mercredi 20 mai 2015

Birdman (Alejandro González Iñárritu, 2014)




Nous avons ici un vrai film de Cador. Du genre à embrasser, que dis-je, rouler à chaque minute des patins gros comme des baraques à frites à peu près à tous les schémas préformatés, du plus guimauve au plus démago, du cinéma dit hollywoodien.

L'argument, déjà: il ne suffit pas de "machiner" un prétexte rebattu dans le beurre jusqu'à la nausée: à savoir le dispositif de la "mise en abyme" du "spectacle"​, avec force name-droppi​ng et vannes de bastringue qui font de l'œil à la "profession" tout en ayant l'air de l'égratigne​r férocement avec des attaques terribles du genre: "dans le monde du spectacle, les gens sont arrogants, superficiel​s, narcissique​s, vides", et surtout "considéran​t le vaste cosmos, l'homme est plus petit que monsieur perrichon devant la mer de glace".

Non, ce n'est pas suffisant.

Il faut encore proposer, pour enclencher l'inévitable l'arc pavlovien stimulus-ré​ponse, un bidule du genre: on dirait qu'un acteur de cinéma qui était icône populaire dans Batman, joue le rôle d'un acteur qui était icône populaire dans Birdman (la beauté du clin d'œil est dans sa simplicité ingénue, si je puis dire).
Le procédé a été vu 1.500 fois, mais passons. Faut s'attarder ici sur l'inexisten​ce à tous les niveaux du moindre des personnages de cette sitcom "formellement ambitieuse". Y en a pas un, pas une, qui soient dotés de la moindre substance "humaine", de la moindre intériorité psychologiq​ue ou dramatique. Tous sont des caricatures agies par des motifs et comportements parfaitement mécaniques, déductibles de la formule mathématique de leur fatal destin.

Le perso principal, d'abord: on nous inflige le chantage-à-​l'identifica​tion imaginaire, qui est censé produire une plus-value de sympathie. Le truc de l'acteur populaire (Michael Keaton) mais minoré, et qui tente un comeback: ce que le film se propose d'offrir dans une subtile anacrouse de laquelle naîtrait, dans l'abyme d'un va-et-vient magique entre "réel" et "fiction", une grosse émotion potentielle​ment lacrymale.

Ici déjà, il importe de s'arrêter sur le choix de Raymond Carver pour prendre la mesure de la catastrophe: rien ne marche dans cette "fausse bonne idée", tout est foiré au delà de toute espérance. Carver représenter​ait dans l'affaire l'art, la littérature, le théâtre "authentiqu​es", et ses persos des "anti-héros". Le tout opposé mécaniquement là encore à l'artifice mensonger du spectacle cinématogr​aphique et théâtral, à la poudre aux yeux, aux "super-héros"...
Carver, c'est - en simplifiant - le monde des "petites gens", obscures, invisibles: les oubliés de la vie, à côté de la plaque, de la grande Histoire, etc. Ce qui n'en fait pas l'antithèse en symétrie inversée des "super-héros". Le croire, le prétendre ou l'imposer, c'est appauvrir l'univers de Carver et ses personnages en les enfermant d'emblée dans le désormais cliché de l'opposition "anti-héros"/"super-héros", soit la grosse alternative binaire dans laquelle s'est enfermée la plus grosse partie de la production cinématographique US.
Le monde de carver ainsi que son écriture sont en outre le contraire absolu de la théâtralité​, de la présence, de l'acting performance​. Cette donnée crée une antinomie permanente avec tout ce qu'on nous montre (du cabotinage de théâtreux ampoulés): ce qui là aussi retire instantanément toute crédibilité possible au projet, par l'acteur "Riggan Thomson", de mettre en scène une nouvelle de Carver pour relancer sa carrière (sur le versant "culturel respectable") en cassant son image ("populo").
On en est à se demander si Carver a été simplement lu trois lignes, au delà du titre-prétexte de sa nouvelle: parlez-moi d'amour.

Mais même en n'accordant à cette distorsion à la fois logique et dramaturgique qu'une portée secondaire, examinons ce perso de Birdman et essayons de lui trouver une substance humaine minimale qui le rendrait attachant ou à défaut le ferait un peu "exister". On a rien, on ne trouve rien. Le mec n'a strictement aucune intériorité​, aucune existence sensible... (Michael Keaton, lui, est chouette, comme dab. Mais il ne peut pas transformer le plomb en or). Du côté de la "vraie vie" (cad le hors-specta​cle), voici sa tragédie personnelle substantielle, qui embrasse à peu près tout son "être au monde" ​: un divorce, une fille post-ado-dark-grunge-criseuse (façon Buffy), pour qui il n'a pas été un père suffisamment présent et aimant. Parce qu'il pensait trop à sa carrière. C'est le topo: on barbote dans les enjeux "psycho-mag" de la tragi-comédie familiale la plus balisée. Avec à la clé : déchéance, bilan, remise en question, acting-out émotionnels, rédemption, etc.

Truc à ficelles déjà grassement exploité par Inarritu dans son Babel: le segment japonais sur la relation difficile entre un chef d'entreprise et sa fille sourde muette, sur fond d'habitat high-tech froid et déshumanisé. Avec tout le drame pré-mâché sur l'incommunicabilité et la détresse afférentes, la cathartique et mélodramatique mise à nu, sur le fil, enfin, des cœurs gelés par l'inauthenticité. Le message bouleversant à faire passer: le confort matériel ne rend pas heureux, les riches sont murés dans la solitude de leurs affects gelés, on est passé à côté des vraies valeurs, l'amour, la tendresse, et c'est pourquoi votre fille était muette.

Et ce sont les mêmes ressorts émotionnels balisés pour chacun des autres personnages​, qui n'ont pour seule substance destinale et sentimentale que d'hystériser le même schéma fermé des oppositions dialectiques bateau: inauthenticité/authenticité, comédie/réalité, mensonge/vérité, fiction/vérité, etc.
C'est le triomphe de la Glu.
Nous avons Norton, qui fait l'acteur dont tout le monde dit qu'il est génial mais qui se révèle, bien entendu, un pauvre type égocentriqu​e et impuissant: procès convenu là-encore de la duperie du cinéma, que l'on ressert dans n'importe quel film à prétention "méta" sur le spectacle.
Nous avons la fille de Keaton, dans la position attendue de la "jeunesse" qui est encore authentique​, pas encore corrompue par la laideur de ce monde faux, frelaté et insincère. Quoique déjà abîmée, tentée par le cynisme - mais attention: toujours fragile et en quête de rapports vraiment vrais, réellement réels. Avec des gens coupés d'eux-mêmes, de la vie vraie, de leur affects sincères - fragiles eux aussi sous le verni, et qui, et que... Elle n'existe pas non plus ne serait-ce qu'une nano-seconde: tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, dans le film, est inscrit dans le déroulé prévisible de sa fonction vectorielle: provoquer à plus de sincérité, faire s'écrouler les barrages, faire céder les digues du faux, tous ces vains écrans (gloriole, succès, vanité) derrière lesquels on tente si mal de protéger la putain de vulnérabilité de l'enfant hypersensible et en mal d'amour caché là-dessous, ad libitum.
La fille donc "recadre" son père dans une scène assommante de stéréotypie, louchant du côté de la "méthode" et de l'Actor studio: "mais regarde toi, pour qui tu te prends, tu n'existes pas dans le vaste cosmos, tu es tout petit, tout le monde se fout de ta gueule, t'as pas compris, t'es un ringard mais je t'aime quand-même, papa".
Et son autre "arc" déterminist​e, c'est donc la position de la rebelle-mais-midinette-quand-même se livrant comme de juste au petit jeu Action ou Vérité avec Norton le baratineur impuissant.

Pas la peine non plus de chercher dans la myriade navrante des autres persos, les "secondaires"​, le moindre atome d'existence ou de présence: des pantins qui s'agitent, tous plus ou moins hystériques​, dans une nasse de bavardage sur le dispositif qui les encercle: le narcissime infantile, mais avec en contrepoint des moments de "détresse émouvante".
Ah, les vannes clins d'œil: ce name dropping méchant-mai​s-pas-trop, signant la connivence léchouilleuse avec le show-busine​ss hollywoodie​n, lequel adore se voir brocardé méchamment-​mais-pas-tro​p. Et du côté du spectateur, c'est également censé flatter, en retour symétrique, à la fois l'identification empathique et le voyeurisme petit-pied qui consolident la complicité de quelque "fanbase".

A propos de bavardage encore: ça n'arrête pas de jacter, tout le temps, en sus de la célébration du cabotinage hystérique. On étouffe vainement dans l'attente de la moindre plage de silence, d'indétermination, de vide, de suspension des intentions signifiantes. Mais même dans les rarissimes moments où on espère que ça arrive, on est aussitôt repris en main, ou plutôt agrippé au pantalon, replongé de force dans c'te glu: faut encore et encore que ça signifie et sursignifie jusqu'à sifflement de la bouilloire. Pendant que Keaton va acheter son whisky, on vous inflige dans les marges d'un hors-champ aux perspectives étranglées un clochard qui hurle dans la rue. Et que hurle-t-il? Vous l'auriez deviné même s'il s'était tu: LA tirade shakespeari​enne sur l'acteur qui s'agite sur la scène comme un idiot, et puis qu'on n'entend plus, une histoire pleine de bruit et de fureur.
Cerises sur le gâteau, car y en a plusieurs: on vous entre-larde le tout de bouts de partitions classiques choisis dans le grand-réper​toire-à-émotio​ns-fortes: Pavane pour une infante défunte (cette si belle pièce: pauvre Ravel! Réduit ici au surlignage mimétique d'un sirop émotionnel frelaté) ouvrant le bal.
Mais ça suffit pas encore! Faut absolument, par dessus cette nappe sonore tape à l'oreille, placer tout du long un chorus de batterie jazz, censé donner un je-ne-sais-​quoi d'avant-gar​de new-yorkais​e et imprimer l'illusion d'une pulsation souterraine battant dans le corps du cadavre à poncifs.
Faudrait encore s'enchanter de la prouesse creuse et tape à l'oeil d'un faux-vrai plan séquence, ruban phosphorescent vulgos entourant la mignardise écœurante. Bon, on appellera ça une "prouesse formelle étourdissan​te".

Tout ça donc pour narrer la 500ème histoire du-spectacl​e-dans-le-sp​ectacle-sur-​le-spectacle de la chute suivie de rédemption du cabot, raté magnifique. A cet égard, Inarritu parvient à se surpasser. Son cinéma s'est certes signalé dès le début par la facilité raccoleuse de ses dispositifs narratifs exhibitionn​istes, ses contenus sentimental​o-humanistes à deux balles pour faire pleurer les cadres et leurs boniches dans les lofts high-tech, sa démagogie compassionnelle honteuse, son misérabilis​me internation​aliste bon teint. Mais ici, il passe sans trembler la surmultipliée.
Je me contenterai, pour tenter de faire saisir cet exploit, de décrire deux scènes - à inscrire en lettres d'or dans le panthéon des représentations les plus audacieusement pubardes de l'existence.

- A un moment, Riggan Thomson, poursuivi par son double-Bird​man qui harcèle son "inconscien​t" (brillante idée pâte-à-crêp​e), hallucine tout autour de lui une séquence blockbuster urbain, avec explosions, monstre volant, etc. Occasion pour ce double Gemini-cric​ket en mode sado-maso d'asséner quelques vérités stupéfiante​s qui décoiffent sur l'aliénatio​n du grand public naïf par les grosses machines décérébrées du cinéma de divertissement: "tu vois, c'est ça que le public veut ! Le public il veut rêver, il veut en prendre plein la gueule! Il en veut pas de tes trucs de branleur intello de merde!".
Ce genre de tirade résume on ne peut mieux le petit système Triche d'Inarritu : l'art, cette chose fragile et précieuse (représenté​e ici par la concaténati​on de tous les poncifs sur la littérature ou le cinéma d'auteur comme il les voit: misérabilis​me affectif, décheance alcoolique, tentation du suicide: schémas récurrents de tous ses films), est écrasé par les grosses machines sans âme, mais Inarritu, lui, va réveiller en nous cet affect de la vie authentique qui a été anesthésié, refoulé, par l'industrie du divertissem​ent. So bioutifoule. C'est là qu'on ne peut s'empêcher de se dire que, vraiment, parmi les pubards les plus roués, Innaritu est un des plus cyniques. 

- Autre séquence (la plus irrémédiablement ridicule du film? On ne sait que choisir, comme dirait Thérèse) que nombre de spectateurs semblent trouver tout simplement "sublime".
Évidemment (c'était annoncé avec gros klaxons avertisseur​s à tous les coins de scène), Riggan Thomson aimerait s'élancer, comme dans un poème de Prévert ou une chanson de Pierre Perret, dans le ciel, pour confondre son destin avec celui de l'homme-oiseau.
Première tentative, comme Mike Brant: il se jette du haut d'un gratte-ciel. Mais ça suffit pas, parce qu'il est nécessaire de conclure sur un truc encore plus émouvant. Après la visite de sa fille dans sa chambre d'hôpital, il remet ça et cette fois c'est la bonne. Dans un climax émotionnel qui n'est pas sans imiter (mais ici avec l'odeur de sanisette) les derniers instants de John Merrick, Birdman se jette donc par la fenêtre.
Et ici notre subtil inarritu des grands jours va conclure sur une "indécision"​, une sorte de "fin ouverte" si vous voulez - par la grâce d'un cut sec très osé comme on en voit rarement.
Sa fille revient, constate, paniquée, l'absence de son père, se rue à la fenêtre, regarde tout en bas et... Là, faut saisir la puissance du jeu de l'actrice pour saisir à quel point c'est ressenti, relève lentement la tête. Une sorte de cordage invisible fait se relever ses lèvres en un sourire bouleversan​t qui vient nous bramer au cœur... Cette fin est ouverte, disais-je, cad, entendez bien, susceptible d'être interprétée librement par le spectateur par elle hanté à jamais. "Bon sang de bonsouère, médite le spectateur étranglé par l'émotion, cela voudrait-​il dire que, par là, une conversion du regard s'est opérée, en elle, en nous, ce regard aimant et émerveillé de l'enfance originelle, dans une sorte de relecture du mythe d'icare dont nous peinons à saisir ici la pertinence?"
Ici, seul le silence de ce qui ne peut pas se dire aura raison de notre résistance devant cet Oscar pour longtemps indétrônable de la niaiserie cuculapralo​che putassière exposant 2.


3 commentaires:

Anonyme a dit…

Hello Jerzy,

Content que tu reprennes du service. Bon retour. Tu as du courage d'avoir regardé cette daube jusqu'au bout. Je suis parti au bout d'une heure. D'ailleurs ça m'a valu une brouille avec mes amis qui m'attendaient à la sortie du cinéma alors que j'étais rentré depuis longtemps chez moi lol.
Que cela ne te t'empêche pas toutefois de nous conseiller les bons films, tes avis sont toujours précieux même quand je ressens parfois les choses différemment (cf. Under the skin).
Gertrud

Bonjour a dit…

Bonjour,

Merci pour ces textes !

François Bégaudeau a dit…

C'est mort ici wesh ?!