Affichage des articles dont le libellé est spectateur dans tous ses états (le). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est spectateur dans tous ses états (le). Afficher tous les articles

mercredi 23 décembre 2009

View master model D




Quand j'entends tout le battage orchestré autour de Avatar, le dernier James Cameron, je me marre doucement et sous cape.
Du point de vue très extérieur où je me situe, il est vrai qu'un phénomène du type "avatar", je l'envisage plutôt du côté de certains jeux vidéos immersifs (et j'en suis resté à la PS2), qui sont pour moi une passion visuelle avant tout, la dimension ludique étant dans mon cas localisée dans le fait d'agir de telle façon que je puisse contempler davantage.
Il m'a suffi de quelques plans, de quelques images, pour immédiatement identifier, comme beaucoup, des textures, des propositions de mondes, des environnements et des créatures déjà expérimentés, exploités, avec plus d'imagination et moins de mauvais-goût.

Pour ce qui est des "contenus" et des "messages" universels à "méditer" autant qu'à "éprouver", y a bien longtemps que je ne cherche plus en ces domaines matière à faire jaillir du chapeau d'la tête des "donations à penser" ou "associations" aussi remarquables qu'ébouriffantes, si tant est que je l'aie jamais cherché (et franchement, si je voulais m'adonner à ce genre d'exercice, je jouerais au cluedo, ou à la bataille navale, mais les jeux de société, ça me fatigue et ça m'emmerde).
Je me suis maté hier "tuez Charley Varrick", un (bon) Don Siegel de 73 (très à part de la veine "dirty harry"), et bien j'ai ressenti dans ce truc fait avec deux bouts de ficelles 50 fois plus de "pensée", je dis bien au sens "philosophique", que dans toute l'œuvre de James Cameron. Et j'aime bien James Cameron, c'est pas le problème.
Attention, mon propos n'est en rien réactionnaire. C'est juste la proposition commerciale de Cameron & consort qui l'est, réactionnaire, flattant la nostalgie du spectacle collectif et du rite de la salle retrouvée (voir plus bas, et je ne parlerai pas ici de l'emballage idéologico-spiritouwel, l'attendue scie musicale d'éco-rebirthing désanthropologisant où maman-Gaïa est finalement la seule créature native aimable ici-bas. C'est tellement opportuniste et redondant que Cameron est sans doute dans l'affaire celui qui y croit le moins. Ou alors il y croit autant que Yann Arthus-Bertrand de la Pompadour et rien que pour ça je débourserai pas un kopeck). 

En dehors de ça, je suis acquis quasi de toute origine à l'immersion dans les mondes virtuels, au rapport fondamentalement technologique, supplétif ou prothésique de l'homme à ce qu'on nomme "la vie" ou "le réel". "La vie" dont on parle ici n'étant pas une "entéléchie" impondérable se manifestant "par soi" hors des champs de représentation et de fiction qui la mettent en scène. Tout dispositif de vision (dès la première figure imprimée dans la glaise) est une fiction productrice de vie comme représentation - fiction non pas à comprendre comme faillite du réel, mais comme invention permanente des conditions par lesquelles ce "réel" se manifeste pour nous. Le "réel", la "vie" ne sont pas localisables autre part que dans le mouvement par lequel les œuvres les produisent, selon des agencements et des logiques qui leur sont propres, avec des stratégies, des formes, des processus, des scénographies hétérogènes, situées dans une époque, un espace donnés (classique, baroque, fantastique, réalisme, onirisme, etc).
Le "naturalisme" lui-même étant une stratégie, la composition d'un cadre qui rendra possible l'expérience de la "vie", du "réel" à l'intérieur de l'économie qui lui est propre, et ce n'est ni ne sera jamais "la vie" ou le "réel" tels qu'en eux-mêmes, approchés au plus près et avec le moins de médiation possible (un Cassavetes ou un Pialat, dont le travail était fort différent, considéraient que le naturalisme n'existait pas sinon comme processus de mise en scène).
A cet égard, les controverses de type "Vallaloïd" pour tenter de déterminer quel type de cinéma "exprimerait" le mieux "la vie" ou "le réel" ont toujours été caduques et transies de la nostalgie réactionnaire de ce qui n'a jamais eu lieu. Y a des œuvres réussies et des œuvres ratées, et qui survivent ou ne survivent pas aux configurations socio-géo-historiques qui les ont rendues possibles à un moment x ou y.
Non, en vérité, je vous le dis: visuellement, graphiquement, sonoristiquement, poétiquement, dramaturgiquement, émotionnellement et métaphysiquement, le plus bel univers virtuel jamais conçu dans le domaine de la création numérique, c'est le jeu Ico de Fumito Ueda (et vraisemblablement son Shadow of the colossus, que je ne suis malheureusement pas encore parvenu à me procurer). Ça, je pourrais en parler pendant des heures (je me fendrai peut-être d'un billet, un jour), mais on est loin des courses à dos de dragon aux rayures mauve-violet à fantasia-land sur fond de mix-reloaded à peine masqué de Pocahontas, de "danse avec les schtroumpfs" et de SF des années 50 (en l'occurrence "call me Joe" de Poul Anderson, puisqu'il paraît que...).

Cameron, y révolutionne rien du tout, à mon avis. Il transpose, tant bien que mal, une somme finie et récurrente - voire déjà obsolète - d'expériences spécifiques aux jeux-vidéos, mais ça n'implique strictement aucune forme de "mutation" par rapport à une soi-disant essence du langage du cinéma (matérielle ou idéelle). Excepté bien sûr la vaste et notable opération marquetaingue consistant à induire en chacun le désir brûlant de réinvestir toutes affaires cessantes les complexes de ciné désertés et transformés en salles des pas perdus. Mais le mec qui réussira à me faire asseoir à nouveau sur un strapontin à l'heure de la sieste n'est pas encore né, et surtout, surtout, personne me forcera à enfiler une paire de bigorneaux monochromés et ridiculement hype, qui me donneront la sensation insupportablement humilante d'être un mouton de panurge se ruant sur le pasteur à l'heure de la tonte.

Sans compter un certain sentiment de la solitude résidant dans le fait de sortir de "chez soi" pour aller s'immerger dans un box ou caisson d'isolement juxtaposé à d'autres caissons d'isolement. Un sentiment d'autant plus exacerbé qu'on est censé se trouver spatialement au milieu des autres,  avec qui on "partage" un voir en commun projetant chacun hors de lui-même. Il y a quelque chose d'indiciblement mélancolique à se projeter solitairement hors de soi dans un lieu public où chacun se rend dans le même but. Finalement,  Cameron invente peut-être bien un nouvel usage des salles de cinéma adapté au lien social contemporain: une enfilade de cabines de peep-show individuelles dont on aurait abattu la cloison. Parce que la cloison, désormais, elle est partout et nulle part. Enfermés dehors, dirait Dupontel plagiant Blanchot commentant Foucault. Proposition solipsiste de privatisation sensorielle que maximalise la fonction isolante et immersive des lunettes 3D. A ce compte-là et à moindre frais, je préfère me sentir isolé des autres en restant tout simplement "chez moi". Du moins n'aurais-je pas ce remords, ce regret d'une occasion existentielle et sociale manquée, car rien n'est au fond plus triste que de quitter l'espace solitaire et privé de son salon et de sa télé pour le retrouver au dehors, en plus privé, solitaire, cadenassé. Fut-ce pour jouir de la sensation que je pourrais quasiment toucher la carrosserie du vaisseau spatial et m'emparer au sécateur du plant de tulipes se balançant avec indolence sous mon nez.

C'était d'ailleurs un peu pour tout ça que je n'allais déjà plus au cinéma.
Selon mon expérience et mes observations passées, la plupart des gens se rendant de nos jours dans une salle de cinéma investissaient déjà cet espace juste comme une simple extension physique de leur salon personnel, de leur bulle privative: une annexe, un couloir, un corridor supplémentaires, dans lesquels on transporte ses propres habitudes privées.
Surtout les couples. Rha, je supporte pas les couples assis dans un cinéma. Y déballent en plein milieu du film leurs innommables sachets en papier qui crissent interminablement jusqu'aux tréfonds de mon  âme endolorie, et desquels ils sortent leur portion-tupperware de salade de riz à la vinaigrette, la bibine, le décapsuleur, quand ce ne sont pas des pilons de poulet sauce curry enveloppés dans de l'alu. Je comprends pas qu'on ait pas encore prévu pour chaque banquette un espace réchaud à gaz pour faire crépiter les grains de maïs. Pis après on a droit, passés les rots de contentement digestif et le repliage consciencieux des emballages chuchotant ad libitum, aux grognements communicationnels monosyllabiques relatifs à leur vécu spontané du moment, précédant généralement d'interminables échanges de mastications interlinguales affreusement mécaniques, constituant le prélude sonore et aquatique d'agapes festives dont la séance n'était qu'un pousse-au-train. Plus jamais je n'intrusionnerai chez des gens qui ne m'ont même pas invité à passer la soirée chez eux; déjà qu'en temps normal, c'est à dire très rarement, et même avec une invitation, je décline poliment. Et si malgré tout je me retrouve pris au piège, je m'attarde le moins possible. Entre l'enfer des papiers qui chuchotent et l'enfer du caisson à oxygène, je ne sens pas mon cœur en mesure de balancer.



Pour en revenir à Avatar, lesdites "nouvelles générations" qui iront consommer de la 3D ne seront pas différentes de celles qui consommaient de la 2D dans l'univers geekie-neuneu de Star-Wars et du Seigneur des anneaux. Dans ces domaines, c'est toujours et ce sera toujours une forme d'imaginaire, de poétique, de thématique, de musique, de pensée "Walt-Disney". C'est fou d'ailleurs comme ce qu'on présente comme des jalons marquants dans l'industrie cinématographique de "loisir" se caractérise surtout par une forme de piétinement, de sur-place obstiné, infantilisant et ringardisant, exactement comme si on refaisait "Blanche Neige au pays des 7 nains" 350 fois de suite. Et honte à ceux qui n'ont pas gardé leur putain de merveilleuse âme d'enfant au n'œil écarquillé se collant sur la non-vitre, avec la bave qui coule le long de la commissure des lèvres et tout.
Et à côté de ça, lesdites "générations futures" n'iront pas plus voir un film de Straub & Huillet, par exemple, que les anciennes. Les conditions de possibilité et de réception d'un "Straub/Huillet" ont toujours été, sont toujours, et seront toujours minoritaires.


Je pense soudain à Godard, quand il se plaignait amèrement, dans une conversation avec Woody Allen - souscrivant à ses vues - : les gens qui regardent les grands films de cinéma sur une petite télévision, c'est une sorte d'assassinat de l'art et de la pensée. Sans compter qu'on est obligé d'interrompre les pubs pour insérer des spots de films dedans.
Plus tellement aujourd'hui, certes (sur les chaines traditionnelles de notre paysage télévisuel, ça n'a jamais vraiment été le cas - au point des chaines américaines du cable, reconnaissons-le). Et sans parler des dvds. Qui achèvent de désacraliser l'Art.

Où est le passé le bon temps, le temps du sacré, quand Werner Herzog marchait jour et nuit, par monts et par vallées, pour aller assister, les pieds en sang, à la projection d'Andrei Roublev, avant de bouffer les lacets de ses godasses en hommage à Chaplin?
 
Rappelons le dogme godardien, prisé par tous les défenseurs de la haute-culture:
    
 la télé, c'est une carte postale.

Si je regarde un Rembrandt sur une carte postale, je regarde pas un Rembrandt, je regarde une carte postale de Rembrandt. Si je veux voir un Rembrandt, je vais au Stedelijk museum d'Amsterdam. Bon, j'y ai été, à Stedelijk, une fois, quand j'étais petit. J'y peux rien, j'ai préféré la carte postale.

Les gens savent plus regarder, y consomment juste. On est dans le règne du "visuel", disait Daney, le fils du cinéma, le gardien du temple: on a tué l'image. On peut plus s'identifier à Cary Cooper. C'est ballot. A la place, on a David Pujadas, et on pense à "Psychose".  
 
Tiens, y paraîtrait que regarder "Citizen Kane" ou "2001" sur un petit écran, c'est "criminel". Mince, je ne les ai jamais vus autrement. Notons la ruée d'un nombre hallucinant de personnes, et pas que des yuppies, sur les écrans géants, lcd ou plasma, plus grands même que pas mal d'écrans de cinémathèque.
Oui, mais le rite, alors, la communion, le voir en commun? On en fait quoi? Naissance d'une nation, La ligne générale, Napoléon, Les dieux du stade? Le peuple en marche, la toile géante, puissance et masse, l'Histoire, la Révolution. La naissance du cinéma, intimement liée à la représentation du peuple-un comme masse en mouvement regardée par une masse mobilisée et une. Sans parler de l'extinction progressive des pellicules 35 millimètres. Non, je dis, dieu est mort, l'art est mort, l'homme est mort, la culture est morte, bouffée par Tricatel.  
Tout va à vau l'eau, c'est la débandade, la dispersion, et internet qui liquide tout, même la médiathèque, obligée de solder à la criée les compétences de ses spécialistes, de ses conseillers en culture, sans qui personne ne sait plus s'orienter dans les œuvres, distinguer la merde et le caviar, ce qui abrutit et ce qui élève. Horreur: l'intégrale Guy Debord livrée en pâture à la consommation-discount, disponible pour pas un rond (si, avec la nouvelle formule "location à volonté pour un forfait mensuel de 20 €), en tranches de fish-sticks surgelés. Et ça fait beaucoup mal aux cinémathèques de quartier, et aussi à l'industrie de la création cinématographique. Y a déperdition de la valeur, quelque chose de l'essence essentielle s'est perdu.
Y a plus d'humbles artisans, sauf Philippe Garrel et Pedro Costa, et où sont passés la magie de Méliès, les sièges de l'Alcazar? Et retrouvera-t-on l'innocence première perdue, l'événement dévoilé des frères Lumière?  Rho, c'est fini tout ça. A pus. Mort du cinéma. Et le socialisme ne va pas bien non plus.        
Pour ré-insuffler un peu de vigueur dans l'hypothèse communiste, et rendre la monnaie de leur pièce aux salauds, aux ordures, comme Léon Bloy nommait les plaisanciers du Titanic, ceux qui ont tenu salon philosophique sur un paquebot-Ferry de luxe, on va un peu méditer sur tout ça dans le prochain film de Godard ("socialisme"). En compagnie de Badiou, même si Badiou trouve que Godard donne un peu trop dans le mélancolisme, et c'est vrai qu'il est de plus en plus sépulcral et cavernicole. Cependant, ça promet d'être intéressant.

Espérons que Zizek ne soit pas de la partie, sinon ça va tourner à batelage de cirque (mais pas fellinien). Zizek a autant de rapport avec l'hypothèse communiste que Lacan avec Jean-Marie Bigard, et il est beaucoup moins drôle. Même si sa thèse (glossolalie prolixe) sur Hegel fut dirigée par Jacques-Alain-Miller (glossolaliste constipé), gendre de Lacan, et même si les meilleurs sketches de Bigard ont en partie été écrits par Gérard Miller, frère de Jacques-Alain. Et tout ça en dépit du glamour, pour faire la nique à BHL, des mannequines argentines.

 



















("Il est permis de ne pas jouir")


(Son ex-épouse faisait plus sérieux, avec sa thèse sur "la notion de pouvoir dans l'œuvre de Foucault". Une problématique bien délimitée, pour une dissertation doctorale. Même dans les mémoires de masters, on refuse des sujets aussi précis que "la notion d'être dans l'œuvre de Heidegger" ou "la portée de la notion d'Idée chez Platon", voire "le concept de philosophie dans l'histoire de la pensée")
      

Mais ne perdons pas le fil. Je reviens sur cette affaire d'Avatar, et  je signale quand-même à tout hasard, pour les plus jeunes de nos cinéphiles, que dans le domaine de l'image fixe en 3D, un des plus merveilleux jouets de notre enfance fut le view-master. Alors qu'on vienne pas nous faire croire des trucs.
Aujourd'hui, on ne trouve quasiment plus que le modèle rouge en plastoque. Et encore, je suis même plus sûr qu'on en fasse encore. Et les diapo-disques genre "fisher price",  attention, c'est d'la daube: les diapos ne sont plus composées à partir de tableaux miniatures spécialement conçus, composés et fabriqués pour être véritablement matés en relief. Je préfère prévenir.



















[modèle J (1974-1996)]
















[modèle L (1977-2009)]


























[exemple de diapo-disque douteux prenant l'amateur éclairé pour une truffe]


J'ai conservé le modèle L (cheapos, mais plus pratique à emporter, quand je me déplace pour un symposium ou quoi) et surtout le modèle D (commercialisé de 1955 à 1974), le noir, lourd, en bakélite avec composants en métal, molette de réglage, ampoule et logement pour les piles (placés à l'intérieur). Et y fonctionne impec. Je crois que ce genre de modèle était exclusivement fabriqué aux States et, bizarrement, en Belgique.
Le modèle D possédait deux particularités remarquables: outre le light-view, donc (mettant en valeur les profondeurs de champ, les textures et les jeux de lumière par un procédé unique et très sophistiqué de diffusion interne lumino-centrifuge à ampoule incandescente réfractée par un cache incurvé, et non par simple visée d'une source externe), un réglage du focus agissant directement sur un jeu de lentilles à loupes renforcées, offrant ainsi un cadre de vision plus large que le viewer ordinaire:







































(matez voir un peu l'évolution des différents viewers, c'est moche quand-même la dégradation du design et du matériau)


Je recommande particulièrement les disques "Sawyers" et "Gaf" d'origine. Présentés dans des petites pochettes taille cd parfaitement ergonomiques, incluant un livret et un étui, et pouvant se transporter aisément n'importe où, que ce soit sur le lieu de travail, en balade ou à la plage.
La conception des vignettes y demeure inégalée, puisque ce n'était pas seulement un "transfert" stéréoscopique pauvre à partir de prises de vue préexistantes (prélevées dans des films ou des dessins animés), mais le fruit d'un processus de prises de vue exclusif, exécuté dans des studios dédiés, avec une minutie digne des ingénieurs de la NASA, et pour un rendu à tomber par terre.  























Ces diapo-disques conçus de A à Z pour le viewer étaient ainsi soigneusement élaborés à partir de figurines en argile sculpté puis peint, d'une expressivité déconcertante (et après ça, on  vient nous tanner le jonc avec le bidule pathétique de la "motion capture", avouez qu'y a des limites au  foutage de notre figure, quand-même) placées dans des "dioramas" – décors conçus pour le viewmaster - fabriqués à la main (avec du feutre, du carton, de la crinoline, de la poudre, du papier translucide, de la glace pilée, que sais-je encore), enrichis de moult miniatures patiemment rupinées avec un souci du détail et une abnégation jouxtant la pathologie clinique, depuis le set de théières en porcelaine calligraphiée aux toits de chaume en poutres apparentes.
















L'ultime conception de ces images me reste à ce jour mystérieuse, à l'instar des SFX de Douglas Trumbull pour 2001 l'odyssée de l'espace. Je ne parviens tout simplement pas à saisir comment on pouvait rendre une vague ou un nuage en 3D avec un tel degré de "surréalité" (bigger than life), des jeux de transparence et de lumière proprement sidérants. Ah on avait l'respect des mômes en ce temps-là, bordel de nom de dieu.


























































































"Little mermaid". Un des plus anciens, attention, pas mon préféré - de loin, pas très représentatif non plus des possibilités fascinantes offertes par ce procédé, mais en tout cas un des plus cameroniens. Vise moi un peu c'te vague, là. On dirait du "pas réel" fait avec du "pour de faux"; ça ressemble à tout sauf à une vague. C'est pas que ce soit une "imitation" de vague, c'est au contraire une pure invention de la vague comme artefact, une frise glacée, en apesanteur. C'est ça qu'est complètely crazy, et c'est justement ça qui à bien y songer fascine le plus dans les images de synthèse. Particulièrement cette "tridimensionnalité" reconstruite par le cerveau, par compensation d'un décalage ou d'un déphasage entre deux plans, que l'œil ne peut structurellement tolérer ou assumer sinon en créant la machine scopique rendant possible le "phantasma" - la vision de l'impossible en tant qu'impossible. Parallèlement, le processus même de la musique comme phénomène de temporalisation spécifique, puisqu'on parle de déphasage et de rephasage (évidemment je pense à Steve Reich), qu'est-ce d'autre finalement sinon la production de séquences sonores subtilement disjointes et rephasées par l'oreille tissant les motifs psycho-acoustiques qui les relient? C'est la fonction de l'art, de tout temps. C'est à la fois très simple et très compliqué, comme disait le capitaine Haddock.

Le cinéma tridimensionnel, qu'est-ce sinon l'émerveillement de voir quelque chose qui par excellence est impossible à voir dans le "réel", une pure production de l'esprit se matérialisant et suscitant pour cette raison même la fascination d'expérimenter un "cercle carré" ou toute autre contradiction/hallucination perceptive et plus généralement sensorielle? Il ne s'agit donc nullement de "renforcer l'impression de réalité", comme on l'entend dire partout à propos de la 3D, et si tant est que cela signifie quelque chose, mais au contraire de jouir du simulacre en tant que tel: tant l'effet que le plaisir sensoriels recherchés consistent à redoubler, magnifier, exhausser ce qui est vu, et qui, sans cet artifice, ne livrerait pas l'illusion d'un impossible-possible, excédant les limites physiologiques où la vision binoculaire s'inscrit. Mieux: c'est le processus de la vision elle-même qui se trouve  ainsi mis en scène, sensuellement réfléchi, érotisé. Une des grandes réussites - parmi d'autres - des studios Pixar est justement de matérialiser ces créatures dodues qui ressemblent davantage à ces figurines en latex de notre enfance, objets de désir que l'on palpe, presse et mordille inlassablement, à proportion même de leur irréalité, de leur statut de "fétiches" ou de représentants, car c'est de la médiation elle-même dont on s'entiche. Le désir amoureux, et particulièrement érotique (et je ne suis pas de ceux qui  les dissocient) n'est-il pas l'hallucination suprême, la première et la plus imbattable usine à fabriquer des hologrammes? Un des diapo-disques les plus réussis sous cet angle, c'est le "livre de la jungle" dont les figurines d'argile et les espaces en 3D sont presque plus hyperréalistiquement synthétiques que les  mondes poupards de Pixar qualifiés à juste titre de "digitaux".

Évidemment, pour bien se rendre compte ici de l'effet de ouf total, faut le voir en diapo, en stéréoscopie, et avec les jeux de lumières. Forcément. Sinon, on ricane. Et j'en vois qui ricanent. Les pauvres. Y savent pô. Tant pis pour eux pis c'est tout. 
Bon, ils n'ont pas eu le temps de développer et d'exploiter la branche hardcore et nu artistique, et c'est bien dommage. Peut-être que ça se vent à prix d'or et sous le manteau en Arkansas ou dans le fin fond du Lichtenstein, enfin dans ces contrées primitives où la main du serpent s'aventure rarement à poser le pied (selon une formule lancinante - qui n'est même pas de moi mais que j'ai fermement l'intention de replacer régulièrement en toute occasion, et ce jusqu'à mon dernier souffle), et où la chair est triste parce qu'on manque de magasines à lire. Mais nul doute qu'à l'âge tant vanté du numérique, cette technologie aussi ingénieuse que ravissante gagnerait à être réinvestie pour le plus grand bonheur des fétichistes scopiques (la fabrication des view-masters a été abandonnée officiellement et définitivement en juillet 2009, clairement sous la pression de Cameron redoutant la concurrence, je vois pas d'autre hypothèse).
Y avait aussi les "projecteurs" - ça j'ai hélas jamais eu l'occasion d'expérimenter - :    
































N'est-ce pas un objet fondamentalement et inexorablement beau?

Tiens, un lien avec quelques infos sympas concernant les concepteurs les plus notables dans le domaine: Florence Thomas, Joe Liptak, Martha Armstrong, inoubliables, bien sûr, et pourtant oubliés, et je suis sûr que ces noms me sortiront de la tête aussitôt cette notule postée. C'est scandaleux.

Un autre chouette lien, pour les mirettes, proposant quantité de belles photographies et une riche documentation visuelle sur l'objet, son environnement, les disques, les diapos, les pochettes, etc, ici.


Bref, si vous connaissez pas ça et si vous aimez le monde de l'image, alors pour sûr il vous manque quelque chose. Pour Noël et compagnie, faites donc les brocantes, mais couvrez-vous bien, car on se tétanise le scrotum ces jours-ci. Surtout le dimanche, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne.

samedi 10 octobre 2009

"J'attends de voir pour me faire ma propre opinion", ou le spectateur dans tous ses états (part. 1)



Le spectateur-critique a vu, finalement.
Et il a vu ce qu'il attendait, c'est à dire pas grand chose. Et nous parlant de ce qu'il a vu, on comprend mieux, surtout, ce qu'on comprend un peu partout chaque fois que quelqu'un nous parle du film qu'il a "vu": qu'il parle très rarement d'autre chose que du dispositif qui commande sa vision à lui.

Toute une série de prédicats essentiels, au sens d'essentialisant, dont l'agencement ou la concaténation relèvent souvent de combinaisons accidentelles, incongrues, hasardeuses, et qui détermineront le cadre de son expérience de vision.
Dans le cas de figure, on a un discours du type: "c'est d'une lenteur insupportable, paresseuse, qui tue toute action, le comble pour un thriller !" ou encore, à rebours: "sous prétexte de détourner le genre par une esthétique auteurisante (cad: long, chiant, etc), ils aboutissent à un objet bancal, putassier, opportuniste", etc etc. Enfin, ce genre d'argumentation pré-digérée, quoi. Une véritable grammaire capable de dire tout et son contraire en se payant exclusivement des pauvres mots de ses émotions si riches.
Voilà: une essence prédicative du "thriller", à partir de laquelle l'expérience est déçue, insupportable, et convertie en jugement: ceci est nul, ceci est un navet, ceci est puant, ceci est une merde.
Je prends un exemple grossier de distorsion perceptive, mais faut bien voir que ça opère généralement à travers des tropismes bien plus imperceptibles, et j'imagine tellement bien Nathalie Sarraute en faire un "fruits d'or" bis (vertigineux démontage des arcanes de la réception critique, "littéraire" en l’occurrence, mais pas seulement).

La prédicamentation ou prédétermination du cadre empirique, expérenciel ou sensoriel joue évidemment dans les deux sens (admiration-détestation, en passant par la tiédeur indifférente et ratiocinante), et partant du réquisit communément admis que la soi-disant "auto-affection" de la réception est la juste mesure, on témoignera avec la même conviction, indiscutable, ou souffrant difficilement d'être discutée, en faveur du caractère proprement ineffable et intransitif de l'émotion qui a été vécue là: c'est sublime, bouleversant, etc.


C'est quand même bizarre, sur l'ensemble des sites consacrés à "témoigner" de sa passion pour tel ou tel film, mais aussi dans les revues "spécialisées" (selon le processus de légitimation bien connu), on ne mentionne quasiment jamais les conditions concrètes de réception qui déterminent, influencent, l'expérience concrète de la vision elle-même.
On oublie toujours quasi-spontanément que se juxtaposent et se déroulent parfois, à partir de causes purement accidentelles, des chaînes de "ressentis" véritablement faussés. Justes mais faux, c'est possible, oui.
De véritables erreurs de "logique", relevant du syllogisme, et spécialement du sophisme. Il y a une logique de l'émotion, il y a des aberrations, des distorsions de la perception, qu'on croit ineffables et d'autant plus ineffables qu'elle se fondent sur le solipsisme souverain d'une réception non médiate s’autorisant toutes les aberrations, non située dans l'espace et dans le temps. Mais on devrait pourtant pouvoir quand-même considérer sa genèse. Sauf à ériger le droit de divaguer en un droit imprescriptible (et il est vrai que dans le règne de l'opinion, desipere est juris gentium - c'est un droit des gens que de divaguer).

Car la vision d’un film, ça peut être parfois proche de la sidération d’un rêve, mais c’est quand-même le rêve, objectivé et articulé, d’un autre, ou doté d'une autonomie et d'une cohérence objective (sauf si, pour des tas de raisons, ce n'est pas maîtrisé: mais ça sort du problème. Distinguons provisoirement, par souci didactique, les problèmes, on se préoccupe ici des conditions de réception) .

C'est quoi une émotion juste?
Juste une émotion?
On peut être sincèrement ému par un truc abject et révulsé par un truc magnifique.…
Dans une même configuration géo-historique, ou des configurations différentes.
On peut mettre ou recevoir de l'émotion dans un truc qui en est dépourvu ou vider de toute émotion un truc qui en est plein. Sur des bases programmatiques (décrets, manifestes, injonctions, recognitions, déclarations, confessions, rites d’initiation ou d’intégration, etc). De véritables jeux de langage, des régimes de phrases, dont on peut être le joueur autant que la proie, y compris dans le leurre d'une réflexivité critique qui elle-même fait partie d'un jeu de langage déterminé (on met de la dialectique dans ce qui n'est pas dialectique, on met du non-dialectisable dans une dialectique, du fermé dans de l'ouvert, de l'ouvert dans du fermé, de la morale dans ce qui en est dépourvu, de la gratuité esthétique dans ce qui est surchargé de valeurs politiques ; on interprète subrepticement une description comme une prescription, une prescription comme une description, on prend une métaphore pour un symbole, un symbole pour une métaphore, etc etc).

Ça dépend de tellement de choses (et notamment du "style de vie" que l'on mène, ou qu'on imite, on qu'on voudrait imiter, ou fuir, ou exorciser, d'un habitus social, etc) sur la base desquelles ne peuvent circuler, s'échanger, que des malentendus, des malvus et des maldits, des sidérations partagées.

Concrètement, ça peut dépendre de mille choses, imperceptibles, autant de micro-déterminations, de micro-climats internes produits par des effets de langage, descriptifs ou prescriptifs, des énoncés qui "informent", qui "performent" la vision.

Je peux "croire" très sincèrement, informé par une série de facteurs subliminalement engrammés autour de moi et que je vais plaquer sur l’objet, que ce que je suis en train de regarder est une "comédie", alors que ça ne l'est pas. Ça infléchit toute ma perception: je m'attends à rire ou à sourire, et en fonction de ça, je suis déçu, je m’ennuie, pire, je souffre…

 Sinon, je peux dire aussi que "the cutter's way" d'Ivan Passer, en tant que western-spaghetti, ça manque de rythme, les gags tombent à plat, et le héros échoue dans son imitation de Jerry Lewis. Et j'm'excuse, mais "le désert rouge", dans le genre SF post-apocalyptique, ça m'a pas convaincu, les aliens sont pas crédibles et l'abri anti-atomique ressemble à un tambour de machine à essorer. Quant à "Hellraiser", je suis pas rentré une seconde dans ce pseudo-reportage sur les bergers de Haute-Savoie plein de tics naturalistes. Dans ce registre j'ai franchement préféré "Perceval le gallois", qui lui au moins ne se prenait pas au sérieux et nous disait quelque chose sur le déclin de l'industrie lainière (bien qu'il me semble un peu trop pompé sur "sacré graal", avec plus de moyens et des feintes à deux balles limite Michael Bay). Pour les Straub, je rejoins assez l'avis de buffy666: une cascade toutes les 45 minutes (et encore, quand je dis cascade, c'est plutôt un cumulet, comme on dit chez nous, et même pas en situation), non faut vraiment qu'ils arrêtent de se prendre pour Paul Greengrass. Pareil pour Godard: comme disait Christian Clavier, pas besoin d'être un grand cinéphile pour voir qu'il est incapable de raconter une histoire. Aucun répondant dans les répliques, aucun timing, c'est mou, ça se disperse, puis c'est cadré à la diable, au petit bonheur la chance. C'est vrai aussi que le théâtre de Feydeau, ça s'improvise pas, non plus, c'est un vrai mécanisme d'horlogerie, ça ne tolère pas l'amateurisme. Et après on nous impose des Diktats élitistes et snobinards sur le soi-disant génie des films mineurs; on est censé s'extasier et se prosterner devant des scopitones mal fichus et mal éclairés faits par des prétentieux qui se prennent pour des "auteurs" qui font "œuvre" et qui ne savent même pas régler un objectif. Moi, c'est vite fait, hein, les vidéos-clubs, je les visite au pas de charge, j'ai horreur qu'on me fasse perdre mon temps, je préfère glander dans les musées.

Qu'est-ce que je suis en train de regarder, au juste et comment je le regarde, quel est le juste regard, et qui va en décider?
Ça reste un problème. C'est pas du tout évident. Je peux tout autant adorer, être bouleversé, uniquement à travers, ou même par, un prédicat, une "volition", un "avertissement", une "prévention", une erreur de classement, bref un horizon d'attente (ceci est un chef d'œuvre absolu: les trois-quarts de l'humanité s'accordent là-dessus ; ou le contraire, ceci est triste, ceci est drôle, ceci est froid, ceci est chaleureux, ceci est rapide, ceci est lent, ceci est violent, ceci est paisible, etc etc, sans compter la culture du paradoxe, la singularisation dandyste de trouver son bonheur ou son malheur là ou tout le monde trouve son contraire).

J'ai beau accorder une grande "confiance" en ma capacité de me déterminer "en cours de route", j'ai beau me créditer d'une autonomie perceptive ou d'une liberté d'accès me permettant de "me faire ma propre opinion", je ne suis jamais indemne du faisceau des présomptions qui vont engendrer tel ou tel type d'affect, qui me rendront insupportable une vitesse que dans d'autres conditions j'aurai perçue lente - et inversement.
J'aurais beau tendre à "conjurer" la zone d'indécision ou d'indécidabilité qui affecte les conditions de ma réception en "bétonnant" du côté des "grammaires" formelles, codes de mises en scènes, classements, et autres règles de l'art dont l'universalisation distributive est aussi arbitrairement douteuse que la nomenclature d'une encyclopédie chinoise imaginaire décrite par Borges, illusion des formes pures par laquelle je me donne un contenu ou une contenance, je ne maîtriserai pas davantage le fait que tel plan, telle transition, tel raccord, tel faux raccord, jugé "réussi" ou "raté" (selon mille préceptes) me touchent ou me repoussent en faveur, par exemple, de ma rage de dent du moment, d'une digestion difficile, d'une gueule de bois persistante, ou d'un trauma x lié à mon enfance, du degré de dilatation ou de contraction de mes sphincters quand je chiais avant ou après une gratification ou une punition, et autres hypothèses aussi grotesques qu'idiosyncrasiques. Alors évidemment, si on attend ou si on cherche en vain dans un film ce qui n'a aucune chance de s'y trouver, on ne manquera pas d'être déçu ou de s'ennuyer gravement.

Et bien souvent, argumentés ou pas argumentés (j'aime/j'aime pas), ce sont des fragments d'autobiographies perceptives qui sont exprimés. On célèbre ou on vilipende à tout crin un ouvrage en y ayant vu/ressenti parfois l'exact contraire de ce qu'il transmettait. Des erreurs perceptives de ce type sont bien plus courantes qu'on ne le croit. On peut fonder toute une religion personnelle ou collective, tout un méta-discours, toute une politique, sur une proposition comprise de travers. Et c'est le choc des interprétations, des ressentis: des clans se forment, des guerres se déclarent... Tout ceci plaide en faveur du constructivisme radical de l'expérience esthétique.

Mais constructivisme ne veut pas dire règne de la subjectivité.
Quand y a œuvre y a œuvre.
Quand y a cohérence y a cohérence, et chaque film d'un cinéaste se regarde aussi littéralement avec chacun de ses autres films, du moins ceux qui m'ont affecté. C'est pas moi uniquement qui "décide" du sens. Je ne décide pas seul de ce qui m'a affecté ni de comment ça m'a affecté, mais ma responsabilité est quand-même convoquée, l'endurance de mon désir, la liberté que j'ai d'accorder une "confiance" à un projet, une proposition réitérée. Une "fidélité".

Ce sont les films, et pas séparément, et aucun film d'aucun cinéaste n'est séparé des films des autres, de n'importe quel régime de circulation des images, qui ont travaillé mon regard, la diachronie de mon regard, c'est eux qui m'ont regardé, m'ont appris comment les regarder, et qui me permettent aussi - bonne circulation herméneutique - d'inventer, de réinventer ma manière de les regarder, de me lier, plastiquement, en les liant.

Alors oui, bien sûr, il y a des cinéastes qui perdent tout, avec le temps, qui se délient, qui deviennent tellement mauvais ou bêtes qu'on est triste. On a l'impression qu'on n'avait rien compris de ce qu'on croyait avoir compris. On découvre qu’il n’y avait rien à comprendre, ou qu'on était soi-même bête.
On peut faire l'expérience de voir un film si exécrable à nos yeux, même après avoir vu dix films de suite qui nous ont bouleversé, que notre foi dans le "cinéma" s'en trouve d'un seul coup sapée, qu'on se demande si on ne s'est pas fait mousser tout seul, ou tous ensemble, en mordillant un leurre comme un chien son os en plastoque.


Si je peux et si je dois même parfois délier tout un "montage" dans lequel j'avais placé toutes mes billes, toute ma jouissance, toute ma morale, je peux lier autrement.
Je peux opérer des schizes, cerner des périodes, des cycles, des révolutions et des involutions. Inversément, je peux lier ce que je m'étais acharné à délier avec la plus grande vigueur. Mais rien n'est jamais assuré. J'aurai beau vouloir substituer un nouveau paradigme à un ancien paradigme, je sens, de cette anxiété anticipée à l"anse de tous les calices, que mes repères sont mouvants, friables, et me renvoient au trop tôt-trop tard de ma finitude.

Du moins puis-je rester "fidèle" aux expériences qui m'ont ouvert à cette finitude. Et parfois, faut oser se l'avouer, ça reposait sur une erreur, ou du moins une distorsion de ma perception. Même les "invariants", le fameux "stock primordial" de "scènes primitives" à la Serge Daney, je dois pouvoir le renégocier.

Un regard, même tourné vers le passé, est prospectif, lourd de mes attentes ou de ma capacité actuelle d'être affecté. Même les souvenirs d'enfance sont "génétiques", dirait Piaget: plus qu'en partie réinventés, reconstruits, réélaborés, agencés, en fonction entre autres du "discours" des autres, de notre situation actuelle là-dedans, qui est aussi celle de notre désir et de son intensité, ô combien variable, discontinue.

Je suis encore physiquement persuadé, nous raconte Piaget, d'avoir bel et bien été kidnappé, à cinq ans, avec ma poussette, devant une boulangerie, parce que c'est ce que tout le monde m'a raconté pendant des années, sur la base du témoignage de ma nourrice. Je revois et réentends tout: la scène, la panique, l'alarme, les cris, la recherche, la mobilisation du voisinage, l'arrestation du kidnappeur, trois rues plus loin... Seulement voilà, c'était une pure faribole: inventée par ma nourrice pour dissimuler une visite, plus longue qu’à l’accoutumée, chez son amant. Mais aujourd'hui encore, cette scène m'est fondatrice.



Lier les représentations.
Voilà le travail qui s’opère.
Une aperception plastique, créatrice, devenue et devenant, qu'on appelle le "moi je", l'égo cogito et percipio. Le "je pense" doit pouvoir accompagner toutes mes représentations... Qu'est-ce que ça veut dire, précisément, chez Kant?
Ça ne veut pas dire que le "je pense" est donné, là, avant (ou pendant, ou à côté de) le divers des représentations données dans l'intuition réceptrice, et leur imposant sa forme. Non, tout au contraire, ça veut dire que la synthèse du divers, comme processus à la fois actif et réceptif, c'est ça qu'on nomme l'instance du "moi, je pense (que)".
J'ai conscience d'un moi relativement identique à lui-même, unifié, par rapport au divers des représentations qui me sont données dans l'intuition, parce que j'appelle "miennes" les représentations qui n'en forment qu'une. Si je ne pouvais pas lier ces représentations comme étant relativement "une" (cad unifiées) , je ne pourrais pas même dire que sont les "miennes". J’aurais autant de « moi », aussi bigarrés et d'autant de couleurs, que j'ai de représentations, et le cinabre serait tantôt noir, tantôt rouge, etc. Il n'y aurait pas cette « aperception », fut-elle attribuable à un cogito transcendantal personnel, impersonnel, subjectif ou objectif, empirico-transcendantal, diachronique ou synchronique, singulier ou pluriel, anhistorique ou historique.

Et le dit "sujet" de cette aperception, même chez Kant, est toujours-déjà impersonnel, objectif, pluriel et historique. Un Heidegger, un Lacan, un Foucault, un Deleuze, un Bourdieu, le déplaceront, se chargeront, chacun à sa manière, de le sortir de sa gangue solipsiste de subjectivité pure.
Il y a "liaison", ou au contraire "déliaison", des représentations (et c’est alors que tout crisse, dans une cacophonie terrifiante). C'est l'opération a-subjective de la synthèse qui fait ça ou ne fait pas ça. Le mystère est dans la machine à synthèse.

Même chez Deleuze, il faut qu'il y ait une synthèse, constructiviste, productiviste, de sens: il ne faut pas croire que c'est l'éloge d'une pure schizophrénie. La pure schizophrénie, c'est le chaos. Même ou surtout Deleuze n'en veut pas: faut éviter de tomber dans les trous noirs. Même pour "lier" autrement, sous la forme d'une "synthèse disjonctive". On oublie un peu trop facilement la synthèse, là dedans, pour s'adonner au disjonctif. On oublie un peu trop la face "osmose" du "chaosmose".

Ne pas l'oublier, le faire travailler un petit peu, c'est ça aussi, être cinéphile. A minima.
Comme être mélomane, ou n'importe quelle passion dite personnelle.

Deux maux nous menacent, disait Valery: l'ordre et le désordre. Quatre maux nous menacent, cinéscopiquement et cinéphiliquement parlant, sous forme de deux couples symétriques, aux extrêmes:

- l'obsession d'une hétérogénéité pure et l'obsession d'une unité pure.
- l'obsession de la forme pure (comme objet, perception ou affect) et l'obsession du fond pur (itout).

Voir, entendre, etc: ces phénomènes sont diachroniques et impliquent une formation plastique, plurielle, transpersonnelle, objective, de ma "subjectivité".
Par-là, on sort un peu de l'opinion, du "moi-je" du jugement d'agrément. La temporalisation est "consubstantielle" au complexe « voir-entendre-sentir-comprendre », « percept-affect-concept ». Et diachronique ça ne sous-entend pas subordonner l'espace au temps: s'insérer dans l'espace ou ouvrir un espace, c'est expérimenter l'espacement, comme écart, transition, diffraction, réflexion, division et redoublement du regard. Le temps et l'espace: même processus, même mystère de la syn-thésis.

Si je n'ai vu qu'un ou deux films d'un cinéaste, j'évite de me prononcer y compris sur mes soi-disant "ressentis propres". J'attends un peu, j'entre dans un "travail" (qui n'est pas antithétique du plaisir, mais qui lui est plutôt consubstantiel).
Ma grille de perception, je dois m'en méfier, elle est faite de tellement de prédicats et d'anté-prédicats, d'images arrêtées, pensées arrêtées, clichés cadenassés en moi-cadenas, théoriques et pratiques, elle opère à l'intérieur de tant et tant de discours formatés, pontifiants, ou au contraire très fins, très exigeants, mais compris ou appropriés n'importe comment, et resservis tièdes sans imagination synthétique, ni  accueillante ni "productrice", non liante, anesthésiante. ça fout le vertige…
Alors oui, vraiment, nous ne "regardons" pas encore, tout comme nous ne "pensons" pas encore. Suffit pas de le dire ni de le vouloir.