Dans "Où est la maison..." de Kiarostami (un de ses plus aboutis avec "le passager" et "close-up"), l'enfant est saisi par une obligation éthique insubmersible, qui lui fait braver tous les ordres et interdits du monde des adultes, même s'il s'acquitte avec respect des nombreuses tâches et corvées, tantôt dérisoires tantôt absurdes, que l'on ne cesse de placer sur sa route.
Il croisera à Poshteh un vieux forgeron, qui voudrait bien l'aider mais qui marche bien lentement et tient absolument à lui montrer toutes les portes qu'il a faites dans le village en donnant tous les détails.... "vous marchez lentement, monsieur". - "Oui mais si je ne parle pas, je marcherai plus vite". - "Alors ne parlez pas".
Cette impertinence mêlée de respect donne une certaine allure comique au film, qui peut aussi se voir comme une manière de "polar" au suspense hitchcockien: l'homme d'affaire (concurrent du forgeron), qui prend le cahier pour en arracher une page où il dressera ses comptes. Angoisse: Ahmad va-t-il récupérer le cahier - en partie ou complètement déchiqueté? Puis qui s'en va à toute allure sur son mulet. Ahmad parviendra-t-il à le rejoindre? Mince, voilà qu'il a disparu dans une dénivellation entre deux ruelles. Et la nuit qui tombe. Et Ahmad qui arrive toujours quelques secondes trop tard. Et le chien qui aboie de façon menaçante (incrustation du court-métrage "le pain et la rue"), etc.
Une des ruses du film est également ce regard critique porté sur l'éducation et un certain conservatisme traditionnaliste, ou formaliste: sous couvert d'un film de commande, une propagande à visée éducative, K. remplit le "cahier des charges" en même temps qu'il le contourne, le subvertit - ou plutôt le porte à sa vraie puissance. Il administre bien, en apparence, la leçon de civisme vertueux qu'on attendait de lui, mais pas forcément où on l'attendait. Ou alors, et c'est la générosité de ce film, précisément là où on devrait l'attendre.
L'enfant doit obéir aux adultes, se taire, faire ses devoirs, aider ses parents aux durs labeurs de la ferme, se montrer responsable, discipliné, altruiste, solidaire envers ses camarades, etc, plusieurs de ces recommandations apparaissant dans le film sous forme de "double binds" insolubles, "schizogènes".
Toutes ces tâches vertueuses seront effectivement accomplies par Ahmad, mais pour y parvenir, là est l'ironie profonde, il devra se défaire des règles apprises, qui forment comme un magma indifférencié. Les agencer autrement, les redistribuer, pour dégager les priorités dans des temps non-contradictoires qui ne lui sont pas accordés. Et donc désobéir, afin de mieux obéir.
L'exemple des admonestations de sa mère est frappant: elle lui dit "fais tes devoirs" et dans le même temps "occupe toi de ceci ou cela". Elle ne veut ou ne peut pas entendre non plus qu'un devoir plus important, qui est de rendre un cahier de devoirs à quelqu'un qui ne peut justement pas les faire, est un "devoir" nécessaire qu'il convient de distinguer du droit accessoire "de sortir aller jouer". Et elle élude ce problème par un: "c'est pas ton problème, c'est de sa faute à lui, qu'il en assume les conséquences".
L'instituteur fait pareil dans son registre: il impose ses priorités ou exigences à lui, qui entrent en contradiction avec celles des parents. Quelles que soient les préoccupations des parents (aller chercher le lait, rentrer les moutons, etc), elles sont secondaires par rapport aux priorités qu'il assigne aux enfants. Et les enfants doivent se débrouiller avec ce nœud de contradictions, ce conflit entre deux autorités.
On ne peut pas vraiment dire que la figure de l'instituteur soit rendue sympathique, ni le vieil homme qui remballe durement l"enfant avec ses "je sais pas, je connais pas", ni la dame au balcon qui lui ordonne de lui renvoyer le linge mouillé, ni la dame malade qui ne veut pas bouger de sa porte pour aller contempler ce pantalon énigmatique (mais il l'amène doucement à faire quelques pas, douloureux, le temps que le pantalon ait... disparu), ni le discours du grand-père qui ordonne à Ahmad d'aller chercher des cigarettes alors qu'il n'en a pas besoin (simplement, c'est pour "l'éduquer", invoquant son propre père, qui oubliait une fois sur deux de le récompenser pour ses bonnes actions, mais "n'oubliait jamais de le battre"), ni dans l'ensemble ces figures d'adultes qui n'écoutent pas l'enfant.
A part le vieux forgeron, qui prend son temps (un peu trop par rapport à l'urgence de la mission, certes), qui donne de son corps fatigué, qui parle bcp mais qui écoute, aussi. C'est lui qui dit à l'enfant de prendre la fleur et de la mettre dans son cahier. On l'avait presque oubliée, cette fleur. Elle réapparaît au dernier plan, séchée, entre deux pages du cahier de devoirs, alors que l'instituteur y appose son "satisfecit", n'ayant pas remarqué la manœuvre de dernière minute par laquelle Ahmad glisse le cahier sur le pupitre de Nématzadé. Trace discrète de tous ces aller-retour sur cette route "en z", suggérant peut-être qu'une "transmission" a eu lieu, fragile autant que gratuite, mais autrement plus nécessaire que ces tâches et règlements rigides imposés par l'instituteur pour le "bien" des enfants.
Le cousin de Nématzadé, qui fait lui aussi de la résistance passive: non il n'a pas fait son devoir. Et pourquoi donc? Parce que j'ai mal au dos. C'est tout. Et c'est dit avec une insolence dans le regard (genre: "t'es con ou quoi?") franchement osée et avec un effet comique imparable.
Une ellipse paradoxalement assez violente nous indique que Ahmad, de retour chez lui, a été sévèrement puni par son père: l'enfant pleure, le père mutique tourne le bouton des ondes de la radio, la mère demande à l'enfant de manger, il refuse. La résistance de cet enfant n'est pas vaincue. C'est un héros, un insubordonné. Non pas en raison d'une caractérisation psychologique quelconque, mais parce qu'il est littéralement habité par une loi "objective" ou "universelle" qui le transcende, de l'ordre de l'amour ou de la compassion. Pas l'amour pour "x" ou "y". L'amour comme priorité, le souci pour l'autre plutôt que l'indifférence.
Ce n'est donc pas tant que Ahmad soit "le meilleur ami" de Nematzadé, et que cette affection particulière, ce lien privilégié, constitueraient le mobile de son action. On verserait, si c'était le cas, du côté du sentimentalisme un peu convenu de ces films "sur l'enfance", un éloge de l'amitié de type "spielgui-truffaldien" opposant la complicité des enfants au monde des adultes. Or ce n'est pas le cas ici: on aurait plutôt, je le vois ainsi, un Nematzadé du côté de l'enfance, et un Ahmad du côté des adultes, en un sens plus adulte que les adultes, habité par une responsabilité, une discipline, qui leur font défaut et que pourtant ils enseignent. Obligé d'agir en "adulte" à la place des adultes, envers et contre les adultes. Je vois plutôt Ahmad comme un petit garçon simplement gentil et consciencieux, soucieux des autres. De Nematzadé en l'occurrence parce qu'il est fragile, sans défense, et exposé à une injustice redoutable. Ensuite le fait d'avoir emporté son cahier par inadvertance, le sentiment intolérable de culpabilité découlant de l'issue inévitable de cette méprise, maximalise son sentiment de responsabilité envers autrui, Nematzadé ici, mais ça aurait pu être n'importe qui dans la classe qui se serait retrouvé dans cette situation...
Ahmad n'est pas vraiment un Sisyphe: il trouve la parade, la ruse. Il fait le devoir de son ami. Il ne touche pas au plat que sa mère, tendre finalement, lui apporte; se prostre pour écouter le vent de la nuit, puis reprend ses travaux d'écriture. On devine que ça lui coutera bcp, car il arrivera en retard en classe le lendemain, "alors qu'il n'habite même pas Poshteh".
Il y aurait bien des choses à dire encore sur ce film si simple en apparence, mais aussi opaque, quelque part, comme la nuit qui tombe et donne à la distance entre "Koker" et "Poshteh" une étrangeté inquiétante. J'en retiens aussi une poétique du voyage, sur ces "Holzwege" qui ne menaient peut-être nulle part, ou alors au cœur de la clairière de quelque chose... d'oublié, comme ces anciennes portes du forgeron, dont les fenêtres projettent des hiéroglyphes de lumières sur les murs, remplacées une par une, et dont il aimerait bien savoir ce qu'elle sont devenues.
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