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samedi 27 mars 2010

The Hurt Locker (Kathryn Bigelow, 2008)


J'ignore sous l'emprise de quelle médiocre inspiration j'ai loué "the Hurt Locker" ("démineurs"), de Kathryn Bigelow, dans les nouvelles sorties du video-club du coin, mais je peux certifier un truc: j'ai rarement, ces 10 dernières années, contemplé un objet aussi abject, le sommet absolu de la non-valeur, une incitation massive à la haine et à la peur de l'autre, un monument érigé à la gloire du bellicisme, de l'insécurité permanente de soi et de tous contre tous, de la négation de toute forme d'alter-ego (je ne dis pas "altérité", car le terme "altérité" sert trop à valider les "différentialismes" qui appellent à considérer l'autre sous la figure de l'incompréhension, de l'extériorité radicales) qui ne serait pas rapportable à la métaphysique de l'axe du mal selon Bush, saisie ici sous sa forme la plus instinctive, paranoïaque, atavique et imbécile; une pierre de touche à la contribution de l'incompréhension native entre les peuples, une négation radicale, mais alors radicale, de toute universalité, si l'universalisme a voulu dire quelque chose de grand, un jour, sous le nom des "Lumières".

A côté de ce truc, "District 9", c'est du Lévinas, ou du Martin Luther King, ou du Gandhi; "Les bérets verts" de John Wayne, c'est un traité d'anthropologie lévi-straussienne; "Tintin au Congo", c'est le traité de la réforme de l'entendement de Spinoza. C'est dire à quel niveau cette "belle" "petite série B métaphysique" se place.

L'insécurité dont il est question ici, c'est un sentiment que le film véhicule et étend à la proportion d'un symbole fédérateur : celui de quelques militaires américains plongés dans l'enfer menaçant d'un monde où le moindre habitant équivaut dans son traitement à un extraterrestre, dont chaque geste ou regard sont synonyme de mort imminente, destinés à plonger le spectateur dans l'adrénaline plaisante d'une peur panique et paranoïaque.

Cette insécurité a valeur exemplative d'une insécurité, d'une menace plus fondamentales, mondiales, opposant dans l'œil du spectateur deux axes bien distincts, dont il vit par procuration et jouissance l'opposition viscérale, les mains cramponnées à son siège.

Bien évidemment, la "population locale" est insécure, ce n'est pas bien sûr en raison de l'occupation américaine. Laquelle, dans ce film, est présentée comme elle doit l'être, à travers le symbole du démineur: un boulot ingrat d'humaniste pragmatique, confié à des hommes ordinaires placés dans des conditions extraordinaires, comme dirait le professeur Lacombe dans "rencontres du troisième type", et dont nous sommes invités à vivre, avec le maximum d'empathie, le moindre frémissement psychique. 

Pour ce qui est du folklore exotique (la "population locale"), il y a deux catégories clairement distinctes, dans ce film, de palimpsestes d'humanité qui tremblotent d'un air pas bien rassurant dans le coin de l'écran : 

1) l'autochtone potentiellement menaçant, fuyant comme une anguille, rusé et trompeur comme la fouine. On ne le voit jamais en entier, c'est toujours en plans obliques et tremblés sur une partie de corps: les yeux curieusement inexpressifs, avec au fond une lueur énigmatique, suscitant à tout moment le doute paniquant dans le crâne des démineurs, seules entités familières auquel le spectateur peut s'identifier dramaturgiquement; et des postures de corps à l'immobilité inquiétante, comme "the body snatchers" (Renner était déjà soldier courageux au milieu des "infectés" dans "28 weeks later", on ne peut s'empêcher d'y voir un effet de casting, de "renvoi", réussi et bien pensé), ou les Cajuns de southern comfort, un (bon) film de Walter Hill: qui est l'ami, qui est l'ennemi? C'est le ressort de tout "thriller paranoïaque" qui se respecte.

Le moindre barbu en djellaba se découpant dans un "cut-up" nerveux à la dérobée, le moindre regard au sourcil broussailleux saisi dans un contre-champ tremblé, la moindre occurrence sonore de muezzin, sont signes organiques de menace imminente, de danger adrenalineux, de barbarie millénaire, comme autant d'anacondas pestilentiels et de tarentules visqueuses infestant un marais ténébreux. C'est bien simple, j'ai cru que c'était une transposition de Taken, la prod. Besson (sens de la découpe des plans, du montage, de l'action clippée, approche "intéressante" du "prochain" comme une sorte de "lointain").
La sensation exacerbée du danger, des sens trompeurs, est tellement exploitée dans ce film que ça devient sa principale figure de style: le moindre paysan qui ramasse des gravats pour les mettre dans une remorque a cette étrange lenteur anxiogène.
 A tous les coups, le spectateur, qui vit la peur en totale immersion empathique avec ces équipes alpha-tango, en frémit; toute présence dans le champ visuel d'un autochtone est matière à fournir de la peur et de l'adrénaline: que font-ils, tous, sur les toits, à nous épier et à nous filmer pour "youtube", à nous adresser des saluts ambigus qui sont peut-être des signes codés adressés à un type, dans une embrasure de fenêtre, qui manipule des cordons, le fil bleu sur le bouton rouge, le fil blanc sur le bouton vert. Le moindre visage fermé, inexpressif = poseur de bombes, fourbe comploteur. Plus lointaines dans le champ, des silhouettes qui bougent sur un toit d'une baraque isolée en plein milieu du désert = snipers. Et, bon sang, on se fait tirer comme des lapins.
Tout concourt à magnifier ce sentiment d'insécurité à tous les étages, en nous, américains-spectateurs: mais que sommes-nous venus faire dans cet enfer, se lamente le gradé qui, à la fin, comprend que la seule manière de survivre, c'est en allant comme une tête brûlée au devant de la mort, comme ce démineur qui au départ choquait tant sa déontologie de militaire, et dont il finit, comme nous tous, par admirer le courage insensé. D'autant qu'il est doué pour l'amour de son prochain, plus que les autres, surtout si le prochain est un petit Beckham qui lui rappelle le fils laissé at home, le seul avec qui on peut sympathiser au milieu de ce nœud de serpents.

Car en effet, le seul "autochtone" qui nous est vaguement représenté ici comme un "être humain" à qui on peut s'identifier, c'est un petit garçon débrouillard qui vend de la "good-shit-porno, man" et s'identifie à la star du football Beckham. On a droit à une passe sympathique qui scelle une amitié complice et ephémère avec le démineur. Comme de bien entendu, ce petit américanophile sera par la suite subjectivement identifié (dans un subtil jeu d'hallucination perceptive et à un point de suture près) à un traître égorgé et éviscéré par sa propre "ethnie", et dans l'estomac duquel on a placé une charge de dynamite pour faire exploser les yankees, c'est dire à quel point d'infra-humanité ces sauvages sont situables; ça déboussolerait à moindre frais et transformerait en tête brulée traumatisée n'importe quel brave gars sensible, père de famille et divorcé du Connecticut.


2) l'autochtone victime paradigmatique: celui qui est transformé en sapin de Noël avec des pains de dynamite en guise de guirlandes clignotantes, à l'occasion des pleureuses au milieu des gravats, qui gênent la circulation, et dont les seules manifestations sonores sont la litanie des cris de douleurs aigus (comme on le voit systématiquement dans les reportages de cnn et ailleurs), si insupportables d'ailleurs qu'ils collaborent eux aussi à ce climat d'insécurité incessant: le spectateur est là encore amené à douter. N'est-ce pas diversion, pour tromper nos sens? Les victimes ne sont-elles pas des complices déguisés, experts en hypocrisie, les éléments d'un piège qui va se refermer sur nous?

"L'homme-bombe" de la fin, à titre paradigmatique, donc, de la victime-civile: combien le contraste est mis en évidence entre la maitrise, le self control et l'abnégation du démineur (derrière ses allures trompeuses de "ranger", c'est un mec compétent, c'est même le seul mec compétent, en plus d'être le plus sympa), qui essaie de le sauver, et l'hystérie bruyante de la victime, ses propres lamentations incessantes qui en deviennent pleurnichardes et contre-productives: "eh toi, qu'on a presque envie de dire, tu pourrais pas te taire une seconde et arrêter de gesticuler pendant qu'on essaie de te sauver, bordel?" La traduction plaintive, hors-champ, par un concitoyen: "c'y un brave homme, il y gentil msio, il a 4 enfants si vo plè", n'est pas pour calmer les choses. Ce sera d'ailleurs la seule chose traductible et compréhensible dans ce baragouin local typique des "étrangers" chez eux, univocément plaintif et qui sonne tellement pô américain. Tout le reste n'étant que cris, prières et lamentations assourdissantes.

Aucune empathie possible, s'agissant de l'humain local de cette seconde catégorie, sinon celle pour "la victime-figurant-vitrine": l'autochtone non pas fourbe comploteur invisible (celui qui n'hésite pas à égorger et éviscérer ses propres enfants pour les transformer en colis piégé), mais chair à canon gémissante.



Dans ce "merdier", les seules plages de repos où on se sent un peu entre "potes", c'est dans la chambrée, quand la fraternité s'en mêle, celle du gars ordinaire qui pense à ses mômes et à sa meuf laissée au pays, et dans les bagarres qui sont en fait une communion pour décharger la tension et avérer aux yeux de l'autre qu'on n'a plus peur des coups et de la mort.

Bien évidemment, le sergent noir n'aimait pas trop au début la tête brûlée très "scottish" qui ne suivait pas les consignes de sécurité.
A la fin, il comprend que c'est son seul vrai pote, celui qui lui sauve la vie, le seul qui ait une réponse appropriée pour la survie en milieu hostile. En cela le film est généreux, et humaniste, pour la diversité de ses représentants de la grande démocratie américaine: face à l'ennemi obscur, enturbanné, impénétrable, face à un bout de terre qui n'est que pierres, ferraille et faciès piégés ("f..ck man, i hate this country"), nous pouvons nous comprendre, nous respecter, nous unir et communier fraternellement.

Les derniers pacifistes ou les beaux parleurs, devant cet appel burné et sans concession au "patriot act", auront bien honte, mauvaise conscience: tel le médecin "psy" maniéré qui donne dans le "soldier" condescendant, dont la seule expérience du terrain est Yale, lui dit le fantassin, et sauf vot'respect m'sieur tirez pas à l'intérieur de la voiture. D'ailleurs y sautera le premier, casque en avant sur la bombinette, c'était téléphoné, et ça lui apprendra à faire le précautionneux, manquant de self control et très couard au demeurant.

C'est le courage, la valeur, le sacrifice insensé de nos braves petits gars envoyés dans un monde de sauvages, qui nous sont présentés ici. Faut pas imaginer que ce genre de de film rompt en quelque manière avec la litanie connue des films de guerre sur le "Vietnam" ou autre cadre de substitution pour méditer sur le vertige du mal qui gît en l'homme.
C'est toujours la même palinodie cathartique de mormon: j'ai vu l'horreur, monsieur, j'ai vu l'horreur, et j'aurais pas dû, scusez moi mais j'y retourne. La guerre est une drogue, le trip ultime, toujours la même rengaine depuis "apocalypse now", "the deer hunter", et le gars, traumatisé, n'a de choix que de rempiler, au générique de fin (tellement inattendu), non sur Wagner, mais sur fond de hard-metal bien défoulant, mais qui fait peur, aussi, oooh, ça donne à méditer sur le mal que l'on nous fait à nous, brave people, qui ne demandions qu'à vivre tranquilles à la maison avec notre bout d'choux et notre brave rappeuse de carottes. Regardez ce que vous avez fait de nous, des têtes brûlées, des mercenaires, des accrocs de la mine anti-personnelle, rhooo.
Les cinéphiles les plus perspicaces et finauds ont saisi là dedans une critique sans appel et très osée de la guerre: on tord le cou à la convention cinématographique du "return at home". Il suffit en effet d'inverser une convention narrative, un stéréotype - c'est d'ailleurs un procédé des plus stéréotypés -, pour qu'on y détecte, dans un arc-réflexe "pavlovien", un puissant acte subversif de "remise en question" des clichés.

Pas sûr du tout que ça ne suscite pas des vocations, d'ailleurs. Que ça n'électrise pas certains jeunes burnés qui végètent entre le bowling, le shit et le net, dans un quotidien à la "less than zero" de Brett Easton Ellis, et qui peuvent saisir dans cette représentation l'alliage délicat d'un serment d'allégeance pour sa grande patrie et l'occasion d'un trip extrême vaguement suicidaire. Une vrai pub déguisée pour une alternative à l'existence morne, avec une prise de risque où l'on se sent virilement vivre, tudieu, et sur un terrain d'expérience sensorielle plus vaste qu'un jeu video de survival fps. Et c'est vrai que c'est tentant, ma foi, en ces temps où les entreprises proposent à leurs cadres qu'ont pas assez la niaque des stages de survie en survêtement kaki dans la nature sauvage, mayday mayday, pan, t'es mort, pan, tu sautes. 



Tout le film dégage ainsi une évidente et omniprésente odeur d'opération musclée de justification "sensorielle" après-coup de la "politique". Et cette fois, "épurée", c'est le mot, de tout jugement sur le bien, le mal, les causes, de tout angle politique de perception: on s'épargnera les bavardages, la contrition et la réflexivité à deux balles d'un De Palma. Non, une expérience immersive, à vivre au seul plan descriptif, de l'aesthesis pure,  prétendent ceux qui, en quête de sensations fortes, s'en délectent. 

La critique est unanime. Un "retour concret à l'humain", enfin, et qui fait plaisir, murmure-t-on. "On aurait tort de faire la fine bouche (...) devant ce très bon Démineurs, qui envisage cette guerre du strict point de vue concret de trois hommes englués dans un quotidien aussi répétitif qu'extraordinaire", nous explique Jean-Baptiste Thoret de Charlie-Hebdo, et c'est tant vrai, quand on y réfléchit, que la répétition du quotidien, c'est extraordinaire. La guerre "à hauteur d'homme", nous sussure la réclame. Ben oui. Y a une douzaine d'hommes à 100 kilomètres à vol d'oiseau, dans ce film. Tout autour, ça sent la mangouste et le chacal.

En somme, une "phénoménologie" de la guerre, n'hésiteront pas à conceptualiser les cuistres pénétrés à la rescousse des "funistes" (lesquels s'épargneront comme de juste de vains efforts de "masturbation intellectuelle"), anté-prédicative, obtenue par on ne sait quelle "épochè" transcendantale, une "suspension" du jugement neutralisant la "thèse naturelle" de l'existence des objets déjà constitués par les croyances et le psychologisme. 
Vaste blague.
Comme si  une telle neutralisation était seulement possible, s'agissant d'un film qui prend comme "matériau" une situation, un présent, une géographie, une politique, une population, une force d'occupation, une guerre, une récompense, strictement déterminés empiriquement. C'est le mouvement inverse qui s'opère, bien évidemment: ce prétendu retour à l"'apparaître de la chose même" (sensations et expérience de la guerre, du danger) reconduisant au noyau dur "thésique" qui en détermine la forme même, et ce noyau dur, ce sont intégralement des croyances et des jugements objectivés, des clichés psychologiques naturalisés, que nous connaissons bien. Entendons donc tout simplement, derrière ce fatras pseudo-sensualiste : retour à l'efficacité pure et dure des meilleurs jeux d'immersion "fps" à la "gears of war", les turbans remplaçant ici les locustes. 

Une forme adéquate à son fond, et un fond adéquat à sa forme, as usual, et on ne s'étonnera même plus de l'éternel retour des discours creux sur la prétendue capacité de les dissocier, de "vivre" le spectacle sans "théoriser", en secondarisant les intentions et les idées qui somme toute n'appartiennent pas en propre à l'auteur, mais devraient être laissées à l'appréciation de chacun. Autant prétendre que "Le Juif Süss" de Veit Harlan - un film de propagande qui en vaut un autre, en matière de perception de "l'autre" - peut s'appréhender d'un point de vue purement "esthétique", ou de manière décontextualisée. On peut  d'ailleurs lire ce genre d'approche "mac-mahonienne" dans le dictionnaire du cinéma de Jean Tulard (Laffont, 1982): 
"Dès 1948, dans sa lettre au rabbin Prinz [...], puis dans son autobiographie parue en 1966, il s'est attaché à se justifier: il n'a voulu faire qu'une "représentation artistique du problème juif" [...]; la publicité tira le film dans un sens antisémite que n'avait pas prévu Harlan. Laissons-lui le bénéfice du doute (il fut d'ailleurs acquitté après la guerre par un tribunal) et reconnaissons que le film est techniquement bien fait. Mais Harlan n'en fut pas moins un actif propagandiste du national-socialisme, exaltant le militarisme prussien [...] Si La ville dorée, deuxième film en Agfacolor, opposant "la santé du monde rural aux turpitudes de la grande ville" (Courtade et Cadard), est aujourd'hui insupportable à force de mièvrerie, contrairement aux films précédents qui ont beaucoup moins vieilli sur le plan artistique, on dit encore en revanche grand bien de deux œuvres romantiques: Immensee et Opfergang, débarrassées de toute préoccupation politique. Après 1950, Harlan retrouva une petite activité mais pour signer des aventures pseudo-exotiques (Le tigre de Columbo) ou des films semi-pornographiques (Le troisième sexe)".
  
(Aah, les notices du palmé académique Tulard. Trop fun. J'apprécie assez, perso, son  érudition, son amour sincère des séries z, des "giallos" et des films "gore", son humour décalé - très "Knoxville" avant la lettre, même si je suis pas sûr que son lectorat  de prédilection en saisisse toutes les subtilités)



Il faudrait détailler point par point, plan par plan, "bloc" par "bloc", le vaste signal alarmant de régression et dégradation psychique que ce "Hurt Locker" constitue, mais las, je me contenterai juste de dire ceci, en guise de synthèse. Appelons un chat un chat: profondément et indubitablement raciste de la plante des pieds jusqu'à la racine des cheveux, à un degré de suffocation et de décomplexion difficilement atteint même par un Joël Schumacher (et dont même un Zemmour au plus fort de son hystérie xénophobe, ou un Philippe Val en chevalier éclairé du droit à la caricature, ne parviendraient pas à égaler un centième de l'efficacité), cultivant l'appel aux pulsions virilo-burnées les plus grégaires sous l'éternel et hypocrite prétexte d'une "critique" (?) de "la guerre" (cette "drogue addictive", cette "expérience extrême", si immersive, etc), ce film pue la merde à chaque cm de sa pellicule, y a rien d'autre à dire.

Le succès de ce film, ses lauriers, sont encore plus alarmants que le film lui-même: ça en dit long sur l'état de notre imaginaire, la réussite du long travail de sape entrepris dans les modes d'auto-représentation de l'occident, l'imprégnation du "choc des civilisations", à même le globe oculaire, depuis certains événements qu'on nomme "fondateurs".







La cérémonie des oscars de cette année a été un étalage de banalité et de lâcheté.

Les trois films les plus primés par l'Académie, Démineurs (The Hurt Locker), Precious, et Inglorious Basterds, incarnent dans leur ensemble ce qu'il y a de rétrograde et malsain dans l'industrie du film, et ils avancent tous masqués.

Démineurs, en dépit des déclarations sur son approche « apolitique » ou « non-partisane », se révèle, à sa propre manière sans saveur, être un film favorable à la guerre et à l'impérialisme. Loin d'offrir un point de vue compatissant sur la vie des Afro-américains des centres-villes [pauvres, ndt], Precious se complait dans l'arriération sociale, dont il impute la faute aux opprimés eux-mêmes. Le repoussant Inglorious Basterds de Quentin Tarantino se présente comme un film « anti-nazi », mais offre sa propre version du porno et du sadisme, laquelle reprend à son compte plus d'un élément fasciste.

Trois œuvres franchement abominables.

Il y a sept ans de cela, en mars 2003, quelques jours seulement avant le lancement de l'invasion illégale de l'Irak, le réalisateur de documentaire Michael Moore – recevant l'Oscar pour Bowling for Columbine – dénonçait George W. Bush comme « faux président, » ajoutant, « Nous vivons dans une ère où un homme nous envoie en guerre pour des raisons qui n'existent pas… [Nous] sommes contre cette guerre, M. Bush. Honte à vous. »

Sept ans après cette déclaration intègre de Moore, l'industrie du cinéma a officiellement jeté l'éponge dimanche dernier et de la manière la plus basse qui soit, abandonnant même la prétention à s'opposer aux guerres coloniales du Moyen-Orient et d'Asie centrale. En fait, le choix de Démineurs comme meilleur film fait partie d'une réhabilitation rampante et concertée de la guerre d'Irak, en train de se produire dans l'establishment politique et médiatique libéral.

De la revue The Nation, où Robert Dreyfuss a écrit qu'il voyait des « signes d'espoir » dans les récentes fraudes des élections irakiennes, jusqu'au groupe de réflexion du Parti Démocrate, le Center for American Progress, qui affirme que ces mêmes élections « représentent le dernier pas des irakiens pour reprendre le contrôle de leurs propres affaires, » la gauche officielle et le milieu libéral indiquent leur accord pour la présence permanente des États-Unis en Irak, visant à contrôler les vastes réserves de pétrole du pays.

Les libéraux « anti-guerre » bien en vue à Hollywood, pour qui l'opposition à l'invasion Irakienne de 2003 avait beaucoup à voir avec une hostilité culturelle et psychologique envers le gouvernement Bush, en sont là également. L'élection de Barack Obama représentait pour eux, comme pour tout un milieu social, la réalisation complète de leurs aspirations politiques.

La réalisatrice de Démineurs, Kathryn Bigelow, a saisi l'opportunité dans son discours de remerciement pour le prix de la meilleure réalisation, « de le dédier aux femmes et aux hommes de l'armée qui risquent leur vie chaque jour en Irak et en Afghanistan et partout dans le monde. » Et après cela, en recevant l'Oscar du meilleur film, elle a répété, « peut-être une dédicace de plus, aux hommes et aux femmes partout dans le monde qui portent un uniforme… ils sont là pour nous et nous sommes là pour eux. »

Non, ils ne sont pas là pour « nous ». L'armée américaine est une armée professionnelle, pas une armée de conscription, elle opère à la manière d'une bande de malfrats à l'échelle mondiale au service de l'élite financière américaine. Toutes sortes d'ex-gauchistes et libéraux se rallient actuellement autour de l'effort de guerre impérialiste, souvent par la formule selon laquelle il faut « soutenir les troupes. » C'est un slogan pitoyable et frauduleux. Dans la pratique, il implique un effort pour décourager ou passer sous silence les critiques des causes, de la conduite et des objectifs de ce conflit brutal.

Le succès de la campagne des Oscars en faveur de Démineurs donne la mesure de la banqueroute intellectuelle des critiques et de l'élite hollywoodienne. Ce film n'a pas eu un grand succès auprès du public, mais comme Jeremy Kay, écrivant pour le Guardian, l'a noté, « Ce Thriller est devenu l'égérie des critiques, loué comme le meilleur film sur la guerre en Irak réalisé aux États-Unis, et en fait comme la meilleure tranche de guerre montrée à l'écran depuis des années. » Ce n'est pas vrai, mais de bien meilleurs films comme Battle for Haditha et In the Valley of Elah, ou d'autres, ont été délibérément marginalisés par les médias américains.

La compagnie de relations publiques engagée pour s'occuper de Démineurs, s'est concentrée sur la perspective que Bigelow soit la première réalisatrice à recevoir un Oscar. « L'idée était séduisante, » écrit Kay, « et je peux témoigner de la vitesse à laquelle elle s'est répandue dans les artères d'Hollywood. Un jour avant la nomination, le 2 février, on ne parlait quasiment de rien d'autre. »

En d'autres termes, le fait que la réalisatrice soit une femme a compté plus que tout le reste. Bien sûr, ce n'est pas tout. Les membres de l'Académie ont également encensé Démineurs en raison de ses thèmes.

Sous le couvert de l'objectivité et de « l'authenticité, » le film de Bigelow présente la guerre en Irak du point de vue d'une « tête brûlée, » le sergent William James, expert en désamorçage. La présence des forces américaines en tant qu'armée d'occupation n'est jamais remise en cause, et le travail de cet individu téméraire (et, franchement, psychotique) est présenté comme sauvant héroïquement des milliers de vies.

Les quelques bribes de dialogues insérés entre les diverses scènes de désamorçage sont forcées et ne convainquent pas. Bigelow n'a aucune idée de ce que sont des soldats, ou de la manière dont les êtres humains interagissent. Ses films (the Loveless, Near Dark, Blue Steel, Point Break, Strange Days) ne sont pas faits à partir de la vie, mais à partir de schémas confus et malsains, y compris des morceaux épars de philosophie post-structuraliste et postmoderne.

Dans son premier film, The Set-Up (1978), par exemple, deux hommes se battent dans une ruelle, pendant que, selon le New York Times, « les sémioticiens [qui étudient le langage] Sylvère Lotringer et Marshall Blonsky déconstruisent les images en voix-off. » Bigelow a expliqué à ce propos : « le film se termine avec Sylvère parlant du fait que dans les années 1960 on concevait l'ennemi comme hors de soi, c'est-à-dire, un officier de police, le gouvernement, le système, mais ce n'est pas vraiment le cas en fait, le fascisme est très insidieux, on le reproduit tout le temps. »

On a envie de répondre, à nouveau : parle pour toi ! Bigelow est clairement fascinée par la violence et le pouvoir… et la guerre, qu'elle considère comme séduisante et « excessivement dramatique. » Bigelow adhère à l'idée « qu'il y a probablement une nécessité fondamentale à ce conflit » et qu'elle se trouve attirée par la notion d'une « psychologie de l'accoutumance, de l'attirance, vers le combat. »

Ses admirateurs déclarent que Bigelow se plaint, ou critique, un tel état de fait. Au contraire, Démineurs, glorifie et embellit la violence, que la réalisatrice associe à « des réactions émotionnelles intenses. » Tout cela, avec une dose de Nietzsche mal digéré, est assez malsain et même sinistre, mais correspondant à un état d'esprit bien défini parmi certaines couches considérées comme l'intelligentsia « radicale » aux États-Unis.

Le film de Bigelow, réalisé d'après un scénario du journaliste "embedded" Mark Boal, n'est pas un film anti-guerre. Il se contente de faire une pause de temps en temps pour méditer sur le coût élevé payé par les soldats américains pour le massacre des insurgés et des civils irakiens. En ce qui concerne Bigelow, tant qu'ils n'ont pas l'air de s'amuser et qu'ils montrent des signes de fatigue et de stress, les soldats américains peuvent continuer à tuer et à semer la destruction.

Comme l'a noté la chronique du WSWS en août dernier, « la plus grande erreur du film est que ses réalisateurs croient apparemment qu'il est possible de dépeindre correctement l'état moral et psychologique des soldats américains sans parler de la nature de l'aventure irakienne dans son ensemble, comme si cela ne changeait pas la manière dont les soldats agissent et pensent. »

Démineurs a plu aux votants d'Hollywood, comme l'a noté avec satisfaction un commentateur, parce qu'il « ne force pas les spectateurs à faire un jugement politique sur la guerre, » c'est-à-dire qu'il est compatible avec l'ultra-droite, le pentagone et le gouvernement Obama.

La cérémonie annuelle des Oscars est plus qu'une simple occasion pour Hollywood de s'autocélébrer. La diffusion (vue cette année par 40 millions de gens aux États-Unis.) est devenue un rituel de la vie publique américaine, une manière de plus de forger, de manipuler l'opinion publique.

Ainsi, comme dans toutes les occasions de ce genre, la cérémonie est maintenant un événement complètement préparé et stérile du début à la fin. Personne n'a le droit – ou n'aurait l'idée – de sortir du rang, il n'y a pratiquement aucun moment qui ne soit écrit à l'avance. Même si cette cérémonie n'a probablement jamais eu son âge d'or, il y a eu une époque où elle conservait la possibilité pour des sentiments sincères, et même une opposition, de s'exprimer.

Même l'Oscar du documentaire, que Moore avait remporté en 2003, a été contrôlé de près. Judith Ehrlich et Rick Goldsmith étaient en compétition dans la même catégorie cette année avec leur film The Most Dangerous Man In America: Daniel Ellsberg and the Pentagon Papers. Ellsberg est l'homme qui a rendu publique l'histoire secrète du Pentagone dans la guerre du Vietnam en 1971, portant un coup à la version des événements présentés par le gouvernement. Il était présent à la cérémonie dimanche dernier. Dans l'atmosphère actuelle dominée par la corruption et la peur, il aurait été bien trop embarrassant de se souvenir de quelqu'un qui s'est opposé aux autorités!

À la place, The Cove, un documentaire sur un village de pêcheurs japonais où des milliers de dauphins et de tortues sont péchés chaque année, a reçu le prix. Ce sujet peut être bon, mais il est considérablement moins important que l'arrêt du bain de sang au Vietnam, ou de ses équivalents actuels, en Irak et en Afghanistan.
Bref, la cérémonie des Oscars de cette année a atteint encore une fois un niveau bien bas. Les réalisateurs, scénaristes et acteurs honnêtes d'Hollywood devront se faire connaître et agir. La situation actuelle est tout simplement intenable du point de vue du cinéma comme de la société dans son ensemble.
(David Walsh, 11 mars 2010, "world socialist web site")
http://www.wsws.org/articles/2010/mar2010/hurt-m11.shtml
http://www.wsws.org/articles/2010/mar2010/hurt-m16.shtml