Nous avons ici un vrai film de Cador. Du genre à embrasser, que dis-je, rouler à chaque
minute des patins gros comme des baraques à frites à peu près à tous les schémas
préformatés, du plus guimauve au plus démago, du cinéma dit hollywoodien.
L'argument, déjà: il ne suffit pas de
"machiner" un prétexte rebattu dans le beurre jusqu'à la nausée: à
savoir le dispositif de la "mise en abyme" du "spectacle",
avec force name-dropping et vannes de bastringue qui font de l'œil à la
"profession" tout en ayant l'air de l'égratigner férocement avec des
attaques terribles du genre: "dans le monde du spectacle, les gens sont
arrogants, superficiels, narcissiques, vides", et surtout "considérant
le vaste cosmos, l'homme est plus petit que monsieur perrichon devant la mer de
glace".
Non, ce n'est pas suffisant.
Il faut encore proposer, pour enclencher l'inévitable l'arc
pavlovien stimulus-réponse, un bidule du genre: on dirait qu'un acteur de
cinéma qui était icône populaire dans Batman, joue le rôle d'un acteur
qui était icône populaire dans Birdman (la beauté du clin d'œil est dans
sa simplicité ingénue, si je puis dire).
Le procédé a été vu 1.500 fois, mais passons. Faut
s'attarder ici sur l'inexistence à tous les niveaux du moindre des personnages
de cette sitcom "formellement ambitieuse". Y en a pas un, pas une,
qui soient dotés de la moindre substance "humaine", de la moindre
intériorité psychologique ou dramatique. Tous sont des caricatures agies par
des motifs et comportements parfaitement mécaniques, déductibles de la formule
mathématique de leur fatal destin.
Le perso principal,
d'abord: on nous inflige le chantage-à-l'identification imaginaire, qui est
censé produire une plus-value de sympathie. Le truc de l'acteur populaire
(Michael Keaton) mais minoré, et qui tente un comeback: ce que le film se
propose d'offrir dans une subtile anacrouse de laquelle naîtrait, dans l'abyme
d'un va-et-vient magique entre "réel" et "fiction", une
grosse émotion potentiellement lacrymale.
Ici déjà, il importe de s'arrêter sur le choix de Raymond
Carver pour prendre la mesure de la catastrophe: rien ne marche dans cette
"fausse bonne idée", tout est foiré au delà de toute espérance.
Carver représenterait dans l'affaire l'art, la littérature, le théâtre
"authentiques", et ses persos des "anti-héros". Le tout
opposé mécaniquement là encore à l'artifice mensonger du spectacle
cinématographique et théâtral, à la poudre aux yeux, aux
"super-héros"...
Carver, c'est - en simplifiant - le monde des "petites
gens", obscures, invisibles: les oubliés de la vie, à côté de la plaque,
de la grande Histoire, etc. Ce qui n'en fait pas l'antithèse en symétrie
inversée des "super-héros". Le croire, le prétendre ou l'imposer,
c'est appauvrir l'univers de Carver et ses personnages en les enfermant
d'emblée dans le désormais cliché de l'opposition
"anti-héros"/"super-héros", soit la grosse alternative
binaire dans laquelle s'est enfermée la plus grosse partie de la production
cinématographique US.
Le monde de carver
ainsi que son écriture sont en outre le contraire absolu de la théâtralité, de
la présence, de l'acting performance. Cette donnée crée une antinomie permanente
avec tout ce qu'on nous montre (du cabotinage de théâtreux ampoulés): ce qui là aussi retire instantanément toute
crédibilité possible au projet, par l'acteur "Riggan Thomson", de
mettre en scène une nouvelle de Carver pour relancer sa carrière (sur le versant "culturel respectable") en cassant son
image ("populo").
On en est à se demander si Carver a été simplement lu trois lignes, au delà du titre-prétexte de sa nouvelle: parlez-moi d'amour.
On en est à se demander si Carver a été simplement lu trois lignes, au delà du titre-prétexte de sa nouvelle: parlez-moi d'amour.
Mais même en n'accordant à cette distorsion à la fois
logique et dramaturgique qu'une portée secondaire, examinons ce perso de
Birdman et essayons de lui trouver une substance humaine minimale qui le
rendrait attachant ou à défaut le ferait un peu "exister". On a rien,
on ne trouve rien. Le mec n'a strictement aucune intériorité, aucune
existence sensible... (Michael Keaton, lui, est chouette, comme dab. Mais il ne peut pas transformer le plomb en or). Du côté de la "vraie vie" (cad le hors-spectacle),
voici sa tragédie personnelle substantielle, qui embrasse à peu près tout son
"être au monde" : un divorce, une fille
post-ado-dark-grunge-criseuse (façon Buffy), pour qui il n'a pas été un père
suffisamment présent et aimant. Parce qu'il pensait trop à sa carrière. C'est
le topo: on barbote dans les enjeux "psycho-mag" de la tragi-comédie
familiale la plus balisée. Avec à la clé : déchéance, bilan, remise en
question, acting-out émotionnels, rédemption, etc.
Truc à ficelles déjà grassement exploité par Inarritu dans
son Babel: le segment japonais sur la relation difficile entre un chef d'entreprise et sa fille sourde muette, sur fond d'habitat high-tech
froid et déshumanisé. Avec tout le drame pré-mâché sur l'incommunicabilité et
la détresse afférentes, la cathartique et mélodramatique mise à nu, sur le fil,
enfin, des cœurs gelés par l'inauthenticité. Le message bouleversant à faire
passer: le confort matériel ne rend pas heureux, les riches sont murés dans la
solitude de leurs affects gelés, on est passé à côté des vraies valeurs,
l'amour, la tendresse, et c'est pourquoi votre fille était muette.
Et ce sont les mêmes ressorts émotionnels balisés pour
chacun des autres personnages, qui n'ont pour seule substance destinale et
sentimentale que d'hystériser le même schéma fermé des oppositions dialectiques
bateau: inauthenticité/authenticité, comédie/réalité, mensonge/vérité,
fiction/vérité, etc.
C'est le triomphe de la Glu.
Nous avons Norton, qui fait l'acteur dont tout le monde dit
qu'il est génial mais qui se révèle, bien entendu, un pauvre type égocentrique
et impuissant: procès convenu là-encore de la duperie du cinéma, que l'on
ressert dans n'importe quel film à prétention "méta" sur le
spectacle.
Nous avons la fille de Keaton, dans la position attendue de
la "jeunesse" qui est encore authentique, pas encore corrompue par
la laideur de ce monde faux, frelaté et insincère. Quoique déjà abîmée, tentée
par le cynisme - mais attention: toujours fragile et en quête de rapports
vraiment vrais, réellement réels. Avec des gens coupés d'eux-mêmes, de la vie
vraie, de leur affects sincères - fragiles eux aussi sous le verni, et qui, et
que... Elle n'existe pas non plus ne serait-ce qu'une nano-seconde: tout ce
qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, dans le film, est inscrit dans le déroulé
prévisible de sa fonction vectorielle: provoquer à plus de sincérité, faire
s'écrouler les barrages, faire céder les digues du faux, tous ces vains écrans
(gloriole, succès, vanité) derrière lesquels on tente si mal de protéger la
putain de vulnérabilité de l'enfant hypersensible et en mal d'amour caché
là-dessous, ad libitum.
La fille donc "recadre" son père dans une scène
assommante de stéréotypie, louchant du côté de la "méthode" et de
l'Actor studio: "mais regarde toi, pour qui tu te prends, tu n'existes pas
dans le vaste cosmos, tu es tout petit, tout le monde se fout de ta gueule,
t'as pas compris, t'es un ringard mais je t'aime quand-même, papa".
Et son autre "arc" déterministe, c'est donc la
position de la rebelle-mais-midinette-quand-même se livrant comme de juste au
petit jeu Action ou Vérité avec
Norton le baratineur impuissant.
Pas la peine non plus de chercher dans la
myriade navrante des autres persos, les "secondaires", le moindre
atome d'existence ou de présence: des pantins qui s'agitent, tous plus ou moins
hystériques, dans une nasse de bavardage sur le dispositif qui les encercle:
le narcissime infantile, mais avec en contrepoint des moments de "détresse
émouvante".
Ah, les vannes clins d'œil: ce name dropping
méchant-mais-pas-trop, signant la connivence léchouilleuse avec le
show-business hollywoodien, lequel adore se voir brocardé
méchamment-mais-pas-trop. Et du côté du spectateur, c'est également censé
flatter, en retour symétrique, à la fois l'identification empathique et le
voyeurisme petit-pied qui consolident la complicité de quelque "fanbase".
A propos de bavardage encore: ça n'arrête pas de
jacter, tout le temps, en sus de la célébration du cabotinage hystérique. On
étouffe vainement dans l'attente de la moindre plage de silence,
d'indétermination, de vide, de suspension des intentions signifiantes. Mais
même dans les rarissimes moments où on espère que ça arrive, on est aussitôt
repris en main, ou plutôt agrippé au pantalon, replongé de force dans c'te glu:
faut encore et encore que ça signifie et sursignifie jusqu'à sifflement de la bouilloire. Pendant que
Keaton va acheter son whisky, on vous inflige dans les marges d'un hors-champ
aux perspectives étranglées un clochard qui hurle dans la rue. Et que
hurle-t-il? Vous l'auriez deviné même s'il s'était tu: LA tirade
shakespearienne sur l'acteur qui s'agite sur la scène comme un idiot, et puis
qu'on n'entend plus, une histoire pleine de bruit et de fureur.
Cerises sur le gâteau, car y en a plusieurs: on vous
entre-larde le tout de bouts de partitions classiques choisis dans le
grand-répertoire-à-émotions-fortes: Pavane pour une infante défunte (cette si belle pièce: pauvre
Ravel! Réduit ici au surlignage mimétique d'un sirop émotionnel frelaté) ouvrant le bal.
Mais ça suffit pas encore! Faut absolument, par dessus cette
nappe sonore tape à l'oreille, placer tout du long un chorus de batterie jazz,
censé donner un je-ne-sais-quoi d'avant-garde new-yorkaise et imprimer
l'illusion d'une pulsation souterraine battant dans le corps du cadavre à
poncifs.
Faudrait encore s'enchanter de la prouesse creuse et tape à
l'oeil d'un faux-vrai plan séquence, ruban phosphorescent vulgos entourant la
mignardise écœurante. Bon, on appellera ça une "prouesse formelle
étourdissante".
Tout ça donc pour narrer la 500ème histoire
du-spectacle-dans-le-spectacle-sur-le-spectacle de la chute suivie de
rédemption du cabot, raté magnifique. A cet égard, Inarritu parvient à se
surpasser. Son cinéma s'est certes signalé dès le début par la facilité
raccoleuse de ses dispositifs narratifs exhibitionnistes, ses contenus
sentimentalo-humanistes à deux balles pour faire pleurer les cadres et leurs
boniches dans les lofts high-tech, sa démagogie compassionnelle honteuse, son
misérabilisme internationaliste bon teint. Mais ici, il passe sans trembler
la surmultipliée.
Je me contenterai, pour tenter de faire saisir cet exploit, de décrire deux scènes - à inscrire en lettres d'or dans le panthéon des représentations les plus audacieusement pubardes de l'existence.
Je me contenterai, pour tenter de faire saisir cet exploit, de décrire deux scènes - à inscrire en lettres d'or dans le panthéon des représentations les plus audacieusement pubardes de l'existence.
- A un moment, Riggan Thomson, poursuivi par son
double-Birdman qui harcèle son "inconscient" (brillante idée
pâte-à-crêpe), hallucine tout autour de lui une séquence blockbuster urbain,
avec explosions, monstre volant, etc. Occasion pour ce double Gemini-cricket
en mode sado-maso d'asséner quelques vérités stupéfiantes qui décoiffent sur
l'aliénation du grand public naïf par les grosses machines décérébrées du
cinéma de divertissement: "tu vois, c'est ça que le public veut ! Le
public il veut rêver, il veut en prendre plein la gueule! Il en veut pas de tes
trucs de branleur intello de merde!".
Ce genre de tirade résume on ne peut mieux le petit système
Triche d'Inarritu : l'art, cette chose fragile et précieuse (représentée ici
par la concaténation de tous les poncifs sur la littérature ou le cinéma
d'auteur comme il les voit: misérabilisme affectif, décheance alcoolique,
tentation du suicide: schémas récurrents de tous ses films), est écrasé par les
grosses machines sans âme, mais Inarritu, lui, va réveiller en nous cet affect
de la vie authentique qui a été anesthésié, refoulé, par l'industrie du
divertissement. So bioutifoule. C'est là qu'on ne peut s'empêcher de se dire que, vraiment, parmi les pubards les plus roués, Innaritu est un des plus cyniques.
- Autre séquence (la plus irrémédiablement ridicule du film? On ne sait que choisir, comme dirait Thérèse) que nombre de spectateurs semblent trouver tout
simplement "sublime".
Évidemment (c'était annoncé avec gros klaxons avertisseurs
à tous les coins de scène), Riggan Thomson aimerait s'élancer, comme dans un
poème de Prévert ou une chanson de Pierre Perret, dans le ciel, pour confondre
son destin avec celui de l'homme-oiseau.
Première tentative, comme Mike Brant: il se jette du haut
d'un gratte-ciel. Mais ça suffit pas, parce qu'il est nécessaire de conclure
sur un truc encore plus émouvant. Après la visite de sa fille dans sa chambre
d'hôpital, il remet ça et cette fois c'est la bonne. Dans un climax émotionnel
qui n'est pas sans imiter (mais ici avec l'odeur de sanisette) les derniers
instants de John Merrick, Birdman se jette donc par la fenêtre.
Et ici notre subtil inarritu des grands jours va conclure sur une "indécision", une sorte de "fin ouverte" si vous voulez - par la grâce d'un cut sec très osé comme on en voit rarement.
Et ici notre subtil inarritu des grands jours va conclure sur une "indécision", une sorte de "fin ouverte" si vous voulez - par la grâce d'un cut sec très osé comme on en voit rarement.
Sa fille revient, constate, paniquée, l'absence
de son père, se rue à la fenêtre, regarde tout en bas et... Là, faut saisir la
puissance du jeu de l'actrice pour saisir à quel point c'est ressenti, relève
lentement la tête. Une sorte de cordage invisible fait se relever ses lèvres en
un sourire bouleversant qui vient nous bramer au cœur... Cette fin est ouverte,
disais-je, cad, entendez bien, susceptible d'être interprétée librement par le
spectateur par elle hanté à jamais. "Bon sang de bonsouère, médite le
spectateur étranglé par l'émotion, cela voudrait-il dire que, par là, une
conversion du regard s'est opérée, en elle, en nous, ce regard aimant et
émerveillé de l'enfance originelle, dans une sorte de relecture du mythe
d'icare dont nous peinons à saisir ici la pertinence?"
Ici, seul le silence
de ce qui ne peut pas se dire aura raison de notre résistance devant cet Oscar
pour longtemps indétrônable de la niaiserie cuculapraloche putassière exposant 2.
3 commentaires:
Hello Jerzy,
Content que tu reprennes du service. Bon retour. Tu as du courage d'avoir regardé cette daube jusqu'au bout. Je suis parti au bout d'une heure. D'ailleurs ça m'a valu une brouille avec mes amis qui m'attendaient à la sortie du cinéma alors que j'étais rentré depuis longtemps chez moi lol.
Que cela ne te t'empêche pas toutefois de nous conseiller les bons films, tes avis sont toujours précieux même quand je ressens parfois les choses différemment (cf. Under the skin).
Gertrud
Bonjour,
Merci pour ces textes !
C'est mort ici wesh ?!
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