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lundi 23 juillet 2012

Les aventures de Tintin. Tintin et le secret de la Licorne (Steven Spielberg, 2011)



Bon. Alors.
Je ne comprends pas la mansuétude critique qui a généralement entouré ce film, d'une absence d'intérêt alarmante.

J'étais parti plein de bonne volonté et tout, sans trop me braquer (d'autant que le générique est assez réussi, en effet, sa musique aussi), mais déjà, en tant que bon connaisseur des histoires de tintin, je ne peux pas ne pas dire qu'il n'y a rien strictement rien de l'univers des albums de Hergé dans ce patchwork fagoté n'importe comment. Pendant tout le métrage, sur ce point, on imagine constamment une équipe de scénaristes réunis en braintrust d'entreprise pour aligner quantité de "raccords" bidons puisant superficiellement dans des tas d'éléments épars des albums, les tricoter en une intrigue à deux balles, arroser le tout d'une espèce de sauce médiane annulant toute forme de saveur, sans parler d'une espèce d'humour calibré-standardisé-fadouille.
Une chose est sûre, l'argument "tintin" est un pur cache-misère. Quel rapport au juste avec Le secret de la licorne et Le trésor de R. le R? Pourquoi ne pas s'être contenté de l'histoire racontée dans ces deux albums, même au prix de moult raccourcis ou montages? On nous présente ça comme une sorte d'hommage truffé de références, mais faudrait ptêt voir à pas trop prendre les cons pour des imbéciles. On nous vante un peu partout l'habileté d'un scénario puisant astucieusement dans les albums, avec des jeux de renvois que les vrais "connaisseurs" apprécieront. Or rien, donc, de l'univers de Hergé, ou de son esprit, ou du concept de ses personnages, encore moins de son style d'humour, n'existe a minima, jamais. Quant aux références, appelons ça des gimmicks publicitaires. Le scénario qui nous est livré est d'une pauvreté affligeante, aux connexions logiques totalement artificielles. Rien n'existe, tout est spielberguisé. Et spielberguisé, on sait un peu ce que ça veut dire: le spielberguisme, c'est l'art du gimmick, du clin d'oeil insistant, tout est dans l'arc-réflexe stimulus-réponse pavlovien. Plus l'anéantissement pur et simple de toute forme de singularité, l'énucléation radicale, à la base, de toute forme de personnage existant, que ce soit de chair et d'os, de caoutchouc, ou de pixel. Spielberg a cette particularité, jamais démentie de film en film, d'infantiliser tout objet dont il s'empare, à un rare degré de bêtise standardisée (proche de l'enfance, pour qui confond "état d'enfance" et "état de bêtise"), d'uniformisation dans le vacuum d'un marshmallow, ou suppositoire, incolores, indolores et insipides, y a plus rien à espérer de ce côté là. Même du coté du Spielberg "dépressif" et "noir", qui n'est guère plus dense si on gratte d'un demi-millimètre derrière le spectacle bien agencé.
Du secret, de la licorne, du fantôme de Haddock, de Moulinsart, du Karaboudjan, il ne subsiste plus rien, pour le redire, et ce n'est pas un mince exploit d'être parvenu à vider à ce point de sa substance le monde de tintin, rendu ici à une bimbeloterie de carte postale qui irrésistiblement fait penser à ce qu'a pu faire Woody Allen dans son imbitable et post-gériatrique Midnight in Paris.


S. aurait adapté le Crasmeustache, ou Gil Jourdan, Ric Hochet, Michel Vaillant, ou Blake & Mortimer, Tif & Tondu, Boule & Bill, Gaston Lagaffe, Spirou & Fantasio, Chaminou et le Khrompire, Les Tuniques bleues, tout ce qu'on veut, le résultat aurait été du pareil au même: du bidon, des persos-prétextes, des décors-prétextes, vidés de toute substance, qui n'existeraient pas davantage, qui ne signaleraient aucun monde, aucun agencement, aucun imaginaire, s'agitant juste en vain dans un squelette d'intrigue inutile, un reader digest expédié ou une sorte de mégaremix, farci de rebondissements, de cascades, de courses-poursuites parfaitement ennuyeux, sans aucune, vraiment aucune espèce d'intérêt. Même le plus mauvais Harry Potter a plus de cachet, de singularité, et les persos plus de consistance, c'est dire.
Prenez par ailleurs un bon film d'action, filmé par un mec qui sait faire ça, prenez, je sais pas, moi, les Jason Bourne de Greengrass, l'action y est au moins intéressante, et c'est ce qu'on est en droit d'attendre. Pourquoi est-elle intéressante, palpitante? Parce qu'on s'intéresse à l'enjeu, au sens de ce qu'on regarde, on est impliqué dans quelque chose qui est de l'ordre du sens, et de la narration. Ce Tintin est rempli d'actions jusqu'à la couenne, mais rien n'a jamais aucun sens: nada, l'ennui, tout y est vu, revu et rerevu mille fois, que du stéréotype. Spielberg ne sait pas raconter et n'a rien à raconter, contrairement à ce que ne cessent de nous dire ses admirateurs: c'est tout sauf un conteur. Il n'a pas de monde.
Bien sûr, c'est du Indiana Jones "survitaminé", pour qui en douterait encore. Cette vieille rengaine marketing que l'on nous vend depuis des décennies: Spielberg a "ressuscité", selon la formule hypnotique devenue méthode Coué, "l'âge d'or" du film d'aventures épique et glamoureux hollywoodien, etc etc, en s'inspirant des aventures de Tintin. Et éventuellement de Philippe de Broca, de ses "tribulations d'un chinois en chine". Dit-on. Dans les milieux cinéphiles autorisés. C'est son foyer secret de sensiblité, ça et l'inénarrable "powésie de l'enfance", bien entendu. Nuts. Indiana Jones... Allez quoi, comme on dit à Bruxelles. Pas de ça, Lisette. Ce rutabaga mou et constamment emmerdifiant, instantanément ringard dès sa sortie. Aimez-vous tant les caramels mous, par la barbe du prophète? Faut vraiment être né, comme dit Deleuze, au milieu du désert, le désert des eighties, pour vouer un culte nostalgique à cette soupasse languissante.

Donc ok, c'est Indiana Jones. Aucun esprit ne souffle ici, jamais. C'est un alignement de séquences blètes, obligatoires, au tarif syndical, après dégraissage de tout ce qui aurait pu présenter un intérêt, même minime. L'humour, par hasard et par malchance? Pitié, c'est mauvais, lourd, même et surtout quand ça se voudrait léger, en clin d’œil. On sent parfaitement que S. et sa team ne comprennent strictement rien à l'humour hergéen, aux persos de Hergé: ils transforment automatiquement tout en mauvais slapstick, dans un faux esprit "britannique" qui n'a rien à faire là.

Tintin est une sorte d'abstract pour Hergé, on le sait, mais les autres, Haddock, les Dupondt, Nestor, ou la Castafiore, etc, ont ceci de particulier qu'ils inventent leur typologie propre. Or, la grossière erreur, la première, celle dans laquelle tomberait tout faiseur sans talent, c'est, comme ici, de les accorder à des stéréotypes préexistants: je ne dis pas les stéréotypes que seraient devenus ces personnages "universellement" connus, à travers le temps et l'espace. Car stéréotypes, il ne le sont jamais devenus, pour les lecteurs qui sont entrés dans cet univers. Ils étaient et sont restés, et c'est là un des mystères de l'art hergéen, des types singuliers, inscrits dans une généalogie singulière, de l'ordre de l'intime, peut-être même du privé, tant le lecteur a investi ces personnages de ses propres agencements généalogiques personnels. D'autant que d'albums en albums, ils changent, contrairement à tintin (et encore, pour lui, ça se discute aussi), ils ne restent pas figés dans leur typologie: ils traversent des crises, des remises en question, etc. Les Dupondt, c'est bien plus que simplement deux policiers rondouillards et passablement idiots. Y a en tout personnage des aventures de tintin comme un rébus, une crypte, je ne reviens pas là-dessus, j'en avais déjà causé . Ici, que voit-on? Des stéréotypes énucléés, là encore, non seulement de toute leur généalogie (ce qui serait encore excusable, dans la logique d'un scénario "synthétique" - qui ne synthétise rien du tout), mais encore de toute forme d'intensité personnelle.
Le cheminement intérieur de Haddock est concassé menu, par l'idée scénaristique désastreuse de fondre en un seul motif des éléments du Crabe aux pinces d'or et du Secret de la licorne. Le lien à son ancêtre, à son double, ainsi qu'à ceux de Rackham, "réincarné" dans un personnage secondaire falot, Sakharine (avec les traits de Spielberg: ah cet art du clin d’œil baltringue, comme la houpette de tintin devenue aileron de requin et autres friandises pour fans gâtiques. Faut absolument réciter sa filmo, roublardise d'un fétichisme marchand. C'est L'Oreille cassée qu'il aurait dû adapter): autre trouvaille nulle de scénariste soi-disant futé, qui transpose absurdement une gigantomachie des Héroïcs US façon Batman contre le Joker, et se battant à coups de grues-queues de dinosaures sans doute, en hommage à Jurassik Park. Sinon, c'est du sous-sous Pirates des Caraïbes.

Sans oublier le speech de psychologie pour cadres commerciaux qui n'en veulent, asséné par le vieux loup de mer, un monologue admirable sur la lose et la win, face au mur on l'enfonce mon ptit gars, laisse personne dire que t'es un raté. Et pour sûr, le film n'hésite pas à enfoncer tous les murs, par crainte de ne pas divertir son public-cible de 0 à 7 ans. Dernière entourloupe: l'annonce de la poursuite d'une soif "inextinguible" (hohoho) d'aventures pleines d'explosions et de cascades en tous genres, car le véritable trésor est caché, ultime révélation, en pleine mer. Alors que le message profond des deux albums, c'était, déjà: "nous avons cherché de par le monde un trésor qui a toujours été ici, sous nos yeux". Soit une dérision, un trouble, jetés sur la possibilité même d'une aventure, et que parachèveront L'Affaire Tournesol et surtout Les Bijoux de la castafiore, dé(con)structions minutieuses du concept même de "péripétie" ou d'intrigue.
Mais c'est qu'il y a des biffetons à tirer, si possible. J'imagine la suite: L'Etoile mystérieuse, entre le remake de "the thing" et le remake de "poltergeist", quelque chose dans ce goût-là. Une purge. Réalisée par JJ Abrams, qui connaît par cœur les petits trains électriques si merveilleux de papa Noël-Spielguy, au point de les astiquer pieusement et servilement.

Milou ne sert strictement à rien. Dans les albums (où lui aussi évolue), il formait avec Tintin un binôme psychique "fusionnel". Là, voir et entendre Tintin parler à Milou comme un idiot parlerait simplement à son chien, qui de son côté couine de ci de là, c'est juste ridicule. La castafiore est catastrophiquement ratée, et l'Idée scénaristique de son intervention (le rossignol milanais, arme secrète pour briser la vitre incassable abritant la maquette), non pas "ingénieuse" mais bête à pleurer. Etc etc.



Le tout plombé, faut-il s'étonner (pardon Gertrud), par l'assommante partition musicale de John Williams, inséparable compagnon de route de Spielberg en matière de concassage d'ambiance dans d'insipides cascades d'arpèges rebattus, de motifs conditionnés entendus 50.000 fois. Williams étant au son ce que Spielberg est à l'image, et l'union des deux ce que Skinner est à la psychologie causale: synthétisant tout ce qu'il y a de plus pavlovien dans la musak de films hollywoodiens, une véritable scie. Je ne dis pas que J. Williams n'a pas fait un bon score dans sa vie. Je dis juste qu'il en a fait 90% de trop.


L'animation, alors? Même pas. Y a tous les défauts récurrents de l'usine Dreamworks. De jolis décors, ça et là, d'accord. Mais principalement: de l'esbroufe visuelle, de la pyrotechnie, aucune poésie picturale, de la vitesse, aucune densité. Les mouvements corporels des personnages sont toujours aussi bizarrement chaloupés, impuissants à peser dans l'espace. Un gros problème de gestion de la physique, toujours le même depuis les Zemeckis, qui, finalement, s'en sortaient bien mieux, avec des univers plus riches, plus habités (Beowulf). Les expressions faciales motion-capturesques sont toujours aussi limitées, réduites à quelques grimaces stéréotypées. Même le moins bon Pixar (Cars, par exemple, dont je suis pas fan), tout y existe cent fois plus.



Je n'en finirais pas d'énumérer tous les éléments qui font de cette pseudo-aventure-hommage à tintin un petit film convenu, insignifiant, livré du bout des lèvres comme on enfile des perles de verroterie, sans émotion, sans passion, sans esprit.

La seule séquence que j'ai vraiment goûtée: celle concernant le kleptomane. Le gag du portefeuille relié à la veste par l'élastique incassable, puis la visite des Dupondt dans son intérieur aux étagères remplies de portefeuilles. C'était pas mal, ça. Mais là encore, fallait plomber par un gag consternant de nullité : une dame est assommée sur le trottoir, des petits oiseaux sortent de sa tête, et voilà que se radine de derrière une boutique un mec à casquette, au sourire niais et inexpressif, avec un filet pour attraper les oiseaux. C'est censé amuser quelqu'un ? Qu'il se fasse connaître, sans mentir.

La bibliothèque était jolie, le paquebot bien modélisé. Le début était chouette, qui prenait un peu son temps, juste un peu, jusqu'à l'arrivée redoutée des pan-pan et tout le capharnaüm.


Concluons ce billet passablement désinvolte en rendant la parole au créateur (au sujet de son nouveau chef d’œuvre: War horse, sorti sur nos écrans quatre mois après Tintin) :

" Trop de films, aujourd’hui, obéissent à un rythme frénétique. Je suis soucieux de laisser de l’espace pour la perception du spectateur. Et puis, il fallait se donner le temps de filmer le cheval. "

[...]

" J'ai toujours été stupéfait que l’on s’intéresse autant aux chiens, alors que les chevaux sont si subtils "

[...]

" Avec eux comme avec les enfants, il faut savoir être patient "

Étonnant, non? Bon allez, la tisane, le suppo...



Finissons en, un peu, avec Rainer Werner Fassbinder


J'ai vu à peu près tous les Fassbinder entre 20 et 25 ans, parce qu'à l'époque, on me rebattait les oreilles avec Fassbinder.

Après j'ai cessé de m'y intéresser définitivement. Déjà à l'époque, je trouvais son cinéma balourd, mélange indigeste de mélodrame bourgeois (se revendiquant de Douglas Sirk) et de pseudo-commentaire social parfaitement bidon et confus.
L'acmé du désintérêt fut atteint avec d'une part la vision de l'année des 13 lunes, pochade morbido-complaisante où on a l'air de déclamer du Artaud voix off "genre" sur plan séquence en travelling de cadavres de vaches qu'on équarrit dans un abattoir; d'autre part avec tous les autres s'appellent Ali, insupportable concentré, nauséeux, de tous les clichés les plus paternalistes sur le brave immigré noir (qui cause d'ailleurs "petit nègre") qui vit une histoire d'amour impossible et tragique avec une octogénaire, à cause du manque de tolérance de la société, etc.

ça résume d'ailleurs assez bien l'espèce de catéchisme douteux qui innerve 95% de sa production: romances à deux sous, avant-arrière garde pachydermique, masochisme morbide très poseur mâtiné d'alibis "politiques" sur les "exclus" et les "marginaux" (sa représentation du prolétaire est également grotesque, ridicule, édifiante: cf le droit du plus fort).

Tout ça parti d'un brainstrust théâtralo-communautaire sentant le renfermé, très gniangnian-gouroufiant selon moi dans ses "audaces" anti-théâtre qui n'est qu'un mauvais théâtre didactique de l'absurde à la Camus ("prenez garde à la sainte putain"), au symbolisme lourdingue et appuyé, qui n'enfonce que des portes ouvertes et n'énonce que des platitudes, pour évoluer, ou plutôt sombrer dans les 80s vers le mélo-kitsch dit flamboyant ahurissant de laideur et encore plus imbitable (Lili-Marlen, Maria Braun et consort). L'hyperactivité de Fassbinder, sur laquelle on s'extasie en permanence, ne garantit nullement que ses films furent intéressants. En ce qui me concerne, je n'en ai trouvé aucun intéressant. Et je frissonne d'ennui rien qu'à l'idée de sa production théâtrale pléthorique.

J'ai jamais bien compris l'intérêt du cinéma de Fassbinder, au nihilisme pâteux et complaisant, un jeu de massacre monotone et téléphoné des valeurs bourgeoises, d'une classe bourgeoise, la sienne, et qui semble, à l'instar du cinéma de Chabrol, interpeler et fasciner un certain type de bourgeois spécifique: celui qui trouve sa jouissance dans la haine de la bourgeoisie. Bref, du cinéma de bourgeois, par un bourgeois et pour des bourgeois.

On nous ressert tous les 10 ans une "redécouverte" de Fassbinder comme on redécouvre tous les 10 ans le théâtre de boulevard de Feydeau.

Y paraît que Fassbinder avait des choses à dire sur l'Allemagne, l'histoire de l'Allemagne, l'essence, le devenir, le destin de l'Allemagne, etc.

C'est bien possible, mais outre le fait que je m'en tamponne, du destin de l'Allemagne, je n'ai jamais compris ce qu'il en racontait ni si ça représentait le moindre micro-atome d'intérêt.

Politiquement, c'est aussi confus que douteux, disais-je, individualisme mou bouffant à toutes les gamelles. Fassbinder ne fut jamais de gauche, ce qui plaira à d'aucun qui y verront la confirmation de leur théorie audacieuse, à l'insu de leur plein gré, qui montre que pas mal de mauvais cinéastes pompeux et pompiers étaient de droite. Mais on s'en fout, tant le cinéma de Fassbinder se situe à un niveau infra-politique. Voir pour s'en convaincre "la troisième génération" (les mouvement "gauchistes" sont présentés peu ou prou comme une collection de terroristes dégénérés). C'est pas parce que Fassbinder portait des blousons noirs (à choquer la ménagère de plus de 60 ans dans les 70s) et des pantalons mouleburnes que ça fit de lui un voyou très inquiétant pour l'ordre établi.

Pour moi, je l'ai expliqué en un autre lieu, jadis, Fassbinder est le véritable précurseur de la série Derrick.


The river king (Nick Willing, 2005)



Daubasse presque fascinante par son incohérence.

Enquête mollasse sur la mort d'un collégien, gelé dans une rivière, aux abords d'un collège privé huppé. Meurtre ou suicide? Un festival de poncifs et de mécaniques narratives pavloviennes. Des tas de "fausses pistes" dont on comprend d'emblée qu'elles sont fausses; structure en flash-backs poussifs; rituels de bizutage de fraternités fascisantes; le collège fait vivre la petite ville, donc la police est corrompue par des pots de vins; le duo du flic intègre et du flic pourri (qui essaie de saboter l'enquête, laquelle pourrait nuire à la réputation de l'école); le flic intègre souffre d'un traumatisme personnel en rapport avec le cas; éléments fantastiques à la sixième sens, du genre "mince, y a une tâche bizarre sur toutes les photos, on dirait la silhouette du mec Kevin" - Kevin, le mec qu'est mort? - "Oui, tu ne trouves pas ça bizarre?" - Ah ça, pour être bizarre, c'est bizarre, mon pote. T'es sûr que ça va bien, toi"? - "Ben, peut-être que Kevin essaie de nous communiquer un message"- "Ouaih, c'est ça, et pourquoi pas faire la causette avec des fantômes en direct de l'au-delà, tant qu'on y est?" (dialogues tout le temps comme ça, si); coup de foudre entre le flic intègre et une prof, clone de Meryl Streep, qui doit se marier avec le futur directeur de l'école - un sale con; donc déchirée entre un avenir radieux et un futur incertain, elle met fin à la relation avec le flic; même si elle comprend qu'elle n'aime pas le sale con; la preuve en est administrée par un dial qu'elle a au resto avec lui: elle lui demande "qu'est-ce qu'il y a après, selon toi?" Y répond: "la direction du collège, et un meilleur salaire, je suppose", "après la vie, je voulais dire"... Puis: "pourquoi veux-tu m'épouser?" - "Pourquoi cette question étonnante, chérie? Parce que je me sens bien avec toi, heureux avec toi, voyons" - "Ah, parce que tu te sens bien, heureux, avec moi... Quand je mange de la tarte aux cerises, je me sens bien, heureuse". "Que veux-tu dire par là, chérie?" - "Oh rien, laissons cela" (et le mec, qu'a rien percuté, est rassuré et reprend la lecture de son journal avec un air de grande satisfaction) ; le flic intègre rend son badge, dégoûté par la corruption et le manque d'amour; dialogues ahurissants, donc, genre, encore: "prenons la voiture, ce sera plus rapide qu'en marchant" ou "si on fait analyser cette poudre suspecte par le labo, on en saura certainement davantage" (dial entre les deux flics dans la forêt), "bon, j'appelle Nick, le mec du labo, pour qu'il amène le matériel avant que la nuit tombe, sinon après il fera trop noir pour qu'on puisse y voir quelque chose", "mauvaise idée: tu sais bien que Nick n'a pas de portable, et pas de voiture non plus. En plus il quitte le labo après 18h", "ah oui, c'est vrai, fucking fuck"; ou encore "j'étais pressée de vous revoir pour vous montrer cette tache étrange sur la photo", - "au milieu de la nuit, chez moi, dans mon appartement?" - "oui, je l'admets, j'étais sans doute pressée de vous revoir, tout simplement", "- alors, si je comprends bien, vous n'êtes pas venue que pour l'enquête"? etc etc. Jusqu'à ce qu'y baisent comme des pécaris enflammés, corps nus en surimpression floue, avec des bouts de seins turgides, des filtres colorés, des bouts de fesses ondulant sous une musak langoureuse.

Et tout ça pour quoi? Pour découvrir que, ah non, c'était un suicide. Le pauv'mec, 15 minutes avant sa mort, se faisait tabasser grave par la bande de fachos-blonds du collège. Après avoir été forcé de bouffer des excréments dans la cuvette des wc. Puis laissé pour mort. Mais c'est pas ça qui l'a tué, en fait. Il est mort plus tard, pour un motif qu'a rien à voir.

[Y'aura d'ailleurs une enquête palpitante sur la nature de ces excréments, d'un suspense insoutenable, qui durera plus ou moins la moitié du film. Nick, du labo, a découvert des excréments dans l'estomac de la victime. Mais le flic pourri a caché cet élément du dossier au flic intègre. Ce dernier l'apprend par hasard de la bouche de Nick du labo. Le flic intègre, furax, va parler au commissaire en chef: "pourquoi on m'a caché ça? Seriez-vous donc tous corrompus?" Le chef tente de faire diversion: nous savons tous que la rivière est salement polluée, aussi, partout des merdes de poissons, d'écrevisses et de saloperies diverses, alors ça prouve rien tout ça, arrête de fantasmer ducon, c'est ton traumatisme qui te travaille, va voir un psy".

Mais le flic intègre fait sa petite enquête. Il découvre que la ville avait investi il y a deux ans dans un système d'épuration pour que l'eau de la rivière soit nickel. Alors il va voir en loucedé Nick du labo (qui est un gentil), pour y voir plus clair. Il lui dit: "dis donc, Nick, j'aimerais que tu analyses pour moi l'eau de la rivière". 30 minutes plus tard, dans le film, le flic intègre revoit Nick, entre deux kawas à la cafète. "A propos", dit Nick, j'ai analysé l'eau de la rivière". "Et alors, ça donne quoi?" Nick répond d'un air débonnaire et blasé, avant de quitter le champ: "Pas une merde de poisson, rien, elle est claire, pure, je suis formel, on pourrait presque la boire". Ohoo... Bizarre, ça, suspect, se dit le flic.

15 minutes plus tard, dans le film, le flic intègre a l'idée de faire analyser les excréments en question. Il recroise Nick, par chance. "Dis donc, Nick, j'aimerais que tu analyses pour moi les excréments, car s'il s'avérait qu'ils sont humains, ça nous mettra peut-être sur la piste d'un crime pas normal maquillé en faux suicide". 10 minutes plus tard, dans le film, il tombe à nouveau sur Nick, toujours blasé et affairé. "A propos, dit Nick, j'ai analysé les excréments". "Ah, oh, et alors, à quelle conclusion es-tu parvenu sur ce problème crucial?". Nick, qui lui a déjà quasi tourné le dos, se retourne et répond d'un air jovial, avant de repartir s'occuper de trucs plus importants: "c'est du caca d'homme, aucun doute là-dessus, allez salut, mec, je suis à la bourre".]


Mais voilà: à la toute fin, on découvre, donc, que le collégien, 15 minutes avant sa mort, était encore en vie, comme disait l'autre. Il est allé se jeter dans la rivière juste après, à cause d'un chagrin d'amour. Il a laissé un petit mot enfermé dans une boîte magique sortie de Hellraiser, où il explique qu'il a vu sa meilleure amie (dont il était amoureux - mais qui voulait pas quitter le chef du clan) embrasser le chef du clan (ce qu'elle faisait souvent, puisque c'était son mec); alors il a pas supporté, il quitte ce monde pourri où il n'avait pas sa place. Y a un flash-back qui nous montre le mec se trainer dehors, par terre, tout ensanglanté, la tête explosée, jusqu'à une fenêtre où y voit la meuf et le vilain sadique, ce qui achève de le désespérer.

Aucun lien causal, donc, avec le calvaire d'il y a 15 minutes. Donc tout le monde est innocent dans cette sombre affaire, personne n'est coupable. D'autant que la meilleure amie du suicidé savait pas que son mec sadique lui avait explosé la tronche dans la cuvette. Le mec sadique est renvoyé de l'école, parce que, quand-même, c'est pas bien élevé de foutre la tête de ses camarades de dortoir dans les chiottes en les bourrant de coups de poings et de coups de pieds.

Puis la vie reprend ses droits, l'hiver touche à sa fin, les oiseaux gazouillent à nouveau.

Tout ça, cette énorme erreur d'interprétation (même pourris, corrompus, ses ex-collègues avaient donc raison depuis le début sur la thèse du suicide), ça renvoie le flic à son trauma-refoulement (le suicide de son frère, dont il se sentait "coupable" alors que non, c'était pas de sa faute), trauma remontant du coup à la surface en le soulageant d'un gros poids ( révélation genre "soudain l'été dernier").

Puis happy end: l'ex-flic et la prof se retrouvent dans une soirée de bienfaisance organisée par l'école, et se roulent d'énormes patins romantiques et passionnés, trop longtemps contenus, devant tout le monde, y compris le futur-mari, connard bien baisé.

La purge. Et c'est joué avec les pieds, tout le temps, avec des mimiques dignes du mime Marceau. Sauf le héros, le flic intègre, Edward Burns, aussi expressif qu'une endive, donc intrigant.

Je voulais savoir quoi, alors j'ai regardé jusqu'au bout. C'est comme ça qu'on se fait baiser jusqu'à l'os, et qu'on déprime un chouïa, après.


Somewhere (Sofia Coppola, 2010)



C'est le premier de S. Coppola que je trouve vraiment réussi, pour ma part. Il y a quelque chose de très fort qui passe, là, dans la ténuité, et qui est maintenu de bout en bout. De l'ordre du souvenir que quelque chose a été oublié, on s'y souvient d'un oubli, de quelque chose, quelque part, qui n'a jamais eu lieu ou son lieu.
ça va bcp plus loin que "lost in translation", qui a mon sens était assez raté. Un des problèmes du film, parmi d'autres, c'était Murray, justement, qui se sentait obligé de compenser l'absence d'être-au-monde par une composition de clown triste, charmeur gauche, désarmant de pudeur, etc: tout ça était bien trop lourd d'intériorité signifiée, d'empathie suscitée, justement, et on restait dans le schéma du touriste promenant sa mélancolie touchante dans un pays étranger dont il est déconnecté. Le pas au delà, suite logique, plus radicale, que Somewhere franchit sans fléchir, c'est: avoir disparu sur place, d'emblée, n'avoir jamais été, être déconnecté de soi-même, à l'intérieur, de l'intérieur.

Certains critiques ont déploré l'absence de charisme de Stephen Dorff. C'est passer complètement à côté du film, car c'est justement ça qui lui donne toute son essence. C'est ça qui est réussi, et vraiment drôle, cette fois, tout en étant glaçant. C'était le choix parfait: le prototype de l'acteur de cinéma hollywoodien, inexistant, impersonnel, sans qualités, un homme-enfant inachevé, comme un morceau de cire à moitié fondue, une enveloppe congelée ou pétrifiée comme cette pâte à modeler, ce masque informe dont on recouvre son visage (plan fabuleux). Et quand Dorff dit, vers la fin, au téléphone, à une de ses nombreuses maitresses (qui s'en tape, et le congédie par cette formule cruelle qu'on imagine servie en gimmick aux stars qui dépriment: "pourquoi ne fais-tu pas du bénévolat?"), assis dans sa chambre, pleurant: "je suis rien, moins que rien", on y croit, et c'est bouleversant.
On dit alors que c'est un moment "téléphoné": peut-être, mais ce moment téléphoné est un moment vrai.
On dit encore: Murray savait, lui, qu'il n'était rien, il n'avait pas besoin de signifier cette tautologie, cette évidence était d'ailleurs rachetée par l'élégance de la pudeur, cette politesse du désespoir, etc. Justement, Dorff (ou son perso) ne le sait pas, il n'est pas lézardé comme Murray, alourdi de la conscience de cette lézarde, il est en deçà de toute réflexivité possible (la scène marrante de la séance de presse, où on lui pose notamment la question du "post-moderne"). C'est un homme sans esprit, pour qui toutes les répliques sont écrites à l'avance, et qui le reste du temps n'a rien d'intéressant à dire, jamais, aucune dérision particulière de lui-même. Ce n'est pas non plus le yuppie cynique de "less than zéro". C'est un homme quelconque, ni bon ni mauvais, sans point de vue sur lui-même ou sur les autres, pas nihiliste ni indifférent, plutôt gentil, gentiment fadouille, transparent. Aussi les seules phrases non sollicitées qui sortent de lui, affects vécus simplement d'un désespoir révélé qui ne séduit personne, c'est "pardon de ne pas avoir été là" et "je suis rien".


J'ai quelques réticences, bien sûr. Concernant ce "spleen des acteurs riches", j'ai senti cette possible couche catho-consolatrice derrière: "les riches ne sont pas heureux, leurs paradis sont artificiels, heureux les miséreux, les valets, qui sont dans l'authenticité", etc. Mais j'ai essayé de ne pas trop me braquer là-dessus. Le film adopte un point de vue très distancié, ne sollicitant ni l'empathie ni le rejet. Presque de l'ordre d'une contemplation ethnographique. C'est plus un film sur la machine cinéma, la condition de l'acteur, la disparition, le vide, dans la machine à fabriquer de l'apparition, du plein. Ce n'est pas neuf, bien sûr, comme thème. On connaît tous ces films sur le monde du cinéma, mais la tonalité, l'approche, sont plus inédites qu'on ne le prétend.

Surtout, il laisse une trace, après, vous laisse au dessus de cette faille, une blessure de l'exister qu'il titillait en creux, en négatif, à la fois obstinément et discrètement. C'est pas si souvent.

Je ne partage pas les exécutions en règle concernant la fin, que je trouve très belle. La "parole vraie", dans la voiture, prononcée par sa fille au moment de le laisser et de partir sans sa colo d'enfant riche, enfant de star ("maman n'est jamais là, et toi non plus, tu n'es jamais là"), c'est la douleur de l'absence absolue dans la présence même. Leur absence au monde ensemble, l'homme-enfant et sa fille. "Pardon de ne pas avoir été là", dit-il (et c'est noyé dans le bruit des pales de l'hélicoptère), cad, bien sûr, aussi bien dans le passé que pendant ces vacances: en sa compagnie il n'a jamais été-là, et elle non plus n'a jamais été-là. Il n'étaient pas-là ensemble, et n'allaient jamais nulle-part (ou, ce qui revient au même, allaient toujours "quelque part" qui n'était nulle part).

C'est très différent d'Alice dans les villes, en effet (auquel le film est lié, par de nombreux jeux de renvoi, mais en inversant le propos): pas de périple, de "destinerrance" vécue à deux.
Dans le Wenders, la rencontre avec l'enfant est indissociable du voyage entrepris à deux, par lequel l'homme quitte l'état de déréliction (le paysage américain) et commence à exister dans un mouvement "vrai", à travers le paysage allemand, vers l'hypothétique grand-mère (s'esquisse déjà ce fantasme, chez Wenders, du voyage comme retour aux origines, à la Vieille Europe, après la désillusion du simulacre). Dans Somewhere, l'homme et l'enfant sont à l'inverse pris ensemble, d'un bout à l'autre, dans l'immobilité d'une inexistence qui ne va jamais nulle part, englués. L'origine, le point d'ancrage réel, le lieu natal, cette "italianité", sont eux-mêmes rendus à un simulacre, une irréalité soit purement cinématographique, un folklore imaginaire, sorte de mise en abyme, dans une dérision froide, de la "Famille Coppola" (Dorff est censé dire quelque chose d'un lien improbable avec Al Pacino. Plus tard, à Milan, seuls mots italiens qu'il peut dire, c'est "buongiorno " et "arrivederci"), soit télé-berlusconienne - un show inepte de remise de statuettes.
Et c'est au moment de leur séparation qu'un mouvement de mise en route est amorcé, par le constat douloureux et muet de cet échec que fut leur non-rencontre. C'est un film mélancolique, par soustraction. La mélancolie n'est jamais dans l'image.

On pourrait se dire, dans la dernière séquence, que cet homme sans Dasein, prenant congé de sa fille, séparation qui réouvre sa propre blessure d'enfance, commence enfin à tracer sa ligne de fuite, ex-siste, sort de la boucle tournant en rond du circuit automobile du début. Mais où va-t-il au juste? Vers l'avenir, le rien, sa fille, lui-même, le monde? On ne sait pas trop. Mouvement qui, de plus, ne consiste pas à "tailler la route", mais au contraire à soudain stopper net, à quitter le véhicule, dans une interruption qui est une sortie de route, une mise hors-circuit. (Il y a certes ce sourire, qu'on peut interpréter de différentes façons. Pour ma part, ça veut pas dire grand chose, en tout cas pas au point d'y réduire le film).

Je dirais: "un beau film américain", enfin, comme on peut les aimer. Complètement travaillé par le vide, la perte, l'absence, le dehors, d'autant plus discrètement poignant qu'il n'y a quasiment rien dans le cadre, aucune profondeur sous la surface, aucun dehors discernable, aucun paysage vécu, aucun voyage promis, aucun mouvement possible. Sinon dans la rencontre, après-coup, de deux douleurs se révélant l'une à l'autre, en miroir, au moment où elles repartent chacune vers leur solitude essentielle.




vendredi 17 février 2012

Canine (Yorgos Lanthimos, 2009)



Film-concept fort perturbant, percutant, interrogateur. Selon la formule consacrée, il ne fera pas l'unanimité. Bcp seront tentés de le classer rapidement dans la catégorie "provocation morbide", "jeu de massacre gratuit", "négativisme contemporain", "exercice masochiste", "schéma à l'épate", etc.

Or pas du tout. Je le vois comme un électrochoc nécessaire, le refus très sain d'un état du monde asphyxié et asphyxiant. Et ce n'est pas du tout gratuit: ça faisait longtemps que je n'avais pas vu un film qui donne autant à penser (au sens de "réfléchir") sur la nature exacte de ce qu'on est en train de regarder. Bien au delà d'une "métaphore" sadique sur la "famille", ce qu'il est aussi, mais au niveau de son interprétation la plus pauvre, c'est une sorte de conte fantastique au bord de la sf. Je serais tenté de parler de film d'horreur épistémologique et politique.


(A partir d'ici, attention, spoiling)

On compare ça à du Haneke, à du Seidl, à du Pasolini. C'est pas vraiment ça. On sent ces influences, mais ça part ailleurs...
Pour le dispositif, ce serait plutôt, au petit jeu des comparaisons, ce que Nolan a échoué à produire avec son Inception: le déroulé imperturbablement logique d'une hypothèse de sf intra-psychique. Ici, une opération de dressage humain complète en vase clos, à base de programmation neuro-linguistique, un peu comme dans une nouvelle de Bradbury du Pays d'octobre. Ou, si on veut encore, Le Village de Shyamalan, mais à la ville, moins divertissant, sans sorcières de folklore et sans costumes. J'y reviens un peu plus tard.

Dans le Nolan, on comprend strictement rien, parce qu'il n'y a rien à comprendre, en fait. Le tube est creux. C'est un tour d'illusionniste, mais raté, on ne sent aucune fluidité dans le passage d'un plan de réalité à un autre. Les raccords sont bidonnés, et on se désintéresse rapidement de ce qui se passe pour se consacrer aux traumas "psychanalytico-mémoriels" de Di-Caprio, aussi convenus que la tempête sous un crâne qui l'agitait dans Shutter island.

Ici, on n'arrête pas de s'étonner de ce qui se passe (car ce qui se passe défie littéralement notre entendement, et les plus sensibles n'iront pas jusqu'au bout), tout en se retrouvant à y réfléchir constamment, et à se dire: "mais non, c'est totalement cohérent, rien n'est fantaisiste ou surréaliste là-dedans".
On plonge dans un monde de pure folie, franchement oppressant tout en étant comique (la chorégraphie et la chanson apprises par cœur, en "yaourt"), et cette folie n'est rien d'autre qu'un processus de rationalisation, poussé jusque dans ses ultimes conséquences. Maximalisation de la logique d'un micro-monde maniaquement élaboré, sous toutes ses coutures, dont on ne cesse de recoudre toutes les échancrures.

Pour être un peu pédant, je dirais (sans trop croire à ce que je dis) que c'est un film foucaldien: il nous parle de conditions de réalité ou d'horizon de réalité produits par une épistémè, un paradigme, indissociables dans leur arbitraire d'un "savoir-pouvoir", d'un processus de contrôle, de gestion des corps et des têtes dans un espace-temps donné.

Là où le film est fort, c'est précisément par son caractère indécidable. Contrairement au Village de Shy, avec lequel il entretient une évidente proximité, le réalisateur nous refuse, du début à la conclusion, un point de vue en surplomb, transcendant les points de vue présentés et autorisant une résolution, dans une zone qui serait un "dehors".


Je reviens aussi sur cette vieille nouvelle de Bradbury, le diable à ressort, à laquelle tant Canine que Le Village me font irrésistiblement penser (on a souvent accusé Shy de piller des bouts d'idées sans citer ses sources, alors pourquoi ce n'en serait pas une? Y compris pour The Others, sur un postulat similaire):

un petit garçon élevé par une mère paranoïaque, dans une immense demeure séparée de la ville par une clôture voilant la grand'route. Parce que le père est mort dans un accident de voiture sur cette grand'route.

Cette maison est l'univers, le plafond est la voûte céleste, etc. Dehors, c'est la mort; si tu sors, tu es mort.

La mère meurt accidentellement, après une mauvaise chute dans un escalier, enfin, quelque chose de cet ordre. Le petit garçon, après être longtemps resté à ses côtés en essayant de la réveiller (la mort dont sa mère ne cessait de lui parler, ça reste pour lui une "réalité" très floue), finit par s'aventurer au delà de cette clôture.
A la fin de la nouvelle, on nous fait part du témoignage d'un policier, qui aurait aperçu un petit garçon vêtu de façon bizarre, "à l'ancienne", marchant le long d'un trottoir et répétant: "je suis mort, je suis mort..."


Le Shyamalan décrit et pose un problème que le Lanthimos reprend à sa façon: paranoïa, peur entretenue de l'extérieur, obsession sécuritaire, modèle autarcique de la famille.

Le twist final, dans le Village, signifie révélation, pour le spectateur surtout, et éventuellement les enfants qui habitent le village, d'un monde au delà de leur monde, qui le "transcende", donc. Je ne pense pas que le film approuve la décision finale d'y rester, il expose cette décision. Le reste, on peut se lancer dans l'interprétation... Il n'en demeure pas moins que ce twist final propose une résolution, pour le spectateur, du partage réalité/fiction. La révélation épistémologique que le Village est un simulacre permet de différencier un "dedans" et un "dehors".

Dans Canine, d'autres questions se posent, qui parfois recoupent celles du Village. Fort intéressantes (sans être d'une folle originalité, mais l'originalité à tout prix, c'est pas forcément intéressant).
Plus particulièrement concentrées, à la manière d'une étude clinique, sur le dispositif de dressage en tant que tel.  La programmation, le conditionnement; leurs effets sur les "enfants" (de jeunes adultes, en fait); les modes de "subjectivation" qu'ils induisent, des états de corps et langage; les processus d'apprentissage, qui consistent à désigner des objets (physiques ou non) par des mots qui usuellement en désignent d'autres (une forme de novlangue destinée à annuler les possibilités de compréhension et de communication en dehors du champ familial); des exercices permanents, sous forme de défis à relever, de compétitions sportives, de paris (à base de récompenses ou de blâmes); des rites à accomplir; des croyances engrammées comme le rôle de la "canine" (le jour où votre canine gauche ou droite tombe, vous serez adulte, et quand elle repousse, vous pourrez conduire la voiture de papa pour sortir - car il est impossible de sortir sans la voiture, en raison de la présence de monstres cannibales au delà de la clôture. Un chat, par exemple, ayant fait intrusion dans le jardin; occasion d'une scène assez trash, sans autre précision).

C'est une famille de 5 personnes (plus une employée, qui vient de temps en temps, recrutée dans l'usine, suivant des consignes hyper-paramétrées, et se révélant un peu starbée elle-même), et il n'y a pas de révélation, ou alors, s'il y en a une (y aura pas de réponse à cette question, même si... Faut voir le film), elle sera sans doute extrêmement bizarre, et en tout cas pas évidente à saisir.

Pour plusieurs raisons possibles, qui ne sont pas développées et laissées à l'appréciation du spectateur (qui est aussi, par là, invité à réfléchir sur les "programmations" arbitraires formant l'épistémè à laquelle il appartient), il leur est psychiquement impossible de saisir le concept même d'un "simulacre"; leur monde est bâti par leurs parents sur un système délirant mais parfaitement bétonné. Le partage dedans/dehors équivaut strictement, sans aucune altération possible, au partage vie/mort.

La possibilité d'une exploration (sous habitacle étanche) de ce dehors dépend d'une énigme apparemment insoluble, poison et remède, livrée par les parents: combien de temps met une canine pour tomber puis repousser? Cette énigme ne suscite guère la curiosité de ces "grands enfants", programmés depuis la naissance à décrypter leur monde depuis l'unique grille forgée par les parents, soumise à de perpétuels examens.
Jusqu'au jour où leur gouvernante oublie dans une chambre son sac, avec la vidéo de location d'un film dont on ignore le contenu. L'ainée visionne ce film, qui lui est inintelligible, mais l'intrigue sur un point: la mention répétitive du nom d'un personnage: "Bruce". Signe acoustique inconnu, incongru, devenant pour les deux sœurs une sorte de code secret indéchiffrable, prétexte à créer des combinaisons pavloviennes inédites commençant à dérégler le système neurocognitif mis en place par les parents, et prétexte à un running gag savoureux:





A partir de ce moment, l'ainée va expérimenter d'autres usages du corps, dissociés de la norme apprise. A l'occasion du réveillon, notamment. Séquence assez bidonnante:







Le film ira jusqu'au bout de son idée, et à ce titre en indisposera plus d'un.
On pourrait dénoncer son dispositif comme pervers: la fonction cathartique ou libératrice des "contes" est grippée, nous sommes pris en otages, livrés à un point de vue manipulateur, et donc voilà une fois encore un film bien "dégueulasse", qui ne remplit pas sa mission humaniste ou "émancipatrice", etc.

C'est au contraire dans ce parti pris que le film atteint sa dimension véritablement critique ou réflexive.
Là ou Le village nous rassure au fond plus qu'il ne nous inquiète, nous infantilisant d'une certaine manière, nous prenant par la main pour nous reconduire gentiment vers la porte de "sortie" (ouf, enfin le vrai monde retrouvé, malgré ses vicissitudes, le monde familier, accueillant, rassurant, avec ses gyrophares multicolores de voitures de police et leurs émissions radios qui grésillent, comme dans tout bon panoramique conclusif de fiction urbaine), Canine sème un doute inconfortable sur la possibilité de cette ouverture, et de ce fait nous prend au collet, sans prendre de gants, pour nous asséner brutalement, dans le cadre de sa métaphore, la question du dehors. On retrouve un peu les questions que je soulevais, depuis Blair witch project, sur la nature ou le statut du "hors-champ".
Le film propose la métaphore visuelle d'une position de savoir impossible mais dont elle actualise complètement la possibilité. Que se passe-t-il si, par impossible, un système du savoir se boucle spéculativement sur lui-même, en un cercle absolu, parfait? Que se passe-t-il si, par impossible, est réalisée, par coup de force, l'identité du "dehors" et du "dedans"? Si à la représentation impure s'est substituée, en la congédiant, la présence pure? Si le "réel" et le "rationnel" se rejoignent enfin dans un concept pur assurant l'identité de l'immédiateté de la médiation? Si on refoule le négatif, si on oublie qu'un oublié travaille dans le concept? Si on oublie ou refoule que le travail du concept, ça consiste à refouler activement, cad se souvenir, de la part de l'inarticulable qui le hante, sans qu'il puisse ni le relever par le concept ni le présenter hors-langage? Etc, etc. Je suggérais qu'oublier ou refouler la tension insurmontable entre l'inarticulable et l'articulation, c'était desceller la porte de la peur.

La maison/monde de Canine est un monde de pure terreur. De pur comique, aussi, comme pouvait l'être à sa façon la famille de Texas chainsaw massacre. Plantée dans un terrain vague inhabitable, une zone désaffectée. Vastes entrepôts toujours plus ou moins déserts, un complexe usinaire à l'abandon dont le père est le super-pdg. Canine est moins un film sur la famille grecque qu'un film sur la Grèce, la Grèce comme promesse d'avenir.
De rares rapports inter-personnels, devenus fantômatiques, fondés sur et réduits à la peur, répètent comme une machine automate buggée, obstinée, les gestes de la logique marchande: domestication, punition, tortures et caresses.

Le monde de Canine pousse juste cette logique de quelques degrés, de telle sorte que, dans cet effet de loupe grossissante, nous commençons sérieusement à nous inquiéter de ce que notre propre production de réalité, ou "savoir-pouvoir", dans laquelle nous nous mouvons (usages du langage, du corps, représentations du monde, processus de subjectivation et de socialisation, …), ne diffère fondamentalement pas du dispositif psychotique auquel nous assistons. Et qui tout simplement nous est insupportable, nous terrifie. Que nous supportons, pourtant, quelques degrés en dessous.



samedi 28 janvier 2012

Blair witch project (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999). Le Hors champ, le Hors livre, L'Architexte et la Sorcière.



Sur le forum des Spectres du cinéma, discussion intéressante sur les motifs de la peur dans les films fantastiques, ou dits "d'horreur", la notion de hors champ, etc.

Je reproduis ici quelques échanges, comprenant une réflexion stimulante du forumeur Borges, autour de ce qu'il nomme "l'herméneutique de l'effroi'. Cette intervention m'inspira un développement assez interminable, à l'occasion duquel je m'emploie à resserrer, once again, quelques boulons de ma petite marotte para-philosophique persistante et percée comme un vieux tuyau. Ce long radotage me semble pouvoir trouver sa place "naturelle" sur ce blog.


 Largo:


 Autant le premier Rec, j'ai trouvé ça très fort aussi, autant le second m'a plutôt rebuté tant il vire au grand-guignolesque et se perd dans des tentatives d'explications franchement délirantes. Quelqu'un a vu Malveillance d'ailleurs ? Ça avait plutôt l'air efficace aussi...


Jerzy:

En ce qui me concerne, les "explications" en question, dans Rec2, ont alimenté la peur.
(et je les trouvais pas délirantes, j'avais la foi, même mauvaise, et foi dans ce qu'on me racontait. Même si le curé de choc, bon, c'était un peu "too much"...).


Borges:


Parfaitement; un grand film de peur ne peut pas s'épargner ces tentatives d' "explications", ces recherches des "causes", "raisons", même quand elles sont décevantes, tombent à l'eau, ne mènent à rien.

C'est pour moi vraiment le truc le plus intéressant. D'où ça vient? Comment est-ce possible?
Si je me pose pas ces questions, si le "mal" apparaît trop naturel, s'il n'est pas interrogé depuis son impossibilité, son fondement et son absence de fondement, si je ne suis pas confronté à cette impossibilité possible du mal, y a rien. Pas de vraie peur, pas d'angoisse, donc pas de dévoilement d'un être au monde impossible.

j'adore les moments où l'"action" est suspendue, où tout se passe dans les mots, dans les discussions, dans la recherche, les vieux livres que l'on consulte, les enregistrements que l'on écoute, les signes, les traces, les ruines que l'on tente de comprendre, d'interpréter, de faire parler. Toute une herméneutique de l'effroi.

Dans l'exorciste, par exemple, je suis plus effrayé par les discussions théologiques , la solitude de ceux qui cherchent (le flic, les prêtres, la mère) une explication... que par les scènes de monstruosité spectaculaire; les moments terrifiants dans alien, le premier bien entendu, c'est quand les personnages sont face au vaisseau venu d'on ne sait où, amené par qui, échoué pour quoi...?

Faut que ces questions surgissent dans l'esprit du spectateur, s'esquissent.

On ne cherche pas seulement à avoir peur, mais à confronter la pensée à ce qui l'annule, la rend impossible...faut que la raison tente de trouver des raisons, des moyens, des chemins, des ruses...ça peut se faire physiquement, ça se fait nécessairement physiquement, mais quand c'est porté à une intensité de pensée, c'est plus effrayant.

C'est les mots qui font peur, parce qu'ils créent un espace sans image, racontent une autre histoire que celle que les images montrent. C'est comme s'il y avait une peur plus grande sous la peur actuelle, une peur plus archaïque, éprouvée par d'autres avant nous...


En un sens l'image (actuelle, actualisante) est rassurante, aussi terrifiante, monstrueuse, soit-elle.

C'est pas du tout une affaire de hors champ, qui laisserait à l'imagination son travail face à l'invisible, dans mon cas, dans mon expérience, c'est quelque chose d'autre.

Pour moi l'idée "ça fait d'autant plus peur que l'on ne voit pas, que l'on imagine" n'a pas beaucoup d'intérêt. On ne cherche pas à imaginer ce qui fait peur, on cherche à le penser, à l'expliquer.

Le hors champ des mots est plus important que celui des images, parce que c'est dans les mots que se fait la confrontation de la "raison" à son autre. La lutte des corps n'est pas terrifiante en soi. Un grand film de peur amène toujours à se poser la question de la raison, même si c'est pour la rendre vaine; il faut penser l'impensable, sinon y a pas de véritable horreur. L'image doit indiquer ses limites, sa finitude, son défaut, son manque, par rapport à la chose même, qui a son lieu dans le langage. Une espèce de sublime à l'envers, si on veut, où l'imagination, la présentation sensible, échoue à donner l'idée du renversement de la destination métaphysique de l'homme.

Les explications sont l'essentiel de la peur, en elles se manifestent deux défaites, celle de la raison, et celle de l'imagination. Quoi de plus terrifiant que ceci : ce qui vous fait peur, vous ne pouvez ni le voir, ni le penser. Sentiment et sensation qui bien entendu doivent passer par l'image et la recherche d'explications.

Le problème avec "le curé de choc", quand il joue les hommes d'action, c'est qu'il annule ces tentatives d'explications (la pensée) par l'action (le corps); avec un film de peur nous devons sentir que superman n'est pas de taille, ça se passe ailleurs et autrement.


Jerzy:


Complètement d'accord sur tout ça,

que le hors-champ soit celui des mots; cette herméneutique de l'effroi, etc.


C'est exactement ça qui m'a permis de m'immerger dans Blair witch project.

Tout ce qui suscitait la peur dans ce fim dépendait, de façon absolue, des recherches et hypothèses autour de la sorcière de Blair, de sa propre histoire, de la signification des rituels obscurs qui se donnaient dans la forêt.

Toute cette nappe de passé, des secrets d'un passé immémorial de la commune de Blair, ce qui s'est vraiment passé, ce qu'on voulu taire et oublier.

L'enquête préliminaire autour des habitants. Des bribes d'informations importantes, mais noyées parmi d'autres, banales ou sans intérêt, du moins on le pense, mais déjà on doute.

Que la jeune journaliste en herbe ne maîtrise que quelques éléments, qu'elle soit gauche, empotée, que les autres lui reprochent son inefficacité, son amateurisme, tant pour ses recherches trop lacunaires que pour la carte, ou la boussole, qu'elle paume (je crois que c'est un des types qui délibérément, paume la carte), c'est la belle idée qui nous rend proche, solidaire des campeurs.

Il y a un problème d'interprétation, majeur, décisif, pour lequel ils ne sont pas à la hauteur, parce que les événements, les signes, à interpréter, dépassent de loin leurs compétences, donc la nôtre. Mais nous ne pouvons y être sensibles, nous y impliquer, que parce que nous-mêmes, spectateurs, nous posons les mêmes questions, aux réponses trop vagues, sur les événements passés, la nature de la sorcière, le sens de ces signes disposés dans la forêt (monticules de pierre, objets accrochés aux arbres, etc).
Tout l'effroi réside dans cette distribution parcimonieuse de signes d'un passé-présent. L'inactualité, archaïque, de ce passé-présent, ne nous traverse que parce qu'elle s’actualise par bribes de signes dans le présent, qui donnent à penser, qui nous relient à ce passé par la forme de l'enquête. Sinon on s'en foutrait complètement.

Ce qui fait l'unité du film c'est bien le titre: Blair Witch Project. Titre magnifique, d'ailleurs. C'est un projet, une démarche, une promenade studieuse pour séminaristes. Mais le reportage, le documentaire, c'est aussi une "projection" de la sorcière de Blair elle-même, de tous les signes qu'elle a dispersés dans la forêt.

Et la bonne idée marketing, pour susciter la hype du film, son attente, c'est d'exposer, par le net, l'objet comme document, vestige, archive, seule trace tangible d'une expédition en forêt dont les participants n'ont laissé aucune trace physique. Les futurs spectateurs du film deviennent ainsi membres scientifiques-enquêteurs à part entière du "Blair witch project". Ce processus malin d'intégration du public (potentiel) à une "herméneutique (collective) de l'effroi" est inséparable de la conception et de l'histoire du film lui-même...

(à cet égard, le bonus du dvd est génial et constitue le nécessaire contrepoint scientifique ou historiographique du project: un documentaire très posé, style bbc, avec interviews de spécialistes derrière leur bureau, d'historiens, de géographes, de spécialistes du folklore, ou de l'histoire des religions, du paganisme, etc.
Inserts de belles gravures, plans de manuscrits, beaucoup d'écritures, finalement. On nous raconte enfin l'histoire de la sorcière de Blair, mais "pas toute", comme dirait Lacan.
Ce "documentaire bbc-like" est non seulement très réussi mais pour lui-même déjà bien effrayant. )

Aussi, les blabla qui m'avaient tant agacé à la première vision, j'ai saisi par la suite leur importance dans la construction du film. Les conversations des garçons, crâneuses, prosaïques, je m'en foutiste, participent, sous la forme d'un déni, aux tentatives de compréhension de la jeune fille.

Ils soulignent la mise en échec de la compétence de leur amie (et ils s'en plaignent, car eux-mêmes ont ce besoin vital de comprendre, pour canaliser leur peur grandissante - le paradoxe étant précisément que plus on en "sait", plus on a peur), pour décrypter cette énigme, cette équation de sens, qui irrigue partout cette forêt, trop puissante pour eux tous, pour cela source d'une peur sourde.
Il s'agit bien alors de s'en défaire en permanence, par les bavardages insipides, les digressions incessantes qui font barrage par des unités de sens et de rites rassurants, prosaïques (on discute du style de bouffe, les mcburgers, par ex, et de la façon de les manger, les codes de la vie "normale", urbaine, etc), mais plus on s'éloigne, dans les conversations, du "problème du sens", plus on y est ramené.

Aussi, pourquoi a-t-on peur à la vue des monticules de pierre, et de ce qu'ils abritent (un cœur)? Parce qu'on les regarde du point de vue de la jeune fille, l'enquêtrice, l'archéologue ou la sémioticienne du groupe.

Les cris ou rires d'enfants, la tente secouée, les craquements de branches dans la nuit, ne nous effraient que dans la stricte mesure où tous nous ramènent, nous renvoient à l'identité de la sorcière de Blair, ça façon de se mouvoir, son histoire, les rites et cérémonies qui entourent cette histoire, bref, la signification de tout ça.

C'est un hors-champ non tant "chosiste" que textuel, archi-textuel. Dans cet archi-texte, il y a quelque chose que les signes n'épuisent pas, un signifiant suprême, caché, la source de l'effroi. Le signifiant le plus important, le rouage central, le pivot de l'articulation, est aussi celui qui se dérobe le plus à la mise en ordre des signes, le moins articulable.
Et comme toujours, l'inarticulé, "'l'innommable", ce n'est que dans l'articulé qu'ils travaillent. Sinon ils ne seraient pas l'inarticulé, l'innommable. On n'échappe pas au problème de l'articulation. Et c'est dans la torsion ou tension entre articulable et inarticulable que la peur trouve son lieu. Cette torsion, c'est la maison de la peur, la maison de la sorcière chère à Lovecraft.

Dans Rec, l'immeuble, ce sont les cercles concentriques qui se diffusent depuis son centre névralgique, et ce centre, c'est l'antre de la sorcière. La créature, c'est une sorcière, une scientifique, qui déambule, solitaire, au milieu de ses notes, de ses parchemins, de ses alambics, connectée à un ordre sorcier plus immémorial encore, ceux qui détiennent la clé des recherches que, devenue monstrueuse, elle n'a pas pu mener jusqu'au bout...



Dans Blair witch, la séquence finale, de course éperdue vers puis dans cette maison isolée, n'atteint au monumental de la peur que parce que tout y est affaire de signification: pourquoi cette maison, là? Qui habite là? Pourquoi ces signes, partout, sur les murs; ces empreintes de mains d'enfants, c'est quoi, des peintures, c'est fait avec du sang? Qu'y faisait-on ou qu'y fait-on encore.

La distribution des étages, comme des géostrates du passé de cette maison, centre névralgique de la forêt. Le nœud de l'énigme se tient dans cette maison en ruine, tous le devinent, et c'est pour cela que leur peur atteint son paroxysme et nous est communiquée par l'enregistrement fugace de ça par la caméra-corps affolée, définitivement dépassée par les événements, confusion de l'oeil-caméra, où suis-je, où vais-je, au sous-sol, au premier étage, d'où viennent les cris de Josh?
Et l'ultime plan: un des campeurs, la posture de son corps, de dos, qui (me) semble comme légèrement en apesanteur, quelques centimètres au dessus du sol. What's the fuck? Là encore, l'effroi est indésolidarisable de la prescience d'une signification qui nous dépasse, d'une nécessaire interprétation de ce qu'on voit, mais ajournée. Si on ne cherche pas fondamentalement à comprendre le sens de cette image "subliminale", on est pas du tout affecté ou touché par elle.


Eyquem:


Hello Borges, Jerzy, Largo,

Est-ce que le point de vue de l'enquêteur doit être pris en charge, consciemment, explicitement, dans le dialogue ?

Largo me corrigera si je me trompe, (d'autant que je n'ai pas vu Rec 2), mais je crois que son reproche, c'était que le film était trop "bavard".

Je me disais que la mise en question du mal pouvait être suscitée dans l'esprit du spectateur par un réseau de signes muets, c'est-à-dire par ce qu'on voit dans l'image, sans que cela fasse l'objet d'un débat entre les personnages.

Ici, je pense à l'antre des tueurs dans Texas Chainsaw Massacre :















Jerzy:


Bien sûr et évidemment.


Mais avant d'approfondir la "portée" de mon post précédent, en manière de réponse à ton interrogation, quelques précisions:

- Largo ne dit pas que REC2 est trop "bavard", il se plaint qu'il "vire au grand-guignolesque et se perd(e) dans des tentatives d'explications franchement délirantes"

Je ne vois pas que REC2 soit moins "grand-guignolesque" que le 1, qui l'est tout autant si on va par là. Mais en réalité ni le 1 ni le 2 ne le sont. Côté bavardage, on ne peut pas dire non plus que le 2 soit plus bavard que le 1, je dirais qu'il l'est même bcp moins. Dans le 2, plus d'action et de situations non-verbales, moins de bavardage, mais plus d'explications, quoique en quantité bien plus réduite par rapport à la somme des bavardages dans le premier.
La première partie de bwp est quant à elle plus bavarde que l'ensemble des deux métrages rec1 & 2.

Sur l'intérêt de ces explications, qu'il faut distinguer du bavardage, et sur l'intérêt de ce qu'on nomme ici bavardage, dans ces films, comme pour L'exorciste, dans la machinerie de la peur, Borges a donné son analyse. Puis j'ai donné la mienne, qui poursuit sur cette logique de "l'herméneutique de l'effroi" dont il parle.

- Je ne vois pas trop qu'on puisse aussi aisément transférer la forme de "l'enquête", dont il est question plus haut à propos de rec, ou de bwp, à la structure narrative propre à Texas chainsaw massacre. Les éléments "non-verbaux" comme cette image nous donnent, ainsi qu'à la fille qui les voit, des informations, qui elles-mêmes s'agencent avec les infos, verbales ou non verbales, dispersées en amont de cette vision, plus celles qui viendront dans la suite du film, et qui convoqueront rétro-spectivement la réserve mémorielle du spectateur, son souvenir de ces détails frappants, comme le musée de "l'ossuaire".
La recherche de signification, pour le spectateur autant que pour les persos, n'est pas de l'ordre de la temporalité linéaire, elle circule aussi dans le passé, la mémoire des choses vues, associées aux choses dites, entendues, dans le présent et dans le passé.
Sans oublier le texte du générique, lu voix off, qui inscrit d'entrée de jeu l'événement comme "archive", strate d'un passé antérieur au film, et pose les données de l'effroi, à partir desquelles le spectateur va travailler, élaborer, broder, interpréter. Tout ça forme une spirale mobile de significations où images et paroles ne se distinguent plus.
Ni pour l'autre fille, la dernière survivante (qui entend les infos à la radio, tout en contemplant la "saucisse" sur le feu), ni pour nous, spectateurs, qui en savons plus qu'elle, et par l'image et par les paroles prononcées.

Mais "explication", ici (concernant surtout rec ou bwp, tcm s'écartant assez du genre "enquête et recherche de sens" même si cette dimension est présente), ne veut pas dire tout comprendre, tout mettre à plat.

Au contraire, tant Borges que moi insistons sur le fait que l'explication n'annule jamais les zones d'ombres, ou le nœud de la peur. Elle les resitue dans l'économie d'une peur plus vaste, plus large, dont la temporalité ou la mémoire excèdent le temps de l'action du film, voire la séquence temporelle que constitue le film lui-même. Nous informons nous-même le film de strates de mémoires faites de renvois, échos, à une mythologie, à une littérature, à d'autres films, etc.
Les "explications" dont il est question ici sont davantage une manière d'attestation que la peur est partagée par d'autres, un ordre d'experts, mais tenus en échec également, tous ceux qui, avant les protagonistes en présence, ont cherché eux aussi à comprendre, maîtriser, mais sans y parvenir. Donc, la fonction des explications, dans ce genre de construction dramaturgique, sert aussi à ce que le sentiment de la peur s'enroule dans la spirale d'une peur plus ancestrale encore, plus archaïque. C'est cette inactualité du motif de la peur, du côté de l'immémorial, qui relance la peur, l'amplifiant comme une chambre d'échos.





Maintenant, pour répondre précisément au problème que tu poses, je commencerai par dire que cette démarcation verbal/non verbal, langage/image, ne tient pas, au fond, pour moi.

L'image n'est pas plus un hors-langage que le langage une hors-image.

Je me dois donc d'expliciter, de déplier davantage, cette affirmation, et cette explicitation ne fera que "traduire", en termes un peu plus "philosophiques", ce que j'exprimais dans mon post précédent.


En ce qui me concerne, donc:

plus haut, quand je parle de signes à interpréter, d'archi-texte, ça ne veut certainement pas dire, au sens le plus restrictif, le plus réducteur, les mots en tant que mots, dialogue ou phrase:

" C'est un hors-champ non tant "chosiste" que textuel, archi-textuel. Dans cet archi-texte, il y a quelque chose que les signes n'épuisent pas, un signifiant suprême, caché, la source de l'effroi. Le signifiant le plus important, le rouage central, le pivot de l'articulation, est aussi celui qui se dérobe le plus à la mise en ordre des signes, le moins articulable.
Et comme toujours, l'inarticulé, "'l'innommable", ce n'est que dans l'articulé qu'ils travaillent. Sinon ils ne seraient pas l'inarticulé, l'innommable. On n'échappe pas au problème de l'articulation. Et c'est dans la torsion ou tension entre articulable et inarticulable que la peur trouve son lieu. Cette torsion, c'est la maison de la peur, la maison de la sorcière chère à Lovecraft. "



L'archi-texte, la trace au travail dans l'archi-texte, notions que j'emprunte ici à Derrida.


Je reviens sur cette notion d'archi-texte. Ceci voulait suggérer, sous ma plume, ce que dit par ailleurs Derrida, quand il essaie de penser l'archi-écriture comme précédant et englobant toute parole (phonè - la parole comme instance énonciative, prétendument dans la présence, devant l'objet désigné par elle).

La trace, le signe, la parole, ce n'est pas, en un sens structuraliste restreint, l'articulation ou le jeu différentiel des signes dans un système fermé du langage.

Les dispositions de signes, "l'enquête" (dans rec, bwp, plus secondairement tcm), c'est tout autant l'image, le son, la circulation de l’œil/caméra qui voit, de l'oreille/micro qui entend, de la bouche qui parle, et qui opèrent des mises en rapport, des inférences, des coordonnées, etc.


Plus fondamentalement encore, pour le redire, ça nous ramène à la question de la "clôture de la représentation", que je résumerai trop expéditivement ici, en radotant des trucs que j'avais déjà radoté sur cdc:

Dans représentation, il faut insister sur le "re".

Les choses vues, l'horizon qui délimite leur sens, l'unité du sens de ce qui est vu, sont toujours-déjà re-présentés, re-présentation.
Les images sont des tableaux.
Jamais "présentation", toute nue, donnée d'emblée à la vision, et dont la phonè, parole dans sa présence à la chose vue, serait la traduction la plus proche, la plus immédiate.

Toute parole (mais plus fondamentalement encore, toute forme de trace: picturale, graphique, sonore, etc, je l'indiquerai plus tard) serait ainsi écriture, au sens d'une archi-écriture: qui précèderait toute parole, même avant l'invention historique de l'écriture. Parce qu'au principe de toute parole, il y a déjà la diffusion, la dissémination du sème, du signe et du sens, in absentia, la perte de l'instance énonciative (paternelle, propriétaire, celle de Platon, par exemple, qui commande de se défier de l'écriture comme déperdition de l'Idée).

Toute parole serait écriture, car l'écriture, en tant que schème transcendantal si on peut le dire ainsi, c'est du sens qui circule sans propriétaire, dont on ne peut pas retrouver l'instance première, celle qui a parlé, celle qui a proféré, hic et nunc, le sens. L'écriture, ce sont des signes, de traces, quelque chose destiné à subsister, anonymement, à travers le temps, en l'absence et indépendamment de qui a laissé ces traces.

Faites sur le sable, elles s'effacent. Imprimées dans la glaise, trace d'une main, ou trace peignant une scène dans une grotte, elles se conservent. D'origine, toute trace est signe, graphe, (in)scription, destinée à demeurer, délibérément, à travers le temps, à l'attention d'autres et en l'absence de qui a laissé cette trace.

Les traces, graphes, inscriptions - images fixes ou mobiles, pistes sonores, doivent nécessairement pouvoir circuler, pour être vues, lues, entendues, par autant d'anonymes présents et futurs à qui elles sont destinées. Le support de la trace ne peut qu'être ce qu'on nomme un "livre", quelque forme qu'il prenne. Un livre au sens du modèle le plus générique de n'importe quel support quelconque  pouvant se conserver et faire circuler du signe, de l'image, du son, n'importe quelle forme de trace.

Le "livre", ce sont des traces, de l'écriture, qui circule de mains en mains, anonymement, à travers le temps et l'espace, et indépendamment d'une instance qui serait propriétaire de la trace et pouvant s'assurer le contrôle du bon usage de la trace.
D'ailleurs, par définition, on n'est pas le propriétaire d'une trace qu'on laisse, même délibérément. Le sens de la trace n'est possible, originairement, qu'à titre d'un processus d’abstraction, abstraction des circonstances empiriques de leur inscription, circulant au delà d'elles, excédant l'identité personnelle du traceur, processus de diffusion, circulation, dispersion du signe.

[Hegel disait - enfin, je dis qu'il dirait: si vous dites le mot "lion", ou si vous comprenez le sens du mot "lion", ce n'est pas parce que ce mot désigne, ou se rapporte à un lion particulier, que vous connaissez personnellement ou dont vous avez le souvenir intense. Vous comprenez ce mot non pas parce qu'il vous appartiendrait ou ne s'appliquerait qu'à ce lion là, présent sous vos yeux ou à votre souvenir. Le mot "lion" n'a de sens qu'en tant que signe, pouvant circuler et être répété, à l'infini, par n'importe qui, n'importe quand, à travers le temps et l'espace, suscitant un abstract-image, ou schème, valable pour tous les lions possibles, et que peuvent élaborer, du fait de cette circulation et répétition, ceux qui n'auraient même jamais vu de lion de leur vie]

L'écriture, ainsi comprise, en tant qu'archi-trace, comprise comme "schème transcendantal" impur, non assignable, non localisable, dispersé et sans propriétaire, précède et régit tout phénomène d'émission et de réception de signes, qu'on nommera la parole, le toucher, le son, ou la vision, par n'importe quel type de trace subsistant à travers l'espace et le temps: signe écrit, forme dessinée ou sculptée, graphe, figure géométrique, pictogramme, sillons sur un phonogramme, bande magnétique, icône peinte ou sculptée, vitrail, pellicule vidéo ou photographique, etc etc.

La vision, l'écoute, la lecture, et tout ce qu'on voudra qui relève du non-verbal, sont, en ce sens, une écriture originaire, une archi-écriture.

Et dans la notion même d'archi-écriture, habitent les notions, les questions, aux frontières de la psychanalyse et de la phénoménologie, interrogées dans leur principe, de la hantise, du fantôme, du spectre.
Comme strates mémorielles d'un immémorial inactuel, irreprésentable, mais toujours s'actualisant dans le signe, la trace, l'archive, le fantôme, ou trou dans l'être dirait Sartre, ou encryptage comme deuil impossible de l'objet perdu, dirait Nicolas Abraham, etc, etc.

Ce que ne démentira certainement pas le langage cinématographique. Encore moins la conception d'un film d'horreur dont on tente, ici, dans la discussion, de dégager quelques spécificités, en s'interrogeant sur ce qui fait peur ou ne fait pas peur dans un film, en s'interrogeant, comme ici, sur la notion de "hors-champ".

Etc.



On pourrait convoquer aussi la notion, chez Derrida, du "Hors livre" (ce texte se présentant comme des "préfaces" pour les trois textes composant son livre La dissémination), qui fait toujours partie du "Livre": hégélien, mallarméen, comme projet orphique, d'une totalité, de la vie re-saisie, saisie au dessus d'elle-même, relevée, vie à la fois supprimée, conservée, et dépassée dans une idéalité, une réalité inorganique, inactuelle, qui est un Livre. Vie qui, en tant qu'elle est élevée à son inactualité, par l'écriture, est expérience de la Mort, maintenue dans la mort. Le Livre comme tombeau. L'écriture comme expérience de la mort et qui arrête la mort, aussi. Écriture comme impossibilité de mourir.

(des "choses" qui travaillent, sur ou par la bande, dans Hegel, Kojève. Que Blanchot fait travailler: "la littérature et le droit à la mort", etc...)

Le "hors-livre", dit Derrida (en simplifiant très fort) fait toujours partie du livre, comme "pré-face" ou "introduction" au Savoir porté et révélé par ce Livre qui prétend à la totalisation du pensable et du connaissable. Le hors-livre est dans le livre, mais au titre étrange d'une extériorité qui dément la clôture du livre/système sur lui-même, si le livre a besoin de s'introduire lui-même du dehors, une fois achevé.

Le fait même qu'il y ait du "hors-livre" pour introduire à cette totalité devenue qu'est le Livre hégelien, la phénoménologie de l'esprit (le livre qui entend expliciter l'apparition progressive du Concept, depuis la certitude sensible de n'être pas dans le concept jusqu'à la révélation que tout le réel était concept, saisi dans et par le concept), le fait même donc que le Livre ait besoin de s'introduire lui-même du dehors, signale ce fait inquiétant: que malgré ses vœux, il continue à être traversé par la représentativité temporelle du signe, du signe impur interstitiel, sans corps propre, balançant entre les mots et les choses.

Le "hors-livre", au titre d'une greffe extérieure au livre, à la fois dedans et dehors, désarticule ou disjoint le cercle spéculatif que le Livre était censé boucler sur lui-même. La temporalité du signe, qui re-présente les choses, et qui n'est ni du côté des mots seuls ni du côté des choses seules, mais entre les deux, "impurifie" le concept, révélant qu'il n'est pas indemne, "safe", du temps:
le temps - de la représentation - continue à faire fuir le concept hors de lui-même comme un tuyau percé. Et dément que le Livre soit une totalité close sur elle-même, sans dehors, sans extériorité.



[Kojève, par exemple, dans son interprétation du Livre qu'est la phénoménologie de l'esprit (il fait grand cas de cette notion du Livre, lancinante chez lui), parvient déjà à ce genre de constat étrange, et bien peu hégélien sur le plan de l'orthodoxie. Il lit, ou prétend lire, dans Hegel (et par dessus l'épaule de Heidegger), que le Concept n'est rien d'autre que le Temps lui-même. Le temps au sens de Heidegger: une temporalité originaire. Il n'y a donc pas de relève du temps par le concept. Le concept c'est le temps. Le temps est lui-même l'absolu, la relève. Kojève redira encore tout ça, dans un autre livre - posthume, qui se présente encore, par ironie, comme une nième "introduction à l'introduction du système hégélien" (le concept, le temps et le discours): il faut penser non pas un cercle spéculatif, mais un cercle discursif.

(Le Discours, chez Kojève, c'est la "transposition logique" de son analyse phénoménologique du Désir (comme "désir du désir de l'autre"). La transposition logique et phénoménologique étant définies comme inséparables et formant la transposition (anthropo-logique) de l'analyse métaphysique du Temps chez "Hegel" (son Hegel).

Discours/Désir. Lacan saura s'en souvenir.)

Tout ceci ça a des conséquences cataclysmiques sur le Système hégélien du Savoir, qui bascule tout entier dans le régime de la finitude. Cad du côté de Kant (que Hegel souhaitait justement dépasser). Un "Kant" assez proche, quoique différent, du "Kant" de Heidegger (dans son Kant et le problème de la métaphysique et de L'époque des conceptions du monde).
Un Kant du côté d'un Système du savoir comme système fini du Savoir. Un savoir délimité, limité, radicalement fini, cad gouverné de pied en cap par la limite ou la limitation. Un Savoir-(de la)-limite. Un savoir mortel.

La consultation du Kant de Kojève renseigne bien sur le motif secret de son projet, jamais vraiment énoncé en ces termes, mais c'est bien de ça qu'il s'agit: en finitisant ou athéisant le système hégélien du savoir, il le condamne à n'être qu'un système kantien juste plus cohérent ou plus conséquent avec lui-même (à ses yeux).

Kojève (sans entrer dans le détail) célébrant dans la CRP de Kant une épistémologie radicalement athée, mais qui ne s'assume pas encore comme telle. Hegel n'assumant pas non plus à ses yeux une finitisation radicale du champ du savoir comme "anthropologie" (savoir dans les limites de l'homme, dont il s'agit de dégager, décrire phénoménologiquement l'essence: l'homme comme finitude ou temporalité originaire), Kojève se charge alors, en toute modestie, de retirer un par un les vestiges de spiritualisme et de transcendance toujours à l’œuvre à ses yeux tant dans l'architectonique kantienne que dans le système hégélien. C'est assez vertigineux.

D'autant que cet athée "hard" qu'est Kojève pressent dans Sein und Zeit, qui inspire sa lecture de Hegel, et dont il se revendique sans ambiguïté, une théologie masquée (une théologie de la "survie", comme il la nomme).

Dans une note de son premier volume de l'Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne, il salue Heidegger comme le grand penseur qui lui a permis de comprendre Hegel. Et il ajoute que pour rester fidèle à lui-même autant qu'au Heidegger de SZ, il a dû le trahir, et ne pas le suivre dans son "tournant", dans ce "retour à l'être" comme "retour au poème" (pré-socratique).
Kojève définit ainsi son projet philosophique:
il s'agit pour moi, dit-il, d'accomplir philosophiquement "l'anthropologie" inachevée (et déniée) dans SZ, en substituant au programme Sein und Zeit le programme Begriff und Zeit. Il s'agit d'aller vers le Concept et non de retourner vers le Poème.

Je ne m'attarde pas plus sur ces questions (pourtant passionnantes et hautement "controversables"). C'est plus ma "lecture" de Derrida à travers Kojève, ou de Kojève a travers Derrida, qui tend à s'exprimer ici. On ne cherchera pas bien sûr dans Kojève lui-même une démarche derridienne, ni dans Derrida un quelconque ancrage kojévien. Il y a cependant entre eux des lieux de croisements bizarres, interpellants, du moins à mon sens, qui méritent d'être questionnés, pensés, arpentés. ]




Mais je reviens à cette "clôture de la représentation", afin de boucler la boucle, du moins de mon explication (en ne la bouclant jamais, et c'est fatigant, c'est vrai).


Dans son analyse sur la "clôture de la représentation" (dans L'Ecriture et la différence), Derrida s'interroge sur le "théâtre de la cruauté" selon Artaud.

Le rêve d'Artaud, son projet d'art total, ce serait en quelque sorte la destruction de la "représentation" au profit de la "présentation" elle-même, sans "re". Le théâtre comme expérience totale, se confondant enfin avec la vie-même, vécue, sans médiation, à même la chair. Le théâtre d'Artaud, ce serait une représentation-chair, hors-théâtre, hors-scène, de la vérité toute nue, toute crue et toute cruelle de l'être-au-monde.

Il annonce ou promet la fin de la représentation, la clôture de la représentation, au sens de: on quitte l'espace de la scène, parce que, désormais, la scène c'est la vie elle-même, on a ça "dans la peau". Marina De Van, fervente et cruelle disciple, autant que victime consentante, d'Antonin Artaud...


Je simplifie, bien sûr.


Derrida médite sur le double-sens paradoxal de cette "clôture", et selon l'exigence déconstructrice qui caractérise son projet philosophique.
Cette exigence, rappelons-le, c'est de constamment repérer le motif même de toute métaphysique, dans les projets qui justement prétendent en finir avec la "métaphysique", à titre de discours, programmes, esthétiques, politiques se proclamant anti-métaphysiques.

S'il y a bien quelque chose qui caractérise en propre la "Métaphysique", toutes les métaphysiques qui ne s'interrogent pas, ou insuffisamment, sur elles-mêmes, et qui à un moment ou un autre suspendent le mouvement de la Critique - qui devrait pourtant les animer en les maintenant inquiètes de leur statut, réflexives sur leurs délimitations et leurs définitions -, s'il y a bien quelque chose qui signale, donc, le retour d'une Métaphysique qui s'ignore, c'est précisément le geste par lequel elle prétend en finir, enfin, avec toute métaphysique, en se désignant elle-même comme une anti-métaphysique (par exemple, juste parce que j'y pense, là, le naturiste hygiéniste Onfray).
Toute anti-métaphysique ne fait que boucler la boucle du rêve d'auto-réalisation circulaire de toute métaphysique: déclarer, décréter la présentation du monde tel qu'en lui-même, sans reste, contre ses représentations; retrouver et exhiber la "chair du monde", la présence nue du réel, du monde, des choses, des êtres, des corps, etc, derrière les mots, les signes, les images, les parures, les voiles, les vêtements, etc etc.

Toujours, les métaphysiques non critiques, ou à la critique bloquée, se signalent à l'attention de la critique, sous la forme du fantasme de retrouver ou de restituer, enfin, le sens profond, originaire, qui a été perdu.
Retrouver le sol premier, le Grund, un fondement que l'on fonde ou que l'on re-fonde, à nouveau frais. Retrouvaille "primitive" qui est inséparable de l'annonce de la création d'un ordre nouveau: une nouvelle ère, un Homme nouveau, un nouveau paradigme, etc. Tabula-rasa: refonder la raison, en finir avec la scolastique. Brûlons les mauvais livres. Effaçons, brûlons tous les négatifs, celui de la pellicule de door 3 de Kyochi Kurosawa. Effaçons toute trace négative, toute trace du négatif.

(Sur le plan médiatique de la pensée, car désormais la pensée est surtout médiatique comme chacun le sait, l'entreprise est bien entamée, avec l'énergique et infatigable Onfray-Raël: brûlons Platon, Kant, Hegel, Freud, Lacan, Sartre. Le prochain sera Derrida).

Un fondement authentique, la racine première de la Vie, vraie, retrouvée. La terre authentique, la nation authentique, le folk authentique, l'identité authentique, la jouissance authentique, la santé authentique, etc etc.

Autrement dit les projets, pratiques, intentions, programmes, manifestes, discours, politique, philosophique, littéraire ou artistique, qui prétendent en finir, enfin, avec le "discours", les "théories", les philo-sophistes, la "représentation" du réel - qui seraient toujours supplément impur, "duplication", copie, de la présence absolue d'une vérité hors-langage, ou donnée par l'action pure.


(je simplifie, bien entendu. Je "synthétise", improprement. Dans le but de faire comprendre des éléments, a minima)



Derrida travaille là-dessus.


Il indiquait, donc, dans d'autres analyses, que le propre de la métaphysique est de vouloir oblitérer, oublier, l'archi-scriptural, l'archi-trace, qui sont dissémination du sens (sème) sans présence propre, différance perpétuelle non cloturable du langage, du signe, qui remettent toujours à plus tard le rapport aux choses, leur mise en présence.

L'oublier, l'annuler, au profit d'une parole pleine, authentique, restaurée, présentifiée, dévoilée ou dévoilante.

Heidegger lui-même faillit, pour Derrida, dans son enquête critique sur l'oubli de l'être, de sa différence avec l'étant. La force du questionnement de Heidegger était justement de montrer que cet oubli était constitutif, que c'était à partir de cet oubli originaire que se déployait la métaphysique.

La question de l'être, ou de la différence ontico-ontologique, ne peut être re-posée que depuis - ou inséparable de - ce fond, qui est son retrait ou son oubli. Il est dans la nature, ou la possibilité, de cette question, comme limite du pensable, d'être toujours-déjà oubliée, d'emblée raturée, aussitôt remplacée par la question désignée par le langage-outil (le langage "instrumental" ou "appropriatif" de la maitrise) comme ce qui "est": "étant-chose", "quelque chose qui est", "ce qui est le plus", essence ou substance (un étant suprême: Dieu, Nature, Cosmos, Chose, Esprit, Bios, Homme, etc).

Ce serait donc à partir de cet oubli que se déploie pour Heidegger toute l'histoire de la pensée comme onto-théologie: histoire de l'oubli ou du retrait de ce qui reste pourtant à penser, à entendre, résiste à la pensée, dans l'opération même de la pensée, du discours ou de l'écoute consistant à substantiver "l'être", ou, pour le dire autrement, substituer au vocable "être" son substantif "étant".

Mais cheminant dans ce mouvement critique, Heidegger succombera à son tour d'une certaine manière, pour Derrida, aux vieux démons de cette métaphysique qu'il a tant contribué à interroger, dès lors qu'il ancrera sa question dans le rêve "spiritualiste" entêtant d'un Site propre à ce rien d'étant qu'est l'être, de la Langue authentique de cet être, d'une Ecologie authentique de cet être, d'un Folk authentique de cet être, etc.

[Lyotard avance une hypothèse assez voisine, dans son Heidegger et "les juifs", la seule qui soit d'ailleurs vraiment stimulante dans cet ouvrage qu'on sent torché à la hâte (pour s'inscrire non sans opportunisme dans la controverse de l'époque autour de l'affaire Victor Farias). Pour le reste, il y ressert, en les expédiant, des thèmes qu'il explore mieux ailleurs. Voici cette hypothèse, du moins comme je la comprends: Heidegger, précisément parce qu'il avait fait de la question grecque de l'être la question première, originaire, la plus oubliée de toutes les questions, ne pouvait situer sa remémoration que dans l'histoire du logos, dans l'histoire de l'oubli de "l'être" délimitée en tant qu'onto-logie.
Oubliant ainsi un Oublié plus originaire encore, plus imprésentable et imprononçable encore, plus archaïque, immémorial et inoubliable encore: de l'ordre d'un retrait ou d'une rature signifiés par une Loi antérieure au déploiement de tout logos.
Cet Oublié-inoubliable doit être appréhendé comme la temporalité paradoxale, disjointe, d'un souvenir ne pouvant se manifester que sous la forme, toujours inactuelle et inactualisable, d'un refoulement originaire. Le refoulé originaire, nécessairement toujours acté ou articulé "après-coup" (nachträglich), ce serait la "chose" inarticulée ou imprononçable (tant Lovecraft que Freud ou Lacan sont convoqués dans d'autres textes).

Le souvenir paradoxal qu'il y a de l'Oublié - un revenant qui ne revient jamais tout à fait, qui n'en finit jamais de revenir, ou bien revenant sous la figure imprésentable (monstrueuse) que lui donne son refoulement ou retrait, constituerait ainsi la part inarticulable, a-langagière (le bord externe) ne cessant jamais de continuer à travailler (dans) le langage et le discours;  - ce que Lyotard nommait ailleurs la part figurale du discours.]



De la même façon qu'il lit et interroge Platon, Hegel, Husserl, Heidegger, Bataille, Freud, Foucault, Lévi-Strauss, Lévinas, etc, de la même façon qu'il les accompagne attentivement, tout en les questionnant sans relâche sur les reliquats de cette métaphysique qui travailleraient encore leur projet de fondation, dépassement, destruction, déplacement, retournement, de la "métaphysique", Derrida questionne ici le projet d'Artaud.

Derrida, c'est par excellence - plus que Deleuze ou Badiou - le philosophe du souci, qui n'est pas en repos, qui s'inquiète toujours, sans relâche, de ce que des poches d'inquiétude soient recouvertes, recousues, même dans les projets les plus critiques destinés à maintenir l'inquiétude, la blessure, ouvertes.


Et Derrida rappelle Artaud à sa propre exigence, tout en questionnant son rêve de la dépense illimitée, son rêve d'effacement de la scène, de la limite, de la dialectique, de la répétition, etc. Il lui rappelle le double sens insurmontable de la "clôture de la représentation", qu'il a contribué lui-même à mettre en évidence tout en cherchant à s'y soustraire.

On en a jamais fini avec la représentation, suggère Derrida. Sa clôture, ça signifie, sans qu'on puisse échapper à ce paradoxe, à la fois: "la représentation est terminée" ET "la représentation continue".

"La représentation est finie", cela veut dire que la finitude est la loi qui habite la représentation. La représentation ne peut jamais en être quitte du régime de la finitude du langage, son "après-coup" par rapport à la "chose en soi" (Ding an sich).

Il retrouve d'une certaine façon le sens beckettien de l'impossibilité de ne pas parler, de l'impossibilité de se taire, de quitter la scène du langage, des mots. "Je ne peux pas continuer, je vais donc continuer": tel est le sens de la clôture de la représentation, qui est aussi la boucle magnétique de la "dernière bande", inlassablement déroulée.


La clôture, pour reprendre ma façon de la "dire", c'est: il est à la fois impossible de revenir aux choses mêmes (projet de la phénoménologie husserlienne, platonicien d'une certaine façon: "la vision des essences" (Wesenschau), ET il est impossible que le langage lui-même, comme trace, ne continue pas à être traversé de part en part par l'extériorité de ce qui demeure "hors-langage". Ce qui demeure "hors langage", du côté de l'innommable, de l'indicible, ou de la Chose (lovecraftienne, freudienne, husserlienne), n'est appréhendé que depuis le langage, le retard originaire du langage, mais aussi du désir, qui fait langage, etc.

C'est précisément en ce sens que j'écris plus haut: " l'inarticulé, l'innommable, ce n'est que dans l'articulé qu'ils travaillent. Sinon ils ne seraient pas l'inarticulé, l'innommable. On n'échappe pas au problème de l'articulation. Et c'est dans la torsion ou tension entre articulable et inarticulable que la peur trouve son lieu.
Cette torsion, c'est la maison de la peur, la maison de la sorcière chère à Lovecraft. "

C'est encore une autre façon de le dire. Plus pesante, méthodologiquement discutable car trop "syncrétique" du point de vue de l'usage des concepts, j'en conviens.

Mais c'est dans cette direction, s'il fallait tenter de préciser, que tente de penser mon post précédent.




* * * *



Post scriptum en forme de conclusion provisoirement définitive.


Il n'y a pas de hors-champ, ni de hors-livre, où se nicherait la "Chose", toute nue, toute crue et toute cruelle. Et quelque part, tant mieux.
Il n'y a que de l'archi-écriture, de l'archi-trace. Le champ est la scène, le théâtre, le livre, le monde, la boucle, le cercle, le site & le temps.
Le champ est partout. Ce qu'on nomme hors-champ est dans le champ. C'est ce qui, du champ, dans le champ, l'inquiète ou le hante.
De la même manière, il n'y a pas de hors-livre. Le livre est partout. Ce qu'on nomme hors-livre est dans le livre. C'est ce qui, du livre, dans le livre, l'inquiète ou le hante.

Tout comme, pour Sartre et Kojève, l'homme n'est rien d'autre que ce trou dans l'être, arraché à l'être, ce néant ou désir qui néantit dans l'être pour qu'il y ait de l'être.
L'être est, le néant n'est pas. La chose est la chose, le désir n'est pas la chose, mais sa révélation, depuis le manque qui la désigne, sur le mode de la (dé)négation, du refoulement actif.

L'être, ou la chose, c'est le centre, le noyau, le foyer, l'arche, l'astre, le premier.
Le désir, le néant, ou le concept, c'est la périphérie, l'écorce, le fantôme, l'archive, le dés-astre, le second - qui inlassablement gravitent autour de ce noyau.

Le temps, ce qu'on nomme temps historique, anthropologique (qu'on distinguera de ce qu'on nomme un temps cosmologique, qui n'est lui-même conceptualisé que depuis le temps historique du discours), c'est le sens que définit cette révolution orbitale.
Ce sens du temps est et ne peut qu'être paradoxal, disjoint, retourné, désaxé, hors de ses gonds. Une secondarité originaire, un retard originaire. L'après ne peut qu'être un avant, l'avant un après. Car ce n'est que depuis ou à partir de la périphérie que le centre est vécu, pensé, désiré ou conceptualisé. Ce n'est que depuis ou à partir du dés-astre que l'astre est vécu, pensé, etc, etc.

Le centre ou la chose, c'est le refoulé, l'oublié originaire, inoubliable pourtant. Dont le champ, le livre, l'homme, le fantôme, sont la trace, le souvenir agi et agissant, toujours y revenant. Parce qu'ils en viennent immémorialement, de toute origine. De toute origine, originairement, immémorialement, cela veut encore dire ceci: le souvenir est le refoulement même.

Ce n'est que dans et depuis l'après-coup, le retard, le trop tard, que se forme le souvenir ou la trace d'un avant-coup, d'un hors-temps précédant l'histoire. Si l'histoire est la remémoration (Erinnerung) d'un dés-astre originaire, immémorial, de la perte d'un hors-temps, le souvenir, par définition - en tant qu'il est après-coup, refoulement - ne peut refluer vers sa pré-histoire, actualiser un passé qui demeure à tout jamais imprésentable, inactuel.




Addendum au post-scriptum, en forme de post-conclusion définitivement provisoire.



Parce que la boucle est de part en part discursive (Kojève), elle ne peut, ne pourra jamais, n'a jamais pu se boucler dans le grand rêve de l'auto-circularité spéculative.

Si le Concept, c'est le Temps, et si le Temps c'est la temporalité du Dasein qui ne cesse de le faire fuir au devant de lui-même, le pro-jetant hors de lui-même, dans ou vers le monde, alors l'identification du Concept au Temps et du Temps à la temporalité du Dasein ne cesse de faire fuir le Concept au devant de lui-même, comme un tuyau percé, blessure ouverte. Comme re-présentation, trace de la chose toujours-déjà perdue.

Archi-traumatisme, archi-catastrophe - dont nul ne peut fixer la date et le lieu - du décramponnement de la chose, mère nature, perdue trop tôt, dit Abraham, et réclamée dans le trop tard du concept-outil cramponneur:


[…] Mais on sait que l'instinct, si malmené soit-il, réclame son droit. Aussi la main de notre ancêtre, sa main vide, sa main avide, saisissait-elle tout, pierres, lianes, ossements - les saisissait, les rejetait, les reprenait, les triturait, jusqu'à tant et si bien que tous ces substituts de la mère guenon fussent devenus des outils idoines et intelligents, prestes à fabriquer toutes sortes de mères: mère nourriture, mère-chaleur, mère-protection. Et toute la mère-civilisation n'est-elle pas faite de cette " réalité " de manque, transformée en illusion de cramponnement? »


Si, de plus, l’Être dont parle Heidegger n'est rien d'autre que ce Temps ou Concept, selon le vœu ou le programme de Kojève, alors on ne reviendra pas, ne revient pas, n'est jamais revenu à cet Être, à la parole première, oubliée, présocratique, de cet Être. On a la nostalgie du poème, de la langue originaire parlée par ce poème. C'est pourtant vers le concept qu'il faut aller. En poète.
Il s'agit de déplier, d'expliciter le concept, qui était plié, dissimulé, dans le poème. Que découvre-t-on, en dépliant le concept? Un autre poème. Qui n'exprime rien d'autre que l'inadéquation insurmontable du mot à la chose.

Comment en sortir?

On n'en sortira pas.

On ne la bouclera pas, la boucle. Le concept fuit à jamais, pour toujours, infiniment, canal percé, caveau profané, toujours abouché à la chose qu'il nie, toujours refoulant le centre ou la chose à partir de lui-même - le second - qui la pense et la nomme. Il s'agit alors de l'assumer. Inadéquat à la chose, le concept se rend adéquat à lui-même - en se comprenant comme inadéquat à la chose.
Le concept est livre, et le livre magique la funéraire amphore où brûle, séjourne, la vie saisie au delà d'elle-même, à la fois supprimée et conservée dans la mort. Maintenue dans cet adieu infini à la vie, toujours ajourné, qu'est le concept.



Postface à l'addendum (en attendant l'introduction à la postface)



Jamais on ne trouvera la bretelle de sortie qui mène hors du périphérique qu'est le concept. Jamais le concept ne se fermera sur lui-même, pur concept, dans ce cercle parfait dont rêvait le poème. Ce qui veut dire aussi: jamais on ne mettra fin à la nostalgie de ce cercle parfait. Donc il y aura toujours des poètes.

Ce cercle parfait, pur, n'existe pas, et le temps ne le fera pas advenir. Il ne deviendra pas - au terme de l'odyssée ou du périple du négatif - l'Esprit absolu, l'unité réalisée, rassemblée, du rationnel et du réel, du dedans et du dehors.

Il n'y a pas de paradis perdu, sous les impossibles formes de l'état de nature retrouvé ou du royaume de dieu réalisé sur terre.

Il y a bien une odyssée, un périple: ceux au terme desquels on consent à l'ajournement. C'est-à-dire jamais. On veut toujours conclure, on veut toujours avoir le dernier mot. Pour pouvoir se taire, se reposer, juste après. Une fois que tout le monde l'a bouclée, enfin.

Il y a bien une consécration: celle de la finitude originaire du logos, présupposant un cosmos infini, qui, lui, ne le présuppose pas, et non celle d'un logos infini que le cosmos présupposerait.
Ce qui laisse du temps aux poètes et aux mathématiciens.

Il y a bien un monde habitable et une connaissance possible: dans la relation, le jeu actif, que l'homme entretient avec la totalité, selon l'expérience radicalement limitée et finie qu'il en a, sous le règne du temps.



Mais refouler le refoulement, oublier que l'articulation du langage poursuit le double travail d'à la fois refouler et se souvenir de l'inarticulé de la chose, c'est alors que se descelle la porte de la maison de la peur, et que l'on pénètre dans l'antre de la sorcière qui ne dormait que d'un œil.

Qu'on y entre, bien sûr, qu'on invoque la locataire qui s'y terre, par tous les moyens qu'offrent la littérature, la musique, le cinéma, la philosophie, la poésie, la sorcellerie, n'importe quelle incantation, n'importe quelle prière, n'importe quelle machine à fictionner, diffuser et enregistrer. Veillant ainsi à ce que le champ reste bien ouvert, qu'il ne se referme pas sur lui-même, bouclant définitivement sa putain de boucle.



Préface à l'introduction de la postface.



Zut

Et chut.


- mais on en reparlera -




(Portons un toast:)