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lundi 29 novembre 2021

Les petites fugues (Yves Yersin - 1979)

 


Dans Les petites fugues (à mon sens le plus beau film suisse), se joue une série d'expériences qui me le rendent proche du Maine Océan de Jacques Rozier (un des plus beaux films français, toujours à mon sens - voir ).

[je rapatrie laborieusement un vieux texte, plein de trous, fruit d'un échange sur un forum - enfin, une de ces choses qui sont passées dans le trou noir, l'obscur trou noir, le trou noir mugissant dans lequel nombre d'entre nous avons basculés corps et biens, à l'insu de notre plein gré, nous qui appartenions au "monde d'avant" (un monde où l'imaginaire, la pensée, l'écriture, la musique, le cinéma, ça eût du sens. Ooh je sais: "ok boomer", vieux soçdem à la con qui refuse de mourir, qui s'accroche nonosbstant à son covid et en dépit de "ent". Mais laissons cette question énigmatique et lancinante pour des agapes imminentes. Teasing.)]

Dans ces deux films, assez proches dans leur traitement des durées, de l'errance géographique, on a affaire à des personnages qui sortent de leur "définition", liée au monde économique: une sorte de dérive, ou ligne de fuite (spatiale autant que définitionnelle) les emmène dans le champ de l'esthétique (au sens kantien: finalité sans fin, plaisir désintéressé, universel sans concept - avec découverte associée du possible "partage du monde sensible").
Je ne vois pas pour ma part le mouvement que le valet de ferme Pipe opère dans les termes d'une "transgression", d'une contestation d'un ordre établi (selon l'antienne sémiotique des admirateurs de mai 68 dont je ne fais pas partie - ça aussi, on en reparlera. Ou pas). Mais plutôt dans les termes d'un passage : passage d'un état dans un autre, un "devenir" dirait Deleuze..
Tout est dans le passage, dans le "entre". Le devenir n'étant pas un processus d'identification, où l'on partirait d'un état x ou arriver à un état y, mais celui d'être entrainé à (ou sur) la frontière, à (ou sur) la limite, de chacun des états ou des territoires avoisinés.   

 Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit bien, littéralement, de fugues et surtout de petites fugues: deux types de "travailleurs", le valet de ferme Pipe, les deux contrôleurs de la SNCF, se désintéressent de leur boulot, pour entrer dans un temps autre, un temps secondaire qui devient imperceptiblement leur temps primordial: celui de la vacance, vacation, vacuité, temps de la musardise, de la rêverie poétique...
Ils prennent la "clé des champs", se rêvent et se vivent autrement. Musicien (le roi de la salsa) pour Ménès, et pour Pipe, selon deux régimes successifs: motocyliste (cad en déplacement dans l'espace, voyageur), ensuite photographe (condamné à une stase physique qui devient contemplation créatrice).

 Il y a donc dans ces 2 films singuliers l'expérience à la fois d'une perte et d'un changement de nature, rôle, fonction, qui se manifeste par une indétermination de plus en plus grande des repères et des rôles sociaux préexistants, indétermination qui plane également sur les compétences ou vocations nouvelles qui semblent redéfinir et transformer les uns et les autres. Ménès devient-il chanteur ou danseur, Pipe devient-il voyageur ou photographe? Ou bien ce ne sont là que des stances au milieu d'un changement qui continue son cours toujours plus indistinct, insaisissable, sur la ligne d'un horizon toujours plus imperceptible? C'est qu'on les sent susceptibles de se penser, de s'envisager et de se vivre autrement, même s'ils revenaient - mais on n'en sait rien - à leur fonction première. Parce qu'ils ont été traversés par l'expérience inoubliable d'un changement, d'un passage. Un devenir, donc: il ne s'agit pas de devenir ceci ou cela, mais d'expérimenter une zone indiscernable entre les états fixes.

Ainsi Pipe ne devient pas motocycliste ni photographe, mais fait l'expérience d'un passage entre son état "x" et des états "y" et "z".
A la frontière entre ces mondes: il croise le monde des motards (qui font du rallye-cross), mais ne devient pas l'un d'eux. Il offre une pomme au vainqueur (moment magnifique). Il se croit intéressé par l'exploration des sommets, des hauteurs: le voyage en hélicoptère au dessus du mont Cervin. Mais ce voyage le déçoit ("c'est qu'un tas de cailloux", répond-il au pilote de l'hélico). Dans la mesure même, semble-t-il, où ce n'est pas ça qui l'intéresse vraiment, le sommet ou la hauteur comme territoire fixe à conquérir. Ce qui le meut, le véhicule, c'est le passage à la frontière, à ce qui dans sa perception représentait une frontière, une limite, inatteignables.
Il s'adonne ensuite à la photographie. Non pour fixer ou conserver les choses de son environnement, mais là aussi comme expérience de la transformation, vivement intéressé par le passage entre l'objet et sa représentation photographique, fasciné par l'apparition du photogramme sur le polaroïd: le devenir-figure, paysage, d'une tache informe. Il est condamné à l'immobilité (après la phase "moto"), mais il fait de ce nouvel état statique une ressource, l'occasion d'un nouveau champ d'expérience qui lui permet de déjouer cette stase pour continuer à éprouver, sous une modalité nouvelle, le passage, le changement, la métamorphose.
Pipe et son périple suggèrent ainsi le contraire d'un Icare, de la chute d'une illusion, envol raté, retour à la gravité, stase, impuissance, échec: il ne se brûle pas les ailes à force de trop vouloir s'élever vers les sommets inaccessibles, c'est pas son truc, son processus. Son processus, c'est un déplacement perpétuel hors de l'état où il est fixé à un moment y, puis x, etc. ]


Dans Maine Océan, les pêcheurs restent des pêcheurs: certes, mais c'est pas la question. Le monde de la pêche est juste la toile de fond du récit. Et dans l'économie de ce récit, le pêcheur Marcel Petigas, parce qu'il se trouve à un moment précis (au tribunal) court-circuité entre différentes strates sociales, univers hétérogènes qui vont se télescoper, va être l'élément déclencheur du processus des rencontres, de dérive ou de fugue, ou de "déterritorialisation" des autres (son projet fou de leur faire faire à tous "un petit tour en mer" à la finalité aussi menaçante qu'imprécise), et principalement chez le personnage principal qui était de base le plus territorialisé (Ménès). 

J'aime à dire que ce sont là deux films ranciériens, sans aucun esprit mécanique de démonstration: je ne dis pas qu'ils illustrent la pensée ranciérienne de l'émancipation et de l'égalité ("illustrer", des idées, ou des sentiments, ou que sais-je encore: le degré zéro de l'art mais en ces temps où l'art jouxte la puissance du zéro c'est peut-être son sommet, je sais pô, et je m'en fiche). Je dis juste qu'on y ressent bien des choses qui font penser à ce que Rancière essaie de penser quand il parle de "partage du sensible", de déplacement, ou mieux, désassignation, de l'identité sociale à travers un mouvement à la fois esthétique et politique (et que je relie ici, comme je le fais partout ailleurs, car ça me semble aller de soi, à la pensée de Deleuze sur le Désir, le devenir, etc)... (11/07/2013).


lundi 18 mai 2015

Intervention sur Jacques Rancière trouvée dans une shoutbox

 

(03:52:57) (879094): "après, il est clair pour moi qu'il a raison, et que les belles idées de Rancière gonflent le narcissisme petit-bourgeois qui se trouve à bon compte des raisons de rejeter l'exigence d'établir des hiérarchies dans le sensible" ----> C'est quand même extraordinaire de ne pas comprendre le problème à ce point. Les analyses de rancière sur le "partage du sensible" n'ont strictement aucun rapport avec je ne sais quel "rejet de l'exigence d'établir des hiérarchies dans le sensible". Il s'agit d'un partage, une division du champ social, que duplique tout une série de discours, de grilles d'analyses, lesquels se donnent la charge et le savoir "émancipateurs" de libérer le "peuple" de "l'aliénation", du "consumérisme", de la "passivité moutonnière", etc etc. Le paradoxe fondamental que rancière ne cesse, lui, d'analyser, c'est qu'une grande partie de ces discours, qui se veulent "marxistes" (althusser, debord, bourdieu...)
(03:58:42) (879094): ... sous certains aspects fondamentaux, dupliquent et consacrent ce partage contre lequel ils luttent, en "réifiant" leur objet en une quasi identité de "nature". C'est le problème d'un certain réductionnisme sociologique. Mais pour mieux le comprendre, la position d'un debord, que rancière analyse longuement, est exemplaire d'une reprise réductionniste de l'analyse marxiste de l'aliénation, qui consiste en ceci:
(04:04:55) (879094): L'analyse par debord de ce qu'il est convenu d'appeler le "consumérisme", qui aliène la ou les "masses", repose principiellement sur le postulat d'une division essentielle du champ social: entre les ignorants (le plus grand nombre) et ceux qui savent (quelques uns, une "élite" catégorielle d'intellectuels), qui disposent des outils conceptuels pour expliquer à tous ceux qui seraient "inconscients" des mécanismes de la domination, de l'aliénation, du capitalisme, etc, comment ils peuvent s'en sortir; s'en libérer....
(04:13:05) (879094): Au principe même de son analyse de la "société du spectacle", il y a la réactivation de toute une série de dualismes binaires, actif/passif, conscient/inconscient, sentant/anesthésié, authentique/inauthentique, appartenant à la vision des "dominants": en premier lieu l'antique distinction platonicienne entre un ordre du "sensible" et un ordre de "l'intelligible". Il y a d'un côté les esclaves, prisonniers, dans la caverne, de l'illusion, du faux, des Images - qui sont la réalité inversée, et, de l'autre, le penseur, le savant, le philosophe, se mouvant dans l'intelligible - et qui pense, énonce, pour eux, est chargé, parce qu'il sait ce qu'ils ne savent pas, de leur expliquer la vérité intelligible masquée, cachée par le sensible aliénant....
(04:20:46) (879094): La question de l'esthétique, de ce qu'est le champ esthétique (aesthesis, sensation, plaisir, etc, ET des domaines d'objets - légitmes ou illégitimes, sérieux ou pas sérieux, disposition active de la sensiblité ou disposition passive de la consommation de l'objet -) est de nature politique. Bourdieu le montrait très bien: elle fonde ce fameux "partage", partage qui est produit par un Savoir dominant, qui est ici le Savoir de ce que serait l'Art, savoir théorisé comme Champ, par l'intellectuel: entre le non-art (qui est consommation de produits/marchandises) et l'art (qui est production active d'une valeur).

(04:24:47) (879094): Dans la théorie du champ esthétique d'un Adorno, qui s'ancre dans la pensée de W Benjamin sur la perte radicale, déchéance, chute, de l'Art dans l'âge de la reproduction technique, je vois également, en ce qui me concerne, cette conception essentiellement religieuse, messianique, de la Sacralité de l'Art: qui bien sûr est souillée, avilie, abatardie, par une chute dans le "populaire", ce dont adorno a une sainte horreur.
(04:30:45) (879094): La musique "populaire", qui n'est que bruit décérébrant, produite par des crétins aliénés, infantilisés, et bien sûr les compositeurs qui s'entichent du folklore, du bal musette, du flonflon, des fanfares, du cirque et des tréteaux, le Jazz bien entendu; toutes formes de mélanges et mixtions d'éléments extérieurs, impurs, batards, imitatifs. Ce qu'il nomme aussi le "cosmopolitisme", pour décrire la musique de Gershwin. Bref, des sous-musiques. Au premier chef Stravinsky, un de ceux qui, suivant l'attachement d'A. à Schoenberg, feraient partie des grands responsables de l'impurification de la conception d'une musique absolument pure : "le petit modernsky, qui fait boum-boum sur son petit tambour", comme l'écrivait Schoenberg. Philosophie de la nouvelle musique, manifeste fameux d'Adorno, sans doute le texte le plus violemment réactionnaire écrit sur la musique du XXè siècle, et sous l'égide de la notion de "progrès". Divisé en deux grandes parties dont les titres énoncent bien l'opposition binaire: "Schoenberg et le progrès"/ "Stravinsky et la restauration": tout n'y est dans la seconde (à toutes les pages) que dégradation, dépravation, détérioration, régression, infantilisme, caricature, dénaturation, involution, désensibilisation, décadence, psychotisme, hébéphrénisme, etc. Avec des sections intitulées: "l'orgue de barbarie comme phénomène primitif" (p.151), "le sacre et la sculpture nègre" (p.153), "l'identification avec la collectivité" (p.164), "régression permanente et forme musicale" (p.171), "l'aspect psychotique" (p.174), ... Le concept-clé: entartete Kunst: art dégénéré. **

Il s'en trouve cependant encore pour "démontrer" (moyennant quelques ajustements contorsionnistes) la justesse et la lucidité de sa vision de l'Art, et de sa critique de "l'industrie culturelle" ayant précipité sa décadence. Témoin ce texte parfaitement délirant et hallucinant:
http://www.mythe-imaginaire-societe.fr/?p=465

Schoenberg n'en demandait évidemment pas tant, loin de là. Quant à la musique d'Adorno lui-même, il serait tant qu'on la joue et l'enregistre davantage. On ne le fait pas trop, sans doute pour respecter son désir de pureté. La reproduction technique lui répugnait tant qu'il refusa toute sa vie d'entendre de la musique à la radio ou sur un phono-gramme: perte de l'Objet musical qui ne peut se saisir que dans la Présence pure (supra-sensible), la Phonè première chère à Platon. Même simplement "écouter", il n'aimait pas trop: il préférait lire les partitions. Leur reproduction sonore étant déjà du côté de la Chute, une pollution, une dégradation par le bruit de la mimesis, une greffe parasitaire salissant l'expérience intérieure de l'Idée pure. Tellement pure qu'Adorno élabora le concept de "musique informelle": pour viser un "athématisme radical" purifiant plus encore l'atonalité radicale (d'ores et déjà altérée par le dodécaphonisme).
Sa quête honorable fut ainsi celle d'une musique toujours plus pure, si pure que l'écoute traditionnelle (tympanique) ne pourrait pas même la saisir physiquement: devant se vivre au dedans de soi, privilège de quelques savants d'exception formés à la pratique nouvelle de lire ce que personne ne saurait formellement entendre. Dans un recueillement proche du silence absolu de cloîtres situés sur des pics montagneux - les plus éloignés des bruits cacophoniques de la Cité barbare-nihiliste.

Electric Ladyland lui fut en quelque sorte fatal. Envahi, assiégé par quelques chevelu(e)s débraillés et dépoitraillés et en sa chaire à Francfort, le brave homme n'en crut ni ses yeux ni ses oreilles, l'anecdote est connue:

 

 

 

Citation:

(wiki: Au semestre d'été 1969, des perturbateurs interviennent dans son cours et lui demandent de faire une autocritique. On écrit au tableau : "Si on laisse faire ce cher Adorno, on aura le capital jusqu'à la mort". Des étudiantes montent alors sur l'estrade en exhibant leur poitrines dénudées et mimant une danse érotique. Adorno quitte l'amphithéâtre. Des tracts circulent : "Adorno comme institution est mort".

Adorno écrit alors à Samuel Beckett: "Le sentiment d'être attaqué comme réactionnaire a tout de même quelque chose de surprenant". Il aurait été profondément affecté par cet événement, expliquant que l'attitude des étudiants avait pour objectif de susciter chez lui une réaction de bourgeois s'offusquant à la vue d'un sein. Il parle de la "brutalité idiote des fascistes de gauche" et se voit à nouveau comme la victime d'une "folie collective".



(04:35:56) (879094): ça pose bien sûr aussi la question de l'objet musical considéré dans son "essence" comme étant séparé, à la base, de la contamination du sensible, du plaisir, associés à la Vulgarité: l'hédonisme, c'est pour les veaux, c'est l'assommoir, les rythmes binaires assourdissants faisant écho aux masses cognantes des abattoirs de chicago, eux-même associés à l'extermination industrielle du nazisme...
(04:41:34) (879094): Bourdieu, donc, avait déjà retourné le problème, en indiquant que le jugement esthétique était en grande partie fondé sur la distinction sociale qu'il euphémise. La distinction abstrait/figuratif, distance/immédiateté, atonal/tonal serait à ses yeux dérivée d'une distinction sociale, opérée par le discours savant et propriétaire de l'art, entre le distingué et le vulgaire...

(04:55:24) (879094): Rancière opère quant à lui une "critique de la critique", non pas pour l'abattre, la discréditer, etc, mais pour en prolonger d'une certaine façon l'exigence en réhabilitant la pensée de Kant sur l'esthétique (l'objet même de l'attaque de bourdieu). S'attaquant dès lors à une tendance au réductionnisme sociologique chez Bourdieu. Pour Rancière, la sphère de l'esthétique n'est justement PAS essentiellement réductible à la seule division sociale. Mais sans s'y réduire, elle n'est pas à l'inverse distincte de la question du politique. Ce que Kant montrait dans la 3è Critique (de la faculté de juger), c'est que l'esthétique est le lieu d'une aspiration collective à un affect sensible partagé en droit par tous: partagé au sens de ce qui unit et non au sens de ce qui sépare. On le sait, pour kant, l'affect esthétique se distingue de l'agrément, qui lui est centré sur la consommation immédiate de l'objet et ne renvoyant qu'à l'intéressement ou au concernement égoïste du sujet. L'affect esthétique résulte pour kant de la considération "désinteressée" d'un objet (naturel ou artefactuel) non-consommable immédiatement, non réductible à...
(05:00:37) (879094): ... la sphère du Besoin (manger, boire, dormir, etc). C'est un "plaisir désinteressé", un "universel sans concept", une "finalité sans fin": c'est pourquoi, dans l'héritage kantien, la question de l'esthétique est profondément liée à la question du politique: c'est le lieu et l'enjeu d'un partage possible, d'une universalité possible qui défait l'autre notion du partage, celle de la division des classes.
(05:06:54) (879094): Et on sait l'enthousiasme de Kant pour la révolution française, comme brouillant tous les partages, entre le haut et le bas. Si Rancière s'intéresse à l'esthétique, c'est justement parce que, dans l'héritage d'un kantisme universaliste, elle est le lieu qui déplace les frontières et les partages assignés au champ social. Et là, on revient au problème de la "consommation", du "spectacle" dans les termes d'un Debord...
(05:14:59) (879094): Tout le monde aspire à un rapport esthétique aux objets, à la consommation d'objets symboliques/artefactuels, au sens exprimé plus haut où c'est la manifestation proprement humaine du désir. On oublie un peu trop vite que pour Marx lui-même, la visée du projet révolutionnaire est que l'humanité toute entière puisse se consacrer enfin à la consommation oisive de tout ce qui est futile, loin du labeur. "Que veut la classe laborieuse? Elle veut simplement ne plus travailler", disait Lafargue... Comme la Classe dominante, dont les attributs essentiels sont l'oisiveté, le plaisir d"aller au "spectacle", au théâtre, au concert, au cinéma, ou d'écrire des romans, des poésies, des essais, etc etc etc. ***

(05:33:26) (879094): Voilà pourquoi le champ de l'esthétique a une dimension fondamentalement politique: les loisirs, le pouvoir de se détacher des contingences, c'est l'objet le plus haut du désir. Alors que le champ de l'esthétique est le lieu du déplacement des places, assignations, catégories du champ social, Debord, pour y revenir, nous ramène à l'antique division platonicienne, aristocratique, entre le Haut (qui atteint le Vrai et le Beau par la contemplation/theoria de l'Idée pure en laquelle ils se réalisent intégralement) et le Bas soumis aux déterminations impures du sensible et s'y aliénant. L'aristocrate, c'est Debord, qui "théorise" le spectacle, la consommation des images, comme le lieu même du faux, de l'aliénation, de l'ignorance, de l'illusion, à laquelle il oppose la position "en surplomb" du Savoir de cette "aliénation". Il faut nécessairement que l'aspiration à "consommer" (des objets symboliques, virtuels: consommation qui historiquement a toujours été le privilège des classes dominantes, aisées) soit un indice de dégradation, d'aliénation, d'irresponsabilité, etc. Et avant tout l'image inversée de la réalité et du désir...

(05:46:02) (879094): Ce savoir en surplomb, cette position de maitrise, qui dit où est le Vrai et où est le Faux, où est l'illusion et ou est la réalité, où est l'action et où est la passivité, qui sait et qui ne sait pas, consacre la traditionnelle opposition, finalement indépassable, entre une Elite intellectuelle qui possède les outils de la libération, et la masse inculte, ignare, qui ne pourrait s'émanciper sans ses Lumières. 
En attendant, il faut bien que le travail soit fait, par ceux qui sont "en bas", afin de permettre à celui qui est "en haut" - Debord en l'occurrence - d'avoir tout le loisir de théoriser (contempler, au sens de la Theoria de platon) le "spectacle" comme triomphe de l'illusion, inversion du Vrai. De fait, sa posture de "révolutionnaire" consistant à se retirer de la mesure commune, d'un Monde commun barbotant dans le "consumérisme", la consommation d'illusions, énonce cette position de dédain aristocratique. 
Elle rassembla (rassemble encore?) une petite minorité éclairée goûtant le frisson délicieux d'être entrée en "résistance" ("l'internationale situationniste", cherchant à imiter le mvt dada, et déclinée depuis sous plusieurs versions rigolotes mais manquant toutes d'humour et d'auto-dérision - toujours une forme de cénacle de radicaux œuvrant clandestinement à faire vaciller "l'Ordre dominant", dans des Manifestes lus par 5 pelés et des Colloques fréquentés par 6 tondues). Bref quelques Outsideurs s'auto-sacralisant comme les derniers Mohicans lucides contemplant leur propre image du vrai, depuis laquelle ils observent, de loin, avec leur lucidité implacable, une Chute, une Dégradation de l'idée du Vrai et du Beau, dans l'idée de la Masse, comme multitude d'individualités atomisées repliées dans leur jouissance égoïste et illusoire: le vrai nom de la misère - qui est symbolique. Brillant diagnostic que Stiegler revivifie avec le succès médiatique qu'on connaît (et dans son petit séminaire fréquenté par un panel de sectateurs admiratifs, pire que Raël ou Onfray)...

(05:56:57) (879094): Cette distribution des rôles, dans une soi-disant lutte marxiste contre l'aliénation (symbolique: par le règne des "images", et pas tellement réelle: pauvreté, exclusion, qui souciaient assez peu Debord), entre une avant-garde qui enseigne, émancipe, et une masse asservie, uniformisée (ou son envers symétrique - atomisée, peu importe: consumériste), appartient non seulement à une vision datée du champ social proprement bourgeoise, mais encore est devenue le Discours dominant lui-même. 
C'est ce même discours que nous servent aujourd'hui à la louche les élites médiatiques, qui n'ont pas de mots assez durs pour mépriser, conspuer cette masse informe, sans pensée, anonyme, impropre et inappropriée, qui prétend (sur le net principalement) non seulement se passer de leur prérogative de "spécialistes" ("laissez-parler les spécialistes"- vous, vous consommez, moi je pense, je crée, je critique, j'agis, etc"), mais encore les discréditer...
(06:01:43) (879094): La critique de "l'industrie culturelle", de "la société de consommation", de la "société du spectacle", etc, est depuis bien longtemps le discours dont se sont emparés les principaux représentants - passés ou encore présents -, du Spectacle médiatique ou para-médiatique. Les Onfray, les Finkielkraut, Les Muray ("l'homo-festivus post-moderne des molles démocraties modernes"), les BHL, les Bruckner, les Ferry, Les Milner, les Adler, les Val, les Fourest, les Houellebecq, les Dantec, les Moix, les Zemmour, les Stalker, les Millet, etc. Obscurantisme; consumérisme; masse moutonnière ou sa version "postmoderne": "l'individualisme jouisseur", deux symptômes à peu près identiques d'une même "Ère du vide" (Lipovetsky, "essai sur l'individualisme contemporain" - y en a qui croient que L. est "de gauche", je plaisante pas); déclin/défaite de la culture; dégradation de l'Art, du Sacré; Misère du symbolique, Masses aveugles psychotisées par le consumérisme (Bernard Stiegler, encore et toujours, montrant enfin son vrai visage après s'être placé sous les auspices de Derrida, et c'est gratiné); discrédit jeté sur nous, les Elites. Et qu'on ne s'étonne pas que le monde aille à vau l'eau! C'est la Civilisation toute entière qui est menacée par les cités arriérées, où on fait du rap et où on brûle les voitures, pour avoir son écran plasma, son blackberry. Et regardez moi ces veaux, ces gogos, qui veulent être chanteurs à la place des chanteurs, danseurs à la place des danseurs, penseurs à la place des penseurs, etc, etc.

(06:13:22) (879094): Ceci nous ramène aussi à un paradigme roi: la théorie de l'inconscient, qu'Althusser appliquait à l'analyse de l'Idéologie: l'asservi, le dominé, le prolétaire, ne sait pas, n'est pas conscient des mécanismes de la domination qui pèsent sur lui. Il est, là encore, l'esclave enchaîné dans la caverne, qui pour en sortir a besoin du Savant qui sait pour lui, qui va lui expliquer. De la même façon que le psychanalyste se signifie, se définit, en surplomb, dans et par un Savoir de l'Inconscient: celui qui souffre souffre principalement du fait qu'il ne SAIT pas ce dont il souffre, qu'il n'est pas conscient des mécanismes qui l'agissent. Et le Psychanalyste est là pour le faire sortir de cette caverne ténébreuse où il se cogne la tête. De la même manière, le "prolétaire" ne sait pas ce dont il souffre, il n'a pas conscience des mécanismes qui l'asservissent: le penseur critique, adorno, althusser, debord, lipovetsky, finkielkraut, stiegler, vont lui expliquer, vont émanciper ce petit enfant qui consomme de l'opium pour oublier sa misère....
(06:21:24) (879094): Dupliquant, consacrant, pérennisant ainsi la division, le partage du monde sensible qu'ils se proposaient de dépasser. Dans le schème marxiste, le "prolétariat" est censé se supprimer dialectiquement lui-même, à la fin, cad dans un horizon eschatologique toujours indéterminé, toujours remis à plus tard: en attendant, le "prolétaire" doit se vivre et se penser dans les termes du théoricien qui pense pour lui sa condition. Il doit lutter, le poing levé, au lieu d'aller s'étourdir dans la consommation, le spectacle, tous les opiums. Le "prolétaire" dit qu'il n'attend pas l'autorisation de celui qui a la compétence de l'émanciper, pour s'autoriser lui-même à se prendre pour un chanteur, un danseur? Mais vous rêvez! C'est pas encore pour aujourd'hui. Lutter, c'est ce que vous devez faire: le "prolétaire" par définition lutte, défend ses Droits, qui se résument essentiellement au droit de travailler (en améliorant ses conditions en travail, en attendant de redevenir le propriétaire de SON Usine - voir plus bas).

(06:33:27) (879094): Entre ces deux temps, il n'y a rien - du Vide, un temps de vacance pour l'étude: le "prolétaire" n'existe dans son "essence", aux yeux du théoricien du prolétariat, que pour travailler et lutter, lutter et travailler, sans relâche, à sa libération toujours remise à plus tard. Lutter, travailler, par l'étude aussi, donc, l'Instruction (sous la férule empathique, oblative de celui qui s'offre comme manceps pour cette étude). 
Etudier, s'instruire pour comprendre. Comprendre les mécanismes de sa condition, de sa misère. Car bien sûr, par défaut d'instruction, des outils d'analyse lui permettant de mettre des mots sur sa condition, sa misère, il ne les comprend pas. Pire: il les voit pas, il veut pas les voir. Préférant s'étourdir dans les spectacles conçus par les classes dominantes pour l'empêcher de voir, penser, nommer et analyser ce qu'il vit. Il est dans l'émotion, dirait un zemmour. Même la psychologie ou autre science des affects, c'est pas la sienne: c'est la psychologie des masses. Il a pô les Mots qui sauvent, dirait le psy. Une interminable Cure... Et en somme il mourra guéri, selon le dernier mot de Fontenelle. Ou libre. C'est toujours mieux que de vivre à genoux (disent en chœur le révolutionnaire en Chaire, l'athlète salarié de la faim - des autres -, et la Bonne Sœur bibliothécaire, amie de la Raison, de ses amis et des "hommes libres" se fréquentant entre eux, toute de patience (du concept) & de passion oblative pour la misère du peuple, ourdissant une révolution rationnelle (éliminer les ennemis de la "Raison") dans les crèches et préaux du Sacré-Cœur ou de la Faculté)...

Eloge vibrant des bonheurs toujours ajournés. L'idée du bonheur, cette idée très neuve en Europe, est de mise dans l'Avenir. En attendant, elle est replacée dans une imagerie vieillotte, assez condescendante et folklorique du "peuple" qu'il doit intérioriser, à laquelle il est censé s'identifier, par la grâce d'un Guédiguian par exemple: tout cet humanisme émotionnant des "petites gens", qui ont la main sur le cœur, entre la petite gayole et le canari, et qui luttent pour LEUR Usine. Parce que c'est la leur, c'est le lieu paradigmatique de leur condition essentielle: leur Usine, ils l'aiment. Ah, la "valeur-travail"; le travail étant ce qui ferait toute la dignité de l'homme - surtout celle du "prolétaire".
Alors y a le mauvais patron et le bon patron: le mauvais patron, c'est celui qui exploite son petit monde et se barre en piquant la caisse; et le bon patron, c'est celui qui prend soin de son brave petit personnel comme un bon père de famille..
(06:36:30) (879094): Entre les deux, y a les Patrons aussi: ceux qui assignent les places symboliques. Actif/Passif, Créateur/consommateur, Savant/ignare, Sentant/anesthésié, etc, et qui sont les propriétaires légitimes des outils autorisant un partage "équitablement" réparti des tâches et du sensible.

(06:48:04) (879094): Dans l'affaire, le réactionnaire bien sûr, le bourgeois-bobo, c'est Rancière. Celui qui parle de "spectateurs émancipés". Parce qu'il dit qu'il n'y a pas de spécialistes-propriétaires, qu'il n'y a pas ceux qui pensent, savent et sentent pour les autres, à la place des autres, le schéma vrai de leur "émancipation": celui-là, il faut absolument montrer que c'est lui l'imposteur, qui raconte des carabistouilles, que c'est lui le " narcissique petit bourgeois", l'individualiste égoïste. La "haine de la démocratie", c'est au fond Rancière qui l'incarne. Un mec de droite, c'est évident, plus encore: un démagogue, un populiste... Je me demande s'il n'y a pas un peu de Le Pen en lui.... Mais heureusement, il y a Didier Eribon - "qui a bien raison de dire qu'il est ceci et cela". Un grand philosophe, lui, et qui sait de quoi il parle, qui connaît son sujet et le maîtrise à fond, pour le plus grand plaisir de tous, grands et petits.
(06:56:29) (879094): Et y a [encore] plein de fautes, parce qu'il est tard, et que je tape avec deux doigts. De tout ça, on n'a cessé de parler, depuis plus d'un an. Ici et là-bas. ça n'a été que le seul motif d'un différend fondamental. 


 


[C'était déjà cette contre-attaque prononcée par la corporation de l'ordre psychanalytique faisant front uni, cette neutralisation par avance de tout déplacement ou démontage de paradigme, ayant peu ou prou une portée révolutionnaire, qui s'exprimaient vis à vis de Deleuze quand il s'avisa de redéfinir le désir.
Et c'était aussi, bien sûr, ce qu'il dénonçait quand il s'en prenait, en 77, aux "nouveaux philosophes", eux-mêmes placés sous cette bannière du psychanalysme de l'ordre symbolique (la Loi, l'Etat, la Transcendance du Signifiant, Lacan le nouveau messie, cf "L'ange", Lardreau/Jambet). BHL ne proclame-t-il pas sans cesse qu'Althusser fut son vrai Maître? Préfaçant encore tout récemment sa bio: "le fantôme de la rue d'Ulm".
http://www.bernard-henri-levy.com/le-fantome-de-la-rue-d%E2%80%99ulm-preface-par-bernard-henri-levy-aux-lettres-a-helene-de-louis-althusser-chez-grasset-19278.html

http://www.bernard-henri-levy.com/louis-althusser-2323.html )

La pensée de Deleuze apparaissait déjà, et apparait encore au yeux des "fidèles à Althusser", comme synonyme de "fascisme de la jouissance", "appel au consumérisme", "spontanéisme festif", etc.

Termes de la Réaction, de la contre-attaque:

- l'anti-oedipe "prouve" l'Oedipe.
- La critique de l'Inconscient "prouve" sa Dénégation.
- Le refus du Signifiant-Maitre (le "nom-du-père/castration qui a remplacé mon papa et me sépare du nom-de-maman/nature") "prouve" son Refoulement
.
- Son Refoulement "prouve" son Retour: sous sa forme du Chef fasciste (Lacan tançant les "contestataires": "C'est un Maitre que vous cherchez -vous l'aurez!")

La boucle est bouclée, cqfd, Emballez-c'est-pesé. T'as pas été sage - pancucul! Et un rutabage mou. "je voudrais monter un groupe hippie..." - Pourquoi que tu prononces comme "gros pipi"? 

"On" veut liquider le Père, la Loi, l'Ordre symbolique. C'est l'bordel, ma bonne dame, y a plus d'saisons.
Gérard Mendel dégaine sa "Révolte contre le Père", L'hétéronyme "Roger Stéphane" aligne son "l'Ordre contestationnaire". Deux ouvrages encore fort prisés par les Trotskystes militants enfin reconnus par l'Institution, qui les recommandent chaleureusement à tous les étudiants qui seraient tentés de contourner les exigences de la "révolution permanente", tentés par la pente savonneuse du "principe de plaisir individualiste-bourgeois régressif". Et "transgressif"! Deleuze, lui, avait déjà rangé la "transgression" au rayon des accessoires fétichistes pour curetons défroqués.


Sur les Lacaniens:

 "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977) 



 Sur les "nouveaux philosophes":

[...] Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l'histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu'un avec celle d'auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy : c'est nous les témoins...). Mais il n'y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d'amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n'a mis quelqu'un en prison pour son impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu'elles n'avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont compris. 5i je faisais partie d'une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag. [...] (1977)

 

 

 

Dans le même ordre d'idée, les Ténors médiatiques (toujours les mêmes depuis les 70s, ils n'ont pas changé et sont toujours bien là, les anciens "nouveaux philosophes" d'hier et de toujours, de droite ou se disant de gauche, increvables et relayés par de nouveaux disciples diffusant la Sainte Parole du Signifiant-Maitre et du Consumérisme), font tir de barrage face aux analyses d'un Rancière: "On voudrait nous faire croire que tout'l'monde est égaux et que tout se vaut", ou comme variante: "on nous chante les belles idées généreuses du démocratisme progressiste vertueux, égalitaire et angélique" (assortis aux redoutables - du côté des "penseurs" réactionnaires qui occupent le terrain en prétendant incarner la "Gauche": "on nous vend l'individualisme consommateur comme réponse aux inégalités sociales", "voilà la ruse ultime de la pensée réactionnaire pour enterrer définitivement le socialisme", "on voudrait nous faire croire que la révolution désormais, c'est de s'abonner à club-loisirs", "on veut nous administrer le petit plaisir individualiste comme remède à la misère sociale", etc, etc.)

Je disais plus haut:
tout au contraire, Rancière part du constat des inégalités effectives.
L'égalité, dans les termes de rancière, est le point de départ non-négociable, et non le point d'arrivée ou la finalité visée: cette égalité de départ étant précisément ce que les discours prétendument émancipateurs annulent à la base, principiellement, en dupliquant et consacrant les partages du sensible dans la série de dualismes dont on a parlé ici.
La "haine de la démocratie", dont parle rancière, c'est celle qu'expriment les représentants auto-légitimés de l'espace démocratique (tous ceux qu'on a nommés), bien décidés à continuer d'occuper la scène jusqu'à extinction des feux de la rampe.

 

 

" Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l'idée de la capacité de n'importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l'exercice du gouvernement. Ce scandale de l'absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu'il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu'on entend aujourd'hui sur l'individualisme consumériste n'est que l'habillage contemporain de la critique première de la démocratie. "

 



(06:59:56) (879094): La question n'étant pas d'avoir raison ou tort, dans je ne sais quel "débat", je ne sais quelle "discussion", mais d'essayer d'accorder un peu d'intérêt au déplacement de certains paradigmes "progressistes" fort datés, censés représenter les valeurs fédérant une "Union de la gauche" mais dont on peut se demander si elles ont jamais été de "gauche".
Aujourd'hui, disais-je, c'est surtout la droite libérale et restauratrice des Elites qui en fait son beurre avec succès. Certains, qui se pensent farouchement "à gauche" mais qui semblent avoir été congelés comme Hibernatus dans un "âge d'or de la théorie critique", s'y cramponnent encore comme à un catéchisme. Ne se rendant apparemment pas bien compte que la fin de non-recevoir qu'ils opposent de façon véhémente à la "critique de la critique" de leur paradigme chéri, tout le gratin de la Droite néocon médiatique la pratique avec une belle "Union" depuis 10 ans au moins. On se croirait presque dans un roman de Philip K Dick, "Le temps désarticulé", "En attendant l'année derrière", etc... ]


 

** http://mainoptique.blogspot.be/2010/12/variations-scattees-sur-heidegger.html

[Ces quelques remarques de ma part, plus haut, sur la théorie adornienne de l'esthétique ne sont pas puisées dans les analyses de Rancière. Je les ai faites parce que le concept d'industrie culturelle était au cœur de la discussion (à laquelle je n'ai pas participé), et parce qu'elles me semblent totalement en phase avec l'analyse par Rancière du "partage du sensible"]


*** [addendum: mon petit rapprochement - à la hussarde - entre tout ça et "ma" lecture de l’interprétation par Kojève de la PhG de Hegel. Ceci pour indiquer qu'on peut aussi faire se rencontrer "plastiquement" des paradigmes apparemment antinomiques. Kojève étant un peu "the old'father" de Lacan. L'important étant de "construire les problèmes", non d'opposer des dogmes à des dogmes. Aller des penseurs vers les problèmes et non ramener les problèmes à des penseurs.

Cette discussion reconduit aussi selon moi au motif fondamental de la division Maitres/Esclaves, et l'enjeu fondamental de la dialectique "anthropogène" M/E. (Sans bien sûr entrer ici dans le détail de l'analyse de la "dialectique M/E" selon Kojève, sa genèse, ses autres applications possibles, tous les problèmes d'interprétations divergentes que ça pose, etc).
Le travail de l'esclave au service du maître n'ayant que cette fonction essentielle (dans les termes de l'analyse heideggero/marxiste par Kojève de ce schème hégélien): délivrer ce dernier de la dépendance à la nature, cad de la contrainte d'assurer soi-même sa survie, sa subsistance, la satisfaction de ses besoins naturels (se nourrir, se vêtir, s'abriter, etc). C'est la libération de cette contrainte qui rend possible la dissociation entre l'ordre naturel/immédiat du besoin et l'ordre symbolique/médiat du désir. Cette dissociation est produite par le travail forcé qu'accomplit l'esclave au service du maître. Parce qu'il doit "refouler en le sublimant" (dit Kojève) son propre désir de consommation immédiate de l'objet (la "différer", la "remettre à plus tard"), il prépare, façonne, trans-forme le monde naturel en monde d'objets-artefacts destinés à la jouissance du maître. L'esclave crée ainsi le monde artificiel, technique ou dénaturalisé où le maître se meut, monde où est rendue possible la jouissance dissociée du labeur.
Le désir "anthropogène" consiste, dit Kojève, à considérer tout objet sous un angle non-naturel (ou non-chosiste, cad "culturel", ou encore virtuel), indépendamment de la satisfaction que procure sa consommation biologique. Le désir humain consiste à consommer du désir, cad tout objet en tant qu'il est désiré par un autre comme "autre chose qu'une chose", autre chose que l'objet d'un besoin naturel/immédiat (d'où la formule, que reprendra Lacan: le désir est désir du désir [de l'autre]).
Autrement dit encore: la consommation symbolique d'objets désirés justement parce qu'ils sont objets de désir pour un autre indépendamment de la sphère des besoins, c'est précisément le régime esthétique dont Kant parlait.
Aussi tout l'enjeu, tout le motif politiques et économiques, disais-je, de la dialectique M/E, qui est une "lutte à mort" (- lutte des classes, entre la classe des M. et la classe des E. -), pour la reconnaissance de soi, par l'autre, comme sujet de Désir, est - pour les Esclaves - de se réapproprier les Objets de consommation symbolique/esthétique qu'ils ont eux-mêmes créés (pour la Jouissance oisive des Maîtres) et les Outils conçus pour produire ces Objets. Réappropriation de ce dont la classe des maîtres s'est assurée la prérogative et l'ensemble des privilèges. Ainsi, ce que Rancière nomme le partage du sensible dans le champ de l'esthétique (dans les termes définis par Kant: plaisir désintéressé, etc) est la visée la plus haute de cette lutte, de cette révolution à la fois politique et économique. "Nécessairement sanglante", disait Kojève, car la classe des maîtres n'entend pas céder sur cette prérogative. Il faut la lui arracher de force, s'en autoriser sans son autorisation. 

C'est pourquoi la classe des Maîtres [incluant ce que Bourdieu nommait la "fraction dominée de la classe dominante": celle qui possède le capital "symbolique"] a tout intérêt à neutraliser la dimension proprement politique d'une telle lutte, en brandissant le schéma explicatif convenu, et rassurant pour elle: "individualisme consumériste", "égoïsme narcissique d'aspirants petits bourgeois jouisseurs", "dérive totalitaire de l'illusion égalitaire entretenue par le capitalisme marchand", etc, etc. Ce qui, en somme, est la façon la plus rusée, retorse, de bien verrouiller le champ économique & social. Y compris, dans le champ de la transmission salariée des Savoirs, chez ceux qui, en signifiant/constituant leur Objet de savoir, se signifient eux-mêmes comme les propriétaires légitimes et privés: à la fois du Savoir de leur Objet et de l'Objet constitué par leur Savoir.

[Car bien sûr: dans un subtil tour de passe-passe qui ressemble assez bien à une instrumentalisation de la misère la plus partagée, une prise d'otages, vous serez très facilement taxé de "réactionnaire", de "collabo", de "valet du système", d'hédoniste irresponsable, égotiste, voire tout simplement fascisant, si vous contestez les théories critiques de la domination désormais les plus dominantes et les plus partagées par "l'intelligentsia" (sous sa forme disons plus sérieuse, universitaire, institutionnelle, moins "médiatique"); si vous contestez, en somme, un ordre (quelconque) de professionnels, de spécialistes, de savants, d’éducateurs, de psys, qui se signifient dans la hiérarchie du social comme les propriétaires légitimes et légitimés d'une discipline, qu'elle soit sociologique, éducative, pédagogique, médicale, psychiatrique, artistique, philosophique, etc, en signifiant/objectivant leur objet d'étude. La propriété de ces disciplines appartenant à leurs légitimes bénéficiaires, selon la formule consacrée, est ainsi inséparable des clivages ou partages concrets du social qu'ils redoublent nécessairement et indéfiniment. La constitution du domaine d'étude spécialisé (en sciences humaines, mais pas que...) réitérant la schize entre l'objet étudié, un sensible qui ne sait pas, ne sent pas, et le savant, un intelligible qui sait et qui sent pour lui.
C'est pourquoi, si la "philosophie" a un sens et une spécificité, pour Rancière, c'est au sens, toujours partagé, transversal, a-disciplinaire, d'un déplacement continu des partages. Les partages sont consacrés par la norme des savoirs comme séparation inégalisante entre l'aesthesis passive et le concept actif. Il s'agit alors de restituer un autre partage, strictement égalitaire, d'un affect esthétique indécis quant à sa norme, sa délimitation ou son territoire. Le cinéma est pour Rancière un lieu d'exercice de cet autre partage du sensible.


Comprendre le sens fondamentalement politique de ce qui est nommé ici jouissance esthétique des objets, c'est comprendre le sens fondamentalement politique de la division économique & sociale. C'est comprendre que les conflits sociaux, la domination et l'exclusion économiques, ont une explication politique plutôt que l'inverse (le social et l'économique comme explication des conflits politiques). Le discours dominant, de ceux qui dominent, y compris celui d'une gauche qui ne voit pas (ou n'a pas pas envie de voir) qu'elle est à droite, se reconnaît précisément au fait qu'il privilégie cette lecture inverse: expliquer les conflits politico-économiques en termes strictement sociaux, subordonner l'économique au social (sociologisme), ou le social à l'économique (économisme), plutôt que relier les deux ensemble au politique. Ce qui l'autorise à réduire le politique à sa seule dimension sociale, autrement dit essentialiser les positions sociales là où il est devrait justement être question de leur "désassignation". ]

dimanche 9 décembre 2012

De la taille des écrans



Bien chers tous.

De retour après une assez longue absence méritée. Et merci pour ce plébiscite.


Quoi de neuf, sinon?
Ces derniers jours, j'ai cassé ma tirelire où deux larfeuilles de 100 euros longuement économisés me brûlaient les doigts et quémandaient leur consomption.
Alors, me suis-je dit, à quoi pourrais-je bien consacrer cette dépense de pure jouissance? J'avais déjà tout, j'étais un homme comblé, heureux. Un lecteur mp3, divers casques et oreillettes de factures décentes, aux propriétés d'isolation phonique vitales pour moi (because of saloperie de voisinage: chronique imminente sur ce sujet). Des disques durs remplis à craquer de super-films en attente. De bons livres. De la bonne zique. Bref, tout ce qui peut contribuer au bonheur terrestre et supraterrestre.

Mais avais-je vraiment tout? N'y avait-il point quelque chose qui me manquait, de façon lancinante?


Souvenez-vous, j'ai souvent parlé de mon vieil écran sony pal trinitron 55 cm de diagonale, auquel je voue pour ainsi dire un culte. De presque 20 ans d'âge. Seulement voilà. Sa connectique se limitant à une péritel et à une entrée rca jaune, souffrait depuis quelques temps déjà de probs de faux contacts. Il fallait que je passe au moins 10 minutes avant chaque séance à tenter de trouver la bonne manière de maintenir la fiche, à l'aide d'une gomme pour la soutenir et la bloquer. ça me rendait complètement zinzin. Puis souvent, l'image disparaissait en plein film et je devais tout recommencer.

Donc oui, une ombre pernicieuse voilait mon plaisir d'être-au-monde.


C'est alors que je conçus ce désir brillant. M'acheter un bon écran d'ordi. J'avais depuis 6 ans un écran flatron de 19 pouces (4/3 donc). Qui m'assurait certes quelque satisfaction, mais dans la limite de sa conception. Vous savez en effet que les traditionnelles dalles d'ordi (TN) pâtissent d'un défaut rédhibitoire: l'angle de vision très limité, qui fait que si vous changez de position, l'écran s'assombrit sur le bas; vous devez rester planté comme un piquet à minerve, si vous tentez de retoucher des images, par ex. Sans parler des couleurs, qui sont faussées, et tout ça.

J'investigue sur le net, et je découvre la nouvelle génération d'écrans d'ordi à prix démacrotique pourvus d'une dalle IPS. Pour celles et ceux qui ignoreraient encore de le savoir, les dalles IPS offrent un angle de vision beaucoup plus ouvert (178, voire 180°). Et je me dirige sur un modèle, toujours flatron, IPS et avec couleurs justes certifiées et calibrées en usine, d'une marque que j'apprécie mais dont je ne citerai que les initiales de début et de fin, afin de ne pas faire de la publicité gratuite (même si, vous le savez aussi, je suis doué pour la vente d'objets techniques et non techniques de la vie usuelle): L. et G.


A rétro-éclairage led. Et de 23 pouces. Soit une diagonale qui surclasse tant ma vieille télé que mon presque vieil écran d'ordi. Avec 23 pouces, vous êtes ferré. Vous pouvez enfin apprécier les films en scope ou en 16/9, sans pan & scaner. De toute façon, sur mon vieux sony, je pouvais pas pan & scaner, et je mirais les films en 16/9 sur un rectangle rikiki flanqué de deux barres noires gigantesques.


Je me précipite donc, à couilles rabattues et le palpitant battant la breloque d'excitation (un poil asthmatiforme) au supermarché de l'électronique du centre-ville. Et je ressors vainqueur, serrant dans mes mains fébriles l'objet de mon brûlant désir.

Alors, qu'en dire? C'est tout simplement magnifique, et les mots sont impuissants. La dalle IPS tient toutes ses promesses, la résolution impec, les couleurs sont tellement justes que j'ai enfin compris pq mes captures d'img étaient nases. Je redécouvre littéralement le monde. Puisque mon écran d'ordi est quasi ma seule fenêtre sur le dit monde.
Et les films. Je redécouvre les films, comme jamais je n'eus pu soupçonner qu'ils pussent s'offrir à mes pupilles fascinées.

C'est bien simple, l'angle de vision est tellement ouvert que je peux m'installer tranquillos dans mon vieux fauteuil pour mater les films. C'est une révolution, non copernicienne certes (quoique), qui bouleverse tant mes habitudes que j'ai l'impression de changer de mode d'existence.


Voilà à quoi j'ai passé mon temps ces derniers jours. Et c'est avec plaisir que je reviens vous lire, l'esprit un peu moins moins accaparé par la magnificence de cet nouvel objet, ludique, instructif, et pas chiant.

Quant au mythe fameux, et persistant (cultivé par une certaine sphère "cinéphile-puriste"), du Format, du Grand format, en dehors duquel tout est usuellement rikiki, j'en ai souvent débattu. Mais je me sens obligé, de cette nécessité impérieuse qui commande, comme dab, toute entreprise inutile et d'un intérêt erratique, d'en rajouter une petite couche.


En réalité et en vérité, que ne le note-t-on plus souvent, dès lors qu'on dispose d'un bon écran, bien calibré, et doté d'une résolution full HD, il importe peu que ce soit un écran géant, comme on dit: face à un écran géant, le spectateur va rechercher la bonne distance, celle qui lui convient, pour embrasser ce qu'il voit d'un regard synoptique, ni trop près, ni trop loin. Comme dans une salle. Dans une salle, si l'écran était gigantesque, je choisissais toujours une place située dans le dernier tiers des gradins, parce que c'était, pour moi, la distance en deçà de laquelle mes yeux se perdaient dans la grandeur de l'écran et ne pouvaient "synthétiser" l'information qu'ils en recevaient.

Simple petit test: quand vous regardez un écran, tv, ordi, ou dans un cinéma, placez vos mains verticalement et latéralement, de part et d'autre de vos tempes, jusqu'à la limite du champ de vision que vous avez de cet écran, et à la distance que vous avez choisie: celle qui vous est la plus confortable pour une vision à la fois détaillée et synoptique. C'est ça, votre angle de vision en question. Mesurez-le, en cm, horizontalement et en diagonale, et vous verrez que vous tendez, plus ou moins machinalement, à rechercher cet angle là (chez moi, +- 20 cm). Et en conséquence, à établir entre l'écran et vous une distance déterminée, variable en fonction de la taille de cet écran, qui vous permettra de retrouver ledit angle. Quelle que soit la taille de l'écran. Chez soi ou en salle.
C'est pourquoi, mes zamès, cette affaire de "Format", le fameux format dit originaire en deçà duquel on ne verrait plus un film, selon Godard lui-même, mais une "carte postale" du film, si elle avait sa pertinence du temps des écrans cathodiques chiches en résolution (et du choix exclusif de ne voir un film que diffusé par la télé, dans une copie plus ou moins pourrave, doublé et haché de pubs), n'a plus guère de sens, et peut être rangée une fois pour toutes dans le domaine des arlésiennes et des spéculations vaines contribuant à déboiser l'Amazonie.
Notons-le, just in case: par format j'entend ici dimension de l'écran, et non, bien évidemment, Ratio - 4/3, 16/9, etc -, cadre de vision voulu par le cinéaste, qui ne dépend pas de moi, même si, en fonction de ce ratio imposé, je choisis, moi, telle ou telle distance de regard la mieux adaptée à ma saisie synoptique.
La lumière (ou image-lumière) projetée sur ou devant une toile-écran n'est pas en soi plus "juste", ou "vraie", ou "naturelle", etc, qu'un rétro-éclairage, et partant ne détermine pas plus la nature d'une image cinématographique. Ce n'est pas parce que le cinéma est né techniquement de cette façon, comme projection de lumière sur un écran-toile, en fonction des contraintes et limitations spécifiques imposées par la technologie de l'époque, que c'est cette technique qui définit, une fois pour toutes, selon on ne sait trop quelle invariance absolue, une image cinématographique sous sa forme "matérielle" et "essentielle".
ça, ça m'amuse beaucoup, par contre: c'est typiquement le genre de considération fumeuse, s'abritant sous des considérations "techniques" et invoquant une "empirie" première, inaltérable, qui en réalité renvoie à un ésotérisme archaïque, sur l'ombre et la lumière (qu'est-ce qui vient en premier, l'ombre ou la lumière, l’œuf ou la poule, blablabla), à une métaphysique-théologie ininterrogée de la Donation, de la Lumière de la Vérité, du Rayon miraculeux, etc etc.
Bien entendu, derrière ce genre d'assertions parées d'un objectivisme techniciste indiscutable, se cachent des problèmes empiriques d'une autre nature: la question du privilège, de la ligne de démarcation, d'une coupure "magique" (comme la Lanterne du même nom), sociale mais redistribuée dans le champ esthétique, entre ceux qui auraient accès à cette Lumière, d'origine, et les autres. Entre ceux qui ont un accès direct, vrai, premier, inaltéré, à la Lumière, et ceux qui n'y ont un accès que dérivé, faux, succédané, altéré, etc. Entre ceux - et ce genre de discours fait encore flores dans la "cinéphilie" fondamentaliste et aristocratique à l'insu de son plein gré - qui seuls ont accès à l'expérience véritable, authentique, du "cinématographe", et le tout venant, le vulgum pecus consumériste à qui sont destinés les petits postes de tv, petits postes, petits écrans, rikiki, mal étalonnés, mal réglés, et qui l'aliènent, bien sûr, l'hypnotisent, le massifient, lui font tout voir tout petit, le pauvre, l'aliéné, le passif. Aux uns le soleil, aux autres la caverne; aux uns les tableaux, grandeur nature, vus comme ils doivent l'être, aux autres les cartes postales. Aux uns le Concert a la salle Pleyel, aux autre la bouille de mp3, etc, etc.
Il en va de même avec tous ces discours clé-en-main, prémâchés, corporatistes, ressassés par les "spécialistes", de la photo, de l'argentique, de la hi-fi authentique du vrai son, etc, qui se font un devoir sacré de vous rappeler que le "numérique", c'est quelque part comme le bonheur: l'infini à la portée des caniches, l'horreur, l'horreur, tout ce qu'on a perdu, du mouvement, de la texture, du grain, de la voix, de la tessiture, de tout.
Alors que pas du tout, tsss. Allons. Tout ce débat sur le bon vieil analogique réglé à la main, menacé par l'automate digital. Le bon vieil artisan menacé par l'inhumaine et froide technologie. La plume d'oie menacée par Gutenberg. Discours de spécialistes veillant jalousement à leurs prérogatives, à leur domaine de compétence, car ce qui les menace, les terrifie ( tout comme la dispersion des sources du savoir et du discours, par le numérique, menace de délégitimation les Compétents organiques qui craignent pour la pérennité de leurs chapelles et moquent rageusement l'insondable ignorance de tous les anonymes qui s'intronisent, à leur place, journalistes, commentateurs, penseurs, artistes, sociologues, chanteurs, etc.), c'est qu'une des dimensions de la technologie consiste à rendre accessible à un nombre toujours plus inquantifiable les outils que maitrisaient seuls, ou prétendaient maitriser seuls, quelques uns.
Aux uns, gardiens de la Vérité templière, de la Haute Culture, menacée par la dégradation, la dégénérescence dans la consommation nivelante de tout ce qui fut le Beau, avant, le Trésor civilisationnel, de claironner partout que cette Culture décline, car tout le monde prétend, fantasme, y avoir égalitairement accès, prenant l'ombre pour la lumière. Cela, ils le claironnent sur le petit écran, édifiant les petits, leur montrant de quelle hauteur précise descend la lumière de la Vérité, du Savoir et du Beau, avant de repartir, satisfaits, s'émouvoir sur les grandes toiles, qui sont à leur bonne dimension, hauteur, de vie, de vue, et de savoir.

Rancière a bien raison de souligner que le partage social renvoie essentiellement au partage esthétique, au partage du sensible, au double sens du mot partage, ce qui divise, et ce qui unit. Preuve en est: est toujours crainte, redoutée quelque part, affectée d'un voile de mépris en sourdine, celui de celui qui Sait (par exemple, qui Sait ce qu'est le cinéma, dans son Essence, sa Praxis et sa Tèchnè, ce qu'est Aimer le cinéma, etc; bref qui en détient la spécialité, la prérogative), l'émancipation du spectateur, à savoir le fait qu'il s'accorde, s'autorise, de consommer, lui aussi, les images, l'imaginaire, sans se sentir tenu de respecter les autorisations, mesures et partitions qui l'assignent à tel lieu, tel espace, tel format réservés...