Dans Les petites fugues (à mon sens le plus beau film suisse), se joue une série d'expériences qui me le rendent proche du Maine Océan de Jacques Rozier (un des plus beaux films français, toujours à mon sens - voir là).
[je rapatrie laborieusement un vieux texte, plein de trous, fruit d'un échange sur un forum - enfin, une de ces choses qui sont passées dans le trou noir, l'obscur trou noir, le trou noir mugissant dans lequel nombre d'entre nous avons basculés corps et biens, à l'insu de notre plein gré, nous qui appartenions au "monde d'avant" (un monde où l'imaginaire, la pensée, l'écriture, la musique, le cinéma, ça eût du sens. Ooh je sais: "ok boomer", vieux soçdem à la con qui refuse de mourir, qui s'accroche nonosbstant à son covid et en dépit de "ent". Mais laissons cette question énigmatique et lancinante pour des agapes imminentes. Teasing.)]
Dans ces deux films, assez proches dans
leur traitement des durées, de l'errance géographique, on a affaire à des personnages qui sortent
de leur "définition", liée au monde économique: une sorte de dérive,
ou ligne de fuite (spatiale autant que définitionnelle) les
emmène dans le champ de l'esthétique (au sens kantien: finalité sans
fin, plaisir désintéressé, universel sans concept - avec découverte associée du possible "partage du monde sensible").
Je ne vois pas pour ma part le
mouvement que le valet de ferme Pipe opère dans les termes d'une "transgression", d'une contestation d'un ordre établi (selon l'antienne sémiotique des admirateurs de mai 68 dont je ne fais pas partie - ça aussi, on en reparlera. Ou pas). Mais plutôt dans les termes d'un passage : passage d'un état dans un autre, un "devenir" dirait Deleuze..
Tout est dans le passage, dans le "entre".
Le devenir n'étant pas un processus d'identification, où l'on partirait d'un
état x ou arriver à un état y, mais celui d'être entrainé à (ou sur) la
frontière, à (ou sur) la limite, de chacun des états ou des territoires avoisinés.
Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit bien, littéralement, de fugues et surtout de petites fugues: deux types de "travailleurs", le valet de ferme Pipe, les
deux contrôleurs de la SNCF, se désintéressent
de leur boulot, pour entrer dans un temps autre, un temps secondaire qui
devient imperceptiblement leur temps primordial: celui de la vacance, vacation, vacuité, temps de la musardise, de la rêverie poétique...
Ils
prennent la "clé des champs", se rêvent et se vivent autrement.
Musicien (le roi de la salsa) pour Ménès, et pour Pipe, selon deux régimes
successifs: motocyliste (cad en déplacement dans l'espace,
voyageur), ensuite photographe (condamné à une stase physique qui devient contemplation créatrice).
Il y a donc dans ces 2 films singuliers l'expérience à la fois d'une perte et d'un changement de
nature, rôle, fonction, qui se manifeste par une indétermination de plus en plus grande des repères et des rôles
sociaux préexistants, indétermination qui plane également sur les
compétences ou vocations nouvelles qui semblent redéfinir et transformer les uns et les autres. Ménès devient-il chanteur ou danseur, Pipe devient-il voyageur ou photographe? Ou bien ce ne sont là que des stances au milieu d'un changement qui continue son cours toujours plus indistinct, insaisissable, sur la ligne d'un horizon toujours plus imperceptible? C'est qu'on les sent susceptibles de se
penser, de s'envisager et de se vivre autrement, même s'ils revenaient - mais on n'en sait rien - à leur fonction première. Parce qu'ils ont été traversés par
l'expérience inoubliable d'un changement, d'un passage. Un devenir, donc: il ne s'agit pas
de devenir ceci ou cela, mais d'expérimenter une zone indiscernable entre les états fixes.
Ainsi Pipe ne devient pas motocycliste ni photographe, mais fait l'expérience d'un passage entre son état "x" et
des états "y" et "z".
A la frontière entre ces mondes: il croise le monde des motards (qui font du rallye-cross), mais ne
devient pas l'un d'eux. Il offre une pomme au vainqueur (moment
magnifique). Il se croit intéressé par l'exploration des sommets, des
hauteurs: le voyage en hélicoptère au dessus du mont Cervin. Mais ce
voyage le déçoit ("c'est qu'un tas de cailloux", répond-il au pilote de l'hélico). Dans la mesure même, semble-t-il, où ce n'est pas ça
qui l'intéresse vraiment, le sommet ou la hauteur comme territoire fixe à
conquérir. Ce qui le meut, le véhicule, c'est le passage à la frontière, à ce qui dans sa perception représentait une frontière, une limite, inatteignables.
Il s'adonne ensuite à la photographie. Non pour fixer ou conserver les
choses de son environnement, mais là aussi comme expérience de la transformation, vivement intéressé par le passage entre l'objet et sa représentation
photographique, fasciné par l'apparition du photogramme sur le polaroïd: le devenir-figure, paysage, d'une tache informe. Il est condamné à l'immobilité (après la phase "moto"), mais il fait de ce nouvel état statique une ressource, l'occasion d'un nouveau champ d'expérience qui lui permet de déjouer cette
stase pour continuer à éprouver, sous une modalité nouvelle, le passage, le changement, la
métamorphose.
Pipe et son périple suggèrent ainsi le contraire d'un Icare, de la chute d'une illusion, envol raté, retour à la gravité, stase, impuissance, échec: il ne se brûle pas les ailes à force de trop vouloir s'élever vers les
sommets inaccessibles, c'est pas son truc, son processus. Son
processus, c'est un déplacement perpétuel hors de l'état où il est fixé à un moment y, puis x, etc. ]
Dans Maine Océan, les pêcheurs restent des pêcheurs: certes, mais c'est pas la question. Le monde de la pêche est juste la toile
de fond du récit. Et dans l'économie de ce récit, le pêcheur Marcel
Petigas, parce qu'il se trouve à un moment précis (au tribunal)
court-circuité entre différentes strates sociales, univers hétérogènes
qui vont se télescoper, va être l'élément déclencheur du processus des
rencontres, de dérive ou de fugue, ou de "déterritorialisation" des
autres (son projet fou de leur faire faire à tous "un petit tour en mer" à la finalité aussi menaçante qu'imprécise),
et principalement chez le personnage principal qui était de base le plus territorialisé (Ménès).
J'aime à dire que ce sont là deux films ranciériens, sans aucun esprit mécanique de démonstration: je ne dis pas qu'ils illustrent la pensée ranciérienne de l'émancipation et de
l'égalité ("illustrer", des idées, ou des sentiments, ou que sais-je encore: le degré zéro de l'art mais en ces temps où l'art jouxte la puissance du zéro c'est peut-être son sommet, je sais pô, et je m'en fiche). Je dis juste qu'on y ressent bien des choses qui font penser à ce que Rancière essaie de penser quand il parle de "partage du
sensible", de déplacement, ou mieux, désassignation, de l'identité sociale à travers un mouvement à la fois
esthétique et politique (et que je
relie ici, comme je le fais partout ailleurs, car ça me semble aller de soi, à la pensée de Deleuze sur
le Désir, le devenir, etc)... (11/07/2013).
2 commentaires:
Content de te relire Jerzy et tant pis si ce sont des textes anciens, en attendant de nouveaux. ex-gertrud04
Vous n'avez pas l'air autant en forme qu'avant... :-(
Françoise
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