[ Je me préoccupe actuellement, pour tuer le temps, de la question de l'athéisme, laquelle ne se réduit nullement au "new atheism" des Hitchens, Dawkins, Harris, ce néo-positivisme scientiste très ancien qui inspire bcp le monde de la "pensée" (terme à prononcer très vite en retenant son souffle pour ne pas s'étouffer de rire) sur les réseaux sociaux youtubo-twitchiens.
Du zététicien à la mode jusqu'il y a peu, mais qui commence vaguement à lasser son monde, armé de sa psychologie évolutionnaire pour mener croisade contre la Religion avec un grand R, à l'apostat qui voit dans Sam Harris la clé de l'émancipation du Maghreb, le "new atheism" a pris toute la place dans le champ de ladite "pensée" en réseau, ou connectique. Mais oui, vous savez - souvenez-vous - cette pensée hardie et en mouvement, qui ne fait qu'un avec l'intelligence collective en mouvement qui se meut sur le net, et qui, hélas trois fois hélas, me fait de plus en plus douter de la pertinence de ce que disait Jacques Rancière de Joseph Jacotot (le maitre ignorant). Qui pourtant a toujours été mon credo. Hélas, trois fois hélas (bis), la fréquentation assidue de ces nouveaux clercs que sont les youtubeurs-penseurs ainsi que celle du public de leurs aficionados, a fait progressivement naitre puis grandir en moi, tel un poison lent, un doute (concept vénéré des zététiciens) au sujet de cette intelligence collective du collectif. Non point que j'aie quelque chose de mieux à lui opposer, du côté de l'individuel et des sujets, concepts dont j'ai intégré de longue date la critique fondamentale. Non, à titre de boomer s'adonnant au dooming, un adage creuse en moi son sillon les nuits où je doute, hyperboliquement cela va de soi: "bêtise partout, intelligence nulle part". Mais là non plus, on va pas..., c'est pas tellement...
Passons donc sur la problématique du réseau, de sa fameuse boucle algorithmique, pour se souvenir ici d'une autre et ancienne façon de faire, que j'ai un peu pratiquée et que je ne pratique plus (tellement): l'exposé universitaire, conceptuel, technique, qui n'a de sens et de portée qu'à l'intérieur d'un espace socio-économique situé où circulent des têtes et des corps, comme dirait Michel Foucault.
Disons que j'aime à garder - ou prétendre garder - l'esprit de cette technicité, mais pour ce qui est de la lettre, tout ce blog d'archives n'est rien d'autre que le laboratoire solitaire (et erratique, bien sûr, je le redis, un texte ou deux par an c'est toujours ça de pris sur la congélation de mon esprit) où je n'ai cessé, ne cesse, de quitter cette scène académique de l'écriture, sans renier ni trahir ce qu'il y avait de bon en elle (la rigueur, ou l'exigence de rigueur), pour m'essayer à écrire de la philosophie autrement. Du moins c'est mon voeu. Dans un geste tâtonnant et funambulesque où littérature et philosophie forment un même processus continu, insécable.
Mes ratiocinations du moment, donc, m'ont amené à remettre la main sur ce vieux texte de 2002 que je croyais perdu. Notes de cours rassemblant le contenu de plusieurs "répétitions" dans les marges d'un cours d'histoire de la philosophie. Relu aujourd'hui, ce texte ne me semble pas dénué d'intérêt, mais ce n'est pas à moi de le dire [Edit: mais bien sûr que c'est à moi de le dire, allons. C'est un texte parfaitement remarquable, d'une richesse spéculative - et non spéculaire ni spéculoos - touffue, quasi étouffante, un diamant brut non taillé, un monolithe conceptuel irradiant et radié errant dans le silence effrayant du bruit assourdissant des espaces infinis du cybermonde, bordel de merde. C'est évidemment pour ça que je le poste, et pour nul autre motif, bon dieu. Faut vraiment que je me débarrasse de ces formules catholiques-oblatives à la con: ce n'est pas à moi de le dire, je ne sais pas si, peut-être que, allez savoir, il me semble que et autres 'je soumets à votre sagace appréciation' - du flan, oui]. En tout cas, il contenait déjà une bonne part de mes efforts et de ma direction ultérieurs [Edit: oh purée... nia nia nia...]. A ce titre, il gagne bravement le plein droit d'intégrer les archives que ce blog compile. C'est ma façon d'écrire. En retard et au passé. Un passé oublié qui devient une actualité. J'aime cette idée. L’œuvre à venir ne serait que l’œuvre ancienne déjà-là et en instance d'être archivée. Oui, on se rassure comme on peut. [Edit: bien, toute cette intro, c'est de la merde. A supprimer de la future édition en Pléiade.
Plutôt sec et technique, je le replace ici sans rien y changer, macérant dans son strict jus originel sans la moindre retouche. Il était question de montrer comment un athéisme épistémologique qui était à l’œuvre dans le projet kantien de sa première Critique (celle de la raison pure) préfigurait quelques intuitions de Nietzsche en matière d'athéisme. Alors que bien sûr, s'il fallait s'arrêter à ce que Nietzsche pensait du vieux Kant, rien à l'entendre n'était davantage au rebours de sa pensée.
Si je replace ici ce texte, c'est parce qu'il forme déjà une unité avec les développements ultérieurs que je posterai ici à sa suite, eux aussi écrits dans un contexte pédagogique, mais non universitaire, où la question de l'athéisme est abordée successivement chez Kant, Nietzsche, Marx, Sartre. Ces réactualisations de textes anciens seront l'occasion d'exprimer mon refus de la tendance actuelle, dans les programmes scolaires, à présenter l'athéisme comme une "opinion", un "avis", voire une "croyance", qui n'a pas plus de pertinence ou de validité qu'une croyance ou une conviction religieuses, croyances qu'il faut dès lors traiter avec la même équanimité, le même souci diversitaire et œcuménique de ne pas indisposer les "croyances" avec une autre "croyance", car voyez-vous, l'athée est lui aussi un croyant, qui croit que dieu n'existe pas. Ok, nous les nouveaux laïques inclusifs on l'accepte, ça, on le tolère, mais qu'il reste humble et à sa place, du coup. Tendance déjà opérée par le seul intitulé d'un cours qu'il m'est arrivé jadis d'assurer: "philosophie et histoire des religions". Comme si cette conjonction allait de soi. La philosophie envisagée comme discipline qui, loin de critiquer les religions, trouve son plein et juste usage à juste se contenter de les présenter et de les accompagner avec bienveillance pour en faire ressortir toutes les richesses (dont nous nous enrichissons mutuellement, c'la va sans dire) et sans ce vilain surplomb que s'arroge le rationalisme arrogant et dogmatique de l'occident colonialiste, et qui et que, blablabla...
Bien, j'ai dit que c'était technique, universitaire, conceptuel. Afin de ne pas laisser aux nouveaux maitres et aux nouveaux inspecteurs des travaux finis, le soin de déchiqueter ceci (cette offrande...) en lambeaux tout menus, les écoutant, résigné et neutre comme la mort, décréter ce qui peut ou ne doit pas être lu, ce qui se classe dans le monde ancien dont se moque le monde nouveau, ce qui doit être classé comme une illustration - pathétique ou piteuse - de la pensée bourgeoise issue du bloc bourgeois, pleine de violence symbolique, de volonté élitiste de ne pas se faire comprendre pour mieux dominer, de procédures d'invisibilisation de minorités par avance exclues d'une science patriarcale non déconstruite, je tiens à me charger moi-même des jugements catégoriels destinés à cerner les fins premières et dernières de ce vieux texte. Après de longues réflexions, et fort des enseignements tant d'un vlad tepes que d'un anal génocide, sans minorer l'apport d'un paduhring, d'un dany, d'un raz, d'une mouffette et d'un fou allié, je dirai que ce texte problématique porte en soi le germe de cette culture du viol qui nous agit tous, hommes blancs de plus de 50 ans, parce qu'écrire ainsi, avec un stylographe pénien qui pénètre l'espace vierge de la page comme si cette dernière était entièrement et passivement soumise à ses désirs unilatéraux et non consentis, eh bien c'est politiquement et éthiquement pas très jojo et ça devrait susciter chez l'auteur d'un tel cataplasme un minimum de honte et de contrition, prélude nécessaire à un long travail d'auto-déconstruction heureuse et utile à la communauté des gens de bien œuvrant d'arrache pied à l'avènement du nouveau monde, celui de la bienveillance partagée, et qui, et que... Bon, allez, let's go. Et dans l'jus, nom di dju! ]
Lorsque Deleuze affirme, au début de son Nietzsche et la philosophie,
que le projet le plus général de Nietzsche consiste dans l’introduction en
philosophie des concepts de sens et de valeur, il entend
signifier par là que Nietzsche achèverait ou réaliserait le grand projet critique
de la philosophie moderne initié par Kant. En inscrivant d’emblée le
nietzschéisme dans l’horizon du criticisme, Deleuze rompt avec une
représentation qui verrait en Nietzsche le penseur du nihilisme passif,
de la perte de sens et de valeur consécutive à la mort de dieu.
Que la transvaluation (ou transmutation des valeurs) exigée par
Nietzsche puisse s’inscrire dans l’horizon du rationalisme critique est une
idée qui ne va pas de soi. Nous allons pourtant essayer de poser que de Kant à
Nietzsche la conséquence est bonne et que le problème du passage de l’un à
l’autre réclame une appréciation quelque peu hétérodoxe de la notion de champ
transcendantal.
1. Le projet critique kantien.
S’il faut le résumer à gros traits, ce projet est de soumettre la
pensée métaphysique concernant la connaissance, le vrai, le beau, le bien,
dieu, à l’examen radical de ses conditions de possibilité. Désormais, il n’est
plus question de disserter sur ces notions comme s’il s’agissait de données en
soi, originaires et immuables, mais de s’interroger sur les critères
légitimes sur lesquels peut s’établir une connaissance rationnelle en la
séparant (krinein) du domaine des illusions que peut charrier la
métaphysique spéciale, qui n’a d’autre nom que la théologie. En nous bornant
ici à la première critique, que nous décidons de considérer comme une épistémologie, avançons que les limites imposées par
Kant à la faculté de connaître détournent cette dernière de tout fondement
théologique, de toute prétention à totaliser un système achevé du
savoir.
La solution que Kant proposera au problème général de la raison, ce
qu’il appelle sa révolution copernicienne, sera d’affirmer que ce n’est
pas notre connaissance qui doit se régler sur la nature des objets, mais que ce
sont ces derniers qui doivent être envisagés dans le cadre de notre faculté de
connaître. Bien que toutes nos connaissances commencent avec l’expérience,
elles n’en dérivent pas. De l’expérience pure ou brute, nous ne pouvons
en effet tirer aucune inférence, nous ne pouvons même pas en parler. La sensation
(Empfindung ou intuition sensible), qui est la matière brute qui impressionne
nos sens, est le donné dans sa pure diversité, dans sa pure dispersion
chaotique (mais est-il seulement possible de dégager une telle couche
« hylétique »?). Mais nos sens, précisément, notre sensibilité,
qui est la façon dont nous sommes affectés par les objets de l’intuition, est
toujours-déjà travaillée par ces formes a priori que sont l’espace
et le temps. L’espace et le temps ne sont pas des propriétés des
choses, mais le cadre formel qui précède l’expérience tout en la rendant
possible, qui délimite un horizon d’unité sans lequel aucun objet ne pourrait
nous être donné. C’est ce cadre que nous nommons champ transcendantal.
Cet horizon spatio-temporel est donc une structure formelle de notre
sensibilité. À ce titre il est une idéalité subjective, mais non psychologique:
ce n’est pas une propriété que nous pourrions maîtriser ou une qualité que nous
attribuons aux objets, mais une loi objective en nous, qui nous vient en
quelque sorte du dehors, et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.
Si on y réfléchit bien, le cadre transcendantal ainsi présenté révèle
une articulation bien complexe et pour le moins paradoxale. On pourrait
soutenir, en effet, que ces a priori que sont l’espace et le temps sont
aussi des a posteriori, dans la mesure où on peut les déduire du
caractère réceptif, dérivé - fini en d’autres termes - de notre
intuition sensible. Nous venons après le monde, qui est toujours déjà là, avant
nous et hors de nous - dans sa facticité dirait Sartre. Nous arrivons en
retard sur les objets, qui se présentent à nous -pour reprendre les
descriptions sartriennes de l’Intro de L’Être et le néant- comme une
succession infinie et inépuisable de profils toujours finis et non
totalisables. C’est l’après-coup de notre perception, toujours soumise, ordonnée
à la donation successive des profils de l’objet déjà là, dont nous faisons le
tour, autour duquel nous tournons, qui commande en quelque sorte la temporalité
du processus de perception. Il y a temps parce qu’il y a espace, espacement,
écart dans l’appréhension réceptrice de l’objet (par là se révèle plus
profondément le sens « kantien » de l’expression révolution
copernicienne).
C’est pourquoi nous pouvons avancer, sans en prendre encore la mesure,
qu’il y a contamination, pour reprendre l’expression de Jacques
Derrida, du temps par l’espace et de l’espace par le temps, les deux étant
intimement et originairement corrélés, tout comme il y a contamination,
enchevêtrement, du champ transcendantal et du champ empirique. Nous pourrions
en conséquence proposer une définition minimale du temps qui marquerait
son intrication avec l’extériorité empirique: le temps, c’est l’écart par
lequel se reçoit le donné [à travers la médiation d’autrui, pourrions-nous
ajouter, mais nous n’envisagerons pas ici ce problème. Voir sur ce point la
question du « désir du désir de l’autre » chez Kojève]. Nous
pourrions y annexer cette formule: le champ transcendantal, c’est le champ
empirique qui se saisit dans un écart avec lui-même, ou, mieux, qui se saisit comme
écart.
Impureté constitutive du champ transcendantal: les
conditions de toute expérience possible, la structure spatio-temporelle
unificatrice sans laquelle aucun objet ne pourrait être donné, sont certes a
priori, ne dérivent pas de l’expérience (hypothétiquement brute ou
immédiate), mais elles sont en même temps tissées dans l’espacement ou
écart qui préside à la donation, cet écart étant lié à l’expérience que fait le
corps de tourner autour des objets qui se livrent dans une extériorité
inassimilable et inépuisable, « totalité détotalisée » se constituant
dans le jeu rétentionnel et protentionnel d’une synthèse passive. Ainsi le
champ transcendantal, bien qu’a priori, n’a pourtant de sens que référé
à l’expérience, rapporté à la transcendance horizontale (au sens phénoménologique)
que constitue l’objectivité d’un monde que nous accueillons avec le retard
incomblable de la réceptivité. Voilà pourquoi l’avant-coup est un après-coup, l’a
priori un a posteriori.
Impureté constitutive du champ empirique: l’expérience
comme telle, le concept d’expérience, précisément parce qu’ils présupposent cet
écart avec le donné, débordent toujours-déjà du cadre de l’expérience brute.
Cet écart ou espacement n’est donc ni purement empirique ni purement
transcendantal. Il est les deux à la fois si l’on veut: empirico-transcendantal.
On pourrait, à ce stade de notre réflexion, nous poser cette question:
si on accepte l’idée que le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui
se saisit comme écart, cela n’entraîne-t-il pas comme conséquence que l’idée de
champ transcendantal ait à disparaître purement et simplement? Si on admet que
ce qui définit à la fois l’expérience et la spatio-temporalité
transcendantale c’est l’écart, la réponse est bien évidemment non. Tout au
contraire: un champ empirique pur, ça n’existe pas, pas plus qu’un champ
transcendantal pur. D’ailleurs on peut dire, rejoignant la critique que Husserl
adresse à l’empirisme et au psychologisme, que l’affirmation d’un empirisme
radical, supposant le concept d’expérience -qui ne se rencontre jamais dans
l’expérience, doit à ce titre être considérée comme l’affirmation d’une
idéalité transcendantale. Si je dis en effet, comme empiriste radical:
« l’expérience est la source absolue de toutes nos connaissances »,
ou « les énoncés de connaissance se réduisent à la seule
expérience », ces seules affirmations ne sont guère empiriques
puisqu’elles se trouvent en dehors du champ de l’expérience. J’aurai beau
faire, je ne rencontrerai jamais ces thèses dans l’expérience brute, dont on a vu
avec Kant que nous ne pouvons tirer aucune inférence. Le concept d’expérience,
par définition, suppose un écart avec le donné. On retrouve ici la critique
hégélienne de la certitude sensible ou de la visée immédiate du ceci: on
est toujours-déjà dans la médiateté universalisante du concept, même si on ne
le sait pas encore (nous reviendrons là-dessus).
[Notons le, cette démonstration de l’enchevêtrement de l’empirique et
du transcendantal nous rend déjà à même de comprendre 1) que ce que Kant
appelle idéalisme transcendantal est déjà lourd d’un tournant en direction d’un
immanentisme radical; 2) que le concept d’empirisme transcendantal forgé
par Deleuze n’est peut-être pas aussi paradoxal que cela. Comme le répète
souvent Deleuze: qui dit immanentisme ne dit pas spontanéisme, coïncidence de
soi à soi ou de soi au monde dans une plénitude fusionnelle. Le plan
d’immanence est constructiviste, pas du tout spontanéiste. Laissons ce
dernier point en attente et attardons-nous sur le premier.]
De notre bref aperçu « phénoménologisant » de l’esthétique
transcendantale, nous pouvons conclure que c’est parce que nous ne
percevons pas un objet immédiatement, sans espacement, parce que nous ne
fusionnons pas en lui, dans son intimité, nous trouvant à la fois dedans
et dehors, devant et derrière, que nous percevons cet objet comme phénomène,
cad nous apparaissant spatio-temporellement, et non comme chose en soi.
La chose en soi, c’est ce que nous percevrions si nous avions une intuition,
non pas sensible-réceptrice, cad finie, humaine, mais une intuition
intellectuelle, divine, créatrice, in-finie, cad se se donnant
originairement son objet, créant sans distance ni écart tout ce qu’elle
perçoit. La chose en soi, c’est finalement ce que serait le monde s’il n’y
avait personne pour le percevoir, ou, ce qui revient au même, ce que serait le
monde s’il se percevait lui-même, indépendamment de tout point de vue qui
pourrait être adopté sur lui.
La chose en
soi, pour nous résumer, est donc un concept-limite (forgé
"paralogiquement" par la raison sur la base de l'entendement lui-même
fondé sur la sensibilité finie-réceptrice): 1) du point de vue de la sensibilité:
elle est la "face opaque et irreprésentable"
de la chose (la face, à un moment ou à un autre, cachée d'un cube, qui bien
entendu n'en est pas moins réelle dans sa matérialité) ; 2) du point de
vue de l'entendement: la chose en soi est le concept que cet entendement forge
pour désigner l'objet d'une intuition (impossiblement, par définition) non
sensible: ce concept, c'est le noumène.
Voilà donc un des acquis majeurs de l’épistémologie kantienne:
contribuer à une déthéologisation radicale de notre rapport avec le
monde, inscrire un athéisme de la connaissance ou de la perception au coeur de
la rationalité. D’où le rapprochement esquissé par nous entre le criticisme
kantien et le système nietzschéen de l’immanence tel que le conçoit Deleuze:
« sens de la terre » comme horizon de nos préoccupations, mort de
dieu, dépassement du platonisme et critique des arrière-mondes.
« Coupure »
entre Nature et Culture :
Reprenons cette idée, en la modulant,
pour nous faire mieux comprendre :
a) Voilà ce que
nous avancerons ici pour la défense d'un "anthropologisme inévitable"
de la pensée, du savoir, de la perception, etc.:
La question « qu’est-ce
que l’homme ? » apparaît bien selon nous comme une des questions centrales de
la philosophie, une des questions les plus difficiles. Cette question centrale,
« qu’est-ce que l’homme ? », entraîne évidemment toute une série de questions
disons secondaires, à savoir : à quel niveau doit-on placer (et doit-on
seulement placer) la frontière entre l’humain et le non-humain
("animal" aussi bien que "divin"); en quoi l’homme se
définit comme rupture avec le monde bio-naturel. Il n’est bien sûr pas ici
question de revenir à une sorte de dualisme « platonicien » (pour
simplifier) qui distinguerait deux ordres séparés à l’origine, d’un côté
l’homme, qui serait esprit ou conscience, et de l’autre l’animal qui serait
purement « chose » (ou dieu, qui serait Esprit Absolu ---non fini).
Il s’agit plutôt de montrer, dans la perspective critique qui va en effet de
Kant à Lacan, que l’homme est un animal, bien sûr, et que c’est en lui,
à titre d’animal, que se produit une coupure d’un type particulier, et
fondamentalement très "mystérieux" (comprenons : indéductible
du champ bio-naturel).
Considérons donc l’homme
lui-même comme notion transcendantale, comme champ transcendantal ou champ
réflexif (ce qui éventuellement revient au même ici) : l’homme est un
animal certes, mais un animal qui se prend lui-même comme objet de sa propre
recherche, l’homme est l’animal qui dit : « je suis un animal », ou
qui se pose la question « qu’est-ce qu’un animal » et en se posant cette
question, il pose aussitôt la question du contraire, de « ce qui n’est pas » un
animal (même raisonnement pour le "divin). Le problème, qui est celui du «
doublet empirico-transcendantal » au sens de Foucault, c’est que lorsqu’on
parle de nature, d’animalité, de divinité ou d’humanité, il ne faut jamais
oublier que ce sont là des concepts, des concepts qui, comme concepts,
sont anthropologiques. Le concept de nature est un concept humain, le concept
d’animal est un concept humain. Un concept étant ce qui envisage la structure
réflexive de la connaissance du réel, qui envisage la chose comme telle, en
tant que telle. Poser la question de l’homme, c’est donc poser la question
kantienne des limites internes à notre faculté de connaître.
b) La limite interne à notre
faculté de connaître, et c’est cette limite qu’il faut dès lors qualifier
d’anthropologique, c’est que nous ne pouvons pas connaître l’origine de la
coupure, de la séparation à la fois négatrice et réflexive de l’homme avec
le donné du monde, puisque connaître cette origine voudrait dire que nous
serions à même de refluer (onto-théologiquement) en deçà de cette
coupure. Or nous ne le pouvons structurellement pas, car nous parlons et
pensons épistémologiquement à partir de cette coupure, dans l’après-coup
de cette coupure du signe/langage. Nous ne pouvons prétendre parler pour un
monde ou au nom, ou à la place d’un ordre dont nous ne faisons en tout état de cause
"pas" ou "plus" partie - en tant que sujets du langage comme opération réflexive, par le seul fait de la différence entre la chose/ob-jet dont on parle et du langage qui en parle, chose/ob-jet (ce qui est "jeté devant nos yeux") que nous appelons précisément «
nature » (ou "dieu") pour traduire le fait que nous nous en séparons par le langage.
«[…] il y a une différence essentielle entre la
Nature d’une part, qui n’est « révélée » que par le Discours de
l’Homme, c’est-à-dire par une réalité autre que celle qu’elle est elle-même, et
l’Homme d’autre part, qui [en tant que Discours] révèle lui-même la réalité qu’il est, ainsi que celle
(naturelle) qu’il n’est pas. » (Kojève, ILH, p. 487)
Autrement dit, si c’est bien par un « retour à Kant » qu’il faut
passer pour élaborer le programme d’une relecture de la subjectivité moderne,
ce n’est pas le Kant qui prétendument fonderait ou consoliderait la positivité
d’un sujet propriétaire des conditions qui le font être sujet. C’est bien
plutôt le Kant qui met à jour l’expulsion du « moi » de la connaissance hors de
tout foyer éternitaire, logeant ainsi la temporalité, ou du moins le retard incomblable
de la réceptivité sensible, au cœur de la connaissance, limitant ainsi les
prétentions de la métaphysique à maîtriser la totalité et l’origine.
c) Il n'y a donc pas de contradiction selon nous à dire
ceci: si nous ne percevons ou connaissons le monde qu'à partir du seul centre
dont nous disposons pour envisager le monde dans son extériorité (ce centre
étant la conscience en tant que réflexive, surgie 'indéductiblement" du
donné externe qui la précède et s'y arrachant), si par surcroît ce centre est
lui-même décentré/fini, il s'ensuit qu'un anthropologisme conscient de son
caractère dérivé, assumant ce paradoxe ontologique et épistémologique
d'une secondarité-originaire, prouve et assure que le monde est
tout entier hors du mental. Tel serait le sens profond, donc, de la
« révolution copernicienne » opérée par Kant…
Dans l'ontologie « moniste » (tout part de l'être parménidien), mais
"dualisante", de Kojève, et Sartre à sa suite (nous n’envisagerons
pas ici leurs différences), la négativité humaine (langage, action, travail,
"néantisation" du présent, du donné, etc.) surgit comme un trou
(néant) dans l’Être en soi (assimilable à la plénitude statique
indifférenciée et sans extériorité de l'être de Parménide où pensée et être
sont confondus - et que Kojève appelle simplement "Nature"
[l’expression « Trou dans l’être »
fut initiée par Kojève]). Ce qui ne veut pas dire autre chose en fait que:
l'Etre, la Nature, L'extériorité mondaines" sont premières, certes, mais
leur antécédence n'est saisissable qu'après-coup, par la conscience
réflexive oppositionnelle qui pose la "question" de l'être comme tel,
de la "nature comme telle, etc.
Avant l'homme, le monde tout entier n'est que nature (dixit
Kojève), mais ce n'est qu'à partir du moment où l'"homme" se "révèle"
comme principe niant arbitrairement ("le Concept c'est le meurtre de la
Chose" dixit encore Kojève) le donné extérieur aussi bien que le donné
qu'il est pour lui-même, que le concept oppositionnel "Nature" ou
"Donné" ou "Non-moi" sont anthropologiquement forgés, et
que la "science de la nature" est en fait prête à prendre son essor.
Cet anthropologisme critique bien compris (cad supposant une
analytique du sujet fini, basculé "hors de soi" dans le monde:
c'est bien sûr le Dasein heideggerien) est la seule garantie contre le fantasme de penser le monde comme « chose
en soi » , « tel qu'en lui-même »: ce que serait le monde
indépendamment de la pensée (finie=humaine), ce que serait le monde
indépendamment du point de vue que l'on adopte sur lui, en définitive, ce que
serait le monde en l'absence de tout point de vue, ou, ce qui revient au même,
le monde vu d'un point de vue absolu et inconditionné, le monde
se pensant lui-même: le point de vue de Dieu. Fantasme par excellence.
Désir d'être dieu, désir (insatiable) de l'impossible synthèse du Pour soi et
de l'En soi. Bref l'onto-théologie de la substance, aussi bien
« cartésienne » que « thomiste »
2. Intuition originaire, intuition dérivée, finitude:
(Ce point 2 explicite et prolonge ce qui a été exposé dans les points
a, b, & c.)
Il ne faudrait pas croire qu’intuition originaire signifierait ce
qu’est l’intuition à son origine, une origine que nous aurions perdue, dont
nous ressentirions la perte comme une blessure qui nous échoit, à « nous
autres, hommes », et qui revient dès lors de plein droit à dieu, celui qui
est à l’origine de toutes choses et qui possède cet entendement créateur dont
nous sommes dépourvus. Il ne faudrait pas davantage comprendre finitude
de la perception au sens où, de la même manière, le point de vue qui est posé
comme fini ou limité verrait sa limitation mesurée à l’aune d’une infinité
originaire ou première, d’où serait dérivé logiquement ou chronologiquement
le fini. D’un point de vue strictement épistémologique, nous accordons ici à
Kant un athéisme de méthode tel qu’il sera repris plus tard par Husserl. Selon
ce dernier, il est dans la nature de la perception d’être finie, de dérouler
une succession infinie, cad non totalisable, de profils toujours finis. Dans
l’analyse kantienne ou même husserlienne, si la chose en soi est
présentée comme la chose telle que la percevrait dieu, cela n’implique
nullement la préexistence ou la prééminence d’un tel dieu créateur ou d’un
point de vue infini. Bien au contraire, si percevoir c’est par essence
percevoir de façon temporelle et finie, dieu, quand bien même il existerait,
n’aurait aucun privilège à cet égard: il percevrait lui aussi de façon finie et
profilée. Il faut même aller plus loin: il faut poser que le point de vue
infini est dérivé, par maximalisation, passage à la limite (selon un
processus d’infinitisation), précisément à partir du seul point de vue
logiquement et structurellement autorisé, qui est le point de vue fini.
Il faut
penser ici la finitude comme originaire et l’infinité dérivée. Ce
qui semble bien sûr paradoxal puisque le point de vue fini est précisément
présenté comme dérivé, réceptif. C’est pourquoi, comme le propose Derrida, il
faut avancer cette notion paradoxale de retard originaire, de dérivation
originaire. Nous comprenons ici ce motif paradoxal en le rapprochant du
mouvement dialectique d’auto-déploiement du concept chez Hegel, réinterprété en
ces termes: la médiateté temporalisante du point de vue fini, qui universalise
l’« ici » et le « maintenant » (travail de la négativité opéré par le concet), est logiquement
première même si elle est chronologiquement ou généalogiquement seconde
dans la genèse psychologique qu’opère le sujet (qui commence par croire à - ou fantasmer - la donation immédiate et sans reste de l'ici et du maintenant par la certitude sensible - entendez "hors concept") . Et inversement, l'illusion de l’immédiateté
plénière ou fusionnelle du point de vue infini (qui équivaut, strictement
parlant, à une absence radicale de point de vue) fantasmée par l'esprit est logiquement ou structurellement
seconde et chronologiquement première dans l’appréhension
psychologique qu’opère le sujet dans son apprentissage.
Généalogiquement, nous commençons toujours par l’illusion ou le
fantasme d’une adéquation plénière, fusionnelle avec le monde (ce serait cette
« nuit où les vaches sont grises », donation directe d’un
absolu originaire, qui qualifierait selon Hegel la philosophie de la nature
d’un Schelling). Ce n’est que progressivement que nous conquérons, par la
négation temporelle de ce qui était appréhendé comme singularité immédiate
(autrement dit en introduisant l’écart,
le devenir, l’absence, dans la plénitude indifférenciée d’un
présent nivelé), l’ordre symbolique du concept, qui présidait originairement et
structurellement à cette appréhension fantasmatique ou imaginaire du réel. On
pourrait ainsi esquisser, sous un angle psychanalytique, toute une genèse de
l’ordre symbolique à partir de la position imaginaire. Ce sera pour une autre
fois.
Il est possible, une fois de plus, de résumer ce point de vue en disant
que Kant, mettant à jour les conditions transcendantales de la sensibilité que
sont l’espace et le temps, élabore ce qu’on a pu appeler une analytique de
la finitude, que l’on peut considérer comme le renversement de la preuve
ontologique de l’existence de dieu que l’on trouve chez St Anselme et qui
sera reprise et modulée par Descartes. Très grossièrement résumée, elle se
présente de la façon suivante: comment, moi qui suis un être limité, puis-je
avoir l’intuition en moi d’un être infini, qui ne serait pas borné? Je ne peux
pas tirer cette idée de moi-même, dans l’imperfection où je me trouve. Cette
idée même de perfection ou d’éminence absolues, qui qualifient dieu comme
« ce qui est le plus grand dans l’ordre du penser » (et même :
ce qui est trop grand pour l’ordre du penser « humain »),
enveloppe l’idée de son existence. Ma finitude réclame ainsi pour être comprise
l’existence de l’infinité divine. Avec Kant, pourrait-on dire, et en
forçant l’allure psychanalytique du trait, le schéma s’inverse: l’intuition ou
l’entendement créateurs et originaires seraient présentés comme la position
imaginaire qui est la plus spontanément déduite à partir d’une intuition
irrévocablement réceptrice et spatio-temporellement déterminée. Dieu serait
alors le concept que l’homme ne peut pas ne pas forger, par maximalisation ou
infinitisation, à partir de sa finitude radicale et pour compenser l’angoisse
liée à l’impossibilité d’accomplir son désir de toute puissance,
de pure présence originaire de soi à soi.
[Nous voici ainsi reconduits au concept de la mort de dieu. Nous
venons d’évoquer l’athéisme méthodologique qui se dessinait en creux dans l’esthétique
transcendantale. Il nous faut encore parler maintenant du traitement que
Kant réserve à la question de dieu dans la dialectique transcendantale.
L’analytique transcendantale, ou logique de la vérité, avait
établi que le seul usage légitime des catégories de l’entendement s’exerçait
dans les limites de l’expérience possible. Dès lors, la métaphysique,
connaissance spéculative de la pure raison, qui prétend s’élever au dessus de
la sphère de l’expérience en utilisant les catégories de façon transcendante (cad
visant la chose en soi) est fermement condamnée par Kant dans sa prétention à
atteindre le supra-sensible (les arrière-mondes, dirait Nietzsche). La
métaphysique pour Kant doit donc se borner à être une métaphysique de la nature,
science de ce que nous pouvons connaître a priori des objets. Et c’est à
la dialectique transcendantale, ou logique de l’apparence, que revient
le rôle de dénoncer les illusions ou contradictions de la raison dès qu’elle
s’aventure dans la « zone grise » du supra-sensible. La raison, qui
ne peut se contenter de la liaison des phénomènes opérée par l’entendement,
suit sa vocation naturelle d’unifier et d’unifier toujours davantage. Aussi
forge-t-elle des idées, qui sont les concepts par lesquels elle
s’efforce d’atteindre à l’inconditionné, ce qui enfin se soustrairait
aux conditions de l’intuition sensible et rendrait compte de la totalité
des phénomènes.
C’est ainsi que peuvent être dégagées, grosso modo, trois antinomies
ou contradictions insurmontables de la raison pure: l’idée d’âme ou de
« moi profond » comme totalité des phénomènes internes (c’est
cette première antinomie qui va requérir toute notre attention au point
suivant), l’idée du monde ou de son origine comme totalité
des phénomènes externes, l’idée de dieu comme totalité absolue
des objets pensés. Une fois pour toutes et toutes fois pour une, notre
connaissance ne peut embrasser le monde dans sa totalité et ne peut espérer
échapper à sa finitude, cad aux limitations internes de son fonctionnement qui
sont celles de la réceptivité sensible. Toutefois Kant reconnaît une
fonction heuristique et régulatrice à la raison: elle ne peut pas ne pas
aspirer à former l’idée de lois inconditionnées et c’est le propre de l’homme
que de désirer dépasser les bornes qui sont assignées à sa capacité de
connaître. Mais ce faisant, en constituant le domaine du supra-sensible, il
méconnaît la destination, non pas spéculative, mais pratique, de la
raison. ]
3. Subjectivité transcendantale [et champ
transcendantal impersonnel.]
Nous aurons à cœur d’indiquer ici dans quelle mesure
l’idéalisme transcendantal kantien fournit les conditions d’une réélaboration
et d’une réévaluation de la notion traditionnelle de sujet. Il y va ici
de la question de l’anthropologie comme « foyer ex-centrique » de
tout discours philosophique et du dilemme: peut-on se passer du concept
de sujet et que peut-on mettre à la place?
Le sujet transcendantal kantien, dans la critique
qui est opérée du cartésianisme, n’est ni un ego cogito substantiel ou inconditionné, ni un point
fixe originaire, ni un « moule à gaufres » imposant ses catégories à
la réalité (version traditionnelle et « académique » du Kant
idéaliste qui gouvernait l’université française au début de ce siècle). Le
sujet transcendantal n’est rien de tout cela, mais au contraire un sujet décentré,
en tension, ne se fondant pas lui-même, en retard sur lui-même. Un tel sujet,
mixte de dedans et de dehors, de sensible et d’intelligible, est, nous l’avons
suggéré, traversé par ce même écart, ce même espacement, cette même temporalité
qui gouvernent notre perception des phénomènes externes. Nous ne nous
appréhendons pas plus immédiatement ou intégralement que nous connaîtrions un
cube instantanément, sous toutes ses faces à la fois. Martin Heidegger, dans
son « Kant et le problème de la métaphysique », a particulièrement valorisé
cette faculté que Kant appelait l’imagination transcendantale, en ce
qu’en cette dernière s’enracinerait l’activité synthétisante ou liante de
l’entendement. En découvrant l’imagination tr., comme source à la fois de la
sensibilité et de l’entendement, Kant se serait aventuré au bord d’une
« finitisation » ou « temporalisation » radicale du sujet
humain, habité par une temporalité originaire qui serait celle du mouvement
anticipatif ou projectif du Dasein. Les « schèmes » produits
par cette faculté participent en effet à la fois du registre de la réceptivité
de l’affect et de la productivité de l’entendement, de la singularité de
l’image et de l’universalité du concept. Le sujet imaginant se tient ainsi au
delà de lui-même, se transporte au dessus de ce qui est donné. Dans cette
réévaluation « moderne » de la subjectivité, on voit bien ici que
c’est principalement la forme du temps
qui est valorisée comme la structure fondamentale de l’existence humaine et
de la constitution d’un monde. Pour une grande partie des philosophes
contemporains que l’on a parfois qualifiés « d’existentialistes » (
Heidegger, Kojève, Sartre, etc. ), la dimension du temps qui prédomine dans
l’existence humaine est donc l’avenir. L’homme est un être de projet, au sens le plus fort de ce terme:
il est « jeté en avant », hors de lui, dans le monde (pro-jet = jeter
au devant); mouvement que traduit le terme même d’exister (du latin ex-sistere: se tenir hors de soi). Et c’est cette prédominance de
l’avenir qui vient trouer le présent, qui donne à l’existence de l’homme son
indétermination temporelle, que nous appelons ici son historicité, et en
définitive sa liberté ( puisque la liberté signifie toujours, d’une manière
ou d’une autre, une absence de
détermination, de fondement ).
Digression sur le lien entre temporalité, mortalité et humanité: Alexandre
Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, reprend à son
compte certaines analyses de Sein und
Zeit (1927) comme l’être-pour-la-mort. L’existence humaine est, dit
Kojève, une « mort différée » (p. 548 et sv): en anticipant
résolument sa mort, en introduisant dans la positivité immédiate de sa vie
cette inactualité, cette possibilité de ne plus être, l’homme
« néantise » le présent nivelé (fait d’une succession indifférenciée
de « maintenant ») ou s’en absente, et se pro-jette ainsi dans
l’indétermination de l’avenir. C’est paradoxalement l’intégration de la
mortalité dans la vie qui permet que se déploie la dimension du futur. Hegel
déjà parlait de cette vie de l’esprit qui ne se conquiert qu’au terme d’un
mouvement impliquant la mort de toute présence, de toute immédiateté, et de la
nécessité de se maintenir dans cette ineffectivité: « Ce n’est pas cette
vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction,
mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même, qui est la vie
de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver
soi-même dans l’absolu déchirement. » (Préface de la PhG, trad. Hyppolite,
p.29)
L’existence de
l’homme comme projet, historicité, peut être manifestée dans les analyses de
ces affects d’existence, spécifiquement anthropologiques, que
sont, par exemple, l’ennui, la
paresse, l’angoisse. Ces affects révèlent
chacun à leur manière que la principale façon qu’a l’homme de se rapporter à sa
propre existence est le souci,
l’écart avec le présent.
Pour
Heidegger, l’ennui dévoile le
caractère ouvert de notre rapport au
monde: en éprouvant une sensation lancinante de vide ou d’insatisfaction là où précisément
tout ne devrait être qu’évidence et nécessité remplissant tout notre horizon,
nous faisons l’expérience que notre existence ne se réduit pas à ses
déterminations pratiques, à cette quotidienneté fonctionnelle. De même, dans l’angoisse, dépourvue d’objet, c’est
l’objectivité elle-même dans sa généralité vide qui nous inquiète et nous
plonge dans l’indétermination de l’avenir.
Pour Lévinas (De l’existence à l’existant, p. 32 et
sv), dans la paresse, le fait de
reculer, de se tenir en retrait devant l’engagement qu’implique l’acte indique,
précisément, que c’est l’engagement, le « devoir être », qui
définissent notre structure d’existence. C’est pourquoi la paresse est dans son
essence mauvaise conscience ou « conscience malheureuse ». Si le
passage à l’action, le commencement nous pèsent, c’est parce que nous éprouvons
le fait que l’action nous arrache au donné au lieu de nous y mêler,
contrairement aux animaux, qui font ce qu’ils ont à faire. La paresse, qui
« n’est ni l’oisiveté ni le repos » mais implique une attitude à
l’égard de l’acte à accomplir, est la mesure du poids de la décision, de la
somme de liberté qu’elle comporte et engage. Car c’est in fine dans l’action, on l’a vu, que pour Kojève
l’existence de l’homme s’avère dans
sa négativité, comme transformation de ce qui est.
Chez Sartre,
l’expérience de la facticité contingente (cad sans justification) du monde « en soi » est associée à un
affect plus violent: la nausée; mais
l’impossibilité radicale de coïncider avec la plénitude massive et inertiale de
l’être en soi (la nature, dirait
Kojève) oblige l’homme à dépasser cette situation « d’engluement »
dans l’en soi, car elle est l’indice
de la liberté à laquelle il est voué
(« condamné ») sans recours, ne pouvant se soustraire à sa négativité,
à son manque d’être, sinon par la « mauvaise foi » qui lui permet de
se fonder soi-même (en soi et pour soi), de se constituer
illusoirement comme une réalité substantielle.
Parmi les nombreux exemples que l’on pourrait alléguer chez Kant de
« désubstantialisation » de l’ego cogito cartésien,
contentons-nous ici de nous référer à ce développement, dans l’Analytique
transcendantale, sur « l’unité originairement synthétique de
l’aperception » (Critique de la raison pure, § 16; p. 159 & vs
dans l’éd. « folio »). C’est là que Kant dit « le je pense doit
pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Qu’est-ce que cela veut
dire? Cela veut dire que selon Kant ce n’est que par le fait que les
représentations diverses données dans l’intuition sont unifiées ou liées
dans l’entendement (lequel se définit précisément par sa fonction d’unifier),
que je peux appeler « miennes » ces représentations. J’ai conscience
d’un moi identique, dit Kant
(identique, c’est-à-dire unitaire, formant une identité et non chaotiquement
dispersé) par rapport au divers desdites représentations, parce que j’appelle miennes
toutes les représentations qui n’en forment qu’une. Ce qui veut dire: le
« je pense » est une unité purement formelle de la conscience, qui
est le fruit de l’opération liante ou synthétique de l’entendement. C’est parce
que j’unifie, accomplissant ainsi ce processus anonyme qui définit la fonction
logique de l’entendement, que je peux dire « moi », sinon j’aurais,
dit Kant, un moi aussi « divers et bigarré que j’ai de
représentations ». À chaque représentation, il y aurait un
« moi » différent qui lui serait associé. On serait tout
« simplement » dans la schizophrénie...
Un excellent biais (selon nous) permettant d’indiquer ce qu’on peut
retirer de la critique kantienne adressée à un psychologisme de la substance,
c’est-à-dire à une théorie de la psychè comme substance autonome, c’est,
sautant quelques siècles en avant, d’évoquer les phénomènes de « double
contrainte » ou d’« injonction paradoxale » mis en
avant par les psychologues systémiciens de l’école dite de Palo Alto (Bateson,
Watzlawick, ...). Que révèlent les injonctions du type « sois
toi-même », « sois spontané », « sois naturel »,
« n’obéis pas », « utilise tes mots à toi », « sois
libre », « révolte toi », « exprime ta différence »
(ou encore, comme le claironne tel « hit » du jour: « ne bouge
pas, ne change pas »), et en quoi sont-elles sources de pénibles
contradictions? Si nous ne cessons, selon une puissante logique de « communication »,
de réclamer constamment que chacun soit « au clair » avec ses
« motivations », que chacun « exprime » ce qu’il y a
« au fond de lui-même », son « vécu personnel », etc.,
comme si chacun devait coïncider avec une nature qui lui serait propre, garder
en permanence une sorte d’œil intérieur rivé sur lui-même, il est aisé de
montrer que cette volonté de transparence des sujets produit, non pas,
comme on l’espère, un surcroît de liberté des sujets, mais bien au contraire un
surcroît de contrainte et de pouvoir pesant sur ces mêmes sujets. Toute
personne qui intériorise ou prend au sérieux une injonction banale du type de
celles que nous venons d’énoncer se retrouve en effet enfermée dans une impossibilité
logique. En effet, si j’accepte l’idée (que l’on m’impose ou que je m’impose
à moi-même) d’avoir à être « moi-même » ou d’avoir à être
« libre », je me soumets à un ordre, ou injonction, qui établit ce
que doit être « moi-même » ou « ma liberté », ce qui est
contradictoire, puisque cela revient à se soumettre à un ordre dont le message
consiste à dire justement d’être libre, donc de ne pas se soumettre à un ordre.
On se trouve donc pris dans un piège: soit on obéit à l’injonction
d’être « libre » ou « soi-même », et, du coup, on n’est
plus ni libre ni soi-même ( puisqu’on est contraint de se soumettre à un
effet déterminé, ou prédéfini, au modèle de ce qu’on attend de nous ), soit
on refuse d’obéir à cette injonction d’être « libre » ou d’être
« soi-même », et donc on a le sentiment tout aussi pénible et tout
aussi contraignant d’avoir refusé d’être libre et d'être soi-même. Voilà
pourquoi on est contraint des deux côtés, doublement contraint.
Voilà qui illustre bien cette « saine » impossibilité, que Kant
démontrait en son temps et par un tout autre chemin, de coïncider avec une image
pleine et déterminée de soi-même.
[Considérant les traits d’un tel sujet: décentré, pure identité
formelle rapportée à l’extériorité du monde, on devine que le champ
transcendantal qu’il constitue puisse voir son extériorité radicalisée au
point d’être repensé comme un champ transcendantal objectif, impersonnel
et historique. Et nous voyons aussitôt se profiler les pensées de ceux
que l’on présente habituellement comme les héritiers de Nietzsche: Foucault,
Deleuze, Lyotard.]
4. Champ transcendantal objectif et champ transcendantal sans
sujet.
Pour Foucault, les formations de sujet, tout comme le concept
d’homme, peuvent être replacés dans de vastes configurations anonymes et
précaires qui les ont rendu possibles à un moment donné comme figures
historiquement déterminées. Ces grandes configurations, que l’on pourrait
comparer aux paradigmes que Kühn présente comme des modèles transitoires
à l’intérieur desquels s’organisent les théories et les pratiques
scientifiques, Foucault les nomme, dans Les Mots et les choses,
« épistémès », conditions de possibilité de ce qui peut se dire, se
voir, s’entendre à une époque donnée, et, plus que conditions de possibilité,
véritables conditions de réalité. Il n’y a plus d’unité de la vérité des
discours et des pratiques, mais des pratiques et des discours qui délimitent
des champs de réalité, véritables transcendantaux collectifs et objectifs,
qui peuvent disparaître brutalement, de façon cataclysmique, pour faire place,
sans aucune solution de continuité, à d’autres épistémès.
Les pratiques discursives ou non discursives liées à l’éclosion des
sciences humaines, par exemple l’invention de la scientia sexualis
(science du sexe) - qui engendra selon Foucault un formidable dispositif
obsessionnel de « quadrillage » des têtes et des corps, chacun étant
invité à produire dans l’aveu et la confession la constitution de son identité
comme instance libidinale - tout cela ferait partie de ces configurations
précaires et historiquement situées. Pour Foucault, à l’époque des Mots et
des choses (1966), l’épistémè « anthropologique »,
produisant des « sujets » aux deux sens du terme: à la fois sources
du savoir et objets « assujettis » sur lesquels porte le savoir,
était déjà en train de disparaître, laissant place à des configurations
transcendantales creusant en deçà de la représentation de sujet, comme
l’ethnologie lévi-straussienne ou la psychanalyse et la linguistique, mettant à
jour des articulations de sens non subjectives ou transsubjectives.
De façon analogue, Deleuze propose une « pensée du dehors »,
de l’extériorité radicale, sous le nom déjà évoqué d’empirisme
transcendantal. Ce dehors, condition transcendantale de la pensée,
est appelé « plan d’immanence ». Kant est reconnu par Deleuze comme
le premier à avoir pensé le transcendantal dans l’immanence, cad à avoir
défini le champ des conditions dans lesquelles la pensée fait une
expérience - et entre en rapport avec ce qui n’est pas elle [souvenons-nous de
cette idée d’enchevêtrement du dedans et du dehors, du
transcendantal et de l’empirique], mais il l’a « dénaturé » en y
voyant selon Deleuze une forme d’intériorité, introduisant ainsi une scission
entre le dedans et le dehors.
Le champ transcendantal que Deleuze préconise est donc déconnecté,
débranché de sa fondation subjective (si on accepte que l’ego transcendantal
kantien se tienne dans les seules limites d’une intériorité). Le réel, chez Deleuze,
enfin ce qu’on peut appeler le réel, et qu’il appelle lui le champ d’immanence,
n’est rien d’autre désormais qu’une succession multiplicitaire de devenirs
amémoriels, sans passé ni avenir, sans rétention ni protension,
anhistoriques donc. Ces devenirs, qui peuplent le plan d’immanence, sont
autant de processus anonymes de production de sens et de réel, autant d’agencements
de réel, qui peuvent être des agencements collectifs d’énonciation.
Bref, tout commence par le dehors, tout commence « par le milieu ».
Il est vain de chercher un point fixe originaire. « Ne faites jamais le
point », dit Deleuze. Nous n’avons affaire qu’à des multiplicités, et les
unités qui composent ces multiplicités sont des singularités
« nomades » qui s’agencent selon des mouvements de devenirs
consistant à se « déterritorialiser », à se laisser entraîné, basculé
jusqu’à la limite de son territoire, jusqu’au voisinage d’une autre
singularité. L’exemple le plus parlant est fourni par le devenir orchidée
de la guêpe et le devenir guêpe de l’orchidée (cf. texte 2, feuille B,
tiré de Dialogues avec Claire Parnet). La multiplicité a lieu dans le et
de « la guêpe et l’orchidée » qui fait « filer les
relations hors de leurs termes »: l’une ne devient pas l’autre, elles ne
se trouvent pas prises dans une relation d’inclusion (A est B) ou
d’inclusion dialectique (A s’oppose à lui-même sous la forme de B, puis revient
à lui-même, enrichi par son aliénation dans B, en s’identifiant à la totalité
AB).
Mais, insistons là-dessus, le plan d’immanence n’est nullement
un champ de forces purement naturelles ou spontanées. Il ne se confond pas avec
la nature. De même, lorsque Deleuze fait l’éloge du concept de vie,
ce n’est pas en des termes vitalistes ou biologiques. Il ne s’agit pas de
retrouver les hypothétiques forces brutes de la nature et de s’y soumettre. La culture
, de ce point de vue, est-elle autre chose que l’ensemble des règles que l’homme
invente, et qui ne sont ni inscrites dans la nature ni inspirées par elle?
Le plan d’immanence est constructiviste, tout comme le désir (notion
qui est au coeur du spinozo-nietzschéisme de Deleuze), qui est une puissance
d’affirmation créatrice, produisant un réel auquel il ne préexiste pas, se
produisant en même temps que ce réel.]
5. Sujet=champ transcendantal?
Pour autant, le champ transcendantal objectif est-il synonyme de
champ transcendantal sans sujet? C’est la question qu’il nous
faut maintenant reposer. Nous avions suggéré que l’idéalisme de Kant opérait un
tournant en direction d’un réalisme radical, ce qui ne se laisse pas supposer
immédiatement dans l’idée de révolution copernicienne, mais qui se laisse
concevoir une fois qu’on a saisi que le sujet auquel on revient comme
centre, instance solaire, est lui-même décentré, excentrique.
Ce sujet, auquel on revient avec Kant de façon telle que c’est en lui
que l’on va explorer les conditions de toute connaissance possible, nous
l’avons décrit comme étant déjà constitutivement un mixte de dedans et de
dehors, d’empirique et de transcendantal. Cette formule: « un être tel
qu’on prendra en lui connaissance de ce qui rend possible toute
connaissance », c’est précisément la définition que Foucault donne de l’homme
comme doublet empirico-transcendantal, à la fois sujet et objet
de la connaissance, juge et partie. Cette notion de « doublet », nous
la valorisons positivement comme l’entrelacs en deçà duquel il ne nous semble
pas possible de refluer. Pour Foucault par contre, et à l’instar de Heidegger,
la constitution de l’homme comme instance de la subjectivité semble lourde d’un
arraisonnement, d’une mise au pas, d’un assujettissement. D’où l’anti-humanisme,
pour le dire très vite, de ces deux philosophes et leur valorisation commune du
langage, instance anonyme où se déploierait la vérité de l’être comme
jeu incessant de donation et de retrait, comme événement, autrement dit. Pour
le Foucault des MC aussi bien que pour le « deuxième »
Heidegger, le langage constituerait ce champ transcendantal objectif pur ou
purifié, qui creuserait en deçà des représentations subjectives et libérerait
en la dévoilant l’indétermination de notre rapport avec le monde. Il faut noter
cependant que chez Foucault, c’est surtout une exigence éthique qui semble au
fondement de son anti-humanisme. Pour reprendre une expression qu’Althusser
appliqua à la fin de sa vie aussi bien à sa propre pensée qu’à celle de
Foucault: « [personne ne voulait reconnaître que] l’antihumanisme
théorique était le seul à autoriser un réel humanisme pratique ».
En dénonçant l’assujettissement des individus dans des procédures
disciplinaires de constitution de soi comme objet de discours et de pratiques
de maîtrise (constitution du sujet malade comme objet de la médecine,
constitution du sujet fou comme objet de la psychiatrie, constitution du sujet délinquant
comme objet du droit pénal, etc.), Foucault inscrivait son travail dans une
optique émancipatrice, héritière de l’Aufklärung, de libération, de
dés-asujettissement des individus et des collectivités.
Si maintenant nous rassemblons tout ce que nous avons pu dire du sujet
transcendantal kantien (y compris les percées vers l’onto-phénoménologie
sartrienne) comme produit d’une intrication « indétricotable »
d’intériorité et d’extériorité, on comprendra que l’on puisse valoriser par la
notion de doublet empirico-transcendantal le paradoxe d’une
contamination indécidable de l’homme avec le monde, du monde avec l’homme, sans
que jamais ces derniers soient confondus dans une harmonie idyllique, dans une
indifférenciation primordiale. Intrication dans laquelle, pour reprendre
l’expression de Sartre, la notion d’homme ne se referme jamais sur elle-même,
mais constitue au contraire le lieu tensionnel le plus originaire dans
le domaine de ce qui peut être pensé.
C’est pourquoi, à la question de savoir si le champ transcendantal
objectif équivaut à un champ transcendantal sans sujet, nous esquissons ici
cette réponse que le champ transcendantal objectif a précisément pour nom ce
qu’on appelle homme ou sujet.
C’est à titre de sujet que le sujet est décentré, ne se fonde
pas lui-même. L’homme, pensé comme sujet, et le sujet, pensé comme le résultat
d’un processus par lequel il se conquiert comme « totalité
détotalisée », ne s’évanouissent pas dans un tel décentrement. Au
contraire, c’est le décentrement, l’espacement, la non-identité à soi qui
définissent le sujet comme tel, l’homme comme tel, et qui lui
permettent de se saisir comme devenir, plasticité, liberté.
C’est le thème hégélien de la substance devenue sujet, ce résultat qui
n’est rien sans son devenir, sans le processus qui le fait être sujet.
Le devenir sujet de la substance, pour Hegel, ce serait l’épreuve de la
négativité, l’écart par rapport à soi-même, la fracturation du pôle d’identité,
le renversement dans l’altérité. C’est tout cela qui conduit à ce subjectum,
à cette substance devenue ce que l’on nomme sujet. Une substance devenue
sujet, et non une substance originaire, inconditionnée, donnée d’emblée dans
son éternité intemporelle. Chez Hegel comme chez Kant, la notion de sujet n’est
pas évacuée au profit de « processus d’individuation non subjectifs »
en faveur desquels Deleuze plaide. L’absence d’identité à soi qui caractérise
le sujet n’entraîne donc pas comme conséquence qu’il n’y ait plus de sujet, par
définition.
On pourrait montrer (nous ne le ferons pas ici) que chez Sartre, chez
qui pourtant on trouve pour la première fois la proposition d’un champ
transcendantal impersonnel, sans je (La Transcendance de l’ego,
p. 19), l’équivalence entre subjectivité et conscience intentionnelle est
constamment maintenue. De bout en bout, Sartre revendique une philosophie de la
conscience, du cogito, fut-il pré-réflexif.
Et faut-il s’étonner que chez Jacques Lacan, qui développe
pourtant une conception de la subjectivité bien plus radicalement grevée
d’objectivité, d’extériorité et d’altérité, le concept de sujet soit
précisément revendiqué? Non pas éliminé donc, non pas évacué, mais au contraire
désigné comme l’instance symbolique vide qui doit être conquise par l’individu,
reconstruite si elle a été malmenée, voire tout bonnement construite si elle
n’a pas eu la possibilité de se former. Cette réappropriation de soi comme
unité mouvante, totalité-mouvement, cette perlaboration, ne sont
finalement rien d’autre que ce devenir sujet dont parlait Hegel. À la
formule fameuse de Deleuze, selon laquelle l’important, ce n’est pas de mettre
l’homme à la place de dieu ou dieu à la place de l’homme, mais de garder la place
vide, Lacan répondrait peut-être: la place vide, c’est le sujet,
le sujet précisément comme celui qui manque à sa place, ou qui occupe la place
du manque, de celui qui manque. Sans ce sujet qui se présente à lui-même comme
écart, espacement, sans ce sujet qui est mixte de présence et d’absence, de
dedans et de dehors, il n’y aurait pas de place vide, tout simplement. « Je
est un autre », dit Rimbaud. Comprenez: si je ne dis pas je,
je ne peux pas non plus dire l’autre, puisque le je s’indique
comme la structure vide appelée par le discours de l’autre. Il faudrait
parler longuement ici de la théorie du stade du miroir, dont nous nous
contenterons simplement de dire qu’elle montre que la possibilité de dire je
est liée à la désignation par un autre d’une image initialement perçue
comme extérieure à soi.
Si l’on accorde quelque crédit à cette idée que la notion kantienne de
sujet transcendantal serait porteuse d’une contamination de l’empirique et du
transcendantal, alors il faut soutenir ce paradoxe du doublet
empirico-transcendantal, renoncer à croire que l’on est en mesure de dépasser
son ambivalence vers l’être ou le langage. Poser l’homme comme doublet
empirico-transcendantal, ce serait ainsi se tenir à égale distance des
fantasmes aussi bien d’auto-constitution absolue que d’hétéro-constitution
absolue. L’anthropologie serait bien alors la question vers laquelle,
comme l’indiquait Kant, convergent toutes les autres questions philosophiques.
Nous n’annulerons pas le temps, l’écart par lequel se reçoit le donné
et par lequel nous nous recevons nous-mêmes. Cet écart nous définit comme humains:
nous sommes dans le monde, c’est à dire, et pas autrement, dans la rupture
avec le monde, écartelés dans le monde.
9 mai 2002