jeudi 18 août 2022

L'oubli et la question chez Heidegger (suite).

 

Je reviens sur ce thème abordé dans le texte précédent: à savoir que reposer la question de l'être est inséparable de la tâche de comprendre les raisons pour lesquelles cette question est tombée dans l'oubli. Et comprendre les raisons de cet oubli, c'est comprendre que la question de l'être est inséparable de cet oubli. Puisque bien sûr c'est une question difficile, toute occasion de se répéter, en variant le mode d'exposition, est une occasion bienvenue de clarification.

1.

Il y a oubli de la question de l'être pour Heidegger quasi dès l'origine de la métaphysique. Pourquoi? Pourquoi, aussitôt qu'est pensée - par les pré-socratiques selon lui -, la notion d'Etre comme le fond ou l'horizon de la notion d'étant (cad "ce qui est"), autrement dit l'être comme condition de possibilité pour que l'on puisse parler d'étant, pourquoi, donc, cette pensée est-elle déjà, quasi-originairement, menacée d'un oubli de la différence ontico-ontologique, cad de la différence entre "être" et "étant" - de telle sorte que lorsqu'il sera question de 'l'être", on entendra par être "ce qui est " le plus, ou le mieux, un principe, une substance, un étant suprême: l'eau, le feu, l'atome, la phusis, etc?

Si Heidegger insiste sur l'oubli de la question de l'être, qui donc est l'oubli de la différence entre l'être (comme ce qui n'est pas l'étant) et l'étant (comme "ce qui est"), c'est parce que cet oubli est inséparable de la difficulté même de penser l'être en tant qu'être. 

Heidegger pense que l'histoire de la métaphysique (occidentale) n'est rien d'autre que l'histoire de l'oubli de l'être, l'histoire de la réduction progressive du plan ontologique au plan ontique. Cette histoire suivrait diverses étapes, que l'on peut pour lui repérer et analyser: la substantialisation de l'être (l'être comme substance-principe), puis l'identification de la substance au sujet (celui qui pense - c'est le moment de l'égo-cogito cartésien), jusqu'à l'ultime réduction de la question de l'être à la Vorhandenheit technique, cad l'être réduit à la présence disponible et permanente de ce qui est sous la main (Vor-Hand), maitrisable. Règne advenu de l'utilitarisme, de la pensée-outil.

Les différentes étapes de l'oubli de l'être ont donc en commun la réduction de l'ontologique à l'ontique, la réduction du champ du pensable à un étant privilégié, comprenons par-là quelque chose qui serait L'Etant de tous les étants, L'Etant qui totalise ou rassemble tous les Etants, un Etant suprême à partir duquel l'étant en général ou dans sa totalité peut être pensé. 

C'est pourquoi Heidegger aime à définir l'histoire de la métaphysique, cette histoire de l'oubli progresssif de la question de l'être, comme l'histoire de l'onto-théologie de la substance. 

L'onto-théologie, c'est la substitution, à la question de l'être, de la question de l'étant suprême à partir duquel tous les étants peuvent être compris ou pensés. La théologie ou la science (du moins comme modalité technique ou instrumentale de la pensée) procèdent pour lui de la même réduction de l'ontologique à l'ontique: c'est toujours le même oubli de la question de l'être qui est à l’œuvre. Car dans un cas comme dans l'autre, le maximum de ce qui peut être pensé, le plus originaire, comprenons par-là le point en deçà duquel il n'est pas possible de penser, en tout cas si on oublie l'oubli lui-même, c'est encore et toujours de l'étant, une essence, "quelque chose" qui est toujours-déjà constitué par la pensée ontique, cette pensée dont l'horizon est l'appropriation outilitaire.

 

2.

Il importe donc que nous nous penchions ici sur les raisons de cet l'oubli de la question. Je dis plus haut qu'il est quasi-originaire. C'est que pour Heidegger, le sens de l'Etre, aussitôt dévoilé,  aussitôt se voile. Pourquoi? Parce que, dirais-je, c'est une irrépressible tendance de la pensée (c'est dans l'ordre de la pensée ou le destin même de la pensée) de penser, d'entendre (avec l'oreille comme avec l'entendement) Etant quand elle pense Etre. Quand on pense "être", on pense aussitôt "un être", un substantif, une sub-stance: quelque chose qui se tient derrière,  qui sub-siste, se conserve, égal à lui-même - autrement dit une Essence -, et qui sous-tient le monde perçu et compris comme un horizon d'étants.

 Lévinas, qui toute sa vie a essayé de penser contre l'ontologie de Heidegger (comprise à tort ou à raison comme encore de l'ordre de la substance elle-même, et proposant de penser "autrement qu'être, ou au-delà de l'essence"), lui reconnait au moins cela, d'avoir réveillé nos oreilles à la "verbalité" de l'être, sa dé-substantivation.

 

3.

La question de l'être est oubliée. Il est dans l'ordre même de la métaphysique, qui est métaphysique de la substance depuis au moins Platon, que cette question de l'être soit oubliée. Soit

Comment réveiller cette question?

Déjà, et c'est le thème central de mon texte précédent, en se rappelant qu'elle a été oubliée.

Mais il ne suffit pas de se rappeler que la question a été oubliée, a sombré dans l'oubli. 

Penser, c'est penser les conditions de cet oubli, c'est analyser et comprendre pourquoi la question de l'être sans cesse s'oublie, aussi bien dans le langage (le langage usuel comme celui de la métaphysique) que dans la quotidienneté de nos occupations, le sens commun, la pensée du "on". Bien qu'elle fasse retour par le souci, la pré-occupation, l'ennui, l'angoisse, cad tout affect d'existence où l'appropriation instrumentale de la pensée-outil, par laquelle le monde s'offre à nous comme un horizon d'étants, présent, nivelé, fermé, cousu, est suspendue, neutralisée, mise entre parenthèses au sens de l'épochè phénoménologique.

Penser, a minima - mais c'est un minima exigeant - c'est se souvenir que quelque chose, qui n'est pas une chose, autrement dit un rien d'étant, a été oublié, est oublié, constamment, dans le déroulement de l'existence réduite au train-train utilitaire d'un monde affairé. Petite incise en passant: il faut qu'il y ait au moins un monde affairé pour que s'y déploie un monde des affaires, et ultimement, un monde managé (ce qui me permet de boucler ma boucle). Se souvenir qu'il y a là un vide, une béance, à tout le moins une inadéquation, sources d'un souci sur lequel il convient de s'attarder. 

 

4.

Se souvenir de l'Oublié (je reprends cette formule de JF Lyotard, à de nombreuses reprises, dans d'autres textes de ce blog) ce n'est pas simplement l'activité somme toute banale de la pensée qui fait réapparaître à la conscience la présence d'un objet quelconque, ce n'est pas me souvenir de là où j'avais laissé mes clefs, ce n'est pas "restituer" quelque chose qui est "caché". 

C'est se souvenir, déjà par le souci, la préoccupation ratiocinante, tout ce qu'on voudra, qu'il y a quelque chose qui se dérobe au déroulé de l'existence assimilée à un présent "où on s'occupe". C'est en tout cas un des angles analytiques de l'ouvrage Etre et temps pour réouvrir la question. C'est découvrir un trou dans une plénitude, une positivité nivelée, et contempler ce trou sans chercher à le combler aussitôt. C'est se souvenir que ce qui est oublié ne revient pas simplement à la conscience, à la mémoire, mais reste raturé, biffé, ne passe pas purement et simplement de "la chose" à  "l'étant", de "l'étant" à "l'être", et de "l'être" à "rien d'étant".

Aussi dis-je, la question de l'être est inséparable de son oubli, au point que cet oubli soit constitutif de la question de l'être elle-même. La tâche de la pensée, la tâche du  Dasein, de l'étant jeté dans le monde pour qui il y va de son être même (autrement dit l'homme), c'est donc se souvenir, quand il cherche à penser, d'un Oublié inoubliable (Lyotard) qui ne revient pas à la pure présence, car c'est dans le voilement de cet Oublié que surgit la question de l'être. 

C'est aussi pourquoi Heidegger proposait, à un moment, de raturer graphiquement le mot être en l'écrivant, pour souligner à quel point penser l'être c'est penser le double événement indissociable de son apparition et de son retrait.

 

5.

Pourquoi j'invoque aussi bien Deleuze et Foucault que Heidegger?

Bien que la pensée deleuzienne du devenir ne soit en rien heideggerienne puisqu'elle n'entend pas avoir affaire avec de l'ontologie, même une "ontologie" déconstruite, comme c'est le cas chez Heidegger (il est évident que l'ontologie heideggerienne se pense comme une critique de l'ontologie substantialiste-essentialiste de la tradition, tout comme ZS est une critique de l'ipséité ou identité du "sujet"), j'ai mis délibérément en relation (sans ici chercher à opérer je ne sais quelle synthèse qui n'a pas lieu d'être entre Deleuze et Heidegger), la critique par Deleuze de la catégorie de l'Identité - et de la présence - avec la critique par Heidegger de la présence - et de la réduction de l'être à son appropriation substantialiste par la technique. 

En parallèle, je mets en rapport la critique deleuzienne de la communication et du contrôle avec la critique heideggerienne de la mise en présence d'un monde administré par la pensée de la technique. Le lien qui donne selon moi sa pertinence à cette mise en relation de Heidegger et de Deleuze étant bien entendu Foucault, dont l'analyse du pouvoir en tant que "volonté de savoir", mise en présence et constitution du sujet, a une assise nettement heideggerienne (déjà sensible dans L'Histoire de la folie, l'idée du "grand renfermement" entrant en résonance avec l'histoire de l'être comme histoire de son oubli dans l'arraisonnement du monde, sans parler de l'ego cogito du sujet cartésien, responsable de l'un comme de l'autre).


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