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mercredi 4 septembre 2013

Holy motors (Alex Christophe Dupont, 2012)



Séance de rattrapage, comme toujours.

Doux Jésus, quel nanar atteint d’éléphantiasis, ce Holy motors.

Dès l'ouverture, je me suis senti cerné par une imagerie "surréalisante" tarteàlacrèmifiante, qui n'augurait pas que des bonnes choses. Le type en pyjama, avec les lunettes Armani à verres fumés (fabriqués à Lausanne) sorties de chez Ardisson, la choucroute à pointes qui retombent estampillée "pop star punk has been des eighties", mélange de Jakie Quartz, Louis Bertignac, Catherine Lara après une chimio, j'avais pas capté d'emblée que c'était Carax en la personne de lui-même.
Ainsi donc, c'était une audacieuse mise en abyme, comme on en fait à tire larigot dans des spectacles de théâtre subventionné d'avant-arrière garde: l'artiste-metteur en scène se met en scène, tâtonne d'un lent pas dans un novotel, en longeant un papier peint mysterioso qui, en trompe l’œil, suggère quelque forêt nocturne de bouleaux nordiques d'une phosphorescence blafarde du plus bel effet. On croirait vraiment pouvoir s'agripper aux branches. C'est alors que se révèle, on ne s'y attendait pas du tout, une entrée dérobée et secrète menant aux mystères envoûtants et profonds d'un moi-tout (détenant la clef, par la magie méliesque de l'enfance, de la boîte à malices de ses souvenirs nostalgineux). Une ingénieuse ingénierie sonore artisanale nous évoque un gros cargo melvillien en partance, lourd d'un fret de 13 années de miroirs brisés qui portent malheur.
Comme dans les meilleurs films ratés de Jaco Van Dormael allant chercher (avec son mister nobody) son magritte d'or avec les dents, on sent qu'on va faire une espèce de voyage pas commun. D'autant moins commun et planplan que l'artiste débouche, comme de juste, sur le balcon d'une scène de cinéma-théâtre, où une salle de spectateurs semi-zombiques nous alerte que le cinéma en tant qu'objet réflexif de réflexion réfléchissante, va donc être le cœur et le sujet d'un dispositif très osé, qui va questionner quelque part son devenir, l'avenir de son passé, surtout, et placer l'artiste exilé en blanc pijama au cœur de ce vertigineux voyage dans des doubles de sézigue. Pessoïens. Rien que ça. On a envie de pouffer, déjà. Pourtant, tout n'est pas que rire dans cette magnifique œuvre ludique autant que crépusculaire.

C'est certes assez cuculapraloche, comme incipit. Mais comparé à ce qui va suivre, attention, c'est quand-même un véritable pur moment magique de cinéma brut en liberté comme on en voit deux par siècle, et encore. Selon la presse spécialisée allocinesque.

Dans un vertigineux dispositif d'emboîtement de poupées russes gonflables pirandelliennes en quête non d'auteur mais de spectateurs absents, vitrifiés par le monde moderne à l'âge de la reproduction technique (cette accumulation de spectacles conchumérichtes, etchetera, où on ne sait plus hélas ni rêver ni s'enchanter ni s'ébaubir, ni croire encore à la magie révolutionnaire du cinéma des origines), vont ensuite se succéder, en rangs serrés, jusqu'à la fin salvatrice :

30 tonnes de métaphores insistantes, usées jusqu'à la corde, et de symbolisme à trois-cinq balles. Sur le virtuel qui a tué la vie et le réel, le cinéma, l'amour et tout ça. Les tombes au père Lachaise ont comme épitaphe "visitez mon site web". Mais waouw, quoi. Ironie légère, subtilité du trait, à la jadis-Sempé, pour évoquer les masses solitaires atomisées et aliénées par leur ordinateur (de pompes funèbres, puisqu'on en est à des formules percutantes que même Gérard-taxi-Pirès n'oserait pas placer s'il remakait son film du même nom). Tout comme cette pique acérée, sur les grises banlieues résidentielles (Philippe Val ou Alexandre Adler ont du adorer): le pauvre plouc qui retrouve sa petite famille - cad des chimpanzés. ça c'est une allégorie bien trouvée ("allez, gorilles", qu'est-ce qu'on se marre. On se croirait dans Hara-Kiri du temps de Siné et du professeur Choron, la grande époque "libertaire" - tu parles). Et Manset, s'auto-recyclant, couine lamentablement là-dessus, avec un texte qu'on croirait pondu pour Julien Clerc par un Dabadie sous laroxyl.

Puis quel mime génial, ce Lavant. Comme dirait Timsit parlant de Michel Leeb, il passe de mendiante roumaine-bossue-à-chicots à fantomas super-fucker en latex-à-capteurs, et d'anthropophage pierrafeu à Guy Hamilton vieux, avec une virtuosité vertigineuse, là encore.

Maintenant, faut le dire, aussi: s'il était pas là, s'il faisait pas le show à lui tout seul, s'il donnait pas généreusement de son corps et de sa gueule hallucinants de faune méphistophélique, ça serait ptêt un nanar. Mais ça serait un nanar sans vie, sans folie, pas sympa.

Poésie ringarde à deux sous, une sorte de sous-Prévert de carte postale de Paris sous cloche de verre. C'est que du clicheton creux à tous les étages. Jeunet-Caro enfoncés les coudes dans le nez. L'éternel jeune vieux con paradigmatique nous refourgue ad nauseam toute sa quincaillerie naphtalineuse pseudo poético-philosophique, digne d'un cahier clairefontaine d'ado qui se prend pour Rimbaud ou je sais pas quoi, alors qu'il en est l'exacte antithèse mortifiante. Rimbaud nous disait: "il faut être absolument moderne"; Carax nous dit: "il faut être absolument réactionnaire". Et de faire interminablement défiler ses vignettes fétichistes, citationnelles et auto-citationnelles (y doute vraiment de rien) d'un âge d'or à jamais révolu. C'est vraiment le triomphe du cinéma d'antiquaire, sentant à chaque plan le musée de cire astiqué et le cadavre embaumé.

Bref, un concentré de nostalgisme narcissique et morbide. Et ça pue le fric pour dire merde au Fouquet's. Toujours le même branle-trip depuis les amants du pont neuf. On sent trop que le gars se fantasme comme le dernier des mohicans ou des poètes dans un monde où il n'a plus sa place, snif.

Dialogues-monologues "funèbres" - quand il y en a (il aurait pu nous épargner ça aussi) - aussi emmerdifiants qu'un feuilleton de Nina Companeez. Entre autres, la scène de Guy Hamilton fatigué et de sa secrétaire estropiée à son chevet. Y va la cracher enfin, sa valda, oui ou merde? J'en pouvais plus... Mais non, y se relève, comme un Lazare chiant, et ça continuuue. Oh la purge. Le colloque à la Samaritaine en ruines, par les deux vieux amants, qui se clôt d'abord par une imbitable chansonnette en hommage à Christophe Honoré rendant hommage à Jacques Demy, puis un suicide tristoune en forme d'écrasage sur le trottoir. Bwoaf.

Ah bigre... "ça donne bien à méditer", tout ça. Sur toutes les belles choses du monde d'avant, envolées, ma bonne dame. Le cirque, les acrobates, les transformistes, le mime marceau, la petite loge de l'artiste, avec les lampions, les facteurs à vélocipède, remplacés par les machines déshumanisantes des américwouains.

Sur le fond et la forme, avec ou sans limousines, je sais pas même si Cédric Klapisch parvient à faire aussi nase et visqueusement luisant avec son Paris (entre autres), un pic qu'on croyait indépassable dans l'histoire des daubes prétentieuses du cinéma français. Avec Le jour et la nuit de bhl, et surtout le Cinéman de Moix - avec lequel ce HM entretient des correspondances plus que troublantes, qu'il conviendrait d'analyser par le demi menu car insuffisamment soulignées à ce jour.


Une jolie photo léchée et de beaux travellings chiadés n'y changeront rien. ça fait pub martini-dry tendance sociocu pour la mairie de Paris et le guide du routard des Champs-Élysées (malgré quelques trop rares moments de grâce). ça m'a fait penser aussi, non pas aux Yeux sans visage de Franju (y pousse vraiment les bobonnes, puis Franju, Franju, scuzi, ça sent un peu l'amidon aussi), mais à Subway de Besson. La touche 80s en moins mais son esprit gélifié en bonus.




Qu'est-ce qu'on pourrait dire encore?
Je me demande quand-même si la bite dressée à Lavant, c'est pas une prothèse en caboutchouk trop bien imitée, parce qu'elle bouge de façon absolument pas naturelle (cad qu'elle bouge pas du tout, quoi). Pis les fesses. Trop musclées, trop massives, pour son gabarit je veux dire. J'y crois pas. Honnêtement, j'y crois pas. Même en faisant des séances de fentes-avant intensives, t'as pas des fesses comme ça.
Non, c'est honteux. Ou alors c'est génétique. Bon ok je suis jaloux, et mauvaise langue.
En tout cas c'est un film où y a des putains de sfx merveilleux, ça au moins on peut le dire.




(Bon, pour le côté rock-rebelle qui dépote les orteils, on aura quand-même droit en interlude à une church-jam d'accordéons furieusement pogo-kusturicesques, du genre à défriser les moumoutes, et qui aurait fait un chouette clip sur arte pour le cirque du soleil ou Zingaro, en 2003. Unique moment qui m'a enthousiasmé, je dois dire. Même clichetonnant, c'était bath-punchy. Là, y avait quelque chose. Une niaque, de la vie, de l'émotion. Un peu comme dans le quadrille du Van Gogh de Pialat:)

[Ce n'est plus visible sur YT, mais voici une cover bien sympathique]



vendredi 7 juin 2013

Esther Williams









Que nous dit Wiki à l'égard de l'insu de son plein gré:

née le 8 août 1921 à Inglewood en Californie, morte hier-même à Beverly Hills dans l'état identique au susdit.


C'était une excellente actrice, doublée d'une athlète saine et robuste, de surcroît une personne tout à fait charmante et de compagnie éminemment agréable.

L'eau liquide était son élément. Elle s'y mouvait tel un vif poisson aux ailerons scintillants, montant et redescendant sans cesse au gré des courants piscinaires, à l'instar d'une méduse translucide se synchronisant à la ferpection avec les éléments humains et anhumains divers & variés.
S'en dégageait un sentiment d'harmonie universelle, fruit d'un ouvrage combien cent fois sur le métier remis, au prix d'une effarante discipline, mais d'allure toujours fraiche et spontanée. Cette même harmonie universelle que, dans leur quête éperdue de la ferpection, les chercheurs du nombre d'Or peinèrent laborieusement à atteindre - enfermés dans leurs ateliers aux persiennes closes et aux senteurs tabagiques.

Le Bal des sirènes fut un de ses plus vifs (again) succès, Ben Cage son premier mari et Fernando Lamas, hélas, son dernier.

Paix à son âme. Elle nous manquera à tous. Et à toutes,  eventualy.




[ Oui, c'est tout. Bcp de boulot, en ce moment. Je ne sais pas si j'en ressortirai indemne, mais en tout cas ça ne me laissera pas indifférent, comme on dit sur Allociné.
 On en recause. Énormes tartines à venir, notamment sur Jacques Rancière. Plus un article scientfique de haute volée: "Proximité et distance dans les films d'horreur" (titre à la noix pour faire son intelligent dans les quick d'Alleur et de Grand-Rechain), etc.]






samedi 20 avril 2013

Absentia (Mike Flanagan, 2011)




Petit film indépendant dont quasi personne ne parle sous nos latitudes mais jouissant d'une certaine réputation. Méritée. Coup de cœur perso.
ça doit s'aborder avec le moins d'info possible. Aussi j'incite tout qui serait curieux de l'aborder avec un minimum de fraicheur à stopper ici la lecture de cette notule farcie de spoilers en tous genres.

Cet objet filmique fragile (cad dont le destin couru d'avance était de rejoindre le rayon foutraque des direct-to-video ou direct-to-streaming) se tient tout du long sur une ligne à la fois discrète et subtile, consistant à faire travailler par "en dessous", "à côté", l'affect ou sentiment qui est le véritable motif annoncé dans le titre (aucune surprise à ce niveau là, donc).

Il est clair qui si on regarde cette petite production l'œil sévère en coin, et goguenard (du genre: "haha, on me la fait pas à moi"), avec une attente déterminée, spécifique, de ce que doit ou devrait être un film "fantastique" ou d"horreur" réussi, selon un cahier de charges, des critères "objectifs" faisant "consensus", une grammaire de "genre" à respecter, on ne manquera pas d'être déçu. Et sous cet angle, c'est aussi un film déceptif, dans un sens qui pour moi lui donne d'autant plus d'intérêt et d'attrait.

Ce qui me séduit le plus dans ce film, c'est justement ce que certains lui reprochent, qui apparaît bien comme une carence, un défaut, mais pas forcément au sens péjoratif. Il ne va pas "jusqu'au bout de ses idées", il ne fait rien de ses motifs, qui ne vont nulle part.
Au propre comme au figuré, il sous-traite ou soustrait ses motifs (topologie, narration, personnages). Plusieurs directions, axes dramatiques se profilent, qui semblent alléchants, pour l'amateur de "fantastique", ou de "récit psychologique": aucun n'est véritablement exploité. Régulièrement semble s'annoncer un rebondissement, une "scène à faire", une action-climax, une résolution dramaturgique sous forme de "twist": rien de tout cela n'arrive. La stagnation est privilégiée sur la progression, la rupture sur la continuité, l'élision sur le "développement". Traitement judicieux selon moi, qui permet d'entretenir un climat de tension permanente, là où tant de films de genre s'appliquent laborieusement à actualiser toutes leurs promesses dans le but louable de contenter l'amateur du genre.
(Dans ce domaine bien délicat, le plus sûr chemin menant à l'ennui profond, - et le plus fréquenté - consiste 1. à fournir le lot de scènes qu'il attend de pied ferme, 2. à fournir un supplément de scènes censément "inattendues", car il espère bien, s'attend bien à être surpris au delà de ses attentes - d'où: bouse téléphonée de A à Z.)

A la façon d'une musique "low-fi" s'attachant à la fréquence la plus discrète, ou d'expérimentations de musique concrète se concentrant sur ce qu'on appelle le "bruit blanc", ce film opère par soustractions et suspensions (le soundtrack, remarquable, contribuant pour beaucoup à sa dimension hypnotique et contemplative). De telle façon que ne subsiste qu'un paysage purement émotionnel, une atmosphère, constitués par la simple conjonction de quelque figures "pauvres" en nombre limité: - deux soeurs - tunnel - mari disparu - traversée.
Parlant d'émotion: la relation entre les deux sœurs est peut-être ce qu'il y a de plus émouvant, par la justesse de ton de deux actrices (Katie Parker et Courtney Bell) ayant une réelle épaisseur humaine, chose très rare dans le genre dédié.

Avant d'être ce qu'il est aussi, à savoir un film "d'horreur", c'est un film de l’intériorité et du sentiment, inscrit dans une certaine mouvance "minimaliste" - où s'entrecroiseraient de façon improbable Weir (période australienne), Lynch, Van Sant, Akerman, Antonioni... Ces analogies restant réductrices, bien entendu.
Ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas d'être (pour moi) oppressant, très efficace dans sa manière "discrète" de faire naitre l'angoisse à partir une simple durée, de cadres et de plans très sobres, où il ne se "passe" à proprement parler rien pendant une bonne moitié de film (une femme assise, une femme faisant son jogging, un trottoir, un intérieur...).

Absentia pourrait presque s'envisager dans sa composition comme un film "abstrait", s'accordant ainsi à son motif principal, sa figure: ce qui, dans l'image, a été soustrait de la présence, infigurable en ce sens. On se méprend souvent, bien sûr, sur le sens qu'on peut prêter au terme d'abstraction pour une composition picturale, musicale, ou cinématographique (Snow, etc). "Abstrait"- au sens ici de non-figuratif ou non-figurable - n'étant pas le contraire de "concret", mais pouvant se recevoir, s'éprouver au contraire comme une expérience très matérielle, très concrète. C'est le cas pour moi de ce "petit film", qui parvient dans sa manière restreinte, ténue, à peindre et faire entendre un pur affect: le sentiment matériel, concret de "l'absence". Mais aussi de la solitude, du deuil, de la mélancolie de la perte (la scène des parents venus visiter leur fils "revenu", pour s'entendre dire qu'il a disparu à nouveau: c'est aussi bouleversant que comique, et ça dure 15 secondes à peine).

Absentia travaille également constamment sur le caractère ambigu, mieux, indécidable de ce qu'il donne à regarder. Indécision entre le rêve et la réalité, l'hallucination et le désir... Quelle histoire nous est ici racontée, que se passe-t-il au juste, et depuis quel point de vue, depuis quel temps vécu ?
La dimension "paranormale" ne serait-elle que l'apparence que prend ici l'absence, le manque, la perte, la solitude, pour tel ou tel personnage, leur matérialisation? (un insecte, mais quel genre d'insecte: que l'on porte en soi comme une maladie, qui ronge de l'intérieur? Un monde souterrain, mais de quel ordre: en écho parasite du Livre des Morts tibétain dans lequel on cherche l'apaisement, la réconciliation avec les disparus? Qu'est-ce au juste que ce tunnel qu'on traverse ou pas, lieu de "passage", "d'échange" dans lequel on disparait? etc.)
Depuis quel "point de vue" donc, ce récit, une forme de rêve ou cauchemar éveillé, est vécu? Depuis celui de la toxicomane, qui fuit en permanence quelque chose "on the road", celui de sa sœur dépressive, qui à l'inverse fuit en ne parvenant jamais à quitter son domicile, celui du policier-détective amoureux d'elle "en viager", celui du psychopathe, fils d'un autre disparu? Ou à l'inverse, leurs drames personnels, de solitude, enchevêtrés, sont-ils élevés à la puissance de cette dimension fantastique, de cette "légende urbaine"?

Cette absence de certitude est aussi la matière que traite concrètement le film. Et c'est porté à l'intensité du sentiment, comme ce trouble de la matérialisation soudaine, dans un coin du plan, d'un mari disparu depuis 7 ans, et qui revient sans jamais vraiment revenir, réapparait sans jamais vraiment réapparaitre, au moment où on le déclare enfin "décédé in absentia", au moment où le travail du deuil semble trouver son issue. Un mort jamais tout à fait mort, un vivant jamais tout à fait vivant. Non pas à la manière d'un "mort-vivant", mais à la manière d'un fantôme, un "revenant": une présence-absence habitant une inter-zone, un inter-land, mince cloison, étroit corridor entre le monde des morts et celui des vivants, ni chez les uns, ni chez les autres, en exil. Tout le film se situe dans ce battement indécis, stagnant et paniquant, qui fait les deuils impossibles, la maladie du deuil. Maladie réfractée en chacun des protagonistes, qui incorpore ("encrypte") pour lui-même un objet à la fois chéri et perdu, qui le dévore.

Terreur, oui, mais une terreur à la Blanchot (on pense, un peu, à Thomas l'obscur, qui à sa manière est un livre de terreur).

mardi 18 décembre 2012

Le goût des listes






(Nonobstant: petit effet d'annonce. Notation infra-paginale d'une enquête épistémologique à paraître en ces colonnes, de grande paresse ET de haute volée, donc, sur l'Etat d'une "critique" qui n'intéresse plus grand monde, il est vrai, mais un monde désormais tout petit-petit, peu ou prou réduit au nombre de followers sur un mur à graffitis facebookesque).

Lu sur un forum voisin le nouveau "concept" marketing-subtil proposé dans la dernière livraison des dcd, revue trend-tendance destinée à divertir quelques cadres dynamiques un chouïa stressés par la violence mortifère des rapports sociaux.
Il s'y agit de répertorier les "tares" minant le cinéma contemporain, selon la taxinomie suivante:

1. Le pitch
2. La continuité dialoguée
3. Le syndrome Natasha Kampusch
4. Le culte de la maîtrise
5. Un sérieux de pape
6. Des films sans images
7. Les acteurs interchangeables
8. Les non-lieux du montage
9. Le radical chic
10. La fantaisie pas drôle


C'est beau et fascinant, quelque part, cet exercice de style. En ce qu'il énonce, au plus près d'une vérité mi-dite mi-tue aux abords d'un inconscient en semi-travail, les 10 tendances dominantes dudit trendmag depuis au moins une décennie:

1. La pensée-pitch
2. La continuité monologuée
3. Le syndrome François Bégaudeau
4. La maitrise du culte-de-soi
5. Un papisme du fun
6. Des articles sans idées
7. Des rédacteurs interchangeables
8. Le montage de non-lieux analytiques
9. Le radical chic du snobisme endogamique
10. La fantaisie pas drôle d'un sous-produit de Flair & Cosmopolitan.



dimanche 9 décembre 2012

Pour en finir (un peu) avec Werner Herzog.



Herzog a fait des films impressionnants et/ou admirables, de fiction, de 1968 à 1982 essentiellement. Ce fut sa grande période, ce qui suivra après ne m'a guère convaincu, si bien que je tends à penser que son grand Œuvre est désormais clos. On ne peut pas être et avoir été, selon la formule. J'ai l'impression, certes discutable, que dans le cas de Herzog (et tant de cinéastes qui furent grands dans les 70s), on ne peut avoir déjà fait et faire encore, hélas.

Sa grande idée, qui innerve tout son cinéma, et recourant bcp au simulacre, au canular même, c'est de souligner tout en les magnifiant  l'échec, la vanité, l'inutilité, de l'expérience dite du "sublime" ou de la "grandeur". Le sublime en question, s'il existe chez Herzog, tient paradoxalement dans l'échec des tentatives pour l'atteindre. Le cinéma de Herzog est un cinéma d'ironie. Les deux figures complémentaires (très souvent morbides) qu'il convoque constamment sur cette échelle de la démesure ou plutôt de la hors-mesure marginale: les géants (conquistadors, princes, créateurs d'opéra, etc) et les nains (nains, marginaux, fous, vampires, princes aussi - K. Hauser le simplet incarnant l'unité du plus petit et du plus grand) échouent également soit dans leur "volonté de puissance", soit dans leur "rêve de grandeur", et révèlent cette grandeur ou puissance par l'assomption tragique de cet échec. Le sublime est ainsi dans l'échec du projet autant que dans sa vanité, et lorsqu'il réussit, il n'est que vanité. Tout est toujours vanité chez Herzog. Le fantasme de la plus grande grandeur s'y égale à la réalité de la plus petite valeur.
Dans Aguirre, le conquérant ne conquiert que du vide, et s'il fondera un royaume sur la terre, c'est, ultimement, le royaume des singes, enfanté dans l'inceste et la dégénérescence. Dans Fitzcarraldo: faire passer un bateau par dessus une montagne, entreprise dont l'ampleur majusculaire n'a d'égal que sa minusculaire inutilité. Ils y parviennent, mais ça ne servira à rien, ça aura juste tué quelques autochtones. Monter un opéra avec Caruso au milieu de la jungle amazonienne, l'opération échoue lamentablement. Tout le film s'achemine vers la fin "sublime", qui est justement que le projet n'aboutira pas, et qu'au lieu de l'opéra convoité, Caruso viendra chanter dans une barque dérisoire cheminant au milieu du fleuve, accompagné par un gramophone.  


Je précise fictions, plus haut, parce que les "documentaires" de Herzog, chez moi, ça passe pas. Que ce soient "documentaires", "pseudo-documentaires" sous forme de "canulars", c'est allé en s'aggravant. J'avais été impressionné par Grizzly Man, à l'époque, parce que naïf, j'avais cru que ça évoquait, fut-ce sur un mode de la "réélaboration", un événement réel. En y repensant, c'était vraiment abusé, comme dispositif.
Passe encore quand Herzog filme les espaces (la Soufrière, une grotte, etc), même si dans ces cas, sa présence voire son omniprésence, en "off" et/ou dans le champ, sont déjà assez rebutantes. Herzog semble croire, en effet, que son "point de vue" revendiqué, et le commentaire subjectif, comme genre à part entière, qui autorise ce point de vue, est intéressant. Or, faut bien le dire, et en ce qui me concerne, il l'est très peu, et souvent pas du tout. Qu'a-t-il à dire, au fond, de si important, précieux, nécessaire, qui mérite d'être entendu? Je me pose franchement ces questions, car trois fois sur quatre, j'ai envie de couper le son. Sa "vision du monde", ses "opinions personnelles", assénées en permanence, sous la forme d'un "journal intime" ou "carnet de route", c'est le plus souvent un mélange de "philosophie de grand bazar" et de considérations de bistrot. Herzog semble visiblement croire qu'il a des choses à dire, sur des tas de sujets, que son apport discursif personnel apporte une touche singulière qui le met à part de la norme standardisée du docu "tv". Hélas, c'est pas vraiment le cas.

Mais là où ça s'aggrave pour de bon, c'est quand il s'arroge la fonction et le pouvoir de l'intervieweur, qui plus est sur des sujets, encore "extrêmes" (puisque c'est assez sa marque de fabrique), mais "sociaux": là, ça devient franchement insupportable. Il fait à ce point les questions et les réponses, impose autoritairement ses vues, ses jugements, ses "analyses", que les interviewés ne servent à rien, ou presque. Il pourrait tout aussi bien leur dire, 9 fois sur 10: "taisez-vous, c'est moi qui parle".

Il n'y a pas un accueil de la parole, du témoignage de l'autre: c'est toujours une sorte de montage, même quand ça se présente en "temps réel", d'une parole qui ne s'exprime que dans le cadre très déterminé de la "pensée" de Herzog qui, toujours, impose ses démonstrations et ses conclusions. On a vraiment l'impression que Herzog croit que son "point de vue", sa "vision du monde", donc, sont à ce point intéressants et pertinents qu'ils doivent imprégner chaque cm de sa pellicule. Herzog y campe constamment dans une position de surplomb, de maitrise, de pouvoir, de tous ces sujets-événements qu'il survole avec l'aplomb du gars qui a un avis passionnant, édifiant, et décisif sur tout. Alors qu'en fait, y radote pas mal, un peu comme un "vieux con". Je me demande même s'il ne sucre pas un peu les fraises, depuis une bonne décennie...

Alors que ces "documentaires" semblent se vouer à rendre la sensation d'un événement (sous les formes les plus diverses) dont la démesure excède le sentiment et/ou jugement subjectifs (un peu l'expérience du "sublime" au sens de Kant), c'est tout le contraire d'une expérience de l'événement qui nous est proposée. C'est la mise en scène, distribuée, calibrée, contrôlée, intervention et temps de parole des intervenants compris, des "opinions" de Herzog sur ces événements, avec des imgs à la Haroun Tazieff, plus un peu de testostérone.

Y compris voire surtout lorsque leur parole est fragile, ou fragilisée, parce qu'émise en état ou situation de crise, de tension, de désespoir, de drame. Situations et états que Herzog exploite, met en scène, instrumentalise, souvent provoque lui-même, sans vergogne, en maître de cérémonie, à la fois voyeur et exégète des psychodrames qui se jouent sous sa caméra et son micro. Et le plus souvent, ça lui donne l'occasion de livrer ses états d'âme, ses sentiments personnels, ses jugements de valeur, bref son éclairage si précieux et si important sur l'événement qui a lieu. Ce qui parachève la dimension d'obscénité de son dispositif, car le spectateur n'a d'autre alternative que se faire le voyeur et confident consentants d'un spectacle aussi complaisamment orchestré.

On peut sans crainte parler de manipulation d'affects pour un sensationnalisme choc. Le résultat donne à penser: on ne voit pas trop en quoi, finalement, au bout du compte, le produit livré se distingue des pseudo-reportages sensationnalistes et tendancieux proposés par les chaines de télé, Tf1, par exemple. On parle d'images d'une "rare puissance évocatrice", sans doute. J'y vois pour ma part une sorte de mix lourdingue et indigeste entre Ushuaya, Complément d'enquête, Faites-entrer l'accusé, Strip-Tease et ça se discute… Mieux, ces produits du câble américain, où on traque des délinquants, un échappé de prison, un violeur, à pied, à cheval, en voiture, ou depuis un hélicoptère.
C'est un peu les aventures de Tintin version burnée: Tintin en Amérique, Tintin au Congo, Tintin chez les skieurs, Tintin fait de la spéléologie, Tintin dans les couloirs de la mort, Tintin visite des terres dévastées par un tremblement de terre, Tintin visite des terres brûlées par un incendie, etc etc etc.



vendredi 14 septembre 2012

La résistible ascension d'Oskar Werner (Le spectateur dans tous ses états, part IV)



C'est combien fascinant, cette interview.

De la même façon qu'on peut parler de "politique politicienne", on pourrait parler de "critique criticienne" ou de "cinéphilie cinéphileuse".

Le gars Oskar n'a rien à dire sur rien. Dans la "vie", il semblerait qu'il aimerait être ou devenir "critique de cinéma".

Faut cependant bien savoir qu'en premier lieu lui importent les films, non les critiques. Les critiques l'attirèrent, le premier jour du reste de sa vie, quand il vit des "couvs alléchantes" comme celles des Cahiers: Michael Mann, Eastwood, Spielberg, Shyamalan, etc. "Du petit lait" pour un "gars comme lui", "biberonné au grand cinéma hollywoodien contemporain". Comme 50 millions de gars biberonnés au grand cinéma hollywoodien contemporain.

A partir de ce jour glorieux ou funeste, bien des tempêtes sous son crâne malmenèrent gravement les valeurs existentielles auxquelles il s'était cru attaché. Après plusieurs nuits noires d'angoisse, voire de déréliction, pendant lesquelles il crut bien ne plus être l'Oskar cinéphiliquement biberonné qu'il avait connu, s'opéra, "dieu merci", une conversion. Après vision d'une autre "couv alléchante" sur Zodiac et une mise à l'honneur de Tarantino.

Cette épiphanie l'irradiant jusqu'à la moelle du fémur, il l'aima ou ne l'aima pas, mais elle le laissa rarement indifférent, et il n'en sortit pas complètement indemne - selon les formules consacrées par la critique allocinesque:  une inextinguible passion se noua en lui pour cette revue, qui, à l'instar de la Phénoménologie de l'Esprit (du cinéma), changea définitivement son expérience (du cinéma).


Fort de cette instruction décisive, Oskar fait, depuis, un pas de plus que ces estimés confrères de la confrérie qu'il désire peut-être, qui sait, intégrer, et qui causent de cinoche comme on vante les mérites d'un camembert ou inspecte les ingrédients d'une poudre à lessiver: il "écrit" sur les Critiques eux-mêmes, le monde même de la critique. ça le passionne littéralement, le monde de la critique, ce braintrust permanent de têtes pensantes qui lancent des pensées comme des balles phosphorescentes dans la nuit.

Prenant son courage à deux mains, car il fallait bien du culot pour oser exposer de la sorte sa Weltanschauung naissante du cinéma, il s'en fut, en première instance, barbouiller le "mur" facebookesque de Trucmuche. Ce qui attira dûment l'attention de Brizmouche sur ce jeune chien fou passionné qu'il fut et demeure, à tant d'égards.

Il nous raconte comment il a connu untel, et untel. Qu'un jour, prenant le tortillard vers la Cité des Lumières, il est allé boire un verre avec Chose, parce que Machin était absent, etc. De ces agapes étincelantes jusqu'à pas d'heure et arrosées jusqu'à plus soif à la terrasse des estaminets germanopratins, naquit la folle idée révolutionnaire d'une revue, "sorte d’équivalent de So Foot version ciné."


Il égrène ensuite les noms de revues comme on compterait les perles sur un collier d'un chihuahua à ses mémères.


Pour le reste, s'il "avoue que ses connaissances sont assez limitées", il confesse également que le "désir d'écrire" lui est comme chevillé au corps.

"Même s'il a tout fait pour retarder le passage à l'acte". Par "manque de confiance en soi", sans doute. Peut-être aussi, plus humblement encore, par "lucidité": il sait très bien, dit-il, qu'il "n'atteindra jamais le niveau des auteurs qu'il admire". ça pèse sur lui comme une "chape de plomb", le pauvre chou, mais il "apprend peu à peu à s'en libérer".

Il appelle "auteurs" les critiques en question.

Exemples d'auteurs qu'il admire ou semble admirer: Bégaudeau, Burdeau.

Deux Phares dans la nuit de l'univers de la Critique "établie". Les guillemets s'imposent, précise-t-il. Histoire peut-être de suggérer qu'ils ne sont pas si "établis" que ça, qu'à chaque papelard ils risquent sinon leur existence physique, du moins leur expulsion sans préavis hors des territoires de l'Establishment cinécritique. Avec une perte sèche des émoluments y afférents. Et que ça ne lui déplairait pas trop de rejoindre cette team d'enfer entre Miami et Vice. Juste récompense pour son admiration trop chihuahuesque, ou plus modestement, léchouilleuse avec pudeur.


Et patati et patata.


Cet entretien passionné et passionnant se conclut sur un programme d'écriture en forme de promesse d'avenir:

"Il y a un travail à faire aujourd’hui sur la critique de cinéma".

Pour sûr.


lundi 3 septembre 2012

L'anguille (Imamura, 1997)



Signifiance et interprétose sont les deux maladies de la terre. Il n'est guère étonnant, au vu (longtemps postposé) de cette Anguille, de lire de passionnantes interprétations filaires et autres enfilages de perles psychanalytico-cruciverbistes à la Sibony, tant ce Imamura nous surexplique, de la première à la dernière seconde, son compendium symbolique de grand bazar, avec une grosse gouache qui tache et la subtilité d'un théâtre-farce de guignol, mode d'emploi et bastonnades compris.

Dès la première séquence, je me suis senti empatouillé dans une mixture carnavalesque de Brian de Palma et de Max Pécas, et ça n'a cessé de s'aggraver jusqu'au générique de fin salvateur.

Je reste interdit devant cette fable indigeste et lourdingue, filant son épaisse métaphore aussi sûrement qu'une délégation d'éléphants se marchant sur les arpions dans un salon de coiffure. C'est qu'il s'agit d'une œuvre puissamment symbolique, tout à la fois foisonnante et triviale par delà son symbolisme, nous explique-t-on. Je ne vois pas trop ce que ça a de foisonnant, étant donné que tout ce qu'on y raconte, tout ce qu'on y dit, tous les personnages, gravitent autour d'un même et unique noyau de signification lancinant et répétitif. Qu'elle soit triviale, ça ne fait aucun doute, tant elle l'est avec bcp d'insistance, comme un petit théâtre du grotesque: chaque perso y est un archétype pittoresque. On se croirait dans le Petit Baigneur de Robert Dhery (qui est plus drôle, et moins freudien). C'est vraiment "les branquignols" à la campagne.

Nous avons le bonze agent probatoire et son épouse, qui font office de gentils conseillers conjugaux, le charpentier obsédé par son bateau qu'il retape, et spécialiste en reproduction des anguilles, l'ex-assassin obsédé par son anguille, l'employé de voirie obsédé par les extraterrestres et qui veut les attirer avec l''enseigne giroscopique, l'ex suicidée - clone de l'épouse assassinée - qui s'amourache obsessionnellement de l'ex-assassin, sa mère "dérangée' obsédée par Carmen de Bizet, l'ex de la suicidée, pdg véreux et amateur de vibromasseurs, obsédé par le magot de la mère; l'ex-taulard bituré obsédé par le viol, et enfin le type gominé en raybanes obsédé par Elvis, ou la rock-attitude.

Tout ce petit monde haut en couleur s'agite bruyamment autour du salon de coiffure, chacun apportant à point nommé, en vertu de son dada, sa petite contribution à l'éclosion de l'amour qui n'a jamais connu de loi. C'est trivial dans la symbolique, qui nous est assénée sans relâche, et certainement jamais par delà cette symbolique appuyée.

Pour le climat de folie douce où les strates sociales se télescopent en un ballet dérisoire et charmant, pas pour le reste bien sûr, ça m'a fait pas mal penser à quelques jours avec moi, de Claude Sautet (qui est d'ailleurs un assez bon film), en plus mécanique.

Cette allégorie démonstrative sur la "seconde naissance" d'un homme jaloux et impuissant, aligne laborieusement toutes ses figures et stations attendues. On en a rapidement saisi les ressorts et l'enjeu. L'agitation y est vaine autant que les "surprises" fausses. On assiste, en prenant son mal en patience, au déroulé ultra-prévisible d'une démonstration qu'on avait dûment comprise, mode d'emploi aidant, dès le premier quart d'heure. Et pour les rares qui n'auraient pas encore compris, tout ça nous est ré-expliqué encore, dans le monologue final du perso principal sur sa barque, lorsqu'il fait ses adieux à son anguille, laquelle représentait le petit homme fécondé par toutes les mères inconnues du vaste océan.

La morale de cette fable imamouresque me semble en outre assez douteuse.

Car enfin, si l'on admet - tout le film chemine (lourdement, donc) vers cette conclusion éventée dès l'exposition - que le perso principal à fantasmé/déliré la tromperie de sa femme, l'amant, le coït, la Scène de jouissance, en manière d'oblitération de son angoisse d'impuissance et de sa peur des femmes, peur du désir ou de la jouissance qu'on aime à dire féminins, le film a l'air de se ficher complètement de cette pauvre épouse assassinée.

La grande affaire du film, finalement, c'est: comment cet homme, au fond un brave type, peut se pardonner à lui-même (de n'avoir jamais pardonné à sa femme, qu'il aimait, pour une tromperie qui n'a jamais existé, purement produite par sa peur de n'être pas suffisamment viril). Et se pardonnant, se réconcilier avec la dimension non sexuelle de l'amour. Car le clone de l'épouse décédée ne cesse de s'imposer à lui comme aimant, sans condition, par delà toute demande de jouissance sexuelle. Ainsi peut-il recommencer à aimer les femmes, sans en avoir peur, sans voir mise à l'épreuve sa virilité, et même devenir père sans procréation.

C'est quand-même formidable, cette conclusion (si émouvante, on dira même "humaniste"): on nous expliquera que tout tourne autour du "désir féminin" (qui se satisferait aisément de l'Amour "vrai", qui est "Manque du phallus", ou "Phallus en tant que Manque", cad tout voué à la célébration d'un phallus purement signifiant, cad symbolique, castré, langagier, comme autre Nom du désir, etc).

Or une telle "vision" du "désir féminin" est le concentré de tous les clichés psychanalytiques phallocratiques et phallo-centrés séculaires, admis comme une quasi-évidence par tous les amateurs de la rhétorique post-freudienne à ce sujet. Bien plus: cette manière d'entretien ou monologue du "masculin" avec son désir - ou avec le "désir féminin" envisagé depuis son seul désir posé comme définissant et délimitant lui-même la différence sexuelle -, est tellement saillante, obsessionnellement saillante même, que ça justifie, dans la construction même de cette fable, que l'épouse assassinée soit purement et simplement escamotée, rendue accessoire, rendue à une irréalité dont à peu près tout le monde se fout éperdument dans le film.
Ce qui est important, de toute évidence, ce n'est pas cette femme, réelle, personne de chair et de sang qu'on peut à tout prendre biffer de coups de couteaux rageurs, ce qui est important, c'est que l'homme prenne conscience de l'irréalité de la tromperie, se pardonne à lui-même, surmonte sa peur des femmes, et se voit offrir la chance de recommencer une "nouvelle vie", aimer à nouveau, délivré de l'obsession phallique.
Une bien belle fable "généreuse", donc, qui, sous l'apparence de pointer subversivement la puissance de l'amour derrière l'illusion phallocrate, le mythe de la virilité, consacre un phallo(go)centrisme absolument sans limite, où l'homme retrouve sa virilité plénière pour laquelle la femme n'est qu'un outil de confirmation rassurant: les femmes, oui bon, elles aiment le sexe, la bite, la pénétration, ouida, mais après tout, elles n'y accordent aucune importance: un vibromasseur peut faire l'affaire. Ce qui les meut, c'est l'amour, l'amour absolu, éternel, tel qu'en lui-même, au delà de la hiérarchisation du social, au delà de la cupidité des hommes, etc.

Le sexe, c'est l'obsession des Hommes. Il fallait, pour comprendre enfin cette bouleversante "Vérité", poignarder l'épouse, pure abstraction commandant le déroulé du récit, et retrouver dans son clone réapparaissant l'image rassurante d'une femme toute tendue, au delà du légitime plaisir (partagé) qu'elle tire de l'homme (pas lui, mais un autre, un médiocre arriviste, via un vibromasseur quelconque, en attendant que cet homme durement traumatisé se soigne et veuille bien accepter, finalement, l'offrande de son casse-croute offert en vain par dessus le pont), toute tendue, donc, vers sa fonction naturelle et éminente: la Mère généreuse, magnanime et égalisante, confectionneuse de casse-croutes, aimante et protectrice de tous les petits hommes du vaste océan, sans distinction de classes ni d'origines. Bref, sublime synthèse de la Maman et de la Putain comme on l'aime dans toutes les crèches et les westerns bien burnés, qui n'oublient pas la beauté des sentiments.
Je dis westerns, parce que j'ai lu quelque part sur la toile qu'avec ce film quasi testamentaire, Imamura retrouvait la beauté du classicisme et de l'humanisme fordiens... Ben oui, forcément. Ford, un grand féministe, lui aussi.



La piscine (Jacques Deray, 1968)



Tain c'est vraiment trop nul.

Une espèce de truc mou prestigieux, chabrolisant (on pense à une variante de la femme infidèle)), genre "qualité française deluxe".

Schneider a un très beau dorsal, faut en convenir, mais c'est quoi cette manie de lui tirer en un chignon effrayant le cuir chevelu, jusqu'à décollement de la rétine? ça lui fait une choucroute immonde sur une hydrocéphalite. Pis elle a les yeux filmés tellement luminescents qu'on dirait qu'elle va pointer un auriculaire crochu, comme dans la série Les Envahisseurs. Delon, je sais pas, il croit qu'il a encore vingt ans, faut absolument qu'il exhibe tout le temps son sternum déjà mou, sa taille insuffisamment échancrée, et ses seins déjà menacés de flasquose. Ronet est trop chiant en faux-vrai bon vivant exubérant, on a envie qu'il meure dès les cinq premières minutes. Quant à Birkin, elle convainc en lolita perverse à l'insu de son plein gré, portant la jupette rase-moquette avec une classe certaine, mais dieu qu'elle joue mal, en écarquillant ses pupilles bovines à tout propos, même sans propos.
On se fiche éperdument de ce huis-clos conjugal tropézien tout en fausse tension dont on a deviné avant même le générique les tenants et les aboutissants. A propos du générique, y a un gag marrant: on nous annonce à gros titres et à grands renforts de "dadidouwi dadouwawa" la musique signée Michel - badadiwawou - Legrand. Le prob, c'est qu'après, on l'entend plus du tout cette musique. Sauf à la conclusion ultime, puis au générique de fin: douwiwiiii, wouadadi-douhaa". 


The man from earth (Richard Schenkman, 2007)



Cent fois j'ai voulu arrêter, mais au moment de prendre la télécommande, quelque chose d'hypnotique me retenait.

C'est une pièce de théâtre dans un appart au milieu des bois. Y a un gars, prof d'on sait pas quoi dans une univ on sait pas où, qui décide de se faire la malle en douce après 10 ans de service. Ses collègues le rejoignent pendant qu'il fait ses paquets à sa maison de campagne: tu allais nous larguer sans dire au revoir, hein, mon cochon.
Le mec est embêté, comme contrarié.
Se forme une sorte de comité pour un colloque improvisé, chacun chacune ayant sa petite spécialité pour une causette en bonne et due forme. Plus une étudiante, amenée là sur la selle de moto d'un prof d'anthropologie à katogan et bluejean délavé..
Et là, le mec cloue tout le monde: il leur révèle qu'il est un homme de cro-magnon. Il a des milliers d'années mais ça se marque pas trop sur son visage. C'est pour ça que tous les 10 ans, il change de bled, pour pas trop attirer l'attention.
Les collègues sont un brin sceptiques. Ils le pressent de questions. Régulièrement, l'un ou l'autre s'agace: "dis donc, es-tu bien sûr que tu n'essaies pas de nous faire une blague?"
Mais il a réponse à tout, et super-chiadée. Chaque spécialiste est collé dans sa spécialité, et l'a mauvaise. Le prof à katogan se méfie trop, y pense que le gars a pété une durite et menace de psychopathologie sévère. Il appelle en loucedé un gros pote psychanalyste, qui se radine, pour une séance de divan improvisée. Mais l'homme de cro-magnon ne veut pas en démordre. D'autant que le big scoop est imminent: il a été plein de mecs, et notamment Jésus. Et là, il troue le cul de la pimbèche catho-intégriste. Il lui révèle qu'il a tiré son enseignement de Bouddha, un mec formidable qui a été son maître. Pis son message a été altéré par toute une série de fanatiques prêts à croire toutes les sornettes possibles et imaginables. La vieille peau manque de caner d'apoplexie. Le psy se fâche tout rouge, brandit un revolver.

Je peux pas tout vous raconter, y a plein de rebondissements comme dans un Agatha Christie. Mais je note une réplique savoureuse de l'étudiante (en anthropologie, à l'univ donc): "aviez-vous un dinosaure domestique?". "- Non, réplique le mec patient comme le Jésus qu'il est, ils vivaient à une autre période". Un film où on apprend plein de trucs. Je vous le recommande.


Y a un gus, quelque part sur la toile, qui semble trouver que c'est un bon film. ça ajoute au mystère.



Quand Pauline s'ennuyait à la plage (le spectateur dans tous ses états, part. III)







Grosse envie de me plonger dans les deux volumes de Chroniques de Pauline Kael.

(P. Kael est morte en 2001. Date peut-être fatidique pour elle, quand on se souvient qu'elle désigne un des films qui l'affligea le plus au monde.)

Pour le peu que je glane sur le net, en français, ça me chipote, les jugements de Kael. Impression que la logique qui les organise est davantage de l'ordre du pulsionnel. Je peine à saisir leur ligne de force ou de cohérence, même si j'affectionne assez cette manière de parler des films.

Elle pratique la mauvaise foi d'une part, l'emportement subjectif de l'autre, ce que je fais aussi, donc ça me gêne pas trop. Ce qui me gêne, bien entendu, c'est quand elle les applique à des films que j'aime.

Je tombe sur ses formules à l'égard d'Antonioni, et là, ça me chipote franchement.



Blow-up
:

« Antonioni charge son atmosphère d’un tel symbolisme obscur et d’un sentiment d’importance si pesant que les spectateurs se servent du film comme dépotoir du rebut intellectuel. On nous sert des phrases toutes faites du genre : "la froide mort du cœur", "un érotisme glaçant dans sa désolation", et "un monde tellement saturé de stimuli synthétiques que les vrais sentiments sont étouffés" et cetera, car Antonioni inspire ce type de jargon. »

J'ai rien vu de ce qu'elle y voit, c'est elle qui reconstruit, me semble-t-il, le film dans le sens de sa détestation. Elle ne nous parle pas du film, mais des phrases que ce dernier inspire chez un certain type de public. Là est sa mauvaise foi, car si on a le droit (parfois même le devoir) de s'agacer des postures et effets de mode suscitées par des œuvres, ça n'engage pas forcément les œuvres elles-mêmes, ça n'autorise pas à les réduire à leur seule réception. Kael semble assez coutumière de ce genre de tour de passe-passe critique. Souvent, elle aime ou pas en fonction de la production de discours et d'attitudes que suscite tel film dans un microcosme situé, et elle jette l'enfant avec l'eau du bain. Mutatis mutandis, c'est un peu procéder comme ces chroniqueurs légitimés qui vous expliquaient dans leur tribune, sans rire, que si Breivik le tueur norvégien affichait sur sa page facebook qu'il était fan de Kafka et d'Orwell, cela ne saurait étonner, car l’œuvre de Kafka ou d'Orwell est porteuse d'une vision paranoïaque, misanthrope et nihiliste de la société.

On dira alors, plus modérément, en termes de positionnement "esthétique", que Kael fustige un certain type de cinéma qui, selon ses critères, serait plus dans l'abstraction ou le formalisme. Mais si c'était le cas (je ne le crois pas vraiment, au vu de ses emportements ambivalents), ce serait plutôt elle qui s'enferme, et nous enfermerait, dans cette alternative binaire et fausse entre "froid" et "chaud", "vrai" et "faux", "abstrait" et "concret", etc. Ce n'est donc pas là que ça se passe. La "congruence" de la "vision du monde" que dessine Kael à travers ses goûts "faits de mille dégoûts", puisqu'il s'agit aussi d'aimer contre une "vision du monde" qu'on associe à des œuvres, n'en est pas moins problématique.

D'une main, elle voue aux gémonies the deer hunter de Cimino (merci Dr. Apfegluck pour la citation):
 "[...] La substance même du film – le contraste entre la communauté de Clairton et le chaos vietnamien – offre un message isolationniste classique : l’Asie devrait être laissée aux Asiatiques, et nous devrions rester chez nous, mais si nous sommes contraints d’aller là bas, nous leur montrerons de quoi nous sommes capables [...]"

De l'autre, elle porte aux nues extatiques le maniérisme opératique d'un Coppola ou d'un De Palma. Apocalypse now est-il fondamentalement moins puant politiquement et éthiquement que Voyage au bout de l'enfer? En outre, cette dénonciation de "l'isolationnisme" est tout aussi courte qu'ambiguë: cela n'invalide nullement le principe d'une guerre à visée expansionniste et/ou impérialiste, et ça n'effleure que du bout des lèvres le différentialisme racialiste ressassé en sourdine par la plupart des films "de guerre" de l'époque, sous la forme d'un "trauma" qui ne concerne jamais que le seul point de vue américain, et dont "l'antimilitarisme" n'est à tout prendre qu'une façade autorisant de se plonger avec délectation dans le vertige de l'apocalypse guerrière.

Le cinéma d'Antonioni lui apparaît comme l'archétype de la "pause post-analytique". Y promènent leur "désenchantement" des "personnages [qui] sont des intellectuels en carton-pâte, rejoignant la vision bourgeoise de la stérilité artistique" (ça s'applique autant à la dolce vita). Par contre, les mignardises post-analytiques du cinéma de De-Palma, avec son défilé lancinant d'Obsessions kitsch à la body double ou phantom of the paradise, elle trouve ça ultra-formidable...

Elle s'extasie devant le boursouflé, terriblement daté et vain (qualification qu'elle affectionne pour parler de... Kubrick, voir infra) blow out, mais soupire avec bcp d'agacement devant Fellini Roma.

Elle hait le "fascisme" de dirty Harry, tandis qu'elle se trouve fascinée par celui de straw dogs, à propos duquel elle rédige un article fort élogieux ("premier film américain qui soit une œuvre d'art fasciste"). 

Si on veut lire quelqu'un qui n'est pas franchement "fasciné" par Peckinpah, ce serait intéressant de se rapporter à l'analyse du straubien Louis Seguin (1929-2008) (dans Une critique dispersée, 10/18, 1976, faut fouiner dans les occasions): il ne fait pas dans la dentelle à propos de ce film. J'aime bcp Peckinpah, et aussi Straw dogs, mais quand je lis Seguin, j'en ai un peu honte. Il faut dire que lorsqu'on parcourt ce recueil - que je recommande car ça défrise -, on est enclin à mettre à la poubelle 90% de la production cinématographique...
Seguin applique à Straw dogs ce traitement même que Kael réserve au seul Deer hunter, mais va davantage vers le fond du problème:

"Son récit abandonne les alibis du passé pour l'âpreté du présent et les terres abstraites de la légende pour ces lieux d'exil où l'homme américain apporte sa volonté de paix mais se voit contraint, malgré sa répugnance, d'user contre un indigène sanguinaire de son génie, de son courage et de sa technique. [...]
Peckinpah reprend sans ironie la fable du petit tailleur en l'accommodant à la sauce trouble du fascisme. La publicité montre cet axe: "il devient un homme en en tuant sept autres". [...] Peckinpah clôt avec assez de conséquence un cycle des alibis moraux de la répression. Il montre avec le mérite minimum de sa naïveté leur mécanisme et leur destin. Mais l'autocritique de cette paranoïa sera réservée au splendide a clockwork orange de Stanley Kubrick".

Une lecture qui se justifie amplement, considérant que Peckinpah lui-même présentait ce film comme une pierre jetée dans le jardin des militants pacifistes de "gauche" (on est en pleine période de contestation de l'intervention américaine au Vietnam) qui se voilent la face sur la nature fondamentalement violente, animale et barbare de l'être humain.
Par ailleurs, les thèses du paléoanthropologue, dramaturge et scénariste Robert Ardrey (African genesis, The territorial imperative, ouvrages qui lient la naissance des "civilisations" à la naissance de "l'art de tuer") exercent à cette époque une forte influence non seulement sur Peckinpah, mais encore nombre de cinéastes et scénaristes œuvrant à Hollywwod, dont... A.C. Clarke & Kubrick qui s'inspirèrent notamment de sa killer ape theory pour la genèse de 2001...


C'est d'ailleurs curieux de constater à quel point les analyses de Seguin présentent une sorte de symétrie inversée avec celles de Kael. Il se tient dans l'ombre d'un travail de taupe creusant des trous dans les séductions de l'industrie des loisirs, elle se tient comme une diva redoutée dans la lumière coruscante des sunlights, distribuant les bons et les mauvais points à qui l'amuse, l'émeut ou la divertit ou au contraire la mortifie d'ennui et "insulte son intelligence".
Ce qu'elle aime, il l'exécute; ce qu'il apprécie, elle l'expédie.

Paul Schrader était son grand chou-chou. Mais l'idéologie douteuse innervant les scénari et films de ce dernier est-elle fondamentalement si différente de celle d'un Friedkin, qu'elle déteste? Cohérente dans ses amours ou désamours ou plus simplement pusillanime dans sa possessive maternance (dont même Coppola semble se plaindre)?

D'un autre côté, elle loue Altman, mais en quoi Altman serait-il plus proche de la "vie" qu'un Antonioni? Le dispositif de mise en scène d'un Altman n'est pas moins artificiel ou concerté que celui d'un Antonioni, même s'il produit une expérience qui semble être à l'opposé. Le critère décisif, ce serait quoi, alors? Que ce dernier serait typiquement "américain", et pas l'autre? Sauf quand il se prend pour Bergman (trois femmes)? On se perd en conjectures.

Elle porte aux nues Godard, surtout pour bande à part, qu'elle voit comme un manifeste existentialiste (si on veut) pour un "style de vie". Mais Godard n'est pas moins formaliste, distancié, froid, intellectualiste, qu'un Antonioni si on se met à jouer sur ce genre de poncifs binaires. Et bande à part n'est pas si séparé du reste de l’œuvre de Godard (Pierrot le fou, que Kael ne supporte pas), n'en déplaise à ceux qui s'échinent à repérer des "périodes" ou des schizes "magiques" chez un cinéaste, triant le bon grain de l'ivraie et créant ainsi une ligne de démarcation rassurante entre ce qu'ils aiment et ce qu'ils n'aiment pas chez ce dernier.

Elle réclame de l'humain, du concret, du corps, de la sensualité, de la violence (et justement un de ses dadas semble être de dichotomiser continellement la "tête" et les "jambes", comme dans l'émission de Pierre Bellemarre, jadis); elle vomit les tièdes, selon l'expression consacrée, mais elle supporte pas Cassavetes, trop "collant" ou "promiscuitant" à son goût.

La posture de l'authenticité prisée par un certain "naturalisme" à cœur ouvert l'indispose fortement (surtout quand ça vire au sentimentalisme "trop honnête" et narcissique pour être vraiment honnête: Eustache, sa maman et sa putain - et j'aurais tendance à lui donner raison); ce qui ne l'empêche pas de suspecter systématiquement de froideur chirurgicale ou vivisectionniste les cinéastes chez qui à l'inverse le feu couve intensément sous la glace, comme on aime à dire quand on cause de la musique de Ravel. Kubrick et Antonioni constituent à cet égard une sorte de paradoxe inquiétant, indécidable, l'incitant à sortir inlassablement la grosse artillerie pour les rabattre univoquement sur l'ennui distingué que génèrent les "dissertations", "thèses" et autres "pensums" de salon dépourvus d'affect, selon l'antienne.

Elle adore the warriors de Walter Hill, moi aussi, et perso, je ressens dans the warriors une tonalité affective et esthétique fort proche de ce qui me touche dans l'univers d'Antonioni. Je développe pas, ça nous entrainera trop loin. Juste dire que voilà un film à sa façon aussi ludique, abstrait et lunaire que le serait éventuellement "blow up". Avec même une dimension statuaire à la Marienbad ("A voir ces films, on pourrait se dire que la détresse morale est la dernière trouvaille des grands couturiers", écrit-elle au sujet du Resnais).



Elle vénère le dernier tango à Paris, qui lui a procuré une telle émotion qu'elle n'hésite pas à comparer sa vision au choc de la première du Sacre du printemps en 1913.

Grand bien lui fasse.

Le dernier tango, dont je n'ai jamais pu pousser la vision au delà de 50 minutes (principalement par ennui), concentre à mon sens tout ce qu'on peut faire en matière de « froide mort du cœur », « érotisme glaçant dans sa désolation », et « monde tellement saturé de stimuli synthétiques que les vrais sentiments sont étouffés ».
Quant au reste de la filmo de Bertolucci, y compris 1900, j'y vois pour ma part tellement d'artifices, didactismes lourdauds, vacuités languides et morbidités chic et choc, que je donnerais tout Bertolucci pour cinq minutes de l'émotion que me procure ce Barry Lyndon à propos duquel elle déclare:
« Kubrick refuse de nous divertir, même de nous émouvoir, ce qui fait de ce film l'un des plus vains qu'il m'ait été donné de voir. », ajoutant même: "Ceux qui partagent la morale de Kubrick, selon laquelle les humains sont dégoûtants mais les choses exquises, s’y retrouveront certainement".
Ah, l'éternel poncif - dont elle lança en partie la mode - et qui la rend proche, pour une fois, d'Antonioni: "Vous savez, dans 2001, les meilleures choses sont les machines, qui sont bien plus splendides que ces idiots d’humains". (On s'amusera - ou pas - en consultant ici et quelques jugements proférés par des cinéastes renommés sur l’œuvre de leurs estimés confrères).


[Nota bene sur Kubrick: on réduit encore si souvent les films de Kubrick à des procès d'abstraction, à des démiurgies froides et désincarnées, où tout est décidé, déterminé, plié à l'avance; entomologiques: on y regarderait les hommes se débattre comme dans une toile d'araignée, et blablabla. Rien de plus faux selon moi: ce sont justement parmi les films les plus ouverts, qui se signalent avant tout par leur incroyable richesse plastique, au sens de "ce qui peut changer de forme sans se détruire". Le goût de Kubrick pour les symétries, loin d'enclore l'espace, est perspectiviste comme les œuvres des grands maîtres de la renaissance, férus du nombre d'Or. Il ouvre au spectateur les cadres de la rêverie poétique, du vagabondage, il construit l'oeil amoureux des espaces qu'il recrée et habite. On a raison de rendre justice au Kubrick sensoriel, dont la plus grande abstraction rejoint la plus grande sensualité. Ligeti, son "frère" en musique, pourrait-on dire, y a pas plus sensoriel.
Pauline Kael est peut-être bien rigolote, c'est vrai, un peu, mais pour le coup elle manquait vraiment de sensualité (pareil à propos d'Antonioni. Alors, on rit, un peu, mais on a un peu honte d'être otage de ce rire là. Il y a un fond nauséabond, poujadiste, dans cette hargne contre le soi-disant "intellectualisme"). Kojève avait écrit un papier sur les toiles de son oncle Kandinsky. Il les qualifiait de "peintures concrètes". On peut mutatis mutandis appliquer ce terme à Kubrick. Shining, 2001, Barry Lyndon, EWS, sont des films que je peux voir et revoir sans jamais me lasser, toujours un plaisir immense. Le terme de "film-cerveau" a suscité beaucoup de malentendus, aussi. Car dans les ukases de la critique, on en est venu à confondre paresseusement "film cerveau" et "film cérébral", ce qui bien sûr n'est pas du tout la même chose. Il y a tellement de films prétendument consacrés au corps et aux corps qui sont cérébraux, cousus des lèvres et d'la bite que c'en est étouffant. Pas un seul angle où se réfugier pour avoir juste le droit de regarder sans être emmerdé le motif d'un tapis, un lampadaire projeter sa lumière indirecte sur un lambris, une fanfare de mirlitons dans un pâturage anglais, les vitrines d'une rue commerçante illuminées par les lampions de Noël, etc. Alors non seulement on a du plaisir à regarder, dans les films de Kubrick, mais en plus, on a le droit de construire, à son rythme, sa lecture, sa compréhension, ses jeux de renvois et ses références, car ce ne sont pas les échos et les mises en abyme qui manquent. C'est quand même sympa, pour nous, spectateurs, je trouve.]


Chacun verra donc midi ou minuit à sa porte.
Fin de l'article de Seguin sur Le dernier tango:
 [...] L'écrivain de Madame Edwarda n'est pas le moraliste de cette perdition dont le dernier tango offre un aussi complaisant spectacle. Il n'affirme que l'irrégularité du langage érotique, sa progression au détour de sa propre loi [...]. Ainsi sa figure préférée est-elle l'ellipse et son récit la seule forme achevée, systématique, du vouloir dire.
Faute de le reconnaître, Bertolucci ne sait offrir qu'un catalogue. Loin de tout délire c'est au boniment, à la forfanterie du de plus en plus fort qu'il nous convoque. Le dernier tango est le film d'un camelot économe et désuet qui partage avec d'autres cinéastes de sa génération les velléités d'un dandysme timide, l'obsession du nouveau riche, le désir inconséquent d'exhiber sans l'offrir le détail de son acquis. Sa bravade décorative lui fait rechercher l'échantillon, le signe voyant et le banal, bref: l'esthétique du on, le décor où l'on tourne, le costume que l'on porte et l'hôtel où l'on couche. Ses fantasmes, malgré les jurons et les "mets-moi deux doigts dans le cul", s'en remettent, et c'est ce qui fait leur succès, au seul pouvoir de la lésine. Le dernier tango mime la passion virile de l'accumulation. Et puisque ce cinéma parcimonieux de voyageur de commerce louche vers Bataille, laissons à Bataille le dernier mot:
"En tant que classe possédant la richesse, ayant reçu de la richesse l'obligation de la dépense fonctionnelle, la bourgeoisie moderne se caractérise par le refus de principe qu'elle oppose à cette obligation".

Alors, manifestement, ce qui lui tient à cœur, comme je le mentionnais plus haut, c'est d'adresser des piques à une catégorie socio-économiquement déterminée de critiques-spectacteurs "bourgeois", catégorie qu'elle reconstruit, objective et fantasme essentiellement depuis sa position paradoxale (car peu interrogée par elle-même) de "critique influente" et "prescriptrice d'opinion" dans le chic et intello the New Yorker.

Toujours à propos de blow up:

« Les gens me semblent terriblement prêts à abandonner logique, perspective et humour pour subir la dernière pénitence à la mode ; à peine installés dans leur appartement de l’Upper East Side, les critiques new-yorkais écrivent comme s’ils s’apprêtaient à partir en retraite monacale le lendemain matin. »


Mais parlez pour vous, madame. Je n'ai pas d'appartement dans l'Upper East side et me contrefous des dernières pénitences à la mode. Pourquoi devrais-je me ranger dans la catégorie des intellectualistes snobs qui se couchent systématiquement devant des impostures arty? Je n'ai jamais été "à la mode", n'ai jamais mis les pieds dans une cave "underground" ni rêvé de briser la guitare de Jeff Beck pour faire mon intéressant. Si le "swinging London" des sixties m'interpelle autant qu'une motte de beurre, il faut donc que j'aie retiré autre chose de la vision de blow up.



En somme, Kael n'envisage pas une seconde que ce qui ne l'affecte pas puisse éventuellement témoigner de son incapacité d'être affectée, elle: si d'aventure d'autres étaient affectés par ce qui échoue à l'affecter, c'est forcément parce qu'ils sont abusés et faux-cul. Vous ne sauriez être affecté par ce qui ne m'affecte pas, donc, vous avez l'illusion d'être affecté, par conformisme, par peur de passer pour un imbécile. C'est ce genre d'intimidation que pratiquait aussi un Jean-Louis Bory.

La formule, devenue quasiment un ukase publicitaire, caractérisant l'intransigeance de Kael, c'est "la critique qui regarde avant de révérer"... Mais ça donne pas mal de grain à moudre à la posture "beauf", entendons par là un "anti-intellectualisme" revendiqué et burné, autorisant à déprécier à bon compte, et sous couvert de ne "pas s'en laisser conter", les films qui manquent de "fun" au sens qu'exaltera la cinéphilie d'un Tarantino (lequel considère Kael, il le répète souvent, comme sa "seule école de cinéma").


A propos de Zabriskie Point:

« On est embarrassé pour Antonioni non parce qu’il insulte l’Amérique – tout le monde le fait, on y est habitués –, mais parce qu’il insulte notre intelligence. »


Mais qui décide, à la place du spectateur, de son intelligence?
Et c'est un peu fatigant, cette façon de glisser du je" du plaisir (ou du déplaisir) perceptif à un "nous" englobant, qui plus est national...


mercredi 22 août 2012

Hadewijch (Bruno Dumont, 2009)



Je dois dire que j’ai trouvé ça très mauvais, poseur, clichetonnant, pénétré de fausse profondeur, de fausse altitude, de fausses évidences, de représentations toutes faites, de schémas imposés, pavloviens, de valeurs morales réactionnaires, de dogmes, d’idéologie omniprésente, de démonstrations, de pure abstraction déguisée en pure sensation. En un mot : fumeux. Fumisterie et mystification.
Sans parler d’une forme de racisme « spontané », dira-t-on, assez brut de décoffrage. L’Arabe, il ne sait pas trop ce qui lui a pris: une pulsion, un instinct, il lui fallait absolument chouraver une mobylette. Chassez le naturel, il revient au galop. La pauvre fille milliardaire, elle, elle a d’autres problèmes viscéraux: elle veut s’unir à Jésus, ce qui l’empêche certes de s’unir charnellement à l’Arabe voleur de mobylettes. Mais quelque part, cette disjonction va permettre un détour intéressant, par le grand frère, un théologien. Un bref dévoiement de l’appel christique dans les impasses de la religion musulmane, laquelle va rapidement se révéler, comme de juste, poseuse de bombinettes et pourvoyeuse de mort.
Quel naturaliste, quel vériste, ce Dumont. Quelle finesse, quelle justesse dans la monstration du réel dans toute son évidente crudité. Et quelle expérience mystique, nom d’une pipe: à la fin, la fille est sauvée de la noyade. Par la main tendue de l’ex-taulard au corps décharné, le mec du terroir, le Nord célinien, sorte de martyr aux grands n’oeils tristes pleins d’innocence. Rencontre de Jésus réincarné parmi les humbles de la terre. Le vrai message du christianisme primitif, quoi. Quelque chose à quoi on ne s’attendait pas du tout, mais alors pas du tout. Ce n’est pas du tout un schéma convenu, une imagerie d’Epinal. Ah non ! Ne confondons pas tout: le cliché est transcendé par la beauté formelle, austériforme, qui atteint à la justesse vraie dans l’artifice. Comme quand on filme un âne qui est plus qu’un âne, presque un Roi mage quelque part, tout en restant un âne en tant qu’âne et essence de l’âne. Et c’est ça qui est beau. Et ça va nous chercher directement aux tréfonds enfouis de notre âme comprimée dans le corset des poncifs. Au delà des poncifs. Moi, j’appelle ça la grâce. Il n’y a plus qu’à se taire, et ressentir la beauté des choses, c’est tout.
Une évidence, par contre, qu’on pressentait, le côté Bernanos du bonhomme, c’est que Dumont est très à droite. Il emprunte tout son arsenal de mystique de grand bazar aux ukases de la droite spiritualiste. Avec tout son folklore du « Nord », les taiseux, les purs, les idiots, les bonnes sœurs, etc., qui sont en contact direct, non corrompu, avec la terre nourricière, branchés au suc même des éléments. Pure puissance de l’invisible. Voir l’invisible, voir avec le cœur, l’âme redevenue innocente, l’œil intérieur de l’aveugle qui voit mieux, miracle des mains nues, etc. Encore un (tout petit) effort, et il sera complètement barrésien ou maurrassien.
Dans le bonus, cet ex-philosophe catholico-bressonien, saint-innocent roué – se foutant gentiment de notre figure (si ça se trouve) – fait le procès de la philosophie (enfin la philosophie dite « rationnelle », dont Derrida nous montrera peut-être qu’elle n’est pas l’opposé de la folie, mais elle-même un affolement), et nous explique à quel point la mystique va plus loin, plus vite, plus fort, au delà des mots: c’est du senti et du ressenti, au delà de tout bazar. Oui, on s’en doutait un peu. C’était assez voyant, même si c’était purement invisible ou purement quelque chose de… pur.
C’est qu’il cause bien, le Dumont. J’en étais comme deux ronds de flan. Encore un peu, je filais fissa m’acheter l’intégrale de Nicolas de Cues dans l’édition reliée pur cuir de vachette des bocages normands. Toutes les deux minutes, il nous sort sa formule impressionnante, une sorte de toc : « et puis l’actrice est montée en grâce », « la caméra est montée en grâce », « le paysage est monté en grâce », « je suis monté en grâce ». Mais monte où tu veux et sur ce que tu veux, mon gars… « Monte là-dessus », comme disait Harold. Prends l’ascenseur céleste, tu monteras plus vite encore. Opposition rabâchée entre le concept (abstrait) et les sens (concrets), en amont l’archaïque dichotomie entre « la raison » et « l’instinct ». N’en déplaise à ce gauchiste de Deleuze qui ne distingue pas les deux, les concepts et la vie, le sens et les sens, la sensation et sa logique, le point de vue et la construction de sa perspective, et aimait le cinéma, certainement en se trompant d’objet.

C’est la position thésique de la Droite, de la vieille Droite, de la Droite éternelle: camper fermement sur l’idée de la non-idée, du non-logos. Soit la perpétuelle dénégation, par la pensée, le discours, de la possibilité même de la pensée et du discours. Il s’agit toujours d’invoquer ce qui serait au delà de la logique, du logos. Parler pour dire qu’on ne peut pas parler : c’est la tension la plus originaire, le dilemme parménidien, d’où est née la philosophie, n’importe où, il y a quelques milliers d’années. Je dis la « philosophie », je pourrais tout aussi bien dire la peinture, la sculpture, n’importe quoi : une trace. La première main imprimée dans la glaise, etc. Si la vie était sans mots, sans pensée, pure immanence, on ne se servirait pas des mots pour la dire, l’affirmer. Or on la dit, on la pense, fût-ce pour affirmer que c’est indicible, impensable, indiscutable (qui sont des mots, rien que des mots).
La mystique elle-même, que les mystiques opposent au logos de la philosophie (ou de n’importe quelle forme de discours, articulation), est l’opération d’un travail, d’une transformation – de « soi » (si on est « individualiste » ou plutôt « solipsiste » – il faudrait parvenir à distinguer « individualisme » et « solipsisme ») ou du « monde » (si on est un peu « partageur », acquis à l’idée qu’on n’est pas seul au monde). Elle n’est donc pas donnée à l’état « naturel », « brut ». Nulle part, en aucun lieu, fût-il pure intériorité. Un mensonge tenace. Le plus vieux cinoche qu’on se fait à soi-même, à guichets fermés, avant l’apparition des toiles.
Célébrer ad libitum, comme le fait Dumont, le vécu, la vie, les sens, l’action, purs, contre le langage, la réflexivité, le sens, la pensée, c’est donc un jeu de et dans le langage. C’est une construction de langage, de pensée. Le plus vieux stéréotype du monde, le plus bateau, et certainement le plus consensuellement rabâché. L’éternel appel aux sens, au réel, qui clôt toute émission de langage (corruptrice, malsaine, impurifiante).

On me pardonnera de conclure ce billet par un détour aussi bref qu’expéditif par l’histoire philosophique des concepts.
Parménide, découvrant la différence entre les choses, ou étants, et le fait de les nommer comme tels, de penser leur essence (Être ou Un), ne concluait-il pas déjà que si, par le logos, on ne pouvait ni dire ni penser autre chose que l’Essence identique à soi dans sa pureté inaltérée, tautologique, alors il fallait se taire, refuser la voie du logos, qui est un non-être, un discours tenu contre l’Être ou la Substance? Discourir sur l’Être ou l’Un, c’est donc sortir hors de l’Être ou l’Un, de la Vérité, c’est se contredire, sombrer dans l’erreur. Mais cela, il lui fallait le dire, le penser. Il lui fallait, pour refuser la contradiction, originairement se contredire. « Il ne faut pas parler (de l’Être/Un) » ne peut dès lors qu’être une affirmation fausse, contradictoire : si elle était vraie, non seulement on n’aurait pas besoin de la dire, mais encore on ne pourrait pas la dire.
Ainsi l’acte de naissance même du discours de la métaphysique, son « premier moteur », furent sa contradiction première, tensionnelle, qu’elle n’a eu de cesse depuis de résoudre, annuler, recouvrir, oublier. Le grand projet de toutes les métaphysiques étant précisément, dirait Derrida, d’en sortir, de la métaphysique, d’en finir – en tant que discours – avec tous les discours.
Cette contradiction et ce paradoxe sont pourtant insolubles, insurmontables. Ils engagent ce que Derrida nommait la clôture de la métaphysique, sa « finitude » : à l’origine, il n’y a que la différence, le retard, la trace, et c’est cela qu’on nomme « logos », ou « écriture », archi-écriture – qui ne seraient pas simplement ou uniquement  l’opération d’écrire, avec des signes, mais l’expérience même de la dispersion originaire de toute présence (« immédiate »). Ce qu’on appelle aussi le temps, qui est aussi le nom de l’espace : espacement.

Aussi ce retard ou cette différence originaires sont-ils la condition de possibilité même de ce qu’on nomme la Droite, pour en revenir au problème de ce film : la Droite comme métaphysique et comme politique. A quoi reconnaît-on une métaphysique-politique de droite ? Précisément à ceci qu’elle ne cesse de réitérer la contradiction « parménidienne ». A ceci qu’elle entend imposer, de force, par la force, celle de « l’évidence » bien sûr, mais pas que, l’idée de la non-idée, l’idée que l’Être est là, magiquement, tout seul, vécu, pur, immédiat, tautologique, sans aucun logos pour le dire.
C’est le destin de la métaphysique, dirait encore Heidegger, que de se constituer, dans l’oubli de l’onto-logie, oubli de la différence entre l’étant (ce qui est) et la question, que pose le logos, de l’Être (qui n’est rien d’étant), comme onto-théologie de la Substance, soit ce retour à un fond pur, hors de ou en deçà du logos, Nature ou Esprit.
La nature, toute seule, perçue par absolument personne, ou du point de vue sans point de vue, celui de Dieu, régie par ses seules lois (sélection, adaptation, prédation, etc), ou maman Gaïa, que sais-je, est peut-être « de droite », vilaine, sans cœur, et tout ça. Mais c’est l’homme qui le dit, ça, quand il essaye de penser la nature, quand il bâtit le concept de « nature », quand il ne cesse d’adosser la pensée à l’impensé qui fait penser.


Tomboy (Céline Sciamma, 2011)



C’est sans doute ma broncho-pneumonie saisonnière, mais je n’ai pas vraiment trouvé ce film juste, touchant, ou convaincant, pour reprendre les qualificatifs que l’on se doit de psalmodier chaque fois qu’on nous sort un film sur l’enfance réunissant tous les clichés attendus du genre.
La réalisatrice nous parle, dans le bonus, de son souci de faire un film à la lisière entre « cinéma de genre » et « cinéma d’auteur », contre les catégories étanches qui voudraient qu’un film soit ou d’action sans profondeur ou de profondeur sans action.
Le film de genre en question, qu’elle veut d’action, c’est la dynamique du thriller, de l’infiltration d’un indic dans la mafia, les stratégies à adopter, les objectifs à atteindre, le suspense, tout le bataclan.
Oui, ça, de fait, on le sent bien. C’est très balisé. On voit d’ailleurs venir chaque étape ou station à trois kilomètres. Difficile de ne pas deviner, à partir de la révélation (cf. infra), que la mère forcera tôt ou tard l’enfant à porter une tenue de petite fille pour la confondre ou mettre fin au jeu. Mais sans juger, bien entendu : tout un mélange de dureté et de tendresse, de bons sentiments et d’intentions belles, car au fond, dans ce film, personne ne juge fondamentalement. Tout le monde est plutôt cool et sympathique, tous les adultes sont au fond responsables tout en restant dans la juste distance, et ainsi de suite. Une vraie pub pour la pédagogie Freinet dans un quartier chic, ou plutôt inexistant par son abstraction voulue, insulaire, planté dans les bois. Mais le résultat est que l’on a envie d’administrer des gifles à tout le monde tellement c’est perpétuellement gnangnan de tendre équanimité.
La mère semble certes cruelle, sur la fin, quand elle force sa fille à aller faire des visites de courtoisie chez ses potes de résidence, en tenue de fille. Mais on est vite rassuré : elle lui explique qu’elle s’en fout, qu’au fond ce n’est pas un problème, ce jeu sur l’identité, puis elle l’embrasse affectueusement. Non, c’est juste pour régler pragmatiquement le problème de la rentrée scolaire, ce point de réel imminent sur lequel il faudra bien buter. La mère, il faut la comprendre, elle a des responsabilités maternelles accrues, intensifiées par sa récente grossesse, il faut bien qu’elle prenne les choses en main. Car le père, l’affectueux et gentillet fils Demy, indifférent à la différenciation des sexes et des rôles, s’en fout encore plus, de ce non-problème. Ces parents sont plutôt du genre ouverts, éduqués, cultivés, civilisés, éclairés – laissant leurs enfants croître, s’épanouir et expérimenter. Offrant en symétrie un contraste rassurant avec ces « parents indignes » formant la sub-socialité monstrueuse peuplant le Polisse de Maïwenn.
Dans la mise en place du récit, subsiste cependant un petit problème, qui d’emblée ruine en l’exhibant ce prétendu jeu d’indétermination. D’indétermination, au fond, il n’y en a pas du tout. Dès l’exposition, pour le spectateur non-informé (c’était mon cas), aucune équivoque ne plane sur le non-problème : il s’agit d’un petit garçon, point barre. Tous les détails sont savamment réglés comme une horlogerie suisse pour entretenir cette perception : l’allure, le ton, la dégaine, la coupe, le vêtement (le marcel de base, obligé), etc. Aussi doit nécessairement intervenir, pour les distraits ou les moins finauds, un retournement frappant de perception. Ici, c’est l’inévitable séquence subliminale de sortie de baignoire façon Morse, informant le spectateur que la petite fille est en fait un petit garçon castré, ou l’inverse, au choix, peu importe, puisque c’est l’effet de sidération qui est ici recherché. À l’attention des plus enrhumés et des plus sidérés, ce sera très précisément à cet instant-là que son prénom subtilement dissimulé jusque là (Laure) sera enfin prononcé, par la mère qui lui demande hors-champ de quitter la salle de bain. On est dans le registre du twist façon Shyamalan : « vous aviez cru à ceci, eh bien c’était cela. Bien joué, non ? ». À partir de cette révélation scopique et sonore, le spectateur est enjoint à reconstruire mentalement sa perception d’avant, enrichie ou complexifiée par cette information. C’est donc un procédé assez grossier et créant un suspense complètement artificiel ou hors de propos par rapport au récit. On est en effet censé intégrer, à partir de ce moment, que dans cette famille, personne, absolument personne ne semble se rendre compte, ou s’inquiéter, ou remarquer que la petite Laure a à ce point l’allure d’un garçon que la confusion est forcément permanente et troublante (à l’extérieur du cercle familial). Le ton prétendument naturaliste du film ne cadre pas du tout avec cet élément emprunté à la logique des contes fantastiques. Ce qui rend en outre totalement non-crédible la surprise de la mère dans la dernière partie : le fait qu’elle semble tomber des nues, alors qu’en toute logique elle aurait pu s’inquiéter bien en amont. L’intrigue semble ainsi toute rhétorique, cousue de fils blancs qui ne résistent pas une seconde à une observation un peu soutenue. Toute cette rouerie fait évidemment naître un soupçon quant à la fameuse sincérité et justesse de ton de l’émotion recherchée.
Un autre élément de type « grosse ficelle », c’est le final en forme de cut sec : c’est que c’est ouvert, tout cela, on ne sait trop ce qui va advenir. Laure esquisse un vague début de sourire devant sa copine/ex-petite amie – puis crac-boum : générique. Ce qui veut dire : l’avenir est incertain, c’est à toi-même, spectateur, d’imaginer, de rêver, d’échafauder avec ton libre arbitre, que personne ne t’impose ajoutera monsieur de La Palice, l’hypothèse de ce futur plein d’avenir auquel Pierre Dac levait son verre.
Alors les enfants, comment dire, c’est encore pire. Pour bien nous faire comprendre qu’un enfant, c’est, quelque part, quelque chose, dans une zone indéterminée (donc forcément subtile, donc sonnant juste, comme tout ce qui sonne indéterminé), il faut nécessairement que tous se déplacent en canard, de guingois, balancent gauchement sur un pied en se contorsionnant de partout, d’un air gêné comme s’ils avaient la tourista, incapables en outre de fixer un objet dans l’espace sans que nécessairement les pupilles tournent dans toutes les directions (sans doute pour signifier la gauche innocence de l’enfance, je ne vois que ça).
L’actrice principale, qui joue tomboy, ça passe, car on mise tout sur le cadrage – surligné – de son ambiguïté corporelle, tant dans la forme du corps que dans la coupe de cheveux, et forcément, ça fascine le regard. À cet égard, le film est un vrai petit manuel de « pédophilie soft », mais on me dira peut-être que j’ai l’esprit mal tourné. C’est que l’objectif fasciné passe son temps à nous la montrer sous toutes ses coutures comme on détaillerait un bichon de casting super-luxe, et sur le ton faussement naturaliste des corps s’ébrouant en toute-liberté-et-dans-l’innocence-des-jeux-d’été. Soit. Qui contestera que c’est mignon, l’enfance ?
Quant à sonner juste, c’est une autre paire de manches. La petite sœur de 6 ans, dont la réalisatrice dit qu’elle a ravi, enchanté, subjugué, nombre de spectateurs tant elle est fraîche et drôle, est tout simplement horripilante. Cette voix chevrotante et haut perchée à qui on fait réciter des dialogues complètement faux : mélange de maturité – elle a très vite tout compris avant tout le monde (« eh oh j’suis pas débile » explique-t-elle) – et d’ingénuité (« mon papa il travaille sur son ordinateur et ma maman ne fait rien parce qu’elle a un gros ventre »). Bref, le catalogue de poncifs version intégrale. Ajoutons à cela un festival de minauderies de poupée Barbie attablée devant son Nutella, dont je peine à comprendre qu’il enchante.
On souffre vraiment (surtout si on a une broncho) de devoir se faire ainsi l’admirateur complice de ce laborieux travail de dressage à la sauce Shirley Temple, nous introduisant dans une si magnifique et si touchante histoire de complicité entre les deux petites sœurs. D’autant plus qu’on se rend bien compte qu’on nous intimide avec l’habituel plat formaté se donnant pour son contraire : « regardez comme ça fait naturel, pas du tout dirigé ». Et si ça ressemble à un cabotinage de mauvaise sitcom, on nous dira que c’est parce que c’est une « vraie petite nature ».
La scène de repas où elle se met à rire d’un rire flûté et horriblement forcé (on pense à une madame Irma en fanfreluches, ou une Arletty toute chiffonnée) parce qu’elle émet une private joke scellant le partage complice du secret devant les parents médusés qui n’y comprennent goutte, c’est crispant de fausseté. On a vraiment l’impression d’une saynète de Feydeau dirigée pour une fête de patronage, où les adultes sont tout ébaubis de contempler leurs rejetons mimant des comportements d’adultes miniaturisés.
Généralement, on lit un peu partout que rarement les enfants sont si « justes » et « naturels » que dans ce film. Je trouve au contraire que ce film dit d’enfance crée un dispositif où les enfants sont rarement aussi empruntés, reconstruits, remodelés, comprimés par le corset des souvenirs de la réalisatrice, et qu’elle ressort précautionneusement de son « vécu » comme des bibelots hors de la naphtaline, pour ne pas abîmer cette inénarrable « magie & poésie de l’enfance ». Résultat : plus ça veut faire « vrai » (« naturaliste en roue libre »), plus ça fait « bidon » (« laborantin maniaque »). Un peu comme Doillon avec sa Ponette, en laquelle on ne croyait pas une seconde et qui semblait complètement instrumentalisée.
On est bien sûr à des années-lumière d’un Cria Cuervos, par exemple, en matière de vérité, de présence des enfants.
À part ça, le film, c’est Ma vie en rose en juste un peu moins horripilant, car en effet, comme de juste, on nous évite les « problématiques de l’identité », le « psychologisme », la question du « pourquoi », les « messages », les « leçons », et toutes ces choses que de toute façon on évite soigneusement depuis beau jeu dans la majorité des films français consacrés à « l’enfance » avec la plus-value d’authenticité. À tel point qu’on peut se demander si on n’est pas en présence du cliché alternatif type, suscitant de manière pavlovienne, dans la réception critique, les habituels « justesse de ton », « pudeur et délicatesse », « simplicité & légèreté » et autres « moments de poésie et de grâce à l’état pur », surtout quand c’est précisément tout ce qui manque.


lundi 23 juillet 2012

Présumé coupable (Peter Hyams, 2008)



Se souvient-on un peu de Peter Hyams?

Oui, bof. Ce troisième couteau a commis un bon film, du moins dans mon souvenir: Capricorne one. Le même gus a livré une suite inutile, assez ennuyeuse, mauvaise quoique pas absolument et irrémédiablement nulle, de 2001: 2010, avec Roy Scheider. Ah oui, aussi Outland, loin de la terre, un trip de sf dormitive avec Sean Connery, et Relic, une soporigène histoire de bestiole gluante se réveillant dans un musée.
En dehors de ça, j'ai rien vu d'autre, jusqu'à hier. L'esprit fatigué, en quête d'un petit thriller quelconque mais qui fasse passer un peu de ce temps qui rarement passe, je me matte, en location gratos heureusement, Présumé coupable, avec Michael Douglas, et une distribution transparente qui n'a pas poussé ma curiosité à aller lire les noms sur la pochette ni à cliquer sur google.

Alors là mes zamès, c'est le ponpon du tromblon, l'acmé du nawak, l'apogée du gâtisme. Paraît que c'est le remake d'un film de Fritz Lang, L'Invraisemblable vérité, et ils auraient dû garder ce titre parfaitement indiqué.

Comment dire, quel angle aborder, comment exprimer la perplexité qui vous étreint, à la vision de cette chose surprenante par son ineptie fondamentale et inéluctable?

Y a un mec, qui est reporter dans un grande chaine de télé, mais à qui on confie des rubriques nases, genre rallyes pour chiens. Il a de l'ambition, pourtant. Il voudrait sortir un scoop d'enfer qui lui donnerait le prix Pulitzer. Pourquoi pas.
Or il se fait qu'un avocat renommé, potentiellement gouverneur du district, en la personne évidemment de Michael Douglas - que nous appellerons Vlad - attire son attention aiguisée. Il se demande, le gars, si le mec n'est pas complètement véreux, pourri, voire malhonnête. En effet, Vlad a fait condamner 17 personnes pour meurtre en 2 ans, et à chaque fois, sur la base d'analyses adn faites sur un objet présenté à la dernière minute. Le gars se demande si c'est pas à tous les coups des preuves bidonnées. Genre un mégot oublié à côté de la victime violée, et y a dedans l'adn de l'assassin. Or le gars et son pote qui travaille dans le même journal télé ont maté une vidéo où Vlad et un flic pourri, qui s'arrange toujours pour diriger l'enquête sur les cas dont Vlad s'occupe, donnent une cigarette à fumer au prévenu, lors d'un entretien juridique. Y s'dit: l'ont foutue après, cette cigarette, sur les lieux du crime.
Ah mais non, leur explique, excédé, leur boss: la photo de la victime montrait déjà ce mégot là et pas un autre. Donc, même si c'est pas clair, mauvaise pioche.

Le gars ambitieux, appelons-le Edouard, ne veut pas en rester là. Il dragouille la collaboratrice de Vlad, une jeune mocheté en tailleur, que nous appellerons Nadia. Parce qu'il la trouve bandante, Nadia. Il lui dit qu'il trouve son chef Vlad louche, qu'il le soupçonne d'être malhonnête, de truquer ses enquêtes. Nadia proteste: c'est parce que c'est un winner brillant et talentueux et toi un loser séduisant, et tu l'envies, c'est tout. Il l'invite à diner et tout, puis ils baisent comme des pécaris enflammés, donc.

Sur ces entrefaits, lui germe une idée géniale, qu'il compte expérimenter avec son pote balourd, une sorte de geek à l'humour de fancy-fair, que nous appellerons Rantanplan. Vu qu'ils sont sûrs que Vlad truque ses procès avec de fausses preuves à conviction, avec un adn rajouté par après, ils vont le confondre de belle manière. Suffit d'attendre le prochain crime crapuleux commis sur une prostituée dont tout le monde se branle, se tenir au courant des éléments de l'enquête, et là, Edouard entre en scène. Il va accumuler des indices faisant croire que c'est lui l'assassin, comme ça la police lui tombera dessus, il se retrouvera dans le prêtoir, en tant qu'accusé, face à Vlad. Et le prix Pulitzer tombera tout cuit dans les paluches d'Edouard et Rantanplan.
Comment vont-ils s'y prendre, au juste? C'est pas évident, certes, mais ils ont aussitôt l'occasion de mettre leur plan à exécution. Une prostituée est assassinée dans un parc. L'assassin a pris la fuite, non sans s'être fait mordre salement au mollet gauche, sous témoins, par un Bull-Terrier croisé Teckel qui passait par là. Le propriétaire du chien l'a d'ailleurs coursé, et a eu le temps de lui flanquer sur la cagoule un peu de bombe lacrymogène. Pis on trouve les empreintes des godasses de l'assassin: une marque de baskets qu'on trouve plus depuis dix ans, c'est dire si elle est rare.

Alors le modus operandi est le suivant: Edouard, flanqué de Rantanplan qui le filme avec une mini-caméra numérique, va acheter à la fourrière un Bull-Terrier croisé Teckel, puis commande sur internet une paire de ces godasses, objet de collection qu'on peut trouver sur E-Bay. Achète au Wallmart une cagoule de gangster, chez un revendeur chelou un couteau et une bombe lacrymogène. Pis il se fait mordre au mollet gauche par le clébard, asperger de lacrymo sur sa cagoule, dans la fente orbitale. Et à chaque fois, bien évidemment, son pote le filme pendant qu'il tient, bien en évidence, un numéro daté du Times, qui prouve que tout ça a été fait un autre jour.
Puis Edouard dit à Rantanplan de cacher le dvd contenant les séquences en lieu sûr, que personne, pas même Edouard, ne doit connaître. Tout comme personne ne doit être au courant, sinon ils risqueraient de gros ennuis pour procédure pas nette, et adieu Pulitzer. Rantanplan répond: "t'inquiète, je garde l'original chez moi, en lieu sûr, et je laisse une copie quelque part que je dis pas où". Ok. Jusque là, on veut bien, à la limite, entériner tous ces postulats, admettre que Rantanplan, ou Hyams, même sans jamais avoir lu Derrida, ont pas percuté qu'avec les données numériques, l'antique question platonicienne du privilège de l'original sur la copie se pose plus tellement.


Comment Edouard se fait coincer, après? Fastoche: il se bourre la gueule un samedi soir, et roule à 250 à l'heure sur l'avenue principale. Pis passe une nuit au poste. Là, un flic honnête, chargé de l'enquête, qui le connaît, en pluche, et qui sait que c'est un brave gars qui fait pas la bringue d'habitude, doublé d'un clampin, vient le voir le matin et lui dit qu'il est libéré sous caution. Edouard la joue pas sympa, maussade. On lui rend ses effets personnels, dont, of course, sa paire de baskets hyper-rares... qu'il enfile ostensiblement sous les yeux médusés du flic futé et très observateur.

ça fait pas un pli. Just in the night, alors qu'Edouard en écrase sur l'édredon, la flicaille vient tambouriner à sa porte, investit son appart et lui passe les menottes, "vous avez le droit de ne rien dire" et tout le baltringue. Edouard continue à la jouer chelou. Il se défend sans grande conviction: la blessure au mollet c'est mon clébard, les baskets je les ai commandés sur le net, mes yeux me font mal parce qu'on a fait la bringue avec des potes en s'arrosant de gaz lacrymogène, ben quoi on a le droit de s'amuser un peu.

Nadia est effondrée par tout ce qui arrive à Edouard, le nouvel amour de sa vie. Elle vient le voir au parloir, toute chamboulée. Edouard lui dit de pas s'inquiéter plus que de raison, et lui jure qu'il est innocent. "Je sais pas, t'as l'air bizarre", dit Nadia. "Je me demande si y a pas un rapport avec mon chef Vlad, t'es obsédé par lui, tout le monde le sait". Edouard ne confirme ni ne dément. Puis Nadia s'inquiète plus du tout de cette hypothèse fantaisiste, et suit, comme tout le monde, les péripéties au tribunal.
Edouard, avant de s'assoir, rappelle discretos à l'oreille de Rantanplan: "surtout, n'oublie pas, tu dois aller chercher les contre-preuves sur le dvd seulement lorsque Vlad sortira son truc bidon avec l'adn rajouté et tout, pas avant!". Au cas où Rantanplan n'avait pas tout capté du stratagème.
L'audience commence, elle va durer une semaine minimum. Mais dès le troisième jour, Vlad, vieux renard, et son flic ripou pas tombé de la dernière pluie, sentent qu'y a anguille sous roche. Le ripou fait sa petite enquête et découvre aisément qu'Edouard a acheté ses godasses sur le net, un clébard agressif à la fourrière, and so on. "Ohooo, dit Vlad, ce sale petit fils de pute d'enfoiré de sa mère, restons sur nos gardes, alors".

Arrive le moment téléphoné, et là on se demande pourquoi Vlad a pas changé sa stratégie d'un iota, de la pièce de vêtement avec l'adn de l'assassin, en l'occurrence l'innocent Edouard. Aussitôt, Edouard se retourne vers Rantaplan, qui est surexcité, et hoche ostensiblement de la tête pour lui signifier que c'est maintenant, go, va chercher le dvd. Rantanplan fonce à couilles rabattues et le palpitant battant la breloque, hors du tribunal, et plonge sur sa bagnole. Y pouvait absolument pas attendre le lendemain, on se demande pourquoi, vu que le procès était loin de se terminer. Il aurait ainsi tranquillement amené son matos, sans attirer l'attention de quiconque et en s'évitant une fluxion de poitrine. C'est que ni Edouard ni Rantanplan ni Hyams donc, même sans avoir jamais lu là encore Derrida, n'ont davantage percuté que tout ça ne se jouait dans l'immédiateté de l'instant, et que leur révélation fracassante ne perdait rien à être légèrement différée.

Mais le flic ripou le course discrètement. Rantanplan roule à tombeau ouvert vers son appart, et là, horreur et putréfaction, il voit qu'il a été cambriolé, a pu le dvd. Reste la copie. Le voilà reparti à tombeau ouvert, de plus en plus nerveux et on le comprend, toujours coursé par le ripou, vers sa banque. Il manque à trois poils près de pas pouvoir retrouver l'emplacement de son coffre-fort perso à cause d'une vieille employée bavarde et passablement gâteuse, mais ouf, son précieux colis en main, le voilà reparti vers le tribunal. C'est à ce moment qu'hélas le flic lui tanne le pot d'échappement et parvient à le faire s'encastrer entre deux camions. Rantanplan est salement amoché. Le flic ripou, qui est en plus du genre cruel satanique, allume tranquilos une sèche et la balance dans sa caisse pleine d'essence qui fuit. Boum. A pu Rantanplan, a pu dvd.

Je passe quelques péripéties. Edouard, manquant de preuves, et bien qu'ayant tenté d'expliquer son plan pour confondre le véreux Vlad, se retrouve condamné, gisant au trou, et donc la ramène moins, vu qu'il s'inquiète pour sa tête. En effet, dans cet Etat, les assassins présumés passent juridictionnellement à l'injection létale avec une facilité déconcertante. Il le savait, ça, que c'était dangerousse comme stratagème, que sa vie dépendait de ce précieux dvd en deux exemplaires uniques au monde, tous les deux partis en fumerolles.
C'est là que Nadia, qui jusque ici s'était montrée discrète, intervient. Edouard la met au parfum. Elle refuse tout d'abord de le croire. Mais faisant sa petite enquête, elle découvre aisément les indices éparpillés qu'avait aisément trouvé le flic ripou: baskets, chien, cagoule, etc, achetés à la va-vite. Mais attention! Vlad se rend vite compte que Nadia est pas nette, et demande à son acolyte de pas la lâcher d'une semelle. Nadia va consulter des experts en imagerie numérique, qui lui font la démonstration aisée que sur toutes les photos des dossiers dont Vlad s'est occupé, l'indice compromettant a été rajouté, par après, au photoshop. ça valait bien la peine qu'Edouard et Rantanplan se décarcassent avec leur plan hyper-risqué. Rantanplan y a laissé la vie, et Edouard attend avec anxiété son imminente injection létale. Merde quoi, tout ce talent gâché.

C'est ici que ça se corse pour Nadia. Alors qu'elle regagne sa bagnole dans un parking à 5 niveaux complètement désert, serrant dans ses mimines la précieuse démo des photos truquées, voilà que le ripou sadique déboule en son bolide inquiétant et s'avise de tenter de l'écraser contre une colonne. Elle échappe à la mort de justesse, grâce au flic honnête du début, celui à qui on avait retiré l'enquête et qui trouvait ça bizarre autant qu'étrange, qui déboule just in time avec son colt 47 magnum. Hop, une prune bien ajustée directement dans le lobe frontal du ripou.

Après, ça se précipite, François de Brigode nous l'explique au JT sur la trois: Vlad, celui qui montait, se retrouve au trou, et Edouard, celui qui descendait, monte en pleine lumière.

Mais attention, y a un twist d'ultra-dernière minute qui nous apprend qu'Edouard était pas tout net non plus, sur un autre truc.
Nadia s'en rend soudain compte en matant De Brigode sur la rediff en boucle, au pieu, à côté d'Edouard qui ronfle du sommeil du juste. Son attention est alors attirée par une brève sur une pauvre femme assassinée, la même femme sur laquelle Edouard avait tourné un reportage non diffusé, qu'il avait montré à Nadia, où il expliquait que cette même pauvre femme avait mis fin à ses jours par désespoir, suite à l'abandon de son nourrisson. Histoire de prouver à Nadia qu'il avait l'étoffe d'un grand documentariste concerné par la question sociale (ce qui avait fait pleurer Nadia d'émotion). Nadia, désemparée, sort du pieu et s'en va fouiller les étagères. Elle tombe à son grand dam sur un dossier vachement compromettant pour Edouard, dont je vous épargne la teneur. Edouard entretemps se réveille, et y a du malaise dans l'air. Nadia lui montre ce dossier prouvant qu'il est lui-même rien qu'un sale tricheur et ptêt même une saloperie d'assassin. Edouard commence à suggérer, tout en tentant de se justifier et protestant de son indéfectible amour, un comportement vaguement menaçant. C'est à ce moment, alors qu'on n'a vu nulle part Nadia sortir un gsm de sa poche, que les sirènes de police se mettent à hurler au lointain. Elle le quitte tranquilos, en passant la porte, le laissant tout dépité et lui assénant le mot qui tue: "va te faire mettre".



Bon, tout ça c'est bien gentil, mais y a ce truc évident, énorme, qui d'emblée ruine absolument tout, et qui fait que le spectateur ne peut pas accorder une nano-seconde d'intérêt à ce scénario formidable, épatant, redoutable et combien fascinant, réglé comme une horlogerie suisse (écrit par Hyams lui-même, sur la base du scénar d'origine):

ça se passe en 2008.

Edouard et Rantanplan bossent dans une grosse chaine télé, à la pointe de la technologie. Moi, avec mes modestes moyens, quand je veux sauvegarder une donnée informatique dont ma vie dépend, j'en fait non pas deux, non pas trois, mais au moins 15 copies sur dvd. Et ces dvds, que j'emballe dans des enveloppes molletonnées, je demande à qqun de confiance de les envoyer, à la date que je décide, à plein de gens et organismes différents. Mais même si je connais pas grand monde, j'en envoie une à moi-même par recommandé, ou à une boîte postale que je loue. Et si, en tant que parano virulent, je fais confiance à personne, j'en cache dans la doublure du matelas d'un oncle gâteux au moment de la sieste ou dans le grenier d'une vague cousine tétraplégique (ou pas). Et si je suis orphelin, j'en enterre dans un pot à bonsaï, j'en scotche dans le vide ventilé, que je dissimule sous une plaque en forme de vide ventilé, etc, etc. Mais oublions, même, les dvds, les clés usb (qu'on peut se caler entre les fesses et récupérer discrètement aux waters en se torchant, même dans un palais de justice, surtout quand on fouille pas, comme là), les mini-disques durs portables Lacie Rikiki, tous ces supports matériels d'un temps déjà antédiluvien. Le père Hyams, je sais pas, on a dû le décongeler comme Hibernatus, et lui dire: "mon gars, tu vas nous mitonner une réadaptation d'un film à suspense de 1956 qui va laisser tout le monde sur le cul, même Michael Douglas, qu'est un peu blasé". La fonction Nas, dispo à partir de n'importe quel HDD multimédia: Hyams, Edouard, Rantanplan, Vlad et Nadia, y connaissent pas, ces blaireaux. Je te fous mes données perso les plus précieuses sur un serveur dédié avec une clé d'accès sécurisée, et basta, je vais pas m'emmerder avec les supports périssables. Non mais oh.