mercredi 22 août 2012

Hadewijch (Bruno Dumont, 2009)



Je dois dire que j’ai trouvé ça très mauvais, poseur, clichetonnant, pénétré de fausse profondeur, de fausse altitude, de fausses évidences, de représentations toutes faites, de schémas imposés, pavloviens, de valeurs morales réactionnaires, de dogmes, d’idéologie omniprésente, de démonstrations, de pure abstraction déguisée en pure sensation. En un mot : fumeux. Fumisterie et mystification.
Sans parler d’une forme de racisme « spontané », dira-t-on, assez brut de décoffrage. L’Arabe, il ne sait pas trop ce qui lui a pris: une pulsion, un instinct, il lui fallait absolument chouraver une mobylette. Chassez le naturel, il revient au galop. La pauvre fille milliardaire, elle, elle a d’autres problèmes viscéraux: elle veut s’unir à Jésus, ce qui l’empêche certes de s’unir charnellement à l’Arabe voleur de mobylettes. Mais quelque part, cette disjonction va permettre un détour intéressant, par le grand frère, un théologien. Un bref dévoiement de l’appel christique dans les impasses de la religion musulmane, laquelle va rapidement se révéler, comme de juste, poseuse de bombinettes et pourvoyeuse de mort.
Quel naturaliste, quel vériste, ce Dumont. Quelle finesse, quelle justesse dans la monstration du réel dans toute son évidente crudité. Et quelle expérience mystique, nom d’une pipe: à la fin, la fille est sauvée de la noyade. Par la main tendue de l’ex-taulard au corps décharné, le mec du terroir, le Nord célinien, sorte de martyr aux grands n’oeils tristes pleins d’innocence. Rencontre de Jésus réincarné parmi les humbles de la terre. Le vrai message du christianisme primitif, quoi. Quelque chose à quoi on ne s’attendait pas du tout, mais alors pas du tout. Ce n’est pas du tout un schéma convenu, une imagerie d’Epinal. Ah non ! Ne confondons pas tout: le cliché est transcendé par la beauté formelle, austériforme, qui atteint à la justesse vraie dans l’artifice. Comme quand on filme un âne qui est plus qu’un âne, presque un Roi mage quelque part, tout en restant un âne en tant qu’âne et essence de l’âne. Et c’est ça qui est beau. Et ça va nous chercher directement aux tréfonds enfouis de notre âme comprimée dans le corset des poncifs. Au delà des poncifs. Moi, j’appelle ça la grâce. Il n’y a plus qu’à se taire, et ressentir la beauté des choses, c’est tout.
Une évidence, par contre, qu’on pressentait, le côté Bernanos du bonhomme, c’est que Dumont est très à droite. Il emprunte tout son arsenal de mystique de grand bazar aux ukases de la droite spiritualiste. Avec tout son folklore du « Nord », les taiseux, les purs, les idiots, les bonnes sœurs, etc., qui sont en contact direct, non corrompu, avec la terre nourricière, branchés au suc même des éléments. Pure puissance de l’invisible. Voir l’invisible, voir avec le cœur, l’âme redevenue innocente, l’œil intérieur de l’aveugle qui voit mieux, miracle des mains nues, etc. Encore un (tout petit) effort, et il sera complètement barrésien ou maurrassien.
Dans le bonus, cet ex-philosophe catholico-bressonien, saint-innocent roué – se foutant gentiment de notre figure (si ça se trouve) – fait le procès de la philosophie (enfin la philosophie dite « rationnelle », dont Derrida nous montrera peut-être qu’elle n’est pas l’opposé de la folie, mais elle-même un affolement), et nous explique à quel point la mystique va plus loin, plus vite, plus fort, au delà des mots: c’est du senti et du ressenti, au delà de tout bazar. Oui, on s’en doutait un peu. C’était assez voyant, même si c’était purement invisible ou purement quelque chose de… pur.
C’est qu’il cause bien, le Dumont. J’en étais comme deux ronds de flan. Encore un peu, je filais fissa m’acheter l’intégrale de Nicolas de Cues dans l’édition reliée pur cuir de vachette des bocages normands. Toutes les deux minutes, il nous sort sa formule impressionnante, une sorte de toc : « et puis l’actrice est montée en grâce », « la caméra est montée en grâce », « le paysage est monté en grâce », « je suis monté en grâce ». Mais monte où tu veux et sur ce que tu veux, mon gars… « Monte là-dessus », comme disait Harold. Prends l’ascenseur céleste, tu monteras plus vite encore. Opposition rabâchée entre le concept (abstrait) et les sens (concrets), en amont l’archaïque dichotomie entre « la raison » et « l’instinct ». N’en déplaise à ce gauchiste de Deleuze qui ne distingue pas les deux, les concepts et la vie, le sens et les sens, la sensation et sa logique, le point de vue et la construction de sa perspective, et aimait le cinéma, certainement en se trompant d’objet.

C’est la position thésique de la Droite, de la vieille Droite, de la Droite éternelle: camper fermement sur l’idée de la non-idée, du non-logos. Soit la perpétuelle dénégation, par la pensée, le discours, de la possibilité même de la pensée et du discours. Il s’agit toujours d’invoquer ce qui serait au delà de la logique, du logos. Parler pour dire qu’on ne peut pas parler : c’est la tension la plus originaire, le dilemme parménidien, d’où est née la philosophie, n’importe où, il y a quelques milliers d’années. Je dis la « philosophie », je pourrais tout aussi bien dire la peinture, la sculpture, n’importe quoi : une trace. La première main imprimée dans la glaise, etc. Si la vie était sans mots, sans pensée, pure immanence, on ne se servirait pas des mots pour la dire, l’affirmer. Or on la dit, on la pense, fût-ce pour affirmer que c’est indicible, impensable, indiscutable (qui sont des mots, rien que des mots).
La mystique elle-même, que les mystiques opposent au logos de la philosophie (ou de n’importe quelle forme de discours, articulation), est l’opération d’un travail, d’une transformation – de « soi » (si on est « individualiste » ou plutôt « solipsiste » – il faudrait parvenir à distinguer « individualisme » et « solipsisme ») ou du « monde » (si on est un peu « partageur », acquis à l’idée qu’on n’est pas seul au monde). Elle n’est donc pas donnée à l’état « naturel », « brut ». Nulle part, en aucun lieu, fût-il pure intériorité. Un mensonge tenace. Le plus vieux cinoche qu’on se fait à soi-même, à guichets fermés, avant l’apparition des toiles.
Célébrer ad libitum, comme le fait Dumont, le vécu, la vie, les sens, l’action, purs, contre le langage, la réflexivité, le sens, la pensée, c’est donc un jeu de et dans le langage. C’est une construction de langage, de pensée. Le plus vieux stéréotype du monde, le plus bateau, et certainement le plus consensuellement rabâché. L’éternel appel aux sens, au réel, qui clôt toute émission de langage (corruptrice, malsaine, impurifiante).

On me pardonnera de conclure ce billet par un détour aussi bref qu’expéditif par l’histoire philosophique des concepts.
Parménide, découvrant la différence entre les choses, ou étants, et le fait de les nommer comme tels, de penser leur essence (Être ou Un), ne concluait-il pas déjà que si, par le logos, on ne pouvait ni dire ni penser autre chose que l’Essence identique à soi dans sa pureté inaltérée, tautologique, alors il fallait se taire, refuser la voie du logos, qui est un non-être, un discours tenu contre l’Être ou la Substance? Discourir sur l’Être ou l’Un, c’est donc sortir hors de l’Être ou l’Un, de la Vérité, c’est se contredire, sombrer dans l’erreur. Mais cela, il lui fallait le dire, le penser. Il lui fallait, pour refuser la contradiction, originairement se contredire. « Il ne faut pas parler (de l’Être/Un) » ne peut dès lors qu’être une affirmation fausse, contradictoire : si elle était vraie, non seulement on n’aurait pas besoin de la dire, mais encore on ne pourrait pas la dire.
Ainsi l’acte de naissance même du discours de la métaphysique, son « premier moteur », furent sa contradiction première, tensionnelle, qu’elle n’a eu de cesse depuis de résoudre, annuler, recouvrir, oublier. Le grand projet de toutes les métaphysiques étant précisément, dirait Derrida, d’en sortir, de la métaphysique, d’en finir – en tant que discours – avec tous les discours.
Cette contradiction et ce paradoxe sont pourtant insolubles, insurmontables. Ils engagent ce que Derrida nommait la clôture de la métaphysique, sa « finitude » : à l’origine, il n’y a que la différence, le retard, la trace, et c’est cela qu’on nomme « logos », ou « écriture », archi-écriture – qui ne seraient pas simplement ou uniquement  l’opération d’écrire, avec des signes, mais l’expérience même de la dispersion originaire de toute présence (« immédiate »). Ce qu’on appelle aussi le temps, qui est aussi le nom de l’espace : espacement.

Aussi ce retard ou cette différence originaires sont-ils la condition de possibilité même de ce qu’on nomme la Droite, pour en revenir au problème de ce film : la Droite comme métaphysique et comme politique. A quoi reconnaît-on une métaphysique-politique de droite ? Précisément à ceci qu’elle ne cesse de réitérer la contradiction « parménidienne ». A ceci qu’elle entend imposer, de force, par la force, celle de « l’évidence » bien sûr, mais pas que, l’idée de la non-idée, l’idée que l’Être est là, magiquement, tout seul, vécu, pur, immédiat, tautologique, sans aucun logos pour le dire.
C’est le destin de la métaphysique, dirait encore Heidegger, que de se constituer, dans l’oubli de l’onto-logie, oubli de la différence entre l’étant (ce qui est) et la question, que pose le logos, de l’Être (qui n’est rien d’étant), comme onto-théologie de la Substance, soit ce retour à un fond pur, hors de ou en deçà du logos, Nature ou Esprit.
La nature, toute seule, perçue par absolument personne, ou du point de vue sans point de vue, celui de Dieu, régie par ses seules lois (sélection, adaptation, prédation, etc), ou maman Gaïa, que sais-je, est peut-être « de droite », vilaine, sans cœur, et tout ça. Mais c’est l’homme qui le dit, ça, quand il essaye de penser la nature, quand il bâtit le concept de « nature », quand il ne cesse d’adosser la pensée à l’impensé qui fait penser.