourd du renversement des positions. D’une part, la souveraineté du maître, qui a certes imposé la satisfaction de son désir de reconnaissance, mais qui ne peut désormais vivre que dans la jouissance oisive que lui procure sa situation : à nouveau consommer, désormais occupé de son seul besoin, et se mouvant dans un monde dénaturalisé bâti pour son plaisir par les soins de l’esclave qui travaille pour lui. De l’autre, l’esclave, travaillant, dans l’angoisse de la mort suscitée par ce maître tout puissant dont il a reconnu la négativité redoutable. Mais ce travail, précisément, s’il est immédiatement servitude, est médiatement libérateur. Le désir de l’esclave, en effet, va s’accomplir dans le travail forcé, dans la mesure où ce dernier l’oblige à sublimer son instinct en le refoulant : il diffère la destruction/assimilation de la chose en la transformant, en la préparant pour la consommation. Dans le travail forcé, qui insère la temporalité du projet dans la matière inerte, l’esclave se transforme en formant un monde, par la main devenue outil configurateur d’artéfacts. Ce qui signe l’avènement du règne exponentiel des objets techniques :

 
« C’est [donc] le Travail humain qui temporalise le Monde naturel spatial [...], qui engendre le Concept qui existe dans le Monde naturel tout en étant autre chose que ce monde, [...] qui transforme le Monde purement naturel en un monde technique habité par l’homme, c’est-à-dire en un Monde historique. » (ILH, p.377)
[…] « Le maître est [donc] le catalyseur du processus historique, anthropogène. Lui-même ne participe pas activement à ce processus ; mais sans lui, sans sa présence, ce processus ne serait pas possible. Car si l’histoire de l’homme est l’histoire de son travail et si ce travail n’est historique, social, humain qu’à condition de s’effectuer contre l’instinct ou l’intérêt immédiat du travailleur, le travail doit s’effectuer au service d’un autre, et il doit être un travail forcé, stimulé par l’angoisse de la mort. » (ILH, p.30) […] L’homme n’atteint son autonomie véritable, sa liberté authentique, qu’après avoir passé par la servitude, qu’après avoir surmonté l’angoisse de la mort par le travail effectué au service d’un autre (qui pour lui, incarne cette angoisse). Le travail libérateur est donc nécessairement, au prime abord, le travail forcé d’un Esclave qui sert un Maître tout puissant. » (ILH, p.32).

 

5.  Esquisse d’une Paléo-anthropologie « kojévienne »

 
A partir d’ici, je voudrais basculer vers la pensée de Nicolas Abraham. Dans une étude atypique de 1972, intitulée «L’enfant majuscule et l’unité duelle. Pour introduire l’instinct filial (présentation d’Imre Herman) », reprise dans le volume L’Ecorce et le noyau (Champ/Flammarion), cet auteur, formé à l’école hongroise du psychanalyste Ferenczi, et lecteur assidu de Husserl et Heidegger, œuvre dans les parages de la psychanalyse et de la phénoménologie. Il esquisse, dans une langue extraordinaire qui donne à « voir », et où s’interpénètrent divers modèles, de l’analytique freudienne de la « horde primitive » à la paléontologie, en passant par la poétique et l’anthropologie structurale, une description audacieuse du passage du primate hominidé à l’homme. cum grano salis,  nous y retrouvons, transposés, éclairés, traduits, tous les éléments qui organisent plastiquement la théorie kojévienne du désir anthropogène et de la dialectique de la reconnaissance.
De quoi est-il question dans ce texte étonnant ? De thèmes apparemment fort insolites, portés par une imagination faussement débridée : la perte mélancoligène des poils protecteurs de la marâtre guenon et de son singeon ; l’« archi-traumatisme » d’un décramponnement, qui a eu lieu trop tôt, du singeon devenu peau nue, sans défense ; des yeux luisants du chef de la horde, qui font « honte » au besoin/instinct de cramponnement ; par voie de conséquence, de la Honte comme affect anthropogène fondamental, et, enfin, du « cramponnement » transitionnel par la main nue, « vide et avide » devenue outil configurateur d’artéfacts, contrainte à substituer à la matrice perdue des mondes virtuels qui en seraient le prolongement symbolique. De quoi se « poiler », en effet. Dans la transposition scénique qui va suivre, aux origines du « monde », nous dirons que le rôle du Maître est tenu par le Patriarche de la horde au regard brûlant qui fait honte, le rôle de l’esclave est tenu par le singeon décramponne « trop tôt », fils de l’Homme qui serait comme pré-maturé, et le rôle de la Nature tenu par le binôme fusionnel mère-enfant dissout trop tôt, et donc mélancoligène. Autant, à ce stade, laisser parler le texte lui-même :

 
            « Pour le moment apprenons à regarder ; hordes primitives, pithécanthropes, singeons pendus sur guenons, guenons pendues sur les branches, yeux luisants de fauves, regards brûlants de chefs, la forêt, la forêt, la bonne forêt originaire, puis, soudain, les cataclysmes, froid glaciaire, incendie, enfants dépendus de leur mère, mère dépendue de l’arbre, du feu, du feu, du feu partout, un feu qui " jette le froid ", un feu qui réchauffe aussi, oui, mais à quel prix, au prix de devenir torche soi-même, torche brûlant de honte, des rouges feux de la honte, de la foudre ignée du regard qui fait honte, du regard qui, tel le feu, décramponne l’enfant de la mère, décramponne la mère de l’enfant, de l’enfant devenu son arbre… La mère et l’enfant ! Depuis toujours ! Leur indissoluble unité ! Dissoute pourtant, dissoute trop tôt, voilà de quoi nous sommes souvenir, souvenir agi, souvenir agissant : voilà notre instinct d’homme le plus primitif, notre instinct filial, toujours frustré, toujours à l’œuvre ! » (EN, p. 338).

 
Il est question ici d’une catastrophe indéductible, inopinée, dont nul ne songe, dit Abraham, à fixer la date et le lieu. D’une fracture entre l’hominien et la forêt originaire, d’un arrachement qui a eu lieu trop tôt. Et c’est cela le dualisme temporel ou dialectique de Kojève : la Nature est première. Originairement, le monde, c’est la Nature, il n’y a que le Bios, incluant dans son homogénéité un vivant parmi les vivants, celui qui s’en arrache pour la nommer, c’est-à-dire la désigner comme toujours-déjà perdue. « Chosifier » le Néant, ça ne veut rien dire, mais « néantiser » la Chose, au sens le plus littéral, ça veut dire quelque chose.
 Il n’y a de dualisme, dit Kojève dans sa lettre  à Tran-Duc-Thao (1949) – qui l’accuse de travestir le monisme hégélien de l’Esprit ou de la Substance, que parce que l’Homme ne peut être « déduit » de la Nature, la coupure ayant lieu par un acte de liberté créatrice… quoique « contraignante » (Cf Sartre : « l’homme est condamné à être libre »). Le désir, le concept, le temps historique sont, pour Kojève, l’Aufhebung de la Chose, « le meurtre de la chose », tout à la fois sa « suppression », sa « conservation » et son « dépassement » ou « sublimation ». Pour Kojève, il n’y a pas, comme c’est le cas chez Hegel, une Aufhebung du Temps, qui nous ferait sortir de la « clôture de la représentation » humaine, et conquérir, boucler le cercle spéculatif Réel-Concept. Le Temps est lui-même l’Aufhebung. Le cercle spéculatif est brisé, par l’inadéquation originaire du Concept et de la Chose. Et si la temporalité ne cesse de faire fuir le Désir, alias le dasein, au devant de lui-même, alors l’identification kojévienne du Concept au Temps ne cesse de faire fuir le Concept au devant de lui-même.
Jean Hyppolite, autre lecteur de Hegel marqué par l’anthropologisme de Kojève, suggérait à Lacan que la Verneinung freudienne, terme désignant la dé-négation, moteur du refoulement, pouvait être traduite par le concept hégélien de l’Aufhebung. Soit le Désir et son Concept comme Verneinung de la Chose, refoulement actif, travail, souvenir agi et agissant de la Chose perdue trop tôt. Le Langage est hanté par le spectre de la Chose, il est la trace de la Chose absente. La Chose est, selon l’expression de Jean-François Lyotard, un oublié inoubliable. Est par là soulignée la dimension de « refoulement originaire » qui précéderait même la question de l’Etre, laquelle consiste pourtant à se rappeler de ce qui a été « oublié ».
Le motif qui resterait impensé pour Lyotard chez Heidegger (Cf Heidegger et les juifs, Paris, Galilée, 1988), c’est que la question de l’Etre – cet « impensé » qui n’est rien d’Etant -, question dont le « retour », mâtiné d’oubli déjà (puisque l’Ab-Grund imprononçable qu’est l’Etre échappe toujours à la re-présentativité du signe) est circonscrit au Logos des Grecs, renvoie pourtant à un « refoulé », un « oublié » plus originaires encore : la Chose inarticulée, innommable, même pour la langue de l’Etre, et qui hante le langage, lequel en serait la Verneinung. La Chose irreprésentable, inhumaine, surgie du fond des âges, dont Lovecraft parlait, au moment où naissait par ailleurs la psychanalyse freudienne : Chose tapie dans l’ombre d’un Livre (le Necronomicon – « livre des morts ») qui enclôt un secret « terrifiant » : l’existence des « grands ancêtres » extra-terrestres, sorte d’archi-patriarches et d’archi-marâtres inhumains ayant précédé l’humanisation de l’homme, et pourtant leur origine insue, cachée, du côté de la Chose monstrueuse. 

Il faudrait, pour apprécier toute la densité anthropo-philosophique de cette thématique, revenir par le menu à l’analyse lacanienne de la terreur : la terreur arrive avec la « monstration » de ce qui est par définition in-montrable, irreprésentable – la Chose elle-même, « toute nue », soudain débarrassée des oripeaux du langage qui toujours re-présente, s’en arrache pour la nommer (puisque la Chose, le Vivant, la Nature ne disent pas eux-même « Chose », « Vivant », « Nature », ils ne se révèlent que dans et pas l’écart qui le pose comme tels, en fait un « abstract »).
Le cauchemar est par excellence l’expérience-limite du « retour du refoulé » qu’est la Chose. La terreur éclate quand la chose elle-même, l’irreprésentable même, soudain vient envahir, boucher, obstruer le champ de la représentation, soit encore occuper, dit Lacan, la « place » du Désir, laquelle doit rester vide, « manquer » de l’objet pour qu’il y ait jeu du désir, justement. Ce reflux vers la chose-même est donc intenable pour la conscience, il se signale comme la réactivation d’une peur archaïque d’abouchement à l’inhumain, d’engloutissement autiste dans la matrice.

 
J’insisterai sur cette dimension indéductible du « trop tôt ».
Si le singeon hominidé a été dépendu trop tôt de la mère guenon, c’est à la faveur d’un arrachement forcé qui a lieu en un temps dysharmonique, désaccordé du continuum homogène mère-enfant, avant terme, disjoint ou « out of joint » (pour reprendre cette formule de Shakespeare sur laquelle Derrida, comme Deleuze, se sont souvent penchés).
Cet arrachement fut d’autant plus traumatisant pour le singeon qu’il signifie pour lui de se séparer avant l’heure, rompant avec la loi de son instinct et le forçant à refouler, sublimer cet instinct, du chaud pelage protecteur. Non pas donc « en temps et en heure », cad conformément au cycle naturel, lorsqu’il serait enfin apte à assurer lui-même par sa conformation sa survie dans la nature inhospitalière et sauvage.
Le décramponnement a donc eu lieu dans un « trop tôt » qui est aussi bien un « trop tard » par rapport à la loi de l’instinct (l’instinct arrive trop tard, inadapté, inadéquat, en retard par rapport au décramponnement prématuré), à la faveur d’une catastrophe quelconque, ponctuelle (géologique, un glissement de terrain, un incendie ? Qu’importe puisqu’il fallut que cela soit indéductiblement désaccordé ou disjoint du temps biologique).
Et c’est en ce temps disjoint, lourd de l’historicité de l’à-venir indéterminé, que les yeux autoritaires du Chef (qui habituellement commandent, selon leur fonction interdictive, de renoncer à la consommation fusionnelle de la marâtre – source de la jouissance souveraine du patriarche) brillent d’un éclat d’autant plus douloureux, font d’autant plus honte à l’instinct de cramponnement.
Trauma d’une Loi « dénaturante », qui force la séparation au moment où l’enfant était encore naturellement tenu sous la dépendance cyclique de la fourrure maternelle sécurisante. D’où la réponse traumatique du corps : la perte prématurée des poils, symptôme témoignant de cette asymétrie, faisant du singeon une peau nue, fragile, inapte, elle-même source d’une « surprise » traumatique et  mélancoligène pour l’entourage. Un moi-peau qui n’est ni dedans, ni dehors, mais qui est au milieu, dirait Beckett, fine cloison indécise :

 
« C'est peut-être ça que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c'est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, et c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne de l'autre c'est le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre [...] » (L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 159)

 
Ainsi avons-nous identifié, dans cette description, l’enjeu violent de l’affrontement anthropogène entre le « maître » et « l’esclave », autant que leur interdépendance dynamique. Ce moi-peau, désaccordé à la nature, sera contraint de refouler activement son instinct, par le travail de la main « vide et avide » constituant un monde technique, substituant au donné-chose, qui ne cesse de le hanter comme un instinct trop tôt contrarié, un donné-monde-concept « transitionnel » qui le prolonge dans le « trop tard » du mot, de l’action transformatrice, de la conceptualisation. L’Homme abrahamien est un « décramponné à crampons », un décramponné qui cramponne :

 
« Oui, sans « les - yeux - luisants - qui - ont - décramponné - l’enfant - de - la - mère - trop - tôt », nous en serions encore à la poétique simienne du sécurisant pelage maternel. N’eût-elle été muée en nostalgie sans espoir, pour ne plus survivre qu’en un réflexe néo-natal et dans l’agilité de nos doigts éternellement affamés, éternellement en action. » (EN, p. 337)
[…] « Aussi bien dis-je : la mère perdue est la mère de tout. […] Et si de tout cela nous avons en partage un tant soi peu, de mère pelue point besoin n’avons, quel qu’eût été l’ardeur de nos vœux pour son pelage, d’ailleurs inexistant… Mère glabre de soi-même, voilà ce que c’est qu’être un humain. Et c’est combien triste, triste à en mourir… de rire. » (EN, p. 338)
[…] « Qu’est-ce qui a bien pu forcer notre mère primordiale à perdre ces longs poils touffus, cet organe passif de l’instinct ? Il fallait sans doute qu’elle eût été elle-même un bébé décramponné et, de plus, qu’elle eût fait une identification mélancolique à " pas-de-poils-pour-bébé ". Alors, tout comme elle-même avait été laissée choir, elle fit tomber toute sa pilosité, faisant ainsi de sa peau devenue sans poils un premier avertissement de ce que la réalité existe, c’est-à-dire, qu’elle est, précisément, ce qui n’est pas, ce qui manque à l’instinct […] » (EN, p. 339)
[…] Mais on sait que l'instinct, si malmené soit-il, réclame son droit. Aussi la main de notre ancêtre, sa main vide, sa main avide, saisissait-elle tout, pierres, lianes, ossements - les saisissait, les rejetait, les reprenait, les triturait, jusqu'à tant et si bien que tous ces substituts de la mère guenon fussent devenus des outils idoines et intelligents, prestes à fabriquer toutes sortes de mères: mère nourriture, mère-chaleur, mère-protection. Et toute la mère-civilisation n'est-elle pas faite de cette " réalité " de manque, transformée en illusion de cramponnement. » (Ibidem)

 
Peut-on plus adéquatement traduire l’émergence de la culture, de l’ordre symbolique, comme Aufhebung-Verneinung de la Chose ? Je ne cède en rien, disais-je tout à l’heure, sur le paradoxe, à assumer, de la temporalité ou de la finitude originaires du désir et du discours humains, que désigne le « dualisme dialectique/temporel » de Kojève : la coupure a lieu, elle manifeste une inadéquation, une inadaptation, elle passe par le corps-même, elle s’inscrit en lui à titre de symptôme.
Et si l’instinct « continue à réclamer ses droits », comme le dit N. Abraham, dans la négativité-négatrice de la technique, c’est que le Monde humain qui en résulte est aussi le souvenir agi et agissant, le refoulement actif de la chose perdue, dans un traumatisme  « originaire » qu’il ne peut se remémorer, par définition, qu’après-coup. C’est pourquoi, invoquant l’archi-catastrophe anthropogène d’une rupture indéductible entre le « besoin » et le « désir », nous pouvons songer aux formules de Mallarmé : « crise immémoriale », « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », « dont nul ne songe à fixer la date et le lieu ».

 

 
6. Pistes pour conclure

 

 
Nous ne pourrons ici qu’effleurer, en guise de conclusion, la thématique insolite, quasi mallarméenne, du Livre chez Kojève, Vie portée au dessus d’elle-même, règne de la Chose absentée, Vie érigée au rang du concept, dont il faut se re-souvenir l’ex-plicitation dans le « Livre » hégélien, pour saisir que l’Histoire finit comme la réitération infinie d’un adieu à l’ « Etat de Nature ».
L’Histoire selon Kojève, c’est le temps que prend l’Homme pour ex-pliciter - par le discours, le désir et la négativité-active du travail dont l’enjeu est la reconnaissance de l’humanité comme « autre chose qu’une chose » - la différence implicite, insue, refoulée, entre le sens et l’essence, le mot et la chose.
L’Histoire, c’est donc le temps que met l’Homme pour se comprendre comme temporalité ou finitude radicales. La tâche du discours-désir humain, né de l’inadéquation fondamentale aux choses, est de se rendre adéquat à lui-même, de se comprendre comme Aufhebung et Verneinung, « trou dans l’être » aboutissant - en s’explicitant par le concept - à la constitution d’un Monde humain dénaturalisé. L’« Etat universel et homogène » est l’avènement toujours remis à plus tard, parce que potentiellement toujours déjà promis et à repenser, d’un simulacre généralisé, d’une « fiction narrative » qui serait la substitution à la Nature originaire perdue de l’Etat conventionnel, où se joue la relation des hommes avec la totalité inconditionnée de ce qui est accessible à un savoir et une expérience finis, nés de l’écart aux choses et se nourrissant de cet écart.
La Fin de l’Histoire, c’est l’avènement d’un Absolu fini, une absolutisation du fini (ou finitisation de l’absolu) dans un Livre-Monde, « erreur par elle-même corrigée » (cf. la thématique de la Vérité évoquée supra)  : tous membres de la « communauté du livre » (Blanchot) advenue, et toujours à apprendre, à remémorer, à réactiver, pour lutter contre l’engloutissement autiste, régressif et fusionnel dans la Chose. Etant l’oublié-inoubliable dont le refoulement actif a permis l’archi-texte, la consécration de l’être-parlant, la Chose est toujours là, derrière, travaillant dans l’articulation du langage, se rappelant sans cesse au langage, à la fondation symbolique de l’humain comme tel, comme l’inarticulé au cœur de l’articulé, le cri inchoatif mugissant derrière la parole, sa limite, son bord, son « pli » externe.
Ainsi, mettre à jour, comme nous avons tenté de le faire ici, sur les bases du « dualisme temporel » anthropo-logique, en quoi consiste l’humanité de l’Homme, l’humain dans l’homme, nous reconduit inévitable au ressouvenir que l’humain dans l’homme ne peut se comprendre que dans son intrication fondamentale avec l’inhumain dans l’homme. L’humain, né de l’arrachement actif et mélancoligène de la Chose toujours-déjà supprimée, conservée, dépassée et sublimée, se rapporte essentiellement et constitutivement, en tant que négation, néant d’être, « conscience portée sur un être/en soi qui n’est pas elle » (Sartre), à l’extériorité inassimilable de l’inhumanité massive de la Chose.
L’être hante le néant, et le néant hante l’être. Tout comme l’image dans le miroir n’est pas la chose même, mais la trace irréelle de la chose réelle, en soi, externe au miroir. L’image révèle la chose en la réfléchissant, la désignant ainsi comme perdue, se désignant comme inadéquate à elle en tant que « trace signifiante » élaborée par l’aliénation constitutive de la conscience. "L’inhumain" dans l’homme, son excès (ce qui l'excède autant que ce qu'il excède), est donc ce que son humanité ne cesse de désigner, ce dont son humanité rend compte, en se comprenant comme négation de l’être et dans l’être. "Le propre de l'homme", c'est d'être toujours en retard sur lui-même. Il est lui-même l'excédant: c'est en témoignant de cette ex-propriation radicale qu'il s'institue "en tant qu'homme".
Le Savoir Absolu de Hegel est compromis à la base, violenté, puisqu’est brisé le cercle spéculatif moniste de l’auto-mouvement de l’Esprit enfin rendu identique à soi comme totalité-mouvement absolue. Le « Savoir absolu » kojévien est un « se-savoir mortel ».

 Ces questions sont reprises, approfondies et envisagées sous d'autres angles dans le texte  retravaillé d'une communication du 19 mars 2007 (prononcée dans le cadre de la Journée d’études sur Maurice Blanchot de l'Université Paris 7) Du Livre et de la Mort chez Kojève et Blanchot




[1] Cf aussi cette remarque importante qui transpose en la radicalisant la « temporalisation des trois ex-stases originaires du temps » décrite par Heidegger dans SZ : « Si la vie est un phénomène temporel, le temps biologique a certainement une autre structure que le Temps historique ou humain ; toute la question est de savoir comment ces deux temps coexistent ; et ils coexistent probablement avec un Temps cosmique ou physique, qui diffère des deux par sa structure. […] Il se peut que le Temps où prime le Présent soit le temps cosmique ou physique, tandis que le Temps biologique serait caractérisé par le primat du Passé. Il semble bien que l’objet physique ou cosmique ne soit qu’une simple présence (Gegenwart), tandis que le phénomène biologique fondamental est probablement la mémoire au sens large, et que le phénomène spécifiquement humain est sans aucun doute le Projet. » (ILH, p. 366-367, notes).

Cf aussi p. 376, qui résume bien la position « dualiste » de Kojève par rapport à Hegel sur la question de l’inadéquation originaire relevée infra (p. 5) : « L’homme est l’acte de détacher le concept de l’être. Il le fait par la négativité-négatrice. […] C’est ici qu’intervient l’avenir (le pro-jet). Ce détachement équivaut à une inadéquation (sens profond de errare humanum est). […] Pour l’Homme, l’adéquation de l’Etre et du Concept est donc un processus (Bewegung) et la vérité (Wahrheit) est un résultat ».

[2] Pour René Girard, qui tente à partir de ce schème du « désir mimétique » d’élaborer une anthropologie radicale d’inspiration à la fois psychanalytique et chrétienne, seul un modèle de type chrétien fondé sur le pardon et l’amour comme don peuvent esquisser un dépassement de la dialectique de la reconnaissance fondée sur la captation imaginaire. D’une certaine façon, « seul un christ peut nous sauver ». Le geste christique de la joue tendue peut être en effet relu dans la perspective que nous étudions ici : l'homme est donc un miroir pour l'homme ; la violence est l'expression d'une peur non assumée, et si je réponds à une violence par une violence égale, bien sûr l'autre verra en moi le reflet de sa peur, et tentera de fuir cette peur en me frappant plus encore. Par contre, si je tends l'autre joue, l'autre se trouve soudain face à un autre miroir: J’interromps le cycle de la peur. Je lui fais face, dans un geste qui l'oblige à avoir le courage d'affronter sa peur.

Sauf si l'autre est "fou", il ressent cette "interruption" de la spirale violente comme une "révélation" de sa violence, il éprouve la honte de cette violence comme réponse inadéquate à la peur. Et il s'en trouve pacifié à l'intérieur de lui-même. Sa violence et sa peur s'évanouissent en lui, car se voyant pardonné, il se pardonne à lui-même.