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lundi 18 mai 2015

Intervention sur Jacques Rancière trouvée dans une shoutbox

 

(03:52:57) (879094): "après, il est clair pour moi qu'il a raison, et que les belles idées de Rancière gonflent le narcissisme petit-bourgeois qui se trouve à bon compte des raisons de rejeter l'exigence d'établir des hiérarchies dans le sensible" ----> C'est quand même extraordinaire de ne pas comprendre le problème à ce point. Les analyses de rancière sur le "partage du sensible" n'ont strictement aucun rapport avec je ne sais quel "rejet de l'exigence d'établir des hiérarchies dans le sensible". Il s'agit d'un partage, une division du champ social, que duplique tout une série de discours, de grilles d'analyses, lesquels se donnent la charge et le savoir "émancipateurs" de libérer le "peuple" de "l'aliénation", du "consumérisme", de la "passivité moutonnière", etc etc. Le paradoxe fondamental que rancière ne cesse, lui, d'analyser, c'est qu'une grande partie de ces discours, qui se veulent "marxistes" (althusser, debord, bourdieu...)
(03:58:42) (879094): ... sous certains aspects fondamentaux, dupliquent et consacrent ce partage contre lequel ils luttent, en "réifiant" leur objet en une quasi identité de "nature". C'est le problème d'un certain réductionnisme sociologique. Mais pour mieux le comprendre, la position d'un debord, que rancière analyse longuement, est exemplaire d'une reprise réductionniste de l'analyse marxiste de l'aliénation, qui consiste en ceci:
(04:04:55) (879094): L'analyse par debord de ce qu'il est convenu d'appeler le "consumérisme", qui aliène la ou les "masses", repose principiellement sur le postulat d'une division essentielle du champ social: entre les ignorants (le plus grand nombre) et ceux qui savent (quelques uns, une "élite" catégorielle d'intellectuels), qui disposent des outils conceptuels pour expliquer à tous ceux qui seraient "inconscients" des mécanismes de la domination, de l'aliénation, du capitalisme, etc, comment ils peuvent s'en sortir; s'en libérer....
(04:13:05) (879094): Au principe même de son analyse de la "société du spectacle", il y a la réactivation de toute une série de dualismes binaires, actif/passif, conscient/inconscient, sentant/anesthésié, authentique/inauthentique, appartenant à la vision des "dominants": en premier lieu l'antique distinction platonicienne entre un ordre du "sensible" et un ordre de "l'intelligible". Il y a d'un côté les esclaves, prisonniers, dans la caverne, de l'illusion, du faux, des Images - qui sont la réalité inversée, et, de l'autre, le penseur, le savant, le philosophe, se mouvant dans l'intelligible - et qui pense, énonce, pour eux, est chargé, parce qu'il sait ce qu'ils ne savent pas, de leur expliquer la vérité intelligible masquée, cachée par le sensible aliénant....
(04:20:46) (879094): La question de l'esthétique, de ce qu'est le champ esthétique (aesthesis, sensation, plaisir, etc, ET des domaines d'objets - légitmes ou illégitimes, sérieux ou pas sérieux, disposition active de la sensiblité ou disposition passive de la consommation de l'objet -) est de nature politique. Bourdieu le montrait très bien: elle fonde ce fameux "partage", partage qui est produit par un Savoir dominant, qui est ici le Savoir de ce que serait l'Art, savoir théorisé comme Champ, par l'intellectuel: entre le non-art (qui est consommation de produits/marchandises) et l'art (qui est production active d'une valeur).

(04:24:47) (879094): Dans la théorie du champ esthétique d'un Adorno, qui s'ancre dans la pensée de W Benjamin sur la perte radicale, déchéance, chute, de l'Art dans l'âge de la reproduction technique, je vois également, en ce qui me concerne, cette conception essentiellement religieuse, messianique, de la Sacralité de l'Art: qui bien sûr est souillée, avilie, abatardie, par une chute dans le "populaire", ce dont adorno a une sainte horreur.
(04:30:45) (879094): La musique "populaire", qui n'est que bruit décérébrant, produite par des crétins aliénés, infantilisés, et bien sûr les compositeurs qui s'entichent du folklore, du bal musette, du flonflon, des fanfares, du cirque et des tréteaux, le Jazz bien entendu; toutes formes de mélanges et mixtions d'éléments extérieurs, impurs, batards, imitatifs. Ce qu'il nomme aussi le "cosmopolitisme", pour décrire la musique de Gershwin. Bref, des sous-musiques. Au premier chef Stravinsky, un de ceux qui, suivant l'attachement d'A. à Schoenberg, feraient partie des grands responsables de l'impurification de la conception d'une musique absolument pure : "le petit modernsky, qui fait boum-boum sur son petit tambour", comme l'écrivait Schoenberg. Philosophie de la nouvelle musique, manifeste fameux d'Adorno, sans doute le texte le plus violemment réactionnaire écrit sur la musique du XXè siècle, et sous l'égide de la notion de "progrès". Divisé en deux grandes parties dont les titres énoncent bien l'opposition binaire: "Schoenberg et le progrès"/ "Stravinsky et la restauration": tout n'y est dans la seconde (à toutes les pages) que dégradation, dépravation, détérioration, régression, infantilisme, caricature, dénaturation, involution, désensibilisation, décadence, psychotisme, hébéphrénisme, etc. Avec des sections intitulées: "l'orgue de barbarie comme phénomène primitif" (p.151), "le sacre et la sculpture nègre" (p.153), "l'identification avec la collectivité" (p.164), "régression permanente et forme musicale" (p.171), "l'aspect psychotique" (p.174), ... Le concept-clé: entartete Kunst: art dégénéré. **

Il s'en trouve cependant encore pour "démontrer" (moyennant quelques ajustements contorsionnistes) la justesse et la lucidité de sa vision de l'Art, et de sa critique de "l'industrie culturelle" ayant précipité sa décadence. Témoin ce texte parfaitement délirant et hallucinant:
http://www.mythe-imaginaire-societe.fr/?p=465

Schoenberg n'en demandait évidemment pas tant, loin de là. Quant à la musique d'Adorno lui-même, il serait tant qu'on la joue et l'enregistre davantage. On ne le fait pas trop, sans doute pour respecter son désir de pureté. La reproduction technique lui répugnait tant qu'il refusa toute sa vie d'entendre de la musique à la radio ou sur un phono-gramme: perte de l'Objet musical qui ne peut se saisir que dans la Présence pure (supra-sensible), la Phonè première chère à Platon. Même simplement "écouter", il n'aimait pas trop: il préférait lire les partitions. Leur reproduction sonore étant déjà du côté de la Chute, une pollution, une dégradation par le bruit de la mimesis, une greffe parasitaire salissant l'expérience intérieure de l'Idée pure. Tellement pure qu'Adorno élabora le concept de "musique informelle": pour viser un "athématisme radical" purifiant plus encore l'atonalité radicale (d'ores et déjà altérée par le dodécaphonisme).
Sa quête honorable fut ainsi celle d'une musique toujours plus pure, si pure que l'écoute traditionnelle (tympanique) ne pourrait pas même la saisir physiquement: devant se vivre au dedans de soi, privilège de quelques savants d'exception formés à la pratique nouvelle de lire ce que personne ne saurait formellement entendre. Dans un recueillement proche du silence absolu de cloîtres situés sur des pics montagneux - les plus éloignés des bruits cacophoniques de la Cité barbare-nihiliste.

Electric Ladyland lui fut en quelque sorte fatal. Envahi, assiégé par quelques chevelu(e)s débraillés et dépoitraillés et en sa chaire à Francfort, le brave homme n'en crut ni ses yeux ni ses oreilles, l'anecdote est connue:

 

 

 

Citation:

(wiki: Au semestre d'été 1969, des perturbateurs interviennent dans son cours et lui demandent de faire une autocritique. On écrit au tableau : "Si on laisse faire ce cher Adorno, on aura le capital jusqu'à la mort". Des étudiantes montent alors sur l'estrade en exhibant leur poitrines dénudées et mimant une danse érotique. Adorno quitte l'amphithéâtre. Des tracts circulent : "Adorno comme institution est mort".

Adorno écrit alors à Samuel Beckett: "Le sentiment d'être attaqué comme réactionnaire a tout de même quelque chose de surprenant". Il aurait été profondément affecté par cet événement, expliquant que l'attitude des étudiants avait pour objectif de susciter chez lui une réaction de bourgeois s'offusquant à la vue d'un sein. Il parle de la "brutalité idiote des fascistes de gauche" et se voit à nouveau comme la victime d'une "folie collective".



(04:35:56) (879094): ça pose bien sûr aussi la question de l'objet musical considéré dans son "essence" comme étant séparé, à la base, de la contamination du sensible, du plaisir, associés à la Vulgarité: l'hédonisme, c'est pour les veaux, c'est l'assommoir, les rythmes binaires assourdissants faisant écho aux masses cognantes des abattoirs de chicago, eux-même associés à l'extermination industrielle du nazisme...
(04:41:34) (879094): Bourdieu, donc, avait déjà retourné le problème, en indiquant que le jugement esthétique était en grande partie fondé sur la distinction sociale qu'il euphémise. La distinction abstrait/figuratif, distance/immédiateté, atonal/tonal serait à ses yeux dérivée d'une distinction sociale, opérée par le discours savant et propriétaire de l'art, entre le distingué et le vulgaire...

(04:55:24) (879094): Rancière opère quant à lui une "critique de la critique", non pas pour l'abattre, la discréditer, etc, mais pour en prolonger d'une certaine façon l'exigence en réhabilitant la pensée de Kant sur l'esthétique (l'objet même de l'attaque de bourdieu). S'attaquant dès lors à une tendance au réductionnisme sociologique chez Bourdieu. Pour Rancière, la sphère de l'esthétique n'est justement PAS essentiellement réductible à la seule division sociale. Mais sans s'y réduire, elle n'est pas à l'inverse distincte de la question du politique. Ce que Kant montrait dans la 3è Critique (de la faculté de juger), c'est que l'esthétique est le lieu d'une aspiration collective à un affect sensible partagé en droit par tous: partagé au sens de ce qui unit et non au sens de ce qui sépare. On le sait, pour kant, l'affect esthétique se distingue de l'agrément, qui lui est centré sur la consommation immédiate de l'objet et ne renvoyant qu'à l'intéressement ou au concernement égoïste du sujet. L'affect esthétique résulte pour kant de la considération "désinteressée" d'un objet (naturel ou artefactuel) non-consommable immédiatement, non réductible à...
(05:00:37) (879094): ... la sphère du Besoin (manger, boire, dormir, etc). C'est un "plaisir désinteressé", un "universel sans concept", une "finalité sans fin": c'est pourquoi, dans l'héritage kantien, la question de l'esthétique est profondément liée à la question du politique: c'est le lieu et l'enjeu d'un partage possible, d'une universalité possible qui défait l'autre notion du partage, celle de la division des classes.
(05:06:54) (879094): Et on sait l'enthousiasme de Kant pour la révolution française, comme brouillant tous les partages, entre le haut et le bas. Si Rancière s'intéresse à l'esthétique, c'est justement parce que, dans l'héritage d'un kantisme universaliste, elle est le lieu qui déplace les frontières et les partages assignés au champ social. Et là, on revient au problème de la "consommation", du "spectacle" dans les termes d'un Debord...
(05:14:59) (879094): Tout le monde aspire à un rapport esthétique aux objets, à la consommation d'objets symboliques/artefactuels, au sens exprimé plus haut où c'est la manifestation proprement humaine du désir. On oublie un peu trop vite que pour Marx lui-même, la visée du projet révolutionnaire est que l'humanité toute entière puisse se consacrer enfin à la consommation oisive de tout ce qui est futile, loin du labeur. "Que veut la classe laborieuse? Elle veut simplement ne plus travailler", disait Lafargue... Comme la Classe dominante, dont les attributs essentiels sont l'oisiveté, le plaisir d"aller au "spectacle", au théâtre, au concert, au cinéma, ou d'écrire des romans, des poésies, des essais, etc etc etc. ***

(05:33:26) (879094): Voilà pourquoi le champ de l'esthétique a une dimension fondamentalement politique: les loisirs, le pouvoir de se détacher des contingences, c'est l'objet le plus haut du désir. Alors que le champ de l'esthétique est le lieu du déplacement des places, assignations, catégories du champ social, Debord, pour y revenir, nous ramène à l'antique division platonicienne, aristocratique, entre le Haut (qui atteint le Vrai et le Beau par la contemplation/theoria de l'Idée pure en laquelle ils se réalisent intégralement) et le Bas soumis aux déterminations impures du sensible et s'y aliénant. L'aristocrate, c'est Debord, qui "théorise" le spectacle, la consommation des images, comme le lieu même du faux, de l'aliénation, de l'ignorance, de l'illusion, à laquelle il oppose la position "en surplomb" du Savoir de cette "aliénation". Il faut nécessairement que l'aspiration à "consommer" (des objets symboliques, virtuels: consommation qui historiquement a toujours été le privilège des classes dominantes, aisées) soit un indice de dégradation, d'aliénation, d'irresponsabilité, etc. Et avant tout l'image inversée de la réalité et du désir...

(05:46:02) (879094): Ce savoir en surplomb, cette position de maitrise, qui dit où est le Vrai et où est le Faux, où est l'illusion et ou est la réalité, où est l'action et où est la passivité, qui sait et qui ne sait pas, consacre la traditionnelle opposition, finalement indépassable, entre une Elite intellectuelle qui possède les outils de la libération, et la masse inculte, ignare, qui ne pourrait s'émanciper sans ses Lumières. 
En attendant, il faut bien que le travail soit fait, par ceux qui sont "en bas", afin de permettre à celui qui est "en haut" - Debord en l'occurrence - d'avoir tout le loisir de théoriser (contempler, au sens de la Theoria de platon) le "spectacle" comme triomphe de l'illusion, inversion du Vrai. De fait, sa posture de "révolutionnaire" consistant à se retirer de la mesure commune, d'un Monde commun barbotant dans le "consumérisme", la consommation d'illusions, énonce cette position de dédain aristocratique. 
Elle rassembla (rassemble encore?) une petite minorité éclairée goûtant le frisson délicieux d'être entrée en "résistance" ("l'internationale situationniste", cherchant à imiter le mvt dada, et déclinée depuis sous plusieurs versions rigolotes mais manquant toutes d'humour et d'auto-dérision - toujours une forme de cénacle de radicaux œuvrant clandestinement à faire vaciller "l'Ordre dominant", dans des Manifestes lus par 5 pelés et des Colloques fréquentés par 6 tondues). Bref quelques Outsideurs s'auto-sacralisant comme les derniers Mohicans lucides contemplant leur propre image du vrai, depuis laquelle ils observent, de loin, avec leur lucidité implacable, une Chute, une Dégradation de l'idée du Vrai et du Beau, dans l'idée de la Masse, comme multitude d'individualités atomisées repliées dans leur jouissance égoïste et illusoire: le vrai nom de la misère - qui est symbolique. Brillant diagnostic que Stiegler revivifie avec le succès médiatique qu'on connaît (et dans son petit séminaire fréquenté par un panel de sectateurs admiratifs, pire que Raël ou Onfray)...

(05:56:57) (879094): Cette distribution des rôles, dans une soi-disant lutte marxiste contre l'aliénation (symbolique: par le règne des "images", et pas tellement réelle: pauvreté, exclusion, qui souciaient assez peu Debord), entre une avant-garde qui enseigne, émancipe, et une masse asservie, uniformisée (ou son envers symétrique - atomisée, peu importe: consumériste), appartient non seulement à une vision datée du champ social proprement bourgeoise, mais encore est devenue le Discours dominant lui-même. 
C'est ce même discours que nous servent aujourd'hui à la louche les élites médiatiques, qui n'ont pas de mots assez durs pour mépriser, conspuer cette masse informe, sans pensée, anonyme, impropre et inappropriée, qui prétend (sur le net principalement) non seulement se passer de leur prérogative de "spécialistes" ("laissez-parler les spécialistes"- vous, vous consommez, moi je pense, je crée, je critique, j'agis, etc"), mais encore les discréditer...
(06:01:43) (879094): La critique de "l'industrie culturelle", de "la société de consommation", de la "société du spectacle", etc, est depuis bien longtemps le discours dont se sont emparés les principaux représentants - passés ou encore présents -, du Spectacle médiatique ou para-médiatique. Les Onfray, les Finkielkraut, Les Muray ("l'homo-festivus post-moderne des molles démocraties modernes"), les BHL, les Bruckner, les Ferry, Les Milner, les Adler, les Val, les Fourest, les Houellebecq, les Dantec, les Moix, les Zemmour, les Stalker, les Millet, etc. Obscurantisme; consumérisme; masse moutonnière ou sa version "postmoderne": "l'individualisme jouisseur", deux symptômes à peu près identiques d'une même "Ère du vide" (Lipovetsky, "essai sur l'individualisme contemporain" - y en a qui croient que L. est "de gauche", je plaisante pas); déclin/défaite de la culture; dégradation de l'Art, du Sacré; Misère du symbolique, Masses aveugles psychotisées par le consumérisme (Bernard Stiegler, encore et toujours, montrant enfin son vrai visage après s'être placé sous les auspices de Derrida, et c'est gratiné); discrédit jeté sur nous, les Elites. Et qu'on ne s'étonne pas que le monde aille à vau l'eau! C'est la Civilisation toute entière qui est menacée par les cités arriérées, où on fait du rap et où on brûle les voitures, pour avoir son écran plasma, son blackberry. Et regardez moi ces veaux, ces gogos, qui veulent être chanteurs à la place des chanteurs, danseurs à la place des danseurs, penseurs à la place des penseurs, etc, etc.

(06:13:22) (879094): Ceci nous ramène aussi à un paradigme roi: la théorie de l'inconscient, qu'Althusser appliquait à l'analyse de l'Idéologie: l'asservi, le dominé, le prolétaire, ne sait pas, n'est pas conscient des mécanismes de la domination qui pèsent sur lui. Il est, là encore, l'esclave enchaîné dans la caverne, qui pour en sortir a besoin du Savant qui sait pour lui, qui va lui expliquer. De la même façon que le psychanalyste se signifie, se définit, en surplomb, dans et par un Savoir de l'Inconscient: celui qui souffre souffre principalement du fait qu'il ne SAIT pas ce dont il souffre, qu'il n'est pas conscient des mécanismes qui l'agissent. Et le Psychanalyste est là pour le faire sortir de cette caverne ténébreuse où il se cogne la tête. De la même manière, le "prolétaire" ne sait pas ce dont il souffre, il n'a pas conscience des mécanismes qui l'asservissent: le penseur critique, adorno, althusser, debord, lipovetsky, finkielkraut, stiegler, vont lui expliquer, vont émanciper ce petit enfant qui consomme de l'opium pour oublier sa misère....
(06:21:24) (879094): Dupliquant, consacrant, pérennisant ainsi la division, le partage du monde sensible qu'ils se proposaient de dépasser. Dans le schème marxiste, le "prolétariat" est censé se supprimer dialectiquement lui-même, à la fin, cad dans un horizon eschatologique toujours indéterminé, toujours remis à plus tard: en attendant, le "prolétaire" doit se vivre et se penser dans les termes du théoricien qui pense pour lui sa condition. Il doit lutter, le poing levé, au lieu d'aller s'étourdir dans la consommation, le spectacle, tous les opiums. Le "prolétaire" dit qu'il n'attend pas l'autorisation de celui qui a la compétence de l'émanciper, pour s'autoriser lui-même à se prendre pour un chanteur, un danseur? Mais vous rêvez! C'est pas encore pour aujourd'hui. Lutter, c'est ce que vous devez faire: le "prolétaire" par définition lutte, défend ses Droits, qui se résument essentiellement au droit de travailler (en améliorant ses conditions en travail, en attendant de redevenir le propriétaire de SON Usine - voir plus bas).

(06:33:27) (879094): Entre ces deux temps, il n'y a rien - du Vide, un temps de vacance pour l'étude: le "prolétaire" n'existe dans son "essence", aux yeux du théoricien du prolétariat, que pour travailler et lutter, lutter et travailler, sans relâche, à sa libération toujours remise à plus tard. Lutter, travailler, par l'étude aussi, donc, l'Instruction (sous la férule empathique, oblative de celui qui s'offre comme manceps pour cette étude). 
Etudier, s'instruire pour comprendre. Comprendre les mécanismes de sa condition, de sa misère. Car bien sûr, par défaut d'instruction, des outils d'analyse lui permettant de mettre des mots sur sa condition, sa misère, il ne les comprend pas. Pire: il les voit pas, il veut pas les voir. Préférant s'étourdir dans les spectacles conçus par les classes dominantes pour l'empêcher de voir, penser, nommer et analyser ce qu'il vit. Il est dans l'émotion, dirait un zemmour. Même la psychologie ou autre science des affects, c'est pas la sienne: c'est la psychologie des masses. Il a pô les Mots qui sauvent, dirait le psy. Une interminable Cure... Et en somme il mourra guéri, selon le dernier mot de Fontenelle. Ou libre. C'est toujours mieux que de vivre à genoux (disent en chœur le révolutionnaire en Chaire, l'athlète salarié de la faim - des autres -, et la Bonne Sœur bibliothécaire, amie de la Raison, de ses amis et des "hommes libres" se fréquentant entre eux, toute de patience (du concept) & de passion oblative pour la misère du peuple, ourdissant une révolution rationnelle (éliminer les ennemis de la "Raison") dans les crèches et préaux du Sacré-Cœur ou de la Faculté)...

Eloge vibrant des bonheurs toujours ajournés. L'idée du bonheur, cette idée très neuve en Europe, est de mise dans l'Avenir. En attendant, elle est replacée dans une imagerie vieillotte, assez condescendante et folklorique du "peuple" qu'il doit intérioriser, à laquelle il est censé s'identifier, par la grâce d'un Guédiguian par exemple: tout cet humanisme émotionnant des "petites gens", qui ont la main sur le cœur, entre la petite gayole et le canari, et qui luttent pour LEUR Usine. Parce que c'est la leur, c'est le lieu paradigmatique de leur condition essentielle: leur Usine, ils l'aiment. Ah, la "valeur-travail"; le travail étant ce qui ferait toute la dignité de l'homme - surtout celle du "prolétaire".
Alors y a le mauvais patron et le bon patron: le mauvais patron, c'est celui qui exploite son petit monde et se barre en piquant la caisse; et le bon patron, c'est celui qui prend soin de son brave petit personnel comme un bon père de famille..
(06:36:30) (879094): Entre les deux, y a les Patrons aussi: ceux qui assignent les places symboliques. Actif/Passif, Créateur/consommateur, Savant/ignare, Sentant/anesthésié, etc, et qui sont les propriétaires légitimes des outils autorisant un partage "équitablement" réparti des tâches et du sensible.

(06:48:04) (879094): Dans l'affaire, le réactionnaire bien sûr, le bourgeois-bobo, c'est Rancière. Celui qui parle de "spectateurs émancipés". Parce qu'il dit qu'il n'y a pas de spécialistes-propriétaires, qu'il n'y a pas ceux qui pensent, savent et sentent pour les autres, à la place des autres, le schéma vrai de leur "émancipation": celui-là, il faut absolument montrer que c'est lui l'imposteur, qui raconte des carabistouilles, que c'est lui le " narcissique petit bourgeois", l'individualiste égoïste. La "haine de la démocratie", c'est au fond Rancière qui l'incarne. Un mec de droite, c'est évident, plus encore: un démagogue, un populiste... Je me demande s'il n'y a pas un peu de Le Pen en lui.... Mais heureusement, il y a Didier Eribon - "qui a bien raison de dire qu'il est ceci et cela". Un grand philosophe, lui, et qui sait de quoi il parle, qui connaît son sujet et le maîtrise à fond, pour le plus grand plaisir de tous, grands et petits.
(06:56:29) (879094): Et y a [encore] plein de fautes, parce qu'il est tard, et que je tape avec deux doigts. De tout ça, on n'a cessé de parler, depuis plus d'un an. Ici et là-bas. ça n'a été que le seul motif d'un différend fondamental. 


 


[C'était déjà cette contre-attaque prononcée par la corporation de l'ordre psychanalytique faisant front uni, cette neutralisation par avance de tout déplacement ou démontage de paradigme, ayant peu ou prou une portée révolutionnaire, qui s'exprimaient vis à vis de Deleuze quand il s'avisa de redéfinir le désir.
Et c'était aussi, bien sûr, ce qu'il dénonçait quand il s'en prenait, en 77, aux "nouveaux philosophes", eux-mêmes placés sous cette bannière du psychanalysme de l'ordre symbolique (la Loi, l'Etat, la Transcendance du Signifiant, Lacan le nouveau messie, cf "L'ange", Lardreau/Jambet). BHL ne proclame-t-il pas sans cesse qu'Althusser fut son vrai Maître? Préfaçant encore tout récemment sa bio: "le fantôme de la rue d'Ulm".
http://www.bernard-henri-levy.com/le-fantome-de-la-rue-d%E2%80%99ulm-preface-par-bernard-henri-levy-aux-lettres-a-helene-de-louis-althusser-chez-grasset-19278.html

http://www.bernard-henri-levy.com/louis-althusser-2323.html )

La pensée de Deleuze apparaissait déjà, et apparait encore au yeux des "fidèles à Althusser", comme synonyme de "fascisme de la jouissance", "appel au consumérisme", "spontanéisme festif", etc.

Termes de la Réaction, de la contre-attaque:

- l'anti-oedipe "prouve" l'Oedipe.
- La critique de l'Inconscient "prouve" sa Dénégation.
- Le refus du Signifiant-Maitre (le "nom-du-père/castration qui a remplacé mon papa et me sépare du nom-de-maman/nature") "prouve" son Refoulement
.
- Son Refoulement "prouve" son Retour: sous sa forme du Chef fasciste (Lacan tançant les "contestataires": "C'est un Maitre que vous cherchez -vous l'aurez!")

La boucle est bouclée, cqfd, Emballez-c'est-pesé. T'as pas été sage - pancucul! Et un rutabage mou. "je voudrais monter un groupe hippie..." - Pourquoi que tu prononces comme "gros pipi"? 

"On" veut liquider le Père, la Loi, l'Ordre symbolique. C'est l'bordel, ma bonne dame, y a plus d'saisons.
Gérard Mendel dégaine sa "Révolte contre le Père", L'hétéronyme "Roger Stéphane" aligne son "l'Ordre contestationnaire". Deux ouvrages encore fort prisés par les Trotskystes militants enfin reconnus par l'Institution, qui les recommandent chaleureusement à tous les étudiants qui seraient tentés de contourner les exigences de la "révolution permanente", tentés par la pente savonneuse du "principe de plaisir individualiste-bourgeois régressif". Et "transgressif"! Deleuze, lui, avait déjà rangé la "transgression" au rayon des accessoires fétichistes pour curetons défroqués.


Sur les Lacaniens:

 "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977) 



 Sur les "nouveaux philosophes":

[...] Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l'histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu'un avec celle d'auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy : c'est nous les témoins...). Mais il n'y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d'amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n'a mis quelqu'un en prison pour son impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu'elles n'avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont compris. 5i je faisais partie d'une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag. [...] (1977)

 

 

 

Dans le même ordre d'idée, les Ténors médiatiques (toujours les mêmes depuis les 70s, ils n'ont pas changé et sont toujours bien là, les anciens "nouveaux philosophes" d'hier et de toujours, de droite ou se disant de gauche, increvables et relayés par de nouveaux disciples diffusant la Sainte Parole du Signifiant-Maitre et du Consumérisme), font tir de barrage face aux analyses d'un Rancière: "On voudrait nous faire croire que tout'l'monde est égaux et que tout se vaut", ou comme variante: "on nous chante les belles idées généreuses du démocratisme progressiste vertueux, égalitaire et angélique" (assortis aux redoutables - du côté des "penseurs" réactionnaires qui occupent le terrain en prétendant incarner la "Gauche": "on nous vend l'individualisme consommateur comme réponse aux inégalités sociales", "voilà la ruse ultime de la pensée réactionnaire pour enterrer définitivement le socialisme", "on voudrait nous faire croire que la révolution désormais, c'est de s'abonner à club-loisirs", "on veut nous administrer le petit plaisir individualiste comme remède à la misère sociale", etc, etc.)

Je disais plus haut:
tout au contraire, Rancière part du constat des inégalités effectives.
L'égalité, dans les termes de rancière, est le point de départ non-négociable, et non le point d'arrivée ou la finalité visée: cette égalité de départ étant précisément ce que les discours prétendument émancipateurs annulent à la base, principiellement, en dupliquant et consacrant les partages du sensible dans la série de dualismes dont on a parlé ici.
La "haine de la démocratie", dont parle rancière, c'est celle qu'expriment les représentants auto-légitimés de l'espace démocratique (tous ceux qu'on a nommés), bien décidés à continuer d'occuper la scène jusqu'à extinction des feux de la rampe.

 

 

" Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l'idée de la capacité de n'importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l'exercice du gouvernement. Ce scandale de l'absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu'il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu'on entend aujourd'hui sur l'individualisme consumériste n'est que l'habillage contemporain de la critique première de la démocratie. "

 



(06:59:56) (879094): La question n'étant pas d'avoir raison ou tort, dans je ne sais quel "débat", je ne sais quelle "discussion", mais d'essayer d'accorder un peu d'intérêt au déplacement de certains paradigmes "progressistes" fort datés, censés représenter les valeurs fédérant une "Union de la gauche" mais dont on peut se demander si elles ont jamais été de "gauche".
Aujourd'hui, disais-je, c'est surtout la droite libérale et restauratrice des Elites qui en fait son beurre avec succès. Certains, qui se pensent farouchement "à gauche" mais qui semblent avoir été congelés comme Hibernatus dans un "âge d'or de la théorie critique", s'y cramponnent encore comme à un catéchisme. Ne se rendant apparemment pas bien compte que la fin de non-recevoir qu'ils opposent de façon véhémente à la "critique de la critique" de leur paradigme chéri, tout le gratin de la Droite néocon médiatique la pratique avec une belle "Union" depuis 10 ans au moins. On se croirait presque dans un roman de Philip K Dick, "Le temps désarticulé", "En attendant l'année derrière", etc... ]


 

** http://mainoptique.blogspot.be/2010/12/variations-scattees-sur-heidegger.html

[Ces quelques remarques de ma part, plus haut, sur la théorie adornienne de l'esthétique ne sont pas puisées dans les analyses de Rancière. Je les ai faites parce que le concept d'industrie culturelle était au cœur de la discussion (à laquelle je n'ai pas participé), et parce qu'elles me semblent totalement en phase avec l'analyse par Rancière du "partage du sensible"]


*** [addendum: mon petit rapprochement - à la hussarde - entre tout ça et "ma" lecture de l’interprétation par Kojève de la PhG de Hegel. Ceci pour indiquer qu'on peut aussi faire se rencontrer "plastiquement" des paradigmes apparemment antinomiques. Kojève étant un peu "the old'father" de Lacan. L'important étant de "construire les problèmes", non d'opposer des dogmes à des dogmes. Aller des penseurs vers les problèmes et non ramener les problèmes à des penseurs.

Cette discussion reconduit aussi selon moi au motif fondamental de la division Maitres/Esclaves, et l'enjeu fondamental de la dialectique "anthropogène" M/E. (Sans bien sûr entrer ici dans le détail de l'analyse de la "dialectique M/E" selon Kojève, sa genèse, ses autres applications possibles, tous les problèmes d'interprétations divergentes que ça pose, etc).
Le travail de l'esclave au service du maître n'ayant que cette fonction essentielle (dans les termes de l'analyse heideggero/marxiste par Kojève de ce schème hégélien): délivrer ce dernier de la dépendance à la nature, cad de la contrainte d'assurer soi-même sa survie, sa subsistance, la satisfaction de ses besoins naturels (se nourrir, se vêtir, s'abriter, etc). C'est la libération de cette contrainte qui rend possible la dissociation entre l'ordre naturel/immédiat du besoin et l'ordre symbolique/médiat du désir. Cette dissociation est produite par le travail forcé qu'accomplit l'esclave au service du maître. Parce qu'il doit "refouler en le sublimant" (dit Kojève) son propre désir de consommation immédiate de l'objet (la "différer", la "remettre à plus tard"), il prépare, façonne, trans-forme le monde naturel en monde d'objets-artefacts destinés à la jouissance du maître. L'esclave crée ainsi le monde artificiel, technique ou dénaturalisé où le maître se meut, monde où est rendue possible la jouissance dissociée du labeur.
Le désir "anthropogène" consiste, dit Kojève, à considérer tout objet sous un angle non-naturel (ou non-chosiste, cad "culturel", ou encore virtuel), indépendamment de la satisfaction que procure sa consommation biologique. Le désir humain consiste à consommer du désir, cad tout objet en tant qu'il est désiré par un autre comme "autre chose qu'une chose", autre chose que l'objet d'un besoin naturel/immédiat (d'où la formule, que reprendra Lacan: le désir est désir du désir [de l'autre]).
Autrement dit encore: la consommation symbolique d'objets désirés justement parce qu'ils sont objets de désir pour un autre indépendamment de la sphère des besoins, c'est précisément le régime esthétique dont Kant parlait.
Aussi tout l'enjeu, tout le motif politiques et économiques, disais-je, de la dialectique M/E, qui est une "lutte à mort" (- lutte des classes, entre la classe des M. et la classe des E. -), pour la reconnaissance de soi, par l'autre, comme sujet de Désir, est - pour les Esclaves - de se réapproprier les Objets de consommation symbolique/esthétique qu'ils ont eux-mêmes créés (pour la Jouissance oisive des Maîtres) et les Outils conçus pour produire ces Objets. Réappropriation de ce dont la classe des maîtres s'est assurée la prérogative et l'ensemble des privilèges. Ainsi, ce que Rancière nomme le partage du sensible dans le champ de l'esthétique (dans les termes définis par Kant: plaisir désintéressé, etc) est la visée la plus haute de cette lutte, de cette révolution à la fois politique et économique. "Nécessairement sanglante", disait Kojève, car la classe des maîtres n'entend pas céder sur cette prérogative. Il faut la lui arracher de force, s'en autoriser sans son autorisation. 

C'est pourquoi la classe des Maîtres [incluant ce que Bourdieu nommait la "fraction dominée de la classe dominante": celle qui possède le capital "symbolique"] a tout intérêt à neutraliser la dimension proprement politique d'une telle lutte, en brandissant le schéma explicatif convenu, et rassurant pour elle: "individualisme consumériste", "égoïsme narcissique d'aspirants petits bourgeois jouisseurs", "dérive totalitaire de l'illusion égalitaire entretenue par le capitalisme marchand", etc, etc. Ce qui, en somme, est la façon la plus rusée, retorse, de bien verrouiller le champ économique & social. Y compris, dans le champ de la transmission salariée des Savoirs, chez ceux qui, en signifiant/constituant leur Objet de savoir, se signifient eux-mêmes comme les propriétaires légitimes et privés: à la fois du Savoir de leur Objet et de l'Objet constitué par leur Savoir.

[Car bien sûr: dans un subtil tour de passe-passe qui ressemble assez bien à une instrumentalisation de la misère la plus partagée, une prise d'otages, vous serez très facilement taxé de "réactionnaire", de "collabo", de "valet du système", d'hédoniste irresponsable, égotiste, voire tout simplement fascisant, si vous contestez les théories critiques de la domination désormais les plus dominantes et les plus partagées par "l'intelligentsia" (sous sa forme disons plus sérieuse, universitaire, institutionnelle, moins "médiatique"); si vous contestez, en somme, un ordre (quelconque) de professionnels, de spécialistes, de savants, d’éducateurs, de psys, qui se signifient dans la hiérarchie du social comme les propriétaires légitimes et légitimés d'une discipline, qu'elle soit sociologique, éducative, pédagogique, médicale, psychiatrique, artistique, philosophique, etc, en signifiant/objectivant leur objet d'étude. La propriété de ces disciplines appartenant à leurs légitimes bénéficiaires, selon la formule consacrée, est ainsi inséparable des clivages ou partages concrets du social qu'ils redoublent nécessairement et indéfiniment. La constitution du domaine d'étude spécialisé (en sciences humaines, mais pas que...) réitérant la schize entre l'objet étudié, un sensible qui ne sait pas, ne sent pas, et le savant, un intelligible qui sait et qui sent pour lui.
C'est pourquoi, si la "philosophie" a un sens et une spécificité, pour Rancière, c'est au sens, toujours partagé, transversal, a-disciplinaire, d'un déplacement continu des partages. Les partages sont consacrés par la norme des savoirs comme séparation inégalisante entre l'aesthesis passive et le concept actif. Il s'agit alors de restituer un autre partage, strictement égalitaire, d'un affect esthétique indécis quant à sa norme, sa délimitation ou son territoire. Le cinéma est pour Rancière un lieu d'exercice de cet autre partage du sensible.


Comprendre le sens fondamentalement politique de ce qui est nommé ici jouissance esthétique des objets, c'est comprendre le sens fondamentalement politique de la division économique & sociale. C'est comprendre que les conflits sociaux, la domination et l'exclusion économiques, ont une explication politique plutôt que l'inverse (le social et l'économique comme explication des conflits politiques). Le discours dominant, de ceux qui dominent, y compris celui d'une gauche qui ne voit pas (ou n'a pas pas envie de voir) qu'elle est à droite, se reconnaît précisément au fait qu'il privilégie cette lecture inverse: expliquer les conflits politico-économiques en termes strictement sociaux, subordonner l'économique au social (sociologisme), ou le social à l'économique (économisme), plutôt que relier les deux ensemble au politique. Ce qui l'autorise à réduire le politique à sa seule dimension sociale, autrement dit essentialiser les positions sociales là où il est devrait justement être question de leur "désassignation". ]

mercredi 14 septembre 2011

Bartleby et ses copies



Un truc agaçant depuis plusieurs années, c'est cette "hype" germanopratine où on se donne du "Bartleby", de Daniel Pennac à Philippe Delerm ("quelque chose en lui de Bartleby") en se tapotant sur l'épaule et en faisant des clins d'yeux malicieux. L'un rabâche son machin usé d'antiquaire sur la "contemplation des menues choses de l'existence qui rendent heureux", l'autre n'en finit pas de tenir récital, histoire de "mettre en bouche" un si beau langage. Tout qui a le plaisir "glouton" de la lecture distribue partout son "Bartleby" comme l'ultime friandise littéraire à déguster entre connaisseurs de bonnes pâtisseries. Bartleby est devenu en quelques années le nom magique d'un certain "art de vivre" fédérant les procrastinateurs de tous poils, le code secret d'un doux refuge dans le "quant à soi", le héros pittoresque de tous ceux qui font de la résistance passive au boulot, youpi, c'est chouette, etc.
Rappelons à toutes fins utiles que Bartleby, c'est l'histoire d'un sdf qui se nourrit exclusivement de biscuits au gingembre qu'il pique la nuit dans les tiroirs, et qui meurt d'anorexie après avoir été conduit au mitard.

Aux States, c'est encore pire, et on est en droit de se poser quelques questions sur la manière dont la nouvelle de Herman Melville y est lue et comprise. Témoin la bande-annonce consternante, ahurissante, d'un film que j'espère ne jamais voir. Une espèce de pantalonnade satirico-rigolarde du samedi soir, sur le monde de l'Office, et qui fonce tête baissée dans ce contresens absolu. Crispin Glover s'y est fait une tête de vampire asthénique, pour le côté "inquiétant". La première occurrence de sa formule "i would prefer not to", soulignée par une gestuelle de sitcom, intervient dans une scène où il décline la demande de son patron de prêter son doigt pour ficeler le ruban d'un cadeau, qu'on imagine de Noël ou pour le Thanksgiving.

Il serait temps *** qu'on ressorte le film de Maurice Ronet de 1976 (réduit à une archive de l'INA), avec Michael Lonsdale et Maxence Mailfort. Je n'imagine pas pour B. un autre visage et une autre voix que ceux de Maxence Mailfort.























Considérons, à la périphérie de ce phénomène, le dernier film de Nanni Moretti, "habemus papam".
Il y a juste ceci qui me chipote. On y présente un cardinal, interprété par Piccoli, élu pape à son grand dam. Il voudrait juste, si possible, qu'on le laisse disparaître, souhait qu'il formule devant les cardinaux réunis en conclave. Ce pape a pour nom Melville, en hommage, précise Moretti, au cinéaste Jean-Pierre Melville. Mais comme J.P. Melville s'était choisi ce nom en hommage à Herman Melville, lorsqu'il était dans la résistance, on devine là un "intertexte" plus ou moins subtil qui nous reconduit à la figure de "Bartleby":

Le personnage d'Habemus papam s'appelle Melville. Comme Hermann Melville, l'auteur de Moby Dick?

Non, comme le réalisateur Jean-Pierre Melville. Au moment où j'écrivais le scénario d'Habemus papam, j'avais organisé une rétrospective Melville au festival de Turin, que j'ai dirigé pendant deux ans. C'était un nom provisoire mais, petit à petit, je m'y suis attaché.  


Melville est un excellent cinéaste mais l'explication est frustrante. Moby Dick est l'animal inaccessible par excellence. L'illusion, le rêve, Dieu...

En général, les gens pensent à Melville pour Bartleby, qui dit tout le temps : "J'aimerais autant pas." Mais, en fait, il paraît que Melville, le cinéaste, dont ce n'était pas le vrai nom, a choisi ce patronyme lorsqu'il était dans la Résistance en hommage à l'écrivain. Si c'est vrai, la boucle est bouclée.  


Notons que la première moitié (la plus intéressante à mes yeux) de l’œuvre de Moretti, allant de Io sono un autarchico à Palombella Rossa, en passant par Ecce Bombo, mettait déjà aux prises un "avatar" de lui-même, habité pourrait-on dire par un puissant désir de se taire et de réduire au silence son entourage. Et ce par une accumulation de bavardage paradoxalement destinée à éteindre toutes les palabres ("à l'italienne"), scrutant avec un soin aussi douloureux que maniaque, tel un sémiologue masochiste, toute émission de discours pour en dénoncer l'irrémédiable vacuité, la déréalisation névrotique. Dans Ecce Bombo ou Palombella, il était un utopiste de la gauche radicale qui ne pouvait plus supporter la rhétorique de la gauche radicale, un militant qui ne voulait plus militer. Dans La Messa è finita, il était ce curé qui ne voulait plus donner la messe et administrait des gifles à tout le monde.
Plus tard, avec la découverte de la paternité, le ton se fait plus intimiste et doux-amer. Moretti sera ce psychanalyste qui ne voulait plus psychanalyser. Cette succession de figures tendues par une contra-diction vigoureuse (au sens premier d'un discours parlant contre lui-même), en tension entre prolixité et prostration, tentées par leur abolition en bibelots sonores (autant d'incarnations traditionnelles du Verbe, rongées par le soupçon), culmine fort logiquement dans l'exploration, aujourd'hui, de la cité vaticane, lieu par excellence de la vacuité et de la vacance, et de ce pape qui ne veut pas être pape.

La présence en creux du "Bartleby" de Melville dans le personnage mélancolique du cardinal Melville semble donc s'imposer et faire "signe", comme on dit. Elle ne va pourtant pas de soi. Je ne pense d'ailleurs pas que ce soit le propos de Moretti, l'allusion relevant davantage du trait d'esprit. Gageons cependant que beaucoup s'engouffreront dans la brèche.

On se plait aujourd'hui à voir des "Bartleby" un peu partout, et singulièrement dans des figures de pouvoir ou de puissance. Des gens qui "ont été", mais qui voudraient "ne plus être", ou plus modestement, "être autre chose": des pdg bartlebiens, des présentateurs de télé bartlebiens, des papes bartlebiens...

Dans le personnage de Bartleby, on ne trouvera cependant ni désir ni puissance. On est confronté à quelque chose qui est plus de l'ordre du "trou noir", du côté de la Zone. Un a-logisme, une anomalie, un "squid", ou un "bug" (au sens du "two lane blacktop" de Monte Hellman) qui suscite le silence, la stupeur, l'affolement autour de lui. "Non pas une volonté de néant, mais la croissance d'un néant de volonté", écrivait Deleuze. "Bartleby a gagné le droit de survivre, cad de se tenir immobile et debout face à un mur aveugle. Pure passivité patiente, comme dirait Blanchot" (p.92, in 'critique et clinique").

Et si "Bartleby n’est pas une métaphore de l’écrivain, ni le symbole de quoi que ce soit", il semblerait que la tendance actuelle soit de remplir ce "trou noir" pour y loger des métaphores (du pouvoir, du capitalisme, de la vocation, etc) et des symboles (de la résistance, du refus, etc).


Dans Habemus papam, on suggère apparemment une affaire de "vocation contrariée" (pour le théâtre, le métier d'acteur). Et pour les autres cardinaux, ce seraient des "types qui sont juste là", qui n'avaient pas demandé, qui ne savaient pas trop, qui auraient sans doute "préféré" faire autre chose...
Ce volontarisme d'un genre particulier, qui se donne trop aisément pour son contraire, cette manière oblative d'exprimer un souhait (fût-il de dissolution), un désir de "ne pas" (au sens de cette "volonté de néant" et non la "croissance d'un néant de volonté", donc), dissimulent à peine un désir plus fondamental. La nostalgie d'on ne sait trop quel "sentiment océanique" où l'on se fondrait avec langueur au bruissement inchoatif de la vie elle-même, depuis L'homme qui rétrécit à Avatar, en passant par le Grand bleu. Mais quelle que soit sa manière, qui peut donner de bien belles choses, ce vœu de disparition me semble radicalement étranger au "cas" Bartleby. Si on s'avisait de tracer une ligne claire menant de Bartleby au cardinal Melville, on affadirait considérablement la violence du "cas" Bartleby, du côté de l'anecdotique, ou d'un "spleen" prisé par les rock-stars ("how to disappear completely").

Ce qui caractérisait le personnage Bartleby, c'était son effacement "ontologique", si on peut dire, le fait qu'il n'accédait pas même à l'existence personnelle, individuelle ou sociale. Et il n'y avait aucune relève réflexive de ça, d'où la violence (du comique) du récit.
Bartleby n'est pas quelqu'un qui simplement refuse (ou qui par ce refus exprimerait un souhait). Il ne dit ni "oui" ni "non", ou plutôt à la fois "oui" et "non". Sa fameuse formule tient dans cette anomalie, au bord de l'"agrammatical" par laquelle il annonce en même temps une possible préférence et l'impossibilité de cette dernière.Quelque chose d'une psychose et non d'une hystérie. Tout le contraire d'un "laissez-moi disparaître" qu'on imagine facilement théâtral.
Les mimiques de Piccoli (dans la séquence du premier entretien avec le psychanalyste, visible sur dailymotion), qui ne cessent de signifier, à grands renforts de sourcils levés, prunelles apeurées, lèvres crispées et hochements de têtes fébriles, qu'il est "tout perdu", dépassé par les événements, ne sachant plus à quel saint se vouer, ça n'a pas grand chose à voir avec une défaillance inexorable, sans causes ni conditions...

"Le refus, dit-on, est le premier degré de la passivité - mais s'il est délibéré et volontaire, s'il exprime une décision, fût-elle négative, il ne permet pas encore de trancher sur le pouvoir de la conscience, restant au mieux un moi qui refuse. Il est vrai que le refus tend à l'absolu, à une sorte d'inconditionnel: c'est le nœud du refus qui rend sensible l'inexorable "je préfèrerais ne pas (le faire)" de Bartleby l'écrivain, une abstention qui n'a pas eu à être décidée, qui précède toute décision et qui est plus qu'une dénégation, mais plutôt une abdication, la renonciation (jamais prononcée, jamais éclairée) à rien dire - l'autorité d'un dire - ou encore l'abnégation reçue comme l'abandon du moi, le délaissement de l'identité, le refus de soi qui ne se crispe pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance, à la perte d'être, à la pensée. "Je ne le ferai pas" aurait encore signifié une détermination énergique, appelant une contradiction énergique. "Je préférerais ne pas..." appartient à l'infini de la patience, ne laissant pas de prise à l'intervention dialectique: nous sommes tombés hors de l'être, dans le champ du dehors où, immobiles, marchent d'un pas égal et lent, vont et viennent les hommes détruits" (Blanchot, L’Écriture du désastre, p. 33-34).


B. n'est pas copiste ou comptable par défaut, comme ces cardinaux désœuvrés qui s'adonnent au volley, et semblent se demander ce qu'il font là. B n'est pas "juste là", il est juste pas là. Il ne pourrait ni faire ceci ni faire cela, et de toute façon n'aurait pas pu faire quoi que ce soit d'autre. Imagine-t-on B. ayant désiré dans le "passé" entrer dans une école de théâtre? Après sa mort, au terme d'une brève enquête, le notaire découvre qu'il fut un temps "préposé aux lettres au rebut", chargé de brûler les courriers égarés qui ne trouveraient jamais leurs destinataires."Homme au rebut", médite l'avoué dans un élan de compassion triste, mais même ça, c'est une interprétation vaine, une tentative de définition en excès sur l'énigme de Bartleby.  Il le pressent et se garde bien de conclure. Tout comme le "problème" posé par Bartleby excède de loin la seule sphère du "travail". L'énoncé pétrifiant de sa préférence pour un "ne pas" n'abrite aucune réserve de préférence pour un "ne pas travailler". Il s'étend progressivement à une désinscription de l'espace physique (ne pas bouger) et au délaissement de ses fonctions vitales (ne pas manger).



Il faudrait se garder, aussi, de faire de B. un "héros deleuzien" dans le sens d'une "vulgate" univoquement vitaliste, un exemple de production de désir au sens de ladite "vulgate": l'insérer dans la "ligne de fuite" d'un "devenir imperceptible" etc, etc. Des choses bien difficiles et obscures qui deviennent un peu, dans les discours très formels qu'on tient en s'y référant ou en s'en réclamant, des figures de rhétorique vidées de leur contenu, des "gimmicks" et des "bidules" vaguement "hédonisants", la morne promotion de "nouveaux styles de vie" s'apparentant davantage à une recette de cuisine livrée chez Drucker par Jean-Pierre Coffe.


Deleuze lui-même, s'il dégage une perspective vitalisante de ce récit de catatonie, insiste tout autant sur la dimension tragique, la figure du "trou noir" et du "neutre" (c'est pour ça que je citais l'allusion à Blanchot). 
Si B. est pour Deleuze une sorte de "prophète", c'est moins du côté de Dionysos que du Crucifié: "pas le malade, mais le médecin d'une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous".


Je ne vois pas tellement que ce cardinal Melville, quelles que soient les vertus dont Moretti le pare en ces temps de crises, pas seulement de vocation, ait un quelconque rapport avec cette figure tragique et christique. Je pressens plutôt, dans ces états d'âme qui donnent un "supplément d'âme", dans cet accès de mélancolie bienvenu - "qui humanise", et dont la presse chante en chœur les louanges, une publicité pour un catholicisme vermoulu. Non pas inespérée, mais déjà à la ramasse. Car bien sûr, rien de bien nouveau: "Dieu, qui se détourne de l'homme, qui se détourne de Dieu, c'est d'abord le sujet de l'Ancien testament. C'est l'histoire de Caïn, la ligne de fuite de Caïn. C'est l'histoire de Jonas: le prophète se reconnaît à ceci, qu'il prend la direction opposée à celle que Dieu lui ordonne, et par là réalise réalise le commandement de Dieu mieux que s'il avait obéi" (Dialogues, p. 52).


On savait déjà que Jean-Paul II rêvait d'être danseur, skieur, ou acteur; et ça boostait un peu le jerk dans les veillées scoutes. Une brisounette de folie "post-punk" gentiment dépressive, plus en phase avec l'après-génération désenchantée, souffle à présent sur le petit théâtre des valeurs éternelles. Les gars du team de la comm disent: "ouais, pas mal, mais on préfère Gaspar Noé. Ou Justin Bieber. A propos, que deviennent les Tokio Hotel?". 




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mardi 12 janvier 2010

"La révolte du peine-à-jouir", ou le spectateur dans tous ses états (part. 2)


Ah oui mais attention, y a la notion de "divertissement", aussi. Le critère décisif, ultime, fédérateur et pacificateur, qui éteint toutes les polémiques et tranche tous les nœuds gordiens de tous les branlottages constipatoires et neurotiques de fâcheux cherchant midi à quatorze heures. Mais vous vous prenez trop la tête, cher monsieur, allons, vous en faites tout un plat, tout ça c'est pour rêver, c'est pas sérieux, c'est pas grave: on est là pour se distraire, prendre du bon temps, oublier le quotidien mor-hôwo-se. Pardonnez mon indiscrétion mais rassurez-moi, ça vous arrive de prendre votre pied, parfois? Le fun, la jouissance, vous avez entendu parler? Vous bandez dur ou vous bandez mou?
 Mouais. Bwoaf. La vieille antienne de l'art comme "évasion", "rêve", "divertissement", sorry, je n'adhère pas. "Oui mais il faut se changer les idées, faut bien passer le temps". Désolé, moi, quand on me propose de me changer les idées, le plus souvent, ça me donne des idées fixes. Pire, je me sens enfermé dans une idée, l'idée que sous l'idée, y aurait une zone vierge, sauvage, libérée du monde des idées. La vraie vie quoi, de pures sensations, quelque chose, peut-être, de l'enfance, nous dira-t-on, l'enfant en nous, qui s'émeut, joue et s'amuse sans trop se poser de questions, qui n'est pas contaminé par le sérieux raide et empesé du monde des grandes personnes, ces vieux enfants tout voûtés qui ne savent plus rêver, que diantre leur est-il arrivé? Z'étaient tempête et rocher noir, qui leur a cassé leur boule de cristal, cassé leurs envies, rendu banals? Qui les a rangé à plat dans c'tiroir comme un espadon dans une baignoire, mais qui?
Toujours est-il que lorsqu'on me propose (qu'on se rassure, c'est juste un exemple, ça m'arrive jamais) d'aller se mater entre potes et potines un film pour se changer les idées, une chance sur deux que je vais souffrir le martyre. Surtout si le film est bête et si sa bêtise même donne bien à penser.
 Il faut ne pas manquer d'une certaine impudence, d'un certain mépris du bonheur, du concept même de bonheur, pour oser infliger à son prochain (et à soi-même) le programme littéralement épuisant d'y trouver ce dernier dans un spectacle qui loin de nous aérer le cœur et l'esprit, nous inflige un concentré sensoriel de représentations, de valeurs, d'idées, de codes, nous bombardant de désirs imbitables, de l'air du temps, adressés à une catégorie socio-économique, socio-professionnelle, socio-familiale spécifiques, et dont nous sommes censés savourer spontanément l'universalité immédiate, dans le rite tant réjouissant d'un partage collectif et roboratif.
 Ben non.
Je ne voudrais pas jouer au rabat-joie et au pisse-vinaigre de service, mais bien évidemment, que ce soient les contes de sorciers affrontant les forces du mal à l'école des magiciens, ou les sagas les plus épiques de trolls en armure, ça concerne toujours notre quotidien, ça traite de choses très basiques de la vie de tous les jours, ça ne sort jamais d'un traitement premier de notre relation avec le monde et autrui. Et de toute façon, se "divertir", fut-ce au sens pascalien, c'est une affaire très sérieuse, peut-être même la chose la plus importante. C'est pour ça qu'on y met tant d'énergie et de passion. Le même désir de pas d'mort, quoi (mince, j'espère que je vais pas réciter tout le répertoire de Souchon. En plus, j'y pense jamais, à Souchon, et je mets jamais de musique quand je branlotte du clavier...)

Bref, "divertissement", ça ne veut strictement rien dire pour moi. Il n'y a pas des films divertissants et des films non-divertissants. Il y a une proposition d'expérience, qui nécessairement et constamment fait partie du jeu actif que nous entretenons avec la totalité de l'existant ou des phénomènes, quelle que soit la forme proposée, et qui soit donne quelque chose, soit ne donne rien, selon qu'elle est réussie ou ratée.
Les critères mobilisés pour apprécier cette réussite ou cet échec s'insèrent eux-mêmes dans ce rapport global, qu'ils prolongent dans le domaine du jugement et de la critique. Et quand je dis "prolongent", c'est bien sûr encore une façon de parler: cette dimension du jugement, de la pensée se retournant sur elle-même, est toujours-déjà impliquée de pied en cap dans l'expérience en question; elle habite le spectateur jusque dans sa passivité la plus profonde.
C'est en vain que les plus cartésiens d'entre les dualistes chercheront à dissocier le "vivre" et le "penser". Comme de bien entendu, c'est  précisément au moment où l'on se croit délesté, enfin, du poids de la pensée sur notre sensation, célébrant l'adage (faussement) hédoniste "primum vivere, deinde philosophari", que l'on procède à l'auto-séparation malheureuse entre un "corps-machine" et une "âme désincarnée". A tous les coups. Mais à tous les coups aussi, sous le règne impitoyable du "fun", on continuera de nous enjoindre de bien veiller - encore et encore - à se couper en deux, à compartimenter tout ça, sous le paralogisme redoutable qu'à ce prix et à cette seule condition, on se sentira enfin vivre. Reborn again.
Enfin, soit. Passons. Sinon je sens que je vais m'énerver, et c'est pas bon pour ma tension artérielle. Car on l'aura deviné d'emblée, et je me dois de ne pas trop insister là-dessus: je suis, bien sûr, le vrai hédoniste, le sensualiste intégral. Je ne songe rien tant qu'à jouir de tous mes sens et de toutes mes perceptions, sur une échelle constante, avec la conscience la plus pleine, la plus réflexive possible, d'en goûter toutes les nuances. Je répugne donc à toute forme de prétendu "amusement" qui me divertirait de cette recherche de plénitude sensorielle, en altérerait la clarté. Je mobilise donc constamment toute l'énergie dont je dispose pour tenir à distance respectueuse toute forme d'obstacle contraignant cette noble préoccupation. C'est ça que j'appelle, moi, la vraie dépense: qui permet de jouir de l'excès lui-même sans en pâtir, donc d'excéder encore davantage, jusque dans les zones non tempérées, jusqu'au seuil où les états de conscience dits modifiés ne sauraient se tenir, par manque de force. "La beauté sans force hait l'entendement, dit Hegel, parce qu'il exige d'elle ce qu'elle n'est pas en mesure d'accomplir". Ça me fait penser, même si on s'éloigne un peu de ce que veut dire Hegel, que j'ai jamais été saoul de la vie. Pas même une seconde. Ça m'a jamais tenté. Et j'aime pas la compagnie des pochards, enfin, surtout les pochards qui mettent un point d'honneur à vous expliquer que si vous refusez de vous bourrer la gueule en leur compagnie, vous manquez aux lois élémentaires de la socialité, du compagnonnage et du festoyage. Y a un truc marrant, c'est que plusieurs internautes qui me lisent parfois, j'ai remarqué ça, sont persuadés que j'écris complètement torché. Y en a même un qui m'a dit, une fois, un Polonais, mais je dirai pas son nom, que j'ai pas besoin de boire pour être bourré. Mais non. C'est, tout bonnement, inexorablement, impossible. Enfin, je touche du bois.

Comment ne pas saisir - continuons hardiment à enfoncer des portes ouvertes, tant qu'à faire, attendu que chez beaucoup elles ont apparemment été refermées depuis longtemps - que le "petit plaisir " recherché et obtenu dans le "divertissement", au sens de l'oubli de soi, de l'oubli du quotidien, n'est rien d'autre que la manifestation d'une douleur:  précisément la douleur de se sentir séparé de soi-même, de sa puissance, d'où l'injonction pressante d'oublier cette douleur, de l'enterrer, de faire diversion. Enfin, bon, "l'assommoir", quoi.
C'est aussi pourquoi, bien évidemment, je suis solidaire des travailleurs du monde entier. Je milite obstinément pour le droit inaliénable de chacun à ne pas être aliéné par toute forme de travail le forçant à se scinder soi-même, le condamnant ainsi à distinguer un ordre du divertissement et un ordre de l'obligation. C'est mon privilège, bien sûr. C'est aussi le fruit d'un labeur d'un genre incertain, sur lequel je ne m'appesantirai pas ici. Sans quoi on pourrait croire que je quémande des remerciements.

Ce que j'essaie de dire, c'est du reste ce qu'exprime - d'une façon différente - un Deleuze, lorsqu'il attaque une doxa lacanienne (plutôt que Lacan lui-même, "obligé de rire tout seul"), celle qui enseigne - tout en générant sur le plan clinique d'innombrables et interminables névroses pathologiques langagières et existentielles assez smart - que "ce qui manque" dans le désir reconduit  incontinent à l'échec perpétuel de la jouissance, qui fait loi. Et là non plus il ne faut pas se tromper. Quand Deleuze nous rappelle que "le manque renvoie à une positivité du désir et pas le désir à une négativité du manque" (Dialogues, p. 110), ça n'en fait pas, bien sûr, l'apôtre de la consomption oublieuse et du plaisir spontané qu'on aime à nous présenter de façon caricaturale; ça n'en fait pas davantage (n'en déplaise à certains clercs professant en chaire, sous le patronage revendiqué du Maître de Berlin, que la pensée deleuzienne représenterait une tentation... fasciste, rien de moins) l'adversaire de Hegel ou des penseurs du négatif, de la négativité comme moteur, ressort de la puissance de l'Esprit se saisissant comme Vie, se saisissant comme identité advenue de l'immédiateté et de la médiation:

« Dormir est un désir. Se promener est un désir. Écouter de la musique, ou bien faire de la musique, ou bien écrire sont des désirs. Un printemps, un hiver sont des désirs. La vieillesse aussi est un désir. Même la mort. Le désir n'est jamais à interpréter, c'est lui qui expérimente. Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible. (Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977) »
Concernant certains rentiers bourgeois, népotiques et replets menant épuration salariée dans des bibliothèques départementales lustrées au finitec et où je ne foutrai plus jamais un patin, le poison insane du serpent à plumes sera administré en son heure, à la fraiche. M'en vas leur fair'faire un t'tit tour en mer... Et y paieront pour toute la smala. TOUTE LA SMALA.








Mais revenons plutôt à ce qui nous amuse parce que ça nous réjouit, et réciproquement. Dans les films les plus, disons, "fantastiques" (c'est d'ailleurs mon genre préféré, c'est pour ça que j'en parle si peu: j'ai trop peur d'en parler mal. [...] Mh? Comment? Eh bien c'est votre opinion et je la respecte), une part notable de mon bonheur est d'y trouver matière à éclairer, décrypter mon quotidien. Non pas "l'oublier", mais au contraire m'en souvenir d'une autre manière. J'ajouterai, bien souvent me souvenir que quelque chose de ce quotidien a été oublié, me pencher sur cet oublié, à travers la machine cinéma ou autre chose. Enfin, bon, c'est connu. Comme le rappelait un certain, l'oubli est inséparable de la question de l'être elle-même, qui ne cesse de se reposer à nous sur le fond de son oubli constitutif. Il faut oublier, mais dans une certaine forme d'oubli qui consiste à toujours se souvenir qu'il y a de l'oublié. Un oublié-inoubliable, selon une formule de Lyotard que j'affectionne.

Me suis enfilé y a pas longtemps la trilogie complète de LOTR (version courte). C'est bath de se plonger dans une temporalité de longue durée. Bien sûr, j'ai débranché le nerf central pour pas trop me braquer. Car à la base, l'univers et la thématique mobilisés m'interpellent le vécu du senti autant que la confection des capuches de nains de jardin dans un documentaire sur le folklore alsacien des années 1870.
Débrancher le neurone, c'est du reste ce que je fais toujours quand je regarde un film, comprenons-nous bien. Car pour en finir avec cette affaire du divertissement, et pour redire tout ça autrement, non seulement il y a pas des films divertissants et des films non-divertissants, "qualitatifs" ou "non-qualitatifs", mais la couche dite de "sens" ou "intellective" - existentielle, méta, psy, socio, politique, tout ce qu'on veut - ne s'ajoute pas à la couche "plaisir" - ou du moins "affect" - comme une seconde couche dans un pancake ou un bonbon kiskoule. C'est tout en un, ça passe entièrement par l'intuition réceptrice, laquelle est déjà synthétique, comme chacun le sait. Ça ne peut marcher, cela dit, qu'avec une qualité ou une richesse minimales dans le matériau, à quelque niveau que ce soit, même dans la crétinerie assumée. Sinon, bien sûr c'est physiquement impossible: un certain degré de bêtise n'est pas supportable, ce sont des choses qu'on sent et dieu sait qu'on dispose d'une marge de tolérance très élastique.

Eh bien j'dois dire que j'ai bien kiffé. Disons, après 2h un peu duraille, la musique à flûtiau, là, ça commençait à bien me pétrir le chou-fleur, pis je m'attachais aux persos, hyper-concerné par tout ça, la quête, la promenade, tout le bazar. Même qu'à la fin j'étais vachement ému et tout, je pleurais comme un veau. Mais bon, je pleure facilement aussi, c'est question de disposition, dans certaines conditions où je ne me sens plus qu'une fine membrane translucide qui palpite entre le sujet et l'objet. Un état proche de l'épuisement nerveux autorise parfois cette porosité. Attention, un état plus ou moins désiré et vaguement dirigé, hein, cf. supra. Je ne peux d'ailleurs voir un Godard par exemple que dans cet état, je le confesse, et dans ces moments là, je comprends tout, sinon ça me tape sur le système, Godard, en général, et par exemple. Dans ces moments, faut dire, la simple contemplation d'une bicyclette passant dans la rue peut me bouleverser jusqu'aux tréfonds de l'â-ha-me.


Sinon, je voulais aussi rajouter un truc à propos de Raymond Depardon.

Raymond Depardon s'est planté grave sur Resident Evil 5.

On nous avait promis qu'il allait donner un nouveau lustre à la franchise de Shinji Mikami en prenant les commandes de RE5. Penses-tu! Il nous a mitonné un sous-succédané de Duke-Nukem doomlike façon Paul-Emile Victor, plein de bugs de compression, d'aliasing, pixellisé à mort.
C'est peu dire que le moteur de la PS3 n'est pas exploité: en exagérant à peine, on se croirait revenu au temps de la Hatari 2600. Puis on nous ressert le concept de game-play le plus pourrave, celui qui avait déjà plombé le RE "Outbreak" de sinistre mémoire. Deux personnages en interaction (dans Outbreak c'était pire, on était 15 à se marcher dessus, pire que dans Nashville), soi-disant dans l'optique du jeu "en réseau", mais putain, RE, ça se joue pas en réseau, c'est pas l'esprit du tout! Tu dois être seul devant ta console, pour bien ressentir le nirvana du truc, ce sentiment de danger, de panique, d'abandon, de glaucité claustrophobique. Erreur monumentale, donc.

D'autant que le perso de Shiva, question gestion de l'I.A., c'est une catastrophe, tu l'as constamment dans les pattes et dans la visière, elle tire sur tout ce qui bouge, sans discernement, n'importe comment, et d'ailleurs ça sert à rien puisqu'on a diminué de façon drastique le niveau de difficulté, qui était pourtant parfaitement raccord avec le principe d'immersion: quand c'est plus difficile, quand tu risques davantage de mourir, tu t'impliques davantage dans le screenplay, tes sens sont démultipliés. Alors, bon, sous le prétexte de rendre le jeu accessible au gamer lambda qui veut pas perdre son temps à apprivoiser le pad, on sacrifie l'intensité, la tension.

Pareil pour les checkpoints: disparus, envolés. Le principe des sauvegardes avec la machine à écrire, c'était parfait, pourtant, ça donnait du sens à la linéarité graduée des étapes, tout en préservant le principe respiration/contraction. Là, non seulement tu peux mourir une infinité de fois et recommencer à l'endroit précis où t'as été mort, mais encore tu peux recommencer le niveau pour te recharger en médocs et en munitions bien au-delà du nécessaire. ça veut plus rien dire. Comment veux-tu t'impliquer si t'as pas à gérer avec attention et parcimonie tes stocks, et si ta mort n'est plus pénalisante? Ben non, rien à cirer, y'z'ont bazardé la mallette à provisions, et donc plus d'upgrades de la mallette à provisions. N'importe quoi, on se croirait dans Altman: le triomphe du je m'enfoutisme paresseux, de l'imprécision horlogère, mou du bide, approximatif, déconnecté.

Non, de l'avis général, Resident Evil 4 restera le chant du cygne, l'ultimate horror-survival de ce début de millénaire. Quoiqu'en pensent ceux qui ont fait grise-mine en prétendant que l'esprit de RE avait été trahi dans une optique "aventure/action" bourrine. Mais c'est faux, évidemment. Faut vraiment rien connaître à l'art vidéo-ludique pour soutenir des âneries pareilles: RE 4, ça reste du survival haut de gamme, le plus haut de la gamme, même. 

D'ailleurs, c'est Jacques Rozier qui officiait à la pré-prod. Là, on savait où on s'avançait: timing, précision, juste milieu entre tension et décompression, action et contemplation. Pas de musardises inutiles, mais pas de bourrinage excessif non plus. Seulement voilà: Rozier c'est pas un manche, c'est tout, y a pas de secret. C'est l'école allemande-japonaise, c'est Wenders période seventies + Ozu + Herzog + Kiyoshi Kurosawa. Depardon c'est l'école franco-LA: c'est Besson + Schumacher + Aja + Bay. Des paysans, des rednecks, quoi. 

(Enfin, je dis ça, j'ai juste regardé attentivement le video-test en temps réel de Hooper sur You Tube. Y me viendrait jamais à l'idée d'acheter une PS3)