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mardi 23 janvier 2024

Remarques sur l'épistémologie de Kant à la lumière de l'athéisme de Nietzsche (titre vendeur pour faire des vues).

 

[ Je me préoccupe actuellement, pour tuer le temps, de la question de l'athéisme, laquelle ne se réduit nullement au "new atheism" des Hitchens, Dawkins, Harris, ce néo-positivisme scientiste très ancien qui inspire bcp le monde de la "pensée" (terme à prononcer très vite en retenant son souffle pour ne pas s'étouffer de rire) sur les réseaux sociaux youtubo-twitchiens. 

Du zététicien à la mode jusqu'il y a peu, mais qui commence vaguement à lasser son monde, armé de sa psychologie évolutionnaire pour mener croisade contre la Religion avec un grand R, à l'apostat qui voit dans Sam Harris la clé de l'émancipation du Maghreb, le "new atheism" a pris toute la place dans le champ de ladite "pensée" en réseau, ou connectique. Mais oui, vous savez - souvenez-vous - cette pensée hardie et en mouvement, qui ne fait qu'un avec l'intelligence collective en mouvement qui se meut sur le net, et qui, hélas trois fois hélas, me fait de plus en plus douter de la pertinence de ce que disait Jacques Rancière de Joseph Jacotot (le maitre ignorant). Qui pourtant a toujours été mon credo. Hélas, trois fois hélas (bis), la fréquentation assidue de ces nouveaux clercs que sont les youtubeurs-penseurs ainsi que celle du public de leurs aficionados, a fait progressivement naitre puis grandir en moi, tel un poison lent, un doute (concept vénéré des zététiciens) au sujet de cette intelligence collective du collectif. Non point que j'aie quelque chose de mieux à lui opposer, du côté de l'individuel et des sujets, concepts dont j'ai intégré de longue date la critique fondamentale. Non, à titre de boomer s'adonnant au dooming, un adage creuse en moi son sillon les nuits où je doute, hyperboliquement cela va de soi: "bêtise partout, intelligence nulle part". Mais là non plus, on va pas..., c'est pas tellement...

Passons donc sur la problématique du réseau, de sa fameuse boucle algorithmique, pour se souvenir ici d'une autre et ancienne façon de faire, que j'ai un peu pratiquée et que je ne pratique plus (tellement):    l'exposé universitaire, conceptuel, technique, qui n'a de sens et de portée qu'à l'intérieur d'un espace socio-économique situé où circulent des têtes et des corps, comme dirait Michel Foucault. 

Disons que j'aime à garder - ou prétendre garder - l'esprit de cette technicité, mais pour ce qui est de la lettre, tout ce blog d'archives n'est rien d'autre que le laboratoire solitaire (et erratique, bien sûr, je le redis, un texte ou deux par an c'est toujours ça de pris sur la congélation de mon esprit) où je n'ai cessé, ne cesse, de quitter cette scène académique de l'écriture, sans renier ni trahir ce qu'il y avait de bon en elle (la rigueur, ou l'exigence de rigueur), pour m'essayer à écrire de la philosophie autrement. Du moins c'est mon voeu. Dans un geste tâtonnant et funambulesque où littérature et philosophie forment un même processus continu, insécable.

Mes ratiocinations du moment, donc, m'ont amené à remettre la main sur ce vieux texte de 2002 que je croyais perdu. Notes de cours rassemblant le contenu de plusieurs "répétitions" dans les marges d'un cours d'histoire de la philosophie. Relu aujourd'hui, ce texte ne me semble pas dénué d'intérêt, mais ce n'est pas à moi de le dire. En tout cas, il contenait déjà une bonne part de mes efforts et de ma direction ultérieurs. A ce titre, il gagne bravement le plein droit d'intégrer les archives que ce blog compile. C'est ma façon d'écrire. En retard et au passé. Un passé oublié qui devient une actualité. J'aime cette idée. L’œuvre à venir ne serait que l’œuvre ancienne déjà-là et en instance d'être archivée. Oui, on se rassure comme on peut.

Plutôt sec et technique, je le replace ici sans rien y changer, macérant dans son strict jus originel sans la moindre retouche. Il était question de montrer comment un athéisme épistémologique qui était à l’œuvre dans le projet kantien de sa première Critique (celle de la raison pure) préfigurait quelques intuitions de Nietzsche en matière d'athéisme. Alors que bien sûr, s'il fallait s'arrêter à ce que Nietzsche pensait du vieux Kant, rien à l'entendre n'était davantage au rebours de sa pensée.  

Si je replace ici ce texte, c'est parce qu'il forme déjà une unité avec les développements ultérieurs que je posterai ici à sa suite, eux aussi écrits dans un contexte pédagogique, mais non universitaire, où la question de l'athéisme est abordée successivement chez Kant, Nietzsche, Marx, Sartre. Ces réactualisations de textes anciens seront l'occasion d'exprimer mon refus de la tendance actuelle, dans les programmes scolaires, à présenter l'athéisme comme une "opinion", un "avis", voire une "croyance", qui n'a pas plus de pertinence ou de validité qu'une croyance ou une conviction religieuses, croyances qu'il faut dès lors traiter avec la même équanimité, le même souci diversitaire et œcuménique de ne pas indisposer les "croyances" avec une autre "croyance", car voyez-vous, l'athée est lui aussi un croyant, qui croit que dieu n'existe pas. Ok, nous les nouveaux laïques inclusifs on l'accepte, ça, on le tolère, mais qu'il reste humble et à sa place, du coup. Tendance déjà opérée par le seul intitulé d'un cours qu'il m'est arrivé jadis d'assurer: "philosophie et histoire des religions". Comme si cette conjonction allait de soi. La philosophie envisagée comme discipline qui, loin de critiquer les religions, trouve son plein et juste usage à juste se contenter de les présenter et de les accompagner avec bienveillance pour en faire ressortir toutes les richesses (dont nous nous enrichissons mutuellement, c'la va sans dire) et sans ce vilain surplomb que s'arroge le rationalisme arrogant et dogmatique de l'occident colonialiste, et qui et que, blablabla...

Bien, j'ai dit que c'était technique, universitaire, conceptuel. Afin de ne pas laisser aux nouveaux maitres et aux nouveaux inspecteurs des travaux finis, le soin de déchiqueter ceci (cette offrande...) en lambeaux tout menus, les écoutant, résigné et neutre comme la mort, décréter ce qui peut ou ne doit pas être lu, ce qui se classe dans le monde ancien dont se moque le monde nouveau, ce qui doit être classé comme une illustration - pathétique ou piteuse - de la pensée bourgeoise issue du bloc bourgeois, pleine de violence symbolique, de volonté élitiste de ne pas se faire comprendre pour mieux dominer, de procédures d'invisibilisation de minorités par avance exclues d'une science patriarcale non déconstruite, je tiens à me charger moi-même des jugements catégoriels destinés à cerner les fins premières et dernières de ce vieux texte. Après de longues réflexions, et fort des enseignements tant d'un vlad tepes que d'un anal génocide, sans minorer l'apport d'un paduhring, d'un dany, d'un raz, d'une mouffette et d'un fou allié, je dirai que ce texte problématique porte en soi le germe de cette culture du viol qui nous agit tous, hommes blancs de plus de 50 ans, parce qu'écrire ainsi, avec un stylographe pénien qui pénètre l'espace vierge de la page comme si cette dernière était entièrement et passivement soumise à ses désirs unilatéraux et non consentis, eh bien c'est politiquement et éthiquement pas très jojo et ça devrait susciter chez l'auteur d'un tel cataplasme un minimum de honte et de contrition, prélude nécessaire à un long travail d'auto-déconstruction heureuse et utile à la communauté des gens de bien œuvrant d'arrache pied à l'avènement du nouveau monde, celui de la bienveillance partagée, et qui, et que... Bon, allez, let's go. Et dans l'jus, nom di dju! ] 

 

 

Lorsque Deleuze affirme, au début de son Nietzsche et la philosophie, que le projet le plus général de Nietzsche consiste dans l’introduction en philosophie des concepts de sens et de valeur, il entend signifier par là que Nietzsche achèverait ou réaliserait le grand projet critique de la philosophie moderne initié par Kant. En inscrivant d’emblée le nietzschéisme dans l’horizon du criticisme, Deleuze rompt avec une représentation qui verrait en Nietzsche le penseur du nihilisme passif, de la perte de sens et de valeur consécutive à la mort de dieu.

Que la transvaluation (ou transmutation des valeurs) exigée par Nietzsche puisse s’inscrire dans l’horizon du rationalisme critique est une idée qui ne va pas de soi. Nous allons pourtant essayer de poser que de Kant à Nietzsche la conséquence est bonne et que le problème du passage de l’un à l’autre réclame une appréciation quelque peu hétérodoxe de la notion de champ transcendantal.

 

1. Le projet critique kantien.

 

S’il faut le résumer à gros traits, ce projet est de soumettre la pensée métaphysique concernant la connaissance, le vrai, le beau, le bien, dieu, à l’examen radical de ses conditions de possibilité. Désormais, il n’est plus question de disserter sur ces notions comme s’il s’agissait de données en soi, originaires et immuables, mais de s’interroger sur les critères légitimes sur lesquels peut s’établir une connaissance rationnelle en la séparant (krinein) du domaine des illusions que peut charrier la métaphysique spéciale, qui n’a d’autre nom que la théologie. En nous bornant ici à la première critique, que nous décidons de considérer comme une épistémologie,  avançons que les limites imposées par Kant à la faculté de connaître détournent cette dernière de tout fondement théologique, de toute prétention à totaliser un système achevé du savoir.

La solution que Kant proposera au problème général de la raison, ce qu’il appelle sa révolution copernicienne, sera d’affirmer que ce n’est pas notre connaissance qui doit se régler sur la nature des objets, mais que ce sont ces derniers qui doivent être envisagés dans le cadre de notre faculté de connaître. Bien que toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, elles n’en dérivent pas. De l’expérience pure ou brute, nous ne pouvons en effet tirer aucune inférence, nous ne pouvons même pas en parler. La sensation (Empfindung ou intuition sensible), qui est la matière brute qui impressionne nos sens, est le donné dans sa pure diversité, dans sa pure dispersion chaotique (mais est-il seulement possible de dégager une telle couche « hylétique »?). Mais nos sens, précisément, notre sensibilité, qui est la façon dont nous sommes affectés par les objets de l’intuition, est toujours-déjà travaillée par ces formes a priori que sont l’espace et le temps. L’espace et le temps ne sont pas des propriétés des choses, mais le cadre formel qui précède l’expérience tout en la rendant possible, qui délimite un horizon d’unité sans lequel aucun objet ne pourrait nous être donné. C’est ce cadre que nous nommons champ transcendantal. Cet horizon spatio-temporel est donc une structure formelle de notre sensibilité. À ce titre il est une idéalité subjective, mais non psychologique: ce n’est pas une propriété que nous pourrions maîtriser ou une qualité que nous attribuons aux objets, mais une loi objective en nous, qui nous vient en quelque sorte du dehors, et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.

Si on y réfléchit bien, le cadre transcendantal ainsi présenté révèle une articulation bien complexe et pour le moins paradoxale. On pourrait soutenir, en effet, que ces a priori que sont l’espace et le temps sont aussi des a posteriori, dans la mesure où on peut les déduire du caractère réceptif, dérivé - fini en d’autres termes - de notre intuition sensible. Nous venons après le monde, qui est toujours déjà là, avant nous et hors de nous - dans sa facticité dirait Sartre. Nous arrivons en retard sur les objets, qui se présentent à nous -pour reprendre les descriptions sartriennes de l’Intro de L’Être et le néant- comme une succession infinie et inépuisable de profils toujours finis et non totalisables. C’est l’après-coup de notre perception, toujours soumise, ordonnée à la donation successive des profils de l’objet déjà là, dont nous faisons le tour, autour duquel nous tournons, qui commande en quelque sorte la temporalité du processus de perception. Il y a temps parce qu’il y a espace, espacement, écart dans l’appréhension réceptrice de l’objet (par là se révèle plus profondément le sens « kantien » de l’expression révolution copernicienne).

C’est pourquoi nous pouvons avancer, sans en prendre encore la mesure, qu’il y a contamination, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, du temps par l’espace et de l’espace par le temps, les deux étant intimement et originairement corrélés, tout comme il y a contamination, enchevêtrement, du champ transcendantal et du champ empirique. Nous pourrions en conséquence proposer une définition minimale du temps qui marquerait son intrication avec l’extériorité empirique: le temps, c’est l’écart par lequel se reçoit le donné [à travers la médiation d’autrui, pourrions-nous ajouter, mais nous n’envisagerons pas ici ce problème. Voir sur ce point la question du « désir du désir de l’autre » chez Kojève]. Nous pourrions y annexer cette formule: le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui se saisit dans un écart avec lui-même, ou, mieux, qui se saisit comme écart.

Impureté constitutive du champ transcendantal: les conditions de toute expérience possible, la structure spatio-temporelle unificatrice sans laquelle aucun objet ne pourrait être donné, sont certes a priori, ne dérivent pas de l’expérience (hypothétiquement brute ou immédiate), mais elles sont en même temps tissées dans l’espacement ou écart qui préside à la donation, cet écart étant lié à l’expérience que fait le corps de tourner autour des objets qui se livrent dans une extériorité inassimilable et inépuisable, « totalité détotalisée » se constituant dans le jeu rétentionnel et protentionnel d’une synthèse passive. Ainsi le champ transcendantal, bien qu’a priori, n’a pourtant de sens que référé à l’expérience, rapporté à la transcendance horizontale (au sens phénoménologique) que constitue l’objectivité d’un monde que nous accueillons avec le retard incomblable de la réceptivité. Voilà pourquoi l’avant-coup est un après-coup, l’a priori un a posteriori.

Impureté constitutive du champ empirique: l’expérience comme telle, le concept d’expérience, précisément parce qu’ils présupposent cet écart avec le donné, débordent toujours-déjà du cadre de l’expérience brute. Cet écart ou espacement n’est donc ni purement empirique ni purement transcendantal. Il est les deux à la fois si l’on veut: empirico-transcendantal.

On pourrait, à ce stade de notre réflexion, nous poser cette question: si on accepte l’idée que le champ transcendantal, c’est le champ empirique qui se saisit comme écart, cela n’entraîne-t-il pas comme conséquence que l’idée de champ transcendantal ait à disparaître purement et simplement? Si on admet que ce qui définit à la fois l’expérience et la spatio-temporalité transcendantale c’est l’écart, la réponse est bien évidemment non. Tout au contraire: un champ empirique pur, ça n’existe pas, pas plus qu’un champ transcendantal pur. D’ailleurs on peut dire, rejoignant la critique que Husserl adresse à l’empirisme et au psychologisme, que l’affirmation d’un empirisme radical, supposant le concept d’expérience -qui ne se rencontre jamais dans l’expérience, doit à ce titre être considérée comme l’affirmation d’une idéalité transcendantale. Si je dis en effet, comme empiriste radical: « l’expérience est la source absolue de toutes nos connaissances », ou « les énoncés de connaissance se réduisent à la seule expérience », ces seules affirmations ne sont guère empiriques puisqu’elles se trouvent en dehors du champ de l’expérience. J’aurai beau faire, je ne rencontrerai jamais ces thèses dans l’expérience brute, dont on a vu avec Kant que nous ne pouvons tirer aucune inférence. Le concept d’expérience, par définition, suppose un écart avec le donné. On retrouve ici la critique hégélienne de la certitude sensible ou de la visée immédiate du ceci: on est toujours-déjà dans la médiateté universalisante du concept, même si on ne le sait pas encore (nous reviendrons là-dessus).

[Notons le, cette démonstration de l’enchevêtrement de l’empirique et du transcendantal nous rend déjà à même de comprendre 1) que ce que Kant appelle idéalisme transcendantal est déjà lourd d’un tournant en direction d’un immanentisme radical; 2) que le concept d’empirisme transcendantal forgé par Deleuze n’est peut-être pas aussi paradoxal que cela. Comme le répète souvent Deleuze: qui dit immanentisme ne dit pas spontanéisme, coïncidence de soi à soi ou de soi au monde dans une plénitude fusionnelle. Le plan d’immanence est constructiviste, pas du tout spontanéiste. Laissons ce dernier point en attente et attardons-nous sur le premier.]

 

De notre bref aperçu « phénoménologisant » de l’esthétique transcendantale, nous pouvons conclure que c’est parce que nous ne percevons pas un objet immédiatement, sans espacement, parce que nous ne fusionnons pas en lui, dans son intimité, nous trouvant à la fois dedans et dehors, devant et derrière, que nous percevons cet objet comme phénomène, cad nous apparaissant spatio-temporellement, et non comme chose en soi. La chose en soi, c’est ce que nous percevrions si nous avions une intuition, non pas sensible-réceptrice, cad finie, humaine, mais une intuition intellectuelle, divine, créatrice, in-finie, cad se se donnant originairement son objet, créant sans distance ni écart tout ce qu’elle perçoit. La chose en soi, c’est finalement ce que serait le monde s’il n’y avait personne pour le percevoir, ou, ce qui revient au même, ce que serait le monde s’il se percevait lui-même, indépendamment de tout point de vue qui pourrait être adopté sur lui.

La chose en soi, pour nous résumer, est donc un concept-limite (forgé "paralogiquement" par la raison sur la base de l'entendement lui-même fondé sur la sensibilité finie-réceptrice): 1) du point de vue de la sensibilité: elle est la "face opaque et irreprésentable"[1] de la chose (la face, à un moment ou à un autre, cachée d'un cube, qui bien entendu n'en est pas moins réelle dans sa matérialité) ; 2) du point de vue de l'entendement: la chose en soi est le concept que cet entendement forge pour désigner l'objet d'une intuition (impossiblement, par définition) non sensible: ce concept, c'est le noumène.

Voilà donc un des acquis majeurs de l’épistémologie kantienne: contribuer à une déthéologisation radicale de notre rapport avec le monde, inscrire un athéisme de la connaissance ou de la perception au coeur de la rationalité. D’où le rapprochement esquissé par nous entre le criticisme kantien et le système nietzschéen de l’immanence tel que le conçoit Deleuze: « sens de la terre » comme horizon de nos préoccupations, mort de dieu, dépassement du platonisme et critique des arrière-mondes. 

 

« Coupure » entre Nature et Culture :

 

Une autre façon, peut-être plus simple (ou « simpliste » ?) ou moins « technique », d’appréhender ce problème de l’intrication « originaire » entre champ transcendantal et champ empirique, serait de considérer la question, toujours délicate et en débat selon nous, du statut de la « coupure » entre Nature et Culture. Il s’agira alors de nous rendre attentifs à cette impureté constitutive des deux pôles, « culture » considérée ici comme un « champ transcendantal », et « nature » considérée ici comme un « champ empirique ».

Dans la perspective que nous allons brièvement développer ici, la « culture » serait ainsi le champ à partir duquel il nous est permis de penser la différence même, ou la séparation, entre « Nature » et culture », le champ, autrement dit, qui constituerait la condition de possibilité pour parler des deux, et qui constituerait une « limite interne », anthropologique, de notre pensée. La « nature » serait le lieu premier dont l’ordre « humain » tiendrait certes son origine, le « fond » à partir duquel cet ordre émergerait, mais dans une rupture , un écart, une « opposition réflexive » avec ce fond. Le paradoxe d’une telle situation est le suivant : bien qu’originaire ou première, la « nature » ne peut être pensée ou thématisée comme telle, en tant que Nature, qu’à partir du lieu déjà secondaire ou dérivé qu’est la Culture.

 

Reprenons cette idée, en la modulant, pour nous faire mieux comprendre :

 

a) Voilà ce que nous avancerons ici pour la défense d'un "anthropologisme inévitable" de la pensée, du savoir, de la perception, etc.:

 

La question « qu’est-ce que l’homme ? » apparaît bien selon nous comme une des questions centrales de la philosophie, une des questions les plus difficiles. Cette question centrale, « qu’est-ce que l’homme ? », entraîne évidemment toute une série de questions disons secondaires, à savoir : à quel niveau doit-on placer (et doit-on seulement placer) la frontière entre l’humain et le non-humain ("animal" aussi bien que "divin"); en quoi l’homme se définit comme rupture avec le monde bio-naturel. Il n’est bien sûr pas ici question de revenir à une sorte de dualisme « platonicien » (pour simplifier) qui distinguerait deux ordres séparés à l’origine, d’un côté l’homme, qui serait esprit ou conscience, et de l’autre l’animal qui serait purement « chose » (ou dieu, qui serait Esprit Absolu ---non fini). Il s’agit plutôt de montrer, dans la perspective critique qui va en effet de Kant à Lacan, que l’homme est un animal, bien sûr, et que c’est en lui, à titre d’animal, que se produit une coupure d’un type particulier, et fondamentalement très "mystérieux" (comprenons : indéductible du champ bio-naturel).

Considérons donc l’homme lui-même comme notion transcendantale, comme champ transcendantal ou champ réflexif (ce qui éventuellement revient au même ici) : l’homme est un animal certes, mais un animal qui se prend lui-même comme objet de sa propre recherche, l’homme est l’animal qui dit : « je suis un animal », ou qui se pose la question « qu’est-ce qu’un animal » et en se posant cette question, il pose aussitôt la question du contraire, de « ce qui n’est pas » un animal (même raisonnement pour le "divin). Le problème, qui est celui du « doublet empirico-transcendantal » au sens de Foucault, c’est que lorsqu’on parle de nature, d’animalité, de divinité ou d’humanité, il ne faut jamais oublier que ce sont là des concepts, des concepts qui, comme concepts, sont anthropologiques. Le concept de nature est un concept humain, le concept d’animal est un concept humain. Un concept étant ce qui envisage la structure réflexive de la connaissance du réel, qui envisage la chose comme telle, en tant que telle. Poser la question de l’homme, c’est donc poser la question kantienne des limites internes à notre faculté de connaître.

 

b) La limite interne à notre faculté de connaître, et c’est cette limite qu’il faut dès lors qualifier d’anthropologique, c’est que nous ne pouvons pas connaître l’origine de la coupure, de la séparation à la fois négatrice et réflexive de l’homme avec le donné du monde, puisque connaître cette origine voudrait dire que nous serions à même de refluer (onto-théologiquement) en deçà de cette coupure. Or nous ne le pouvons structurellement pas, car nous parlons et pensons épistémologiquement à partir de cette coupure, dans l’après-coup de cette coupure du signe/langage. Nous ne pouvons prétendre parler pour un monde ou au nom, ou à la place d’un ordre dont nous ne faisons en tout état de cause "pas" ou "plus" partie - en tant que sujets du langage comme opération réflexive, par le seul fait de la différence entre la chose/ob-jet dont on parle et du langage qui en parle, chose/ob-jet (ce qui est "jeté devant nos yeux") que nous appelons précisément « nature » (ou "dieu") pour traduire le fait que nous nous en séparons par le langage.

 

 «[…] il y a une différence essentielle entre la Nature d’une part, qui n’est « révélée » que par le Discours de l’Homme, c’est-à-dire par une réalité autre que celle qu’elle est elle-même, et l’Homme d’autre part, qui [en tant que Discours] révèle lui-même la réalité qu’il est, ainsi que celle (naturelle) qu’il n’est pas. » (Kojève, ILH, p. 487)

 

 Autrement dit, si c’est bien par un « retour à Kant » qu’il faut passer pour élaborer le programme d’une relecture de la subjectivité moderne, ce n’est pas le Kant qui prétendument fonderait ou consoliderait la positivité d’un sujet propriétaire des conditions qui le font être sujet. C’est bien plutôt le Kant qui met à jour l’expulsion du « moi » de la connaissance hors de tout foyer éternitaire, logeant ainsi la temporalité, ou du moins le retard incomblable de la réceptivité sensible, au cœur de la connaissance, limitant ainsi les prétentions de la métaphysique à maîtriser la totalité et l’origine.

 

c) Il n'y a donc pas de contradiction selon nous à dire ceci: si nous ne percevons ou connaissons le monde qu'à partir du seul centre dont nous disposons pour envisager le monde dans son extériorité (ce centre étant la conscience en tant que réflexive, surgie 'indéductiblement" du donné externe qui la précède et s'y arrachant), si par surcroît ce centre est lui-même décentré/fini, il s'ensuit qu'un anthropologisme conscient de son caractère dérivé, assumant ce paradoxe ontologique et épistémologique d'une secondarité-originaire, prouve et assure que le monde est tout entier hors du mental. Tel serait le sens profond, donc, de la « révolution copernicienne » opérée par Kant…

Dans l'ontologie « moniste » (tout part de l'être parménidien), mais "dualisante", de Kojève, et Sartre à sa suite (nous n’envisagerons pas ici leurs différences), la négativité humaine (langage, action, travail, "néantisation" du présent, du donné, etc.) surgit comme un trou (néant) dans l’Être en soi (assimilable à la plénitude statique indifférenciée et sans extériorité de l'être de Parménide où pensée et être sont confondus - et que Kojève appelle simplement "Nature" [l’expression « Trou dans l’être » fut initiée par Kojève]). Ce qui ne veut pas dire autre chose en fait que: l'Etre, la Nature, L'extériorité mondaines" sont premières, certes, mais leur antécédence n'est saisissable qu'après-coup, par la conscience réflexive oppositionnelle qui pose la "question" de l'être comme tel, de la "nature comme telle, etc.

Avant l'homme, le monde tout entier n'est que nature (dixit Kojève), mais ce n'est qu'à partir du moment où l'"homme" se "révèle" comme principe niant arbitrairement ("le Concept c'est le meurtre de la Chose" dixit encore Kojève) le donné extérieur aussi bien que le donné qu'il est pour lui-même, que le concept oppositionnel "Nature" ou "Donné" ou "Non-moi" sont anthropologiquement forgés, et que la "science de la nature" est en fait prête à prendre son essor.


 Cet anthropologisme critique bien compris (cad supposant une analytique du sujet fini, basculé "hors de soi" dans le monde: c'est bien sûr le Dasein heideggerien) est la seule garantie contre le fantasme de penser le monde comme « chose en soi » , « tel qu'en lui-même »: ce que serait le monde indépendamment de la pensée (finie=humaine), ce que serait le monde indépendamment du point de vue que l'on adopte sur lui, en définitive, ce que serait le monde en l'absence de tout point de vue, ou, ce qui revient au même, le monde vu d'un point de vue absolu et inconditionné, le monde se pensant lui-même: le point de vue de Dieu. Fantasme par excellence. Désir d'être dieu, désir (insatiable) de l'impossible synthèse du Pour soi et de l'En soi. Bref l'onto-théologie de la substance, aussi bien « cartésienne » que « thomiste »

 

2. Intuition originaire, intuition dérivée, finitude:

 

(Ce point 2 explicite et prolonge ce qui a été exposé dans les points a, b, & c.)

Il ne faudrait pas croire qu’intuition originaire signifierait ce qu’est l’intuition à son origine, une origine que nous aurions perdue, dont nous ressentirions la perte comme une blessure qui nous échoit, à « nous autres, hommes », et qui revient dès lors de plein droit à dieu, celui qui est à l’origine de toutes choses et qui possède cet entendement créateur dont nous sommes dépourvus. Il ne faudrait pas davantage comprendre finitude de la perception au sens où, de la même manière, le point de vue qui est posé comme fini ou limité verrait sa limitation mesurée à l’aune d’une infinité originaire ou première, d’où serait dérivé logiquement ou chronologiquement le fini. D’un point de vue strictement épistémologique, nous accordons ici à Kant un athéisme de méthode tel qu’il sera repris plus tard par Husserl. Selon ce dernier, il est dans la nature de la perception d’être finie, de dérouler une succession infinie, cad non totalisable, de profils toujours finis. Dans l’analyse kantienne ou même husserlienne, si la chose en soi est présentée comme la chose telle que la percevrait dieu, cela n’implique nullement la préexistence ou la prééminence d’un tel dieu créateur ou d’un point de vue infini. Bien au contraire, si percevoir c’est par essence percevoir de façon temporelle et finie, dieu, quand bien même il existerait, n’aurait aucun privilège à cet égard: il percevrait lui aussi de façon finie et profilée. Il faut même aller plus loin: il faut poser que le point de vue infini est dérivé, par maximalisation, passage à la limite (selon un processus d’infinitisation), précisément à partir du seul point de vue logiquement et structurellement autorisé, qui est le point de vue fini. 

Il faut penser ici la finitude comme originaire et l’infinité dérivée. Ce qui semble bien sûr paradoxal puisque le point de vue fini est précisément présenté comme dérivé, réceptif. C’est pourquoi, comme le propose Derrida, il faut avancer cette notion paradoxale de retard originaire, de dérivation originaire. Nous comprenons ici ce motif paradoxal en le rapprochant du mouvement dialectique d’auto-déploiement du concept chez Hegel, réinterprété en ces termes: la médiateté temporalisante du point de vue fini, qui universalise l’« ici » et le « maintenant » (travail de la négativité opéré par le concet), est logiquement première même si elle est chronologiquement ou généalogiquement seconde dans la genèse psychologique qu’opère le sujet (qui commence par croire à - ou fantasmer - la donation immédiate et sans reste de l'ici et du maintenant par la certitude sensible - entendez "hors concept") . Et inversement, l'illusion de l’immédiateté plénière ou fusionnelle du point de vue infini (qui équivaut, strictement parlant, à une absence radicale de point de vue) fantasmée par l'esprit est logiquement ou structurellement seconde et chronologiquement première dans l’appréhension psychologique qu’opère le sujet dans son apprentissage.

Généalogiquement, nous commençons toujours par l’illusion ou le fantasme d’une adéquation plénière, fusionnelle avec le monde (ce serait cette « nuit où les vaches sont grises », donation directe d’un absolu originaire, qui qualifierait selon Hegel la philosophie de la nature d’un Schelling). Ce n’est que progressivement que nous conquérons, par la négation temporelle de ce qui était appréhendé comme singularité immédiate (autrement dit en introduisant  l’écart, le devenir, l’absence, dans la plénitude indifférenciée d’un présent nivelé), l’ordre symbolique du concept, qui présidait originairement et structurellement à cette appréhension fantasmatique ou imaginaire du réel. On pourrait ainsi esquisser, sous un angle psychanalytique, toute une genèse de l’ordre symbolique à partir de la position imaginaire. Ce sera pour une autre fois.

Il est possible, une fois de plus, de résumer ce point de vue en disant que Kant, mettant à jour les conditions transcendantales de la sensibilité que sont l’espace et le temps, élabore ce qu’on a pu appeler une analytique de la finitude, que l’on peut considérer comme le renversement de la preuve ontologique de l’existence de dieu que l’on trouve chez St Anselme et qui sera reprise et modulée par Descartes. Très grossièrement résumée, elle se présente de la façon suivante: comment, moi qui suis un être limité, puis-je avoir l’intuition en moi d’un être infini, qui ne serait pas borné? Je ne peux pas tirer cette idée de moi-même, dans l’imperfection où je me trouve. Cette idée même de perfection ou d’éminence absolues, qui qualifient dieu comme « ce qui est le plus grand dans l’ordre du penser » (et même : ce qui est trop grand pour l’ordre du penser « humain »), enveloppe l’idée de son existence. Ma finitude réclame ainsi pour être comprise l’existence de l’infinité divine. Avec Kant, pourrait-on dire, et en forçant l’allure psychanalytique du trait, le schéma s’inverse: l’intuition ou l’entendement créateurs et originaires seraient présentés comme la position imaginaire qui est la plus spontanément déduite à partir d’une intuition irrévocablement réceptrice et spatio-temporellement déterminée. Dieu serait alors le concept que l’homme ne peut pas ne pas forger, par maximalisation ou infinitisation, à partir de sa finitude radicale et pour compenser l’angoisse liée à l’impossibilité d’accomplir son désir de toute puissance[2], de pure présence originaire de soi à soi.

 

[Nous voici ainsi reconduits au concept de la mort de dieu. Nous venons d’évoquer l’athéisme méthodologique qui se dessinait en creux dans l’esthétique transcendantale. Il nous faut encore parler maintenant du traitement que Kant réserve à la question de dieu dans la dialectique transcendantale.

L’analytique transcendantale, ou logique de la vérité, avait établi que le seul usage légitime des catégories de l’entendement s’exerçait dans les limites de l’expérience possible. Dès lors, la métaphysique, connaissance spéculative de la pure raison, qui prétend s’élever au dessus de la sphère de l’expérience en utilisant les catégories de façon transcendante (cad visant la chose en soi) est fermement condamnée par Kant dans sa prétention à atteindre le supra-sensible (les arrière-mondes, dirait Nietzsche). La métaphysique pour Kant doit donc se borner à être une métaphysique de la nature, science de ce que nous pouvons connaître a priori des objets. Et c’est à la dialectique transcendantale, ou logique de l’apparence, que revient le rôle de dénoncer les illusions ou contradictions de la raison dès qu’elle s’aventure dans la « zone grise » du supra-sensible. La raison, qui ne peut se contenter de la liaison des phénomènes opérée par l’entendement, suit sa vocation naturelle d’unifier et d’unifier toujours davantage. Aussi forge-t-elle des idées, qui sont les concepts par lesquels elle s’efforce d’atteindre à l’inconditionné, ce qui enfin se soustrairait aux conditions de l’intuition sensible et rendrait compte de la totalité des phénomènes.

C’est ainsi que peuvent être dégagées, grosso modo, trois antinomies ou contradictions insurmontables de la raison pure: l’idée d’âme ou de « moi profond » comme totalité des phénomènes internes (c’est cette première antinomie qui va requérir toute notre attention au point suivant), l’idée du monde ou de son origine comme totalité des phénomènes externes, l’idée de dieu comme totalité absolue des objets pensés. Une fois pour toutes et toutes fois pour une, notre connaissance ne peut embrasser le monde dans sa totalité et ne peut espérer échapper à sa finitude, cad aux limitations internes de son fonctionnement qui sont celles de la réceptivité sensible. Toutefois Kant reconnaît une fonction heuristique et régulatrice à la raison: elle ne peut pas ne pas aspirer à former l’idée de lois inconditionnées et c’est le propre de l’homme que de désirer dépasser les bornes qui sont assignées à sa capacité de connaître. Mais ce faisant, en constituant le domaine du supra-sensible, il méconnaît la destination, non pas spéculative, mais pratique, de la raison. ]

 

3. Subjectivité transcendantale [et champ transcendantal impersonnel.]

 

Nous aurons à cœur d’indiquer ici dans quelle mesure l’idéalisme transcendantal kantien fournit les conditions d’une réélaboration et d’une réévaluation de la notion traditionnelle de sujet. Il y va ici de la question de l’anthropologie comme « foyer ex-centrique » de tout discours philosophique et du dilemme:  peut-on se passer du concept de sujet et que peut-on mettre à la place?

Le sujet transcendantal kantien, dans la critique qui est opérée du cartésianisme, n’est ni un ego cogito  substantiel ou inconditionné, ni un point fixe originaire, ni un « moule à gaufres » imposant ses catégories à la réalité (version traditionnelle et « académique » du Kant idéaliste qui gouvernait l’université française au début de ce siècle). Le sujet transcendantal n’est rien de tout cela, mais au contraire un sujet décentré, en tension, ne se fondant pas lui-même, en retard sur lui-même. Un tel sujet, mixte de dedans et de dehors, de sensible et d’intelligible, est, nous l’avons suggéré, traversé par ce même écart, ce même espacement, cette même temporalité qui gouvernent notre perception des phénomènes externes. Nous ne nous appréhendons pas plus immédiatement ou intégralement que nous connaîtrions un cube instantanément, sous toutes ses faces à la fois. Martin Heidegger, dans son « Kant et le problème de la métaphysique », a particulièrement valorisé cette faculté que Kant appelait l’imagination transcendantale, en ce qu’en cette dernière s’enracinerait l’activité synthétisante ou liante de l’entendement. En découvrant l’imagination tr., comme source à la fois de la sensibilité et de l’entendement, Kant se serait aventuré au bord d’une « finitisation » ou « temporalisation » radicale du sujet humain, habité par une temporalité originaire qui serait celle du mouvement anticipatif ou projectif du Dasein. Les « schèmes » produits par cette faculté participent en effet à la fois du registre de la réceptivité de l’affect et de la productivité de l’entendement, de la singularité de l’image et de l’universalité du concept. Le sujet imaginant se tient ainsi au delà de lui-même, se transporte au dessus de ce qui est donné. Dans cette réévaluation « moderne » de la subjectivité, on voit bien ici que c’est principalement la forme du  temps qui est valorisée comme la structure fondamentale de l’existence humaine et de la constitution d’un monde. Pour une grande partie des philosophes contemporains que l’on a parfois qualifiés « d’existentialistes » ( Heidegger, Kojève, Sartre, etc. ), la dimension du temps qui prédomine dans l’existence humaine est donc l’avenir. L’homme est un être de projet, au sens le plus fort de ce terme: il est « jeté en avant », hors de lui, dans le monde (pro-jet = jeter au devant); mouvement que traduit le terme même d’exister  (du latin ex-sistere: se tenir hors de soi). Et c’est cette prédominance de l’avenir qui vient trouer le présent, qui donne à l’existence de l’homme son indétermination temporelle, que nous appelons ici son historicité, et en définitive sa liberté ( puisque la liberté signifie toujours, d’une manière ou d’une autre, une absence de détermination, de fondement ). 

 

Digression sur le lien entre temporalité, mortalité et humanité: Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, reprend à son compte certaines analyses de Sein und Zeit (1927) comme l’être-pour-la-mort. L’existence humaine est, dit Kojève, une « mort différée » (p. 548 et sv): en anticipant résolument sa mort, en introduisant dans la positivité immédiate de sa vie cette inactualité, cette possibilité de ne plus être, l’homme « néantise » le présent nivelé (fait d’une succession indifférenciée de « maintenant ») ou s’en absente, et se pro-jette ainsi dans l’indétermination de l’avenir. C’est paradoxalement l’intégration de la mortalité dans la vie qui permet que se déploie la dimension du futur. Hegel déjà parlait de cette vie de l’esprit qui ne se conquiert qu’au terme d’un mouvement impliquant la mort de toute présence, de toute immédiateté, et de la nécessité de se maintenir dans cette ineffectivité: « Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement. » (Préface de la PhG, trad. Hyppolite, p.29)

L’existence de l’homme comme projet, historicité, peut être manifestée dans les analyses de ces affects d’existence, spécifiquement anthropologiques, que sont, par exemple, l’ennui, la paresse, l’angoisse. Ces affects révèlent chacun à leur manière que la principale façon qu’a l’homme de se rapporter à sa propre existence est le souci, l’écart avec le présent.

Pour Heidegger, l’ennui dévoile le caractère ouvert de notre rapport au monde: en éprouvant une sensation lancinante de vide ou d’insatisfaction là où précisément tout ne devrait être qu’évidence et nécessité remplissant tout notre horizon, nous faisons l’expérience que notre existence ne se réduit pas à ses déterminations pratiques, à cette quotidienneté fonctionnelle. De même, dans l’angoisse, dépourvue d’objet, c’est l’objectivité elle-même dans sa généralité vide qui nous inquiète et nous plonge dans l’indétermination de l’avenir.

Pour Lévinas (De l’existence à l’existant, p. 32 et sv), dans la paresse, le fait de reculer, de se tenir en retrait devant l’engagement qu’implique l’acte indique, précisément, que c’est l’engagement, le « devoir être », qui définissent notre structure d’existence. C’est pourquoi la paresse est dans son essence mauvaise conscience ou « conscience malheureuse ». Si le passage à l’action, le commencement nous pèsent, c’est parce que nous éprouvons le fait que l’action nous arrache au donné au lieu de nous y mêler, contrairement aux animaux, qui font ce qu’ils ont à faire. La paresse, qui « n’est ni l’oisiveté ni le repos » mais implique une attitude à l’égard de l’acte à accomplir, est la mesure du poids de la décision, de la somme de liberté qu’elle comporte et engage. Car c’est in fine dans l’action, on l’a vu, que pour Kojève l’existence de l’homme s’avère dans sa négativité, comme transformation de ce qui est.

Chez Sartre, l’expérience de la facticité contingente (cad sans justification) du monde « en soi » est associée à un affect plus violent: la nausée; mais l’impossibilité radicale de coïncider avec la plénitude massive et inertiale de l’être en soi (la nature, dirait Kojève) oblige l’homme à dépasser cette situation « d’engluement » dans l’en soi, car elle est l’indice de la liberté à laquelle il est voué (« condamné ») sans recours, ne pouvant se soustraire à sa négativité, à son manque d’être, sinon par la « mauvaise foi » qui lui permet de se fonder soi-même (en soi et pour soi), de se constituer illusoirement comme une réalité substantielle.

 

Parmi les nombreux exemples que l’on pourrait alléguer chez Kant de « désubstantialisation » de l’ego cogito cartésien, contentons-nous ici de nous référer à ce développement, dans l’Analytique transcendantale, sur « l’unité originairement synthétique de l’aperception » (Critique de la raison pure, § 16; p. 159 & vs dans l’éd. « folio »). C’est là que Kant dit « le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que selon Kant ce n’est que par le fait que les représentations diverses données dans l’intuition sont unifiées ou liées dans l’entendement (lequel se définit précisément par sa fonction d’unifier), que je peux appeler « miennes » ces représentations. J’ai conscience d’un moi  identique, dit Kant (identique, c’est-à-dire unitaire, formant une identité et non chaotiquement dispersé) par rapport au divers desdites représentations, parce que j’appelle miennes toutes les représentations qui n’en forment qu’une. Ce qui veut dire: le « je pense » est une unité purement formelle de la conscience, qui est le fruit de l’opération liante ou synthétique de l’entendement. C’est parce que j’unifie, accomplissant ainsi ce processus anonyme qui définit la fonction logique de l’entendement, que je peux dire « moi », sinon j’aurais, dit Kant, un moi aussi « divers et bigarré que j’ai de représentations ». À chaque représentation, il y aurait un « moi » différent qui lui serait associé. On serait tout « simplement » dans la schizophrénie...

Un excellent biais (selon nous) permettant d’indiquer ce qu’on peut retirer de la critique kantienne adressée à un psychologisme de la substance, c’est-à-dire à une théorie de la psychè comme substance autonome, c’est, sautant quelques siècles en avant, d’évoquer les phénomènes de « double contrainte » ou d’« injonction paradoxale » mis en avant par les psychologues systémiciens de l’école dite de Palo Alto (Bateson, Watzlawick, ...). Que révèlent les injonctions du type « sois toi-même », « sois spontané », « sois naturel », « n’obéis pas », « utilise tes mots à toi », « sois libre », « révolte toi », « exprime ta différence » (ou encore, comme le claironne tel « hit » du jour: « ne bouge pas, ne change pas »), et en quoi sont-elles sources de pénibles contradictions? Si nous ne cessons, selon une puissante logique de « communication », de réclamer constamment que chacun soit « au clair » avec ses « motivations », que chacun « exprime » ce qu’il y a « au fond de lui-même », son « vécu personnel », etc., comme si chacun devait coïncider avec une nature qui lui serait propre, garder en permanence une sorte d’œil intérieur rivé sur lui-même, il est aisé de montrer que cette volonté de transparence des sujets produit, non pas, comme on l’espère, un surcroît de liberté des sujets, mais bien au contraire un surcroît de contrainte et de pouvoir pesant sur ces mêmes sujets. Toute personne qui intériorise ou prend au sérieux une injonction banale du type de celles que nous venons d’énoncer se retrouve en effet enfermée dans une impossibilité logique. En effet, si j’accepte l’idée (que l’on m’impose ou que je m’impose à moi-même) d’avoir à être « moi-même » ou d’avoir à être « libre », je me soumets à un ordre, ou injonction, qui établit ce que doit être « moi-même » ou « ma liberté », ce qui est contradictoire, puisque cela revient à se soumettre à un ordre dont le message consiste à dire justement d’être libre, donc de ne pas se soumettre à un ordre. On se trouve donc pris dans un piège: soit on obéit à l’injonction d’être « libre » ou « soi-même », et, du coup, on n’est plus ni libre ni soi-même ( puisqu’on est contraint de se soumettre à un effet déterminé, ou prédéfini, au modèle de ce qu’on attend de nous ), soit on refuse d’obéir à cette injonction d’être « libre » ou d’être « soi-même », et donc on a le sentiment tout aussi pénible et tout aussi contraignant d’avoir refusé d’être libre et d'être soi-même. Voilà pourquoi on est contraint des deux côtés, doublement contraint. Voilà qui illustre bien cette « saine » impossibilité, que Kant démontrait en son temps et par un tout autre chemin, de coïncider avec une image pleine et déterminée  de soi-même.

 

[Considérant les traits d’un tel sujet: décentré, pure identité formelle rapportée à l’extériorité du monde, on devine que le champ transcendantal qu’il constitue puisse voir son extériorité radicalisée au point d’être repensé comme un champ transcendantal objectif, impersonnel et historique. Et nous voyons aussitôt se profiler les pensées de ceux que l’on présente habituellement comme les héritiers de Nietzsche: Foucault, Deleuze, Lyotard.]

 

4. Champ transcendantal objectif et champ transcendantal sans sujet.

 

Pour Foucault, les formations de sujet, tout comme le concept d’homme, peuvent être replacés dans de vastes configurations anonymes et précaires qui les ont rendu possibles à un moment donné comme figures historiquement déterminées. Ces grandes configurations, que l’on pourrait comparer aux paradigmes que Kühn présente comme des modèles transitoires à l’intérieur desquels s’organisent les théories et les pratiques scientifiques, Foucault les nomme, dans Les Mots et les choses, « épistémès », conditions de possibilité de ce qui peut se dire, se voir, s’entendre à une époque donnée, et, plus que conditions de possibilité, véritables conditions de réalité. Il n’y a plus d’unité de la vérité des discours et des pratiques, mais des pratiques et des discours qui délimitent des champs de réalité, véritables transcendantaux collectifs et objectifs, qui peuvent disparaître brutalement, de façon cataclysmique, pour faire place, sans aucune solution de continuité, à d’autres épistémès.

Les pratiques discursives ou non discursives liées à l’éclosion des sciences humaines, par exemple l’invention de la scientia sexualis (science du sexe) - qui engendra selon Foucault un formidable dispositif obsessionnel de « quadrillage » des têtes et des corps, chacun étant invité à produire dans l’aveu et la confession la constitution de son identité comme instance libidinale - tout cela ferait partie de ces configurations précaires et historiquement situées. Pour Foucault, à l’époque des Mots et des choses (1966), l’épistémè « anthropologique », produisant des « sujets » aux deux sens du terme: à la fois sources du savoir et objets « assujettis » sur lesquels porte le savoir[3], était déjà en train de disparaître, laissant place à des configurations transcendantales creusant en deçà de la représentation de sujet, comme l’ethnologie lévi-straussienne ou la psychanalyse et la linguistique, mettant à jour des articulations de sens non subjectives ou transsubjectives.

 

De façon analogue, Deleuze propose une « pensée du dehors », de l’extériorité radicale, sous le nom déjà évoqué d’empirisme transcendantal. Ce dehors, condition transcendantale de la pensée, est appelé « plan d’immanence ». Kant est reconnu par Deleuze comme le premier à avoir pensé le transcendantal dans l’immanence, cad à avoir défini le champ des conditions dans lesquelles la pensée fait une expérience - et entre en rapport avec ce qui n’est pas elle [souvenons-nous de cette idée d’enchevêtrement du dedans et du dehors, du transcendantal et de l’empirique], mais il l’a « dénaturé » en y voyant selon Deleuze une forme d’intériorité, introduisant ainsi une scission entre le dedans et le dehors.

Le champ transcendantal que Deleuze préconise est donc déconnecté, débranché de sa fondation subjective (si on accepte que l’ego transcendantal kantien se tienne dans les seules limites d’une intériorité). Le réel, chez Deleuze, enfin ce qu’on peut appeler le réel, et qu’il appelle lui le champ d’immanence, n’est rien d’autre désormais qu’une succession multiplicitaire de devenirs amémoriels, sans passé ni avenir, sans rétention ni protension, anhistoriques donc. Ces devenirs, qui peuplent le plan d’immanence, sont autant de processus anonymes de production de sens et de réel, autant d’agencements de réel, qui peuvent être des agencements collectifs d’énonciation. Bref, tout commence par le dehors, tout commence « par le milieu ». Il est vain de chercher un point fixe originaire. « Ne faites jamais le point », dit Deleuze. Nous n’avons affaire qu’à des multiplicités, et les unités qui composent ces multiplicités sont des singularités « nomades » qui s’agencent selon des mouvements de devenirs consistant à se « déterritorialiser », à se laisser entraîné, basculé jusqu’à la limite de son territoire, jusqu’au voisinage d’une autre singularité. L’exemple le plus parlant est fourni par le devenir orchidée de la guêpe et le devenir guêpe de l’orchidée (cf. texte 2, feuille B, tiré de Dialogues avec Claire Parnet). La multiplicité a lieu dans le et de « la guêpe et l’orchidée » qui fait « filer les relations hors de leurs termes »: l’une ne devient pas l’autre, elles ne se trouvent pas prises dans une relation d’inclusion (A est B) ou d’inclusion dialectique (A s’oppose à lui-même sous la forme de B, puis revient à lui-même, enrichi par son aliénation dans B, en s’identifiant à la totalité AB).

Mais, insistons là-dessus, le plan d’immanence n’est nullement un champ de forces purement naturelles ou spontanées. Il ne se confond pas avec la nature. De même, lorsque Deleuze fait l’éloge du concept de vie, ce n’est pas en des termes vitalistes ou biologiques. Il ne s’agit pas de retrouver les hypothétiques forces brutes de la nature et de s’y soumettre. La culture , de ce point de vue, est-elle autre chose que l’ensemble des règles que l’homme invente, et qui ne sont ni inscrites dans la nature ni inspirées par elle?[4] Le plan d’immanence est constructiviste, tout comme le désir (notion qui est au coeur du spinozo-nietzschéisme de Deleuze), qui est une puissance d’affirmation créatrice, produisant un réel auquel il ne préexiste pas, se produisant en même temps que ce réel.]

 

5. Sujet=champ transcendantal?

 

Pour autant, le champ transcendantal objectif est-il synonyme de champ transcendantal sans sujet? C’est la question qu’il nous faut maintenant reposer. Nous avions suggéré que l’idéalisme de Kant opérait un tournant en direction d’un réalisme radical, ce qui ne se laisse pas supposer immédiatement dans l’idée de révolution copernicienne, mais qui se laisse concevoir une fois qu’on a saisi que le sujet auquel on revient comme centre, instance solaire, est lui-même décentré, excentrique.

Ce sujet, auquel on revient avec Kant de façon telle que c’est en lui que l’on va explorer les conditions de toute connaissance possible, nous l’avons décrit comme étant déjà constitutivement un mixte de dedans et de dehors, d’empirique et de transcendantal. Cette formule: « un être tel qu’on prendra en lui connaissance de ce qui rend possible toute connaissance », c’est précisément la définition que Foucault donne de l’homme[5] comme doublet empirico-transcendantal, à la fois sujet et objet de la connaissance, juge et partie. Cette notion de « doublet », nous la valorisons positivement comme l’entrelacs en deçà duquel il ne nous semble pas possible de refluer. Pour Foucault par contre, et à l’instar de Heidegger, la constitution de l’homme comme instance de la subjectivité semble lourde d’un arraisonnement, d’une mise au pas, d’un assujettissement. D’où l’anti-humanisme, pour le dire très vite, de ces deux philosophes et leur valorisation commune du langage, instance anonyme où se déploierait la vérité de l’être comme jeu incessant de donation et de retrait, comme événement, autrement dit. Pour le Foucault des MC aussi bien que pour le « deuxième » Heidegger, le langage constituerait ce champ transcendantal objectif pur ou purifié, qui creuserait en deçà des représentations subjectives et libérerait en la dévoilant l’indétermination de notre rapport avec le monde. Il faut noter cependant que chez Foucault, c’est surtout une exigence éthique qui semble au fondement de son anti-humanisme. Pour reprendre une expression qu’Althusser appliqua à la fin de sa vie aussi bien à sa propre pensée qu’à celle de Foucault: « [personne ne voulait reconnaître que] l’antihumanisme théorique était le seul à autoriser un réel humanisme pratique ».[6] En dénonçant l’assujettissement des individus dans des procédures disciplinaires de constitution de soi comme objet de discours et de pratiques de maîtrise (constitution du sujet malade comme objet de la médecine, constitution du sujet fou comme objet de la psychiatrie, constitution du sujet délinquant comme objet du droit pénal, etc.), Foucault inscrivait son travail dans une optique émancipatrice, héritière de l’Aufklärung, de libération, de dés-asujettissement des individus et des collectivités.

Si maintenant nous rassemblons tout ce que nous avons pu dire du sujet transcendantal kantien (y compris les percées vers l’onto-phénoménologie sartrienne) comme produit d’une intrication « indétricotable » d’intériorité et d’extériorité, on comprendra que l’on puisse valoriser par la notion de doublet empirico-transcendantal le paradoxe d’une contamination indécidable de l’homme avec le monde, du monde avec l’homme, sans que jamais ces derniers soient confondus dans une harmonie idyllique, dans une indifférenciation primordiale. Intrication dans laquelle, pour reprendre l’expression de Sartre, la notion d’homme ne se referme jamais sur elle-même, mais constitue au contraire le lieu tensionnel le plus originaire dans le domaine de ce qui peut être pensé.

C’est pourquoi, à la question de savoir si le champ transcendantal objectif équivaut à un champ transcendantal sans sujet, nous esquissons ici cette réponse que le champ transcendantal objectif a précisément pour nom ce qu’on appelle homme ou sujet.

C’est à titre de sujet que le sujet est décentré, ne se fonde pas lui-même. L’homme, pensé comme sujet, et le sujet, pensé comme le résultat d’un processus par lequel il se conquiert comme « totalité détotalisée », ne s’évanouissent pas dans un tel décentrement. Au contraire, c’est le décentrement, l’espacement, la non-identité à soi qui définissent le sujet comme tel, l’homme comme tel, et qui lui permettent de se saisir comme devenir, plasticité, liberté. C’est le thème hégélien de la substance devenue sujet, ce résultat qui n’est rien sans son devenir, sans le processus qui le fait être sujet. Le devenir sujet de la substance, pour Hegel, ce serait l’épreuve de la négativité, l’écart par rapport à soi-même, la fracturation du pôle d’identité, le renversement dans l’altérité. C’est tout cela qui conduit à ce subjectum, à cette substance devenue ce que l’on nomme sujet. Une substance devenue sujet, et non une substance originaire, inconditionnée, donnée d’emblée dans son éternité intemporelle. Chez Hegel comme chez Kant, la notion de sujet n’est pas évacuée au profit de « processus d’individuation non subjectifs » en faveur desquels Deleuze plaide. L’absence d’identité à soi qui caractérise le sujet n’entraîne donc pas comme conséquence qu’il n’y ait plus de sujet, par définition.

On pourrait montrer (nous ne le ferons pas ici) que chez Sartre, chez qui pourtant on trouve pour la première fois la proposition d’un champ transcendantal impersonnel, sans je (La Transcendance de l’ego, p. 19), l’équivalence entre subjectivité et conscience intentionnelle est constamment maintenue. De bout en bout, Sartre revendique une philosophie de la conscience, du cogito, fut-il pré-réflexif.

Et faut-il s’étonner que chez Jacques Lacan, qui développe pourtant une conception de la subjectivité bien plus radicalement grevée d’objectivité, d’extériorité et d’altérité, le concept de sujet soit précisément revendiqué? Non pas éliminé donc, non pas évacué, mais au contraire désigné comme l’instance symbolique vide qui doit être conquise par l’individu, reconstruite si elle a été malmenée, voire tout bonnement construite si elle n’a pas eu la possibilité de se former. Cette réappropriation de soi comme unité mouvante, totalité-mouvement, cette perlaboration, ne sont finalement rien d’autre que ce devenir sujet dont parlait Hegel. À la formule fameuse de Deleuze, selon laquelle l’important, ce n’est pas de mettre l’homme à la place de dieu ou dieu à la place de l’homme, mais de garder la place vide, Lacan répondrait peut-être: la place vide, c’est le sujet, le sujet précisément comme celui qui manque à sa place, ou qui occupe la place du manque, de celui qui manque. Sans ce sujet qui se présente à lui-même comme écart, espacement, sans ce sujet qui est mixte de présence et d’absence, de dedans et de dehors, il n’y aurait pas de place vide, tout simplement. « Je est un autre », dit Rimbaud. Comprenez: si je ne dis pas je, je ne peux pas non plus dire l’autre, puisque le je s’indique comme la structure vide appelée par le discours de l’autre. Il faudrait parler longuement ici de la théorie du stade du miroir, dont nous nous contenterons simplement de dire qu’elle montre que la possibilité de dire je est liée à la désignation par un autre d’une image initialement perçue comme extérieure à soi.

 

Si l’on accorde quelque crédit à cette idée que la notion kantienne de sujet transcendantal serait porteuse d’une contamination de l’empirique et du transcendantal, alors il faut soutenir ce paradoxe du doublet empirico-transcendantal, renoncer à croire que l’on est en mesure de dépasser son ambivalence vers l’être ou le langage. Poser l’homme comme doublet empirico-transcendantal, ce serait ainsi se tenir à égale distance des fantasmes aussi bien d’auto-constitution absolue que d’hétéro-constitution absolue. L’anthropologie serait bien alors la question vers laquelle, comme l’indiquait Kant, convergent toutes les autres questions philosophiques.

Nous n’annulerons pas le temps, l’écart par lequel se reçoit le donné et par lequel nous nous recevons nous-mêmes. Cet écart nous définit comme humains: nous sommes dans le monde, c’est à dire, et pas autrement, dans la rupture avec le monde, écartelés dans le monde.

                                                                                         

                                                                                                              9 mai 2002

 



[1] Jean-Marie Vaysse, Le Vocabulaire de Kant, Ellipses, 1998, p.12

[2]À ne pas confondre avec la « volonté de puissance » nietzschéenne, qui consiste à faire de l’être un devenir, vœu qui d’une certaine manière est partagé -n’en déplaise à Nietzsche - par Hegel.

[3]On rencontre enfin ici la notion de doublet empirico-transcendantal, qui retiendra toute notre attention dans les pages qui suivent.

[4]On pourrait quand même soulever la question du statut chez Deleuze de la notion de loi ou d’interdit. Si la loi est l’instance symbolique qui vient marquer par des interdits fondamentaux (tu ne tueras point, etc.) la coupure entre nature et culture, si la loi est un ensemble de règles destinées à rappeler à celui qui se constitue comme humain l’impossibilité de coïncider avec son fantasme d’une nature fusionnelle, l’incitant à renoncer à l’hypothèse d’un état de nature, Deleuze ne semble pas très au clair avec cette notion, dans son horreur de toute extériorité transcendante ou verticale...

[5]Nous prenons le parti ici de ne pas faire de distinction entre la problématique de l’homme et celle du sujet. Option contestable certes, qu’il faudrait compliquer, mais une telle complication nous entrainerait bien au delà des limites de ce cours.

[6]L’Avenir dure longtemps (1985), Stock/IMec, p.177.

 

mercredi 31 août 2022

Genèse et structure de la Raison dans un département de Valachie (4/8/2010, REEDIT)

 

 [Suite à une manœuvre fautive de ma part, je ne vois que ça, avait disparu de mon blog ce texte nodal, épicentral, de mon corpus, texte qui non seulement m'est cher en tant que segment biographique, mais encore présente la seule description authentique (rien n'y est inventé, tout y est réel, absolument réel, précis, inexorablement précis) et scientifique (poppériennement réfutable, elle reste non-réfutée à ce jour) du fonctionnement de la Raison dans le fameux et désormais mythique Département de Valachie.

Honnêtement, c'eût été dommage de ne pas le republier, toute affaire cessante et toute cessation affairée, comme j'aime à dire.

Here we go again]



1.
Introduction à la vie de l'esprit

Quand je vois l'accumulation de, disons, contrariétés, s'abattant sur le gars Gopnik, là, dans a serious man, le dernier film des Coen, je me marre doucement. Enfin, me marre, façon de parler, bien sûr.

Non, vraiment, j'aurais du envoyer le script de l'histoire de ma vie aux frères, parce que là, je sais pas. Honnêtement, ce que j'ai vu, ça s'apparenterait davantage, de mon point de vue, à une promenade champêtre, ou au souvenir de jours plus ou moins fastes.
  

Il y a une phrase bien connue de Pierre Dac qui ne m'a jamais fait rire, disons, à gorge déployée, car j'en ai toujours plus ou moins pressenti la teneur tragique. 
Comme disait le voisin toqué de Fink dans la chambre d'hôtel attenante, je vais vous montrer la vie de l'esprit.

Cette vie de l'esprit, qui n'est pas la vie qui s'effarouche devant la mort et se préserve, pure, du ravage, mais la vie qui supporte la mort et se conserve en elle, je vais vous dire... L'esprit qui n'est cette puissance qu'à condition de regarder le négatif bien en face et de séjourner auprès de lui... Eh bien laissez-moi vous dire. Ce séjour prolongé n'est pas (forcément) la force magique qui convertit le négatif en être. Tout comme il est possible qu'il ne convertisse rien du tout.

Par contre, une vérité qui me paraît difficilement contestable, c'est que:

"Un homme parti de rien pour ne pas arriver à grand chose n'a de merci à dire à personne". 

La messe est dite. L'alpha et l'omega, tout y est. On peut plier boutique, remballer la quincaillerie, et partir se promener, en sifflotant, le long des caniveaux, en suivant l'odeur de merdasse humide qui flotte dans l'air les lendemains d'orage.

D'évidence, je dois le dire, et sans me faire prier, encore: je n'ai pas l'intention de remercier qui que ce soit. Que ce soit bien clair entre nous, je le précise, puisque nous en devisons, l'esprit léger et détendu, en cette belle fin d'après-midi d'été que seul vient troubler le couinement continu de pourceau émasculé du caniche de la cour du rez-de-chaussée.

Que pourrais-je ajouter, sinon, pour ne pas trop plomber l'ambiance?

2.
Nous n'avons jamais été angoissés

J'étais de toute évidence promis à un brillant avenir.
Surmontant cahin-caha une angoisse existentielle fondamentale, omniprésente et omnipotente, transperçant dès l'âge de six ans toutes les fibres de mon organisme, je m'apprêtais à embrasser une carrière salariée de professeur de philosophie. Privilège qui, naturellement, échoit à tous ceux qui en sont les légitimes bénéficiaires.

Non, je précise, pour l'affect d'angoisse, parce que j'ai surpris un jour de jadis une conversation intéressante au "bureau des assistants". L'un disait: "je n'ai jamais compris cette histoire d'angoisse, chez Heidegger. Franchement, je n'ai jamais été angoissé, c'est une vaste blague". Un autre approuvait: "oui, et n'oublions pas que Sartre avait lui-même concédé qu'il avait utilisé ce concept juste parce que c'était à la mode. Il l'a regretté plus tard". Une troisième confirmait: "pareil, je reconnais que je n'ai jamais eu d'angoisses. Je trouve que l'existence est quelque chose d'agréable et de beau. Je fréquente des gens équilibrés, sympathiques, ouverts sur le monde, s'intéressant à des tas de choses. Eux non plus n'ont jamais connu l'angoisse. J'ai du mal à comprendre, de fait, cette pensée qui se complait dans les choses négatives, la noirceur, la laideur, en insistant sur les aspects déplaisants de l'existence. Au fond, c'est une question de pudeur, d'élégance, de toujours voir le bon côté des choses et de s'efforcer, autant que faire se peut, de communiquer du bonheur autour de soi". Le premier conclut: "oui, je suis bien d'accord avec toi. Franchement, sincèrement - honnêtement -, je crois qu'on peut dire que nous n'avons jamais été angoissés. Sinon, Ciryl t'a briefé à propos de la pendaison de crémaillère de Carmelo et Bénédicte? Solange aimerait que chacun apporte ses sushis". "Oui, génial, j'ai eu Gaetan au téléphone. Ciryl ne pourra pas venir, en fait. Il est à Morgins toute la semaine pour les classes de neige".


Un brillant doctorat en poche, donc, salué avec tous les honneurs, une mention spéciale du jury, tout le toutim. "Vous êtes un authentique philosophe", "sachez que je reconnais dans votre travail le digne héritage et patati et patata". Ainsi fut conclut un mandat de huit ans comme assistant départemental dans une sympathique université de province.

Aussitôt congédié, effacé, gommé, annulé, spectralisé.

Avec, en sus, dépréciation "cauteleuse" (je me demande si c'est le terme adéquat),  non, discrédit franc du collier, "cash" sur le côté, jeté sur mon défunt travail, par certains clercs aux ambitions carriéristes trop longtemps humiliées pour ne pas friser la pathologie mentale.
Ne jamais oublier de maintenir sous l'eau, avec obstination et méthode, la tête du noyé. Car même noyé, il peut remonter à la surface, tout ballonné, couvert de pustules et de tumescences arc-en-ciel. Sans parler de l'odeur, qui peut gâcher un pique-nique improvisé sur un bateau-mouche par des aoûtiens en goguette.

Petite Délikatessen de tradition universitaire, donc. Resservie en plat bouilli par les nouveaux-anciens Ceaucescu, courageux révolutionnaires d'opérette transcendantale sur le retour, ayant enfin investi la place forte. Ultime Objet du désir en vue duquel conspirait leur "passion de la Raison" toute d'abnégation sacrificielle. Et avec force groupes de pression dans les commissions facultaires; certificat médical exhibant la pile cardiaque faisant honte aux proto-nietzschéens "fascisants" de la "grande santé" mordant la vie et le parquet à pleines dents longues; compagnonnage franc-maçonnique longtemps convoité, dans les affres, et enfin obtenu, par la grâce de dieu et d'indéfectibles amitiés partant à la retraite, à qui la mauvaise conscience d'avoir été une diva narcissique "couille-molle" [voir point 4(*)] toute leur carrière fut travaillée au corps, au scalpel, et avec brio, sur la ligne d'arrivée, en vue de leur succéder. Nous y reviendrons.


3.
Idéologie critique


Plus généralement, je parlerai du monde de l'université. Posément, universitairement. En illustrant mon propos d'exemples didactiques puisés dans la vie courante, je décrirai par le menu l'éthologie de son champ social. Car il convient de descendre ses poubelles moisies, avant d'aller se coucher au crépuscule du dimanche. 

 

"Les oui et les non, c'est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et à la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul" (S. Beckett, L'innommable, p. 8).



Il me plaira de narrer une visite de courtoisie que je fis au cabinet du nouvel homme fort du régime, trônant dans la pénombre de son fauteuil en stuc tel Napoléon à Austerlitz. 

Je chômais déjà depuis deux ans à temps plein. Accessoirement, juste pour situer le topo, ma compagne était en train de crever la gueule ouverte d'une résurgence foudroyante d'un cancer du trou du cul, sous la forme d'une tumeur cœur-poumon qui allait l'emporter trois semaines plus tard. Je n'étais donc pas franchement ce jour-là à la fête du slip, comme on dit sur le site de Shangols. Pour mention également, ma précédente compagne avait clamsé dix ans plus tôt d'un arrêt du cœur, après avoir placé un créneau. C'était juste avant mon mandat. Mais j'arrête là cette énumération morbide, car on pourrait penser, éventuellement, que je suis en train de me plaindre ou que j'essaie de me donner le beau rôle.

Ce catéchumène honorable, par ailleurs propriétaire-rentier cossu par héritage de biens immobiliers, se voulant-être trotskiste, en révolution permanente et ferraillant contre le pou sur le crâne de la cantatrice chauve, m'expliqua d'une voix suave, presque murmurante, combien il avait du affronter les montagnes de l'Himalaya pour être enfin reconnu à sa juste place. Il avait vécu, se remémorait-il, les mêmes humiliations que Karl Marx avait endurées, méprisé pendant tant d'années par l'Institution et tout ça.

Tout en le félicitant, je m'enquis de la possibilité de récupérer le cours de philo qu'il donnait auparavant aux H.E.C. Ce dernier, en toute logique, devait être désormais vacant. Il m'expliqua que les choses étaient un tantinet plus compliquées. Il s'était vu contraint et forcé de conserver cette charge sous peine qu'elle disparaisse purement et simplement du cursus des H.E.C. Là aussi, ce fut une âpre bataille, qu'il livra avec panache au conseil d'administration de machin-truc. C'était l'éternel combat pour la défense de la philosophie, cette discipline morigénée par les représentants du capitalisme et de la course au profit, et tout ça. Et ça, je pouvais le comprendre, car j'étais, comme lui, et il le savait, et je savais qu'il savait que j'le savais, un défenseur de la philosophie, comme lui, un "Ami de la Raison".
Je m'enquis alors, en tant qu'ami de la raison, de l'avenir plus ou moins indéterminé à donner au séminaire de D.E.A.. Nous nous partagions jusque là un cours d'anthropologie philosophique de 15h. Une moitié chacun: la mienne sur Kojève, la sienne sur Hegel. Partie de cours que je continuais à donner, à titre bénévole de "collaborateur scientifique".
Il m'expliqua, sans quitter ce ton velouté, presque tendre, qui charmait mes oreilles comme une réminiscence de Sprechgesang schoenbergien, que là encore les choses étaient plus compliquées. Il ne saurait trop déterminer la suite à donner au partage actuel de l'empirique et du transcendantal. Il devait encore s'assurer la possibilité d'enseigner la pensée de Hegel dans le département. Pour l'heure, rien de sûr ne lui était acquis.
Notre homme, promu chargé de cours et titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique - créée pour l'occasion -, se voyait doté d'un horaire d'enseignement d'une centaine d'heures à vol d'oiseau, mais il ignorait encore si il aurait l'opportunité d'enseigner la pensée de Hegel à l'Université. Comme il enseignait rarement autre chose, par ailleurs, que la pensée de Hegel, cette manifestation de son inquiétude me laissa un peu désarçonné. La surprise dut se lire sur mon visage. Pour bien me faire comprendre, il m'expliqua qu'il était très important de pouvoir enseigner à l'Université la pensée de Hegel. Et cela aussi, je pouvais le comprendre (again). Car, comme lui, je mesurais l'importance de ce géant de la pensée qu'est Hegel, et en tant qu'Ami de la Raison, aussi.

[ L'idéologie, comme l'enseignait Karl Marx, peut se définir comme le régime des valeurs et des représentations de la classe dominante, consistant à présenter ses intérêts particuliers comme universellement partagés par tous les membres de la société. Ce qui implique, bien sûr, que: 

"Toute illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d'elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-dire qu'il n'est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l'intérêt général ou de représenter "l'universel" comme dominant (L'idéologie allemande, § 42)".

Et c'est commutatif, fort bien évidemment: quand le destinataire de l'énoncé à portée universelle s'apprête à sortir - voire est déjà sorti depuis belle lurette - d'une forme déterminée de régime social. Il faut donc ne pas manquer d'assurance pour supputer qu'un ravi de la crèche, fut-il cerné par une théologie négative dénuée de sens, est disposé à laper à grosses louches une rhétorique aussi tartufière. ]

Le séminaire de dea de 15h s'adressait rarement à plus de 4 ou 5 étudiants par année. Placé par définition à la fin de la formation, il les préparait aux études doctorales. J'éprouvai donc certaine difficulté à conceptualiser, dans la certitude sensible d'un savoir immédiat de l'ici et du maintenant, que ce petit cours en quelque sorte surnuméraire constituât à lui seul l'ultime bouée de sauvetage destinée à ce que la pensée de Hegel fût enseignée à l'Université. Mon humeur en fut quelque peu assombrie, et je répondis d'un ton plutôt pète-sec que cette défense et illustration de la nécessité d'enseigner la philosophie dans un département de philosophie résonnait à mes oreilles comme un formalisme abstrait, une universalité vide, un idéalisme creux. 
Eh bien mon vieux croyez-moi, c'est une chose, en l'occurrence, à ne pas dire, si vous voulez être dans les petits papiers d'un révolutionnaire trotskiste titulaire d'une chaire d'anthropologie philosophique, bien décidé à ne plus interpréter le monde mais à le transformer intra puis extra muros. 
J'ajoutai, emporté par ma faconde, que la seule chose que je désirais, moi, en continuant à assurer cette partie de cours, c'était de conserver mon "ancrage symbolique dans l'institution" (oui, j'avais un vocabulaire très benêt, à l'époque).

C'est là, précisément là, que jaillit cette saillie mémorable, pour moi immortelle, qu'aujourd'hui encore je me ressers en monologue comme si je l'avais rêvée. Se renfrognant soudain, et reculant légèrement la tête vers le fond du fauteuil, gagnant ainsi cette semi-pénombre qui allait donner un poids énigmatique autant qu'imposant à ce qui allait suivre, il murmura, comme déçu mais résigné par la vilenie du genre humain:


"oui, je vois. Toi, finalement, c'est l'argent qui t'intéresse..."


Bon, j'étais saisi, je crois même que l'émotion manqua de me submerger. J'ai bredouillé un  truc comme "je ne suis pas représentant de commerce", ou un énoncé saugrenu dans le genre. Je me suis levé, j'ai pris mon parapluie, et je suis sorti.


4.
Stade du miroir


Les obstacles à l'enseignement de la pensée de Hegel à l'Université furent heureusement levés par la suite. Mon "ancrage symbolique" me fut accordé dans la totalité de ses deux moitiés. Mais je décidai de mettre le point final à ma période "fantôme du placard".

Quelques mois plus tard, fidèle en cela à une habitude qu'il avait contractée du temps où nous nous partagions le séminaire du dea (avertir les étudiants de ne pas prendre au sérieux la seconde partie du cours), ce polémiste redoutable, émule de Clausewitz et althussérien de longue date (considérant à ce titre, et pourquoi non, que la pensée de Kojève était ni plus ni moins qu'un délire dépourvu de sens), délégua un de ses sbires lors d'une table ronde sympathiquement organisée à la sortie de mon bouquin. 

Je ne sais trop comment je pourrais décrire cette déclinaison fétichisée d'assistant spongiforme vaguement psycho-rigide. Ce que je peux dire, c'est que lorsque ce fut son tour de prendre la parole, j'eus l'occasion, pour la première fois de ma post-carrière, d'accomplir une variation eidétique complète autour des Abschattungen du phénomène désigné sous le vocable de "loufiat". Il offrait une sidérante imitation ventriloquée de la voix de son Maître - plus pâtée Canigou que Pathé Marconi. 

D'entrée de jeu, il m'informa, sur un ton d'aspirant catcheur au fnrs, de sa profonde perplexité face à un ouvrage totalement dénué de sens dès la première ligne. 
Après l'avoir laissé dévidé quelques laborieuses ficelles usées et apprises, je l'interrompis en l'informant à mon tour que si le but du jeu était de se livrer à une disputatio byzantine intra-universitaire, nous pouvions conclure d'emblée. Comme agité par une danse de Saint-Guy intérieure, il baragouina, d'un ton qu'il entendait ferme: "il n'entre pas dans mon intention de me livrer à une disputatio byzantine inter-universitaire, et je...". 
Mais non, vous confondez, pensai-je. Inter-villes, c'était Guy Lusque, Zitrone pressé, les vachettes. Souvenez-vous, magnifique, formidable.


(*) A ce stade de mon exposé, je dois signaler que les occurrences itératives du syntagme "couille molle" sont placées sous le copyright exclusif de Léon Tèpès 1er. Il en est l'unique dépositaire au regard de la Sacem, ayant usité l'expression à moult reprises pour qualifier son indéfectible ami et futur compagnon maçonnique. 
Ce fut au temps où le commandement de la Raison l'incitait à considérer ce dernier comme personnellement responsable de ses passions tristes - à savoir être tenu à distance du califat iznogoudien.

Léon entamait alors la rédaction de sa thèse sous la direction d'Iznogoud. 
Nous étions liés de sympathie car bien des années auparavant, je fréquentais, étudiant, un séminaire para-universitaire qu'il avait initié au premier étage d'une taverne, dans le but de bouter le feu à plus ou moins brève échéance aux institutions étatiques de l'idéologie bourgeoise. 

Mais les heures sombres que nous vivions désormais commandaient une autre stratégie de lutte, plus retorse, plus subtile.
Léon m'enjoignit de me faire analyser, en raison d'un affect de deuil potentiellement pathologique, par un de ses intimes qui lui-même était un intime de sa bête noire. Ce szondien était aussi son analyste personnel. Il fut par la suite également membre du jury de sa dissertation doctorale.

L'efficience de cette recommandation à mon égard était source intarissable de jubilation féroce pour Léon.

Épigone de Legendre, il n'ignorait rien des soubassements généalogiques et des montages de l'État de droit. Bâtissant étai par étai, brique par brique, palier par palier, les fondations rigoureuses de sa future théorie de la "normativité de la raison", il en avait déjà cerné le premier axiome apriorique et insécable: "il est interdit d'être fou" (ce n'est pas une plaisanterie).  

Il me confia un soir, à la lueur d'une chandelle vacillante, la teneur de son plan méphistophélique: le piège dit de la "tenaille". 
Non seulement je saisissais là une opportunité de me faire soigner par un spécialiste de ses amis qui était en même temps son analyste, mais encore, le fait que son szondien était un intime de son persécuteur intime constituait une occasion unique, à l'en croire, de plonger ce dernier dans les affres de la terreur psychique. A cette seule idée, il ne se tenait plus de joie, secoué par les spasmes d'un rire de poitrine typiquement léonien:

"Imagine un peu, se délecta-t-il: mon bourreau est ton chef de service. Tu te fais analyser par mon ami, qui est en même temps l'ami de ce bourreau. Ce dernier vivra constamment dans la peur, sachant que son assistant dévoile toutes les turpitudes de sa personnalité pathologique. Car nous sommes d'accord sur un point: certes tu souffres de ce dont tu souffres, et c'est triste. Mais tu souffres aussi, sinon plus encore, des pulsions castratrices de notre bourreau commun. D'autant que, contrairement à moi, tu es à ses ordres, pieds et poings liés. Notre bourreau n'aura de cesse, c'est fatal, de nous castrer tous les deux. Il veut ma mort psychique comme il voudra la tienne. C'est un fou, et il me veut me rendre fou... L'art de rendre l'autre fou. Harold Searles. Très éclairant. Je t'en recommande la lecture. Rappelle-toi le colloque "transparence et opacités dans la communication". Il t'avait forcé à lui adresser cette fausse question qu'il t'avait dictée deux jours avant. Vous aviez répété toute l'après-midi. Et il te disait sans cesse: "c'est votre question, Pericolosospore, c'est votre question, vous me l'auriez posée vous-même, de toute façon. Je vous aide juste à mieux formuler votre pensée". Tu suais à grosses gouttes pendant toute la durée de sa communication. Tu craignais de ne pas lever le doigt assez vite. Tout ça parce qu'il avait une trouille bleue que machin s'empare de la parole. Voilà, c'est exactement ça. Et quand je lui donne des pages à lire, il me répond, après les avoir lues: "c'est  formidable, c'est magnifique, c'est puissant. Quel dommage que ce ne soit pas publiable". C'est moi qui un jour ai attiré son attention sur "la réfutation de l'idéalisme" dans la Critique de la raison pure. Mais quand nous discutons de Kant, il me dit: "je sais, je sais, moi aussi je lis le Kant-Lexicon de Eisler". Tu te rends compte? [Léon s'émeut et s'emporte:] lui, il a appris Kant en butinant dans le Kant-Lexicon, alors que moi, ça fait près de 30 ans que j'étudie Kant dans le texte, en allemand, dans l'Akademie Ausgabe! Notre bourreau ne peut tolérer pour seul héritage, filiation symbolique, qu'un sujet castré. C'est une couille molle. Même sa femme, il a réussi à l'enlaidir. Elle était très belle avant qu'il ne la marie. Tu la verrais aujourd'hui [: Léon écarte les bras et arrondit les joues à la manière de Dizzy Gillespie]. Rien ne peut pousser à l'ombre d'une couille molle, sinon un castrat. N'oublie jamais ceci: "au royaume des couilles molles, les castrats seront reines" [petit rire ventral de Léon]."

Nous laissons au lecteur le soin de méditer sur la dimension prophétique d'un énoncé contenant peut-être sa part de vérité universelle.


A cette époque lointaine, la psychanalyse n'était pas encore considérée comme une imposture dans les gazettes controversiales. Que la clinique psychanalytique soit fort prisée dans le secteur professionnel universitaire n'a rien de surprenant en soi. Les récipients d'air les plus versés et les plus investis dans l'imaginaire facultaire génèrent eux-mêmes, dans leurs interactions avec leur biotope spécifique, la structure névrotique pathogène en phase avec la structure de la personnalité dégagée par les paradigmes psychanalytiques.
L'institution universitaire et l'institution psychanalytique participent tout naturellement de la même inlassable production de névroses diverses-z-et variées se relançant mutuellement, en miroir.
Quand bien même l'universalité de l'œdipe, comme structure de la psychè, pourrait à juste titre être contestée dans le cas d'autres systèmes de socialisation plus ou moins clos, il  s'auto-valide en quelque sorte dans le système considéré. Il constitue en effet la pierre de soutènement du régime existentiel facultaire, avec ses "généalogies", ses figures tutélaires de patriarches et de marâtres transmettant de générations en générations leur legs et leur empire, faits de dons, de contre-dons, de dettes (infinies, de préférence), de manceps, de tics, de tocs ainsi que divers troubles comportementaux d'une bouffonnerie sans limites examinés d'un œil extérieur, mais vécus à l'intérieur comme un modèle structurant. Et on ne s'étonnera pas que dans ce cadre confiné, les manières d'envisager la résolution de telles névroses créent et entretiennent elles-mêmes le problème à résoudre. Cette dynamique de relance circulaire donne une certaine idée de l'infini pour la durée de fonctionnement académique d'un sujet fini.



Pour le reste, je rencontrai le szondien à trois reprises. 
C'était un homme charmant et fatigué, coiffé en permanence du bonnet de pêche de Jacques-Yves Cousteau. Il était légèrement enclin à pioncer pendant les séances. Personne ne songera à l'en blâmer. Combien est lassante en effet l'écoute flottante du destin pulsionnel de l'homme qui ne vit point sous la conduite de la raison. D'autre part, il avait certainement dû se coltiner à longueur d'années un défilé ininterrompu de trognes bien plus effrayantes encore que celles du test° de Szondi: ça donne envie de se réfugier dans un état de demi-conscience latente. 
A la troisième séance, j'eus l'idée de raconter un rêve sombre et tortueux que je faisais à répétition, me demandant ce que diable cela pouvait bien vouloir dire. "Pensez-vous que ça puisse signifier quelque chose?" A quoi il répondit, d'un air las: "je ne sais pas ce que ça peut vouloir dire, mais en tout cas, c'est assez surréaliste". J'étais guéri. Du szondien.


[° Si quelqu'un, né après 1925, n'ayant pas vécu sa primo-enfance dans la préquelle de "Transylvania chainsaw massacre", ou enchaîné comme Kaspar Hauser dans la soupente d'un donjon, parvient à dégager sur les six séries deux figures "plus sympathiques" et deux figures "plus antipathiques", qu'il écrive en poste restante ou transmette un pneumatique au G.S.B. (groupe szondien belge). ]

 
5. 
Spinoza à Venise


Je parlerai plus tard, également, à l'occasion, de Madame Ceaucescu, dolores-passionaria de la Raison et des "Amis de la Raison" - accessoirement un spinozo-marxisme prolétarien frelaté et frauduleux de mes couilles bénies.

Son système philosophique en formation se forgea quelques temps au rude contact des prie-dieu des Facultés Notre-Dame de la Paix. C'était avant d'être introduite, par prédestination népotique et papale, chef-bibliothécaire du chef-lieu des couilles puissantes, quelques mois après l'arrivée de Léon Vlad-Népotus 1er, empereur de Valachie septentrionale. Alors qu'elle n'était même pas fichue de se servir d'un logiciel de classement informatique. Il faut dire qu'à ses yeux comme à ceux de Vlad, l'outil informatique représente le symbole de l'aliénation du prolétariat par les trusts du capitalisme des américwouains, comme disait Tati dans l'école des facteurs. Aussi délèguent-ils cette manutention à la sous-traitance d'un lumpen-prolétariat administratif.


Un trait insolite et hétérodoxe du spinozisme fervent, transmué en catéchèse, de Madame Ceaucescu, c'est la crainte winnicottienne permanente d'un effondrement imminent du self chez le philosophe-nourrisson (sentiment de la continuité de son être). Conséquence funeste d'une défaillance trop brutale de la mère suffisamment bonne, autant que du mol interventionnisme du père-tampon. S'ensuit une fort préjudiciable faillite institutionnelle de la Loi et de l'Ordre symbolique dans l'Etat de droit représenté par l'alma mater valaque, plongeant les nourrissons-philosophes dans les agonies primitives.

Son homélie favorite, dans un contexte socio-discursif navrant de dé-symboligénisation de tout, c'est: 

"mais, mais alors, il n'y a plus rien! Il n'y a plus de structure, il n'y a plus d'ordre, il n'y a plus de société, il n'y a plus de langage. Et bien voilà, c'est tout, il n'y a plus rien à dire, on peut mettre la clé sous le paillasson et partir!".

La mission cruciale dont Madame Ceaucescu s'investit alors, c'est de se précipiter toutes affaires cessantes sur le mât de misaine et désigner, à l'attention des philosophes-nourrissons engagés dans un faux-self,  le bon objet transitionnel:

"Spinoza" relu par ses soins.

Pour cette fin, elle dispose d'apophtegmes recopiés au feutre mauve, qu'elle peut aisément retrouver parmi une centaine de fiches en bristol classées et numérotées selon l'ordre des raisons, et soigneusement rangées dans une boîte de biscuits Heudebert aux senteurs naphtalinées. Ainsi, à chaque problème concret de l'existence, la compréhension adéquate de sa cause est fournie.  


Parfois, la Loi et l'Ordre symbolique menacent de se barrer en couilles, sous les coups de boutoir assénés par des crypto-fascistes deleuziens censément obsédés par la "pure jouissance". Dans ces moments là, Madame Ceaucescu lève les bras au ciel et invoque illico tous les anciens combattants de la défense de l'instance paternelle vilipendée par les bitniques qui mettent leurs baskets tous sales et négligés sur les plans de travail ("mais où vous croyez-vous? Nous sommes dans une Université, ici, pas dans une pétaudière!"). 

Citons pour mémoire l'oublié et vermoulu Gérard Mendel, auteur de "la révolte contre le père", ainsi que l'hétéronyme "André Stéphane", auteur de "l'univers contestationnaire". 
Ces ouvrages constituent des manières d'essais de "psychanalyse de mai 68" forts prisés par Léon. Ce dernier manque rarement, alors qu'il était sur les barricades, d'en recommander la consultation éclairante aux rares brebis égarées ou mauvaises graines trainant leurs guêtres dans les couloirs dépeuplés, et susceptibles de s'engager par désœuvrement sur la pente savonneuse d'un principe de plaisir de type "deleuzien" * (sic). 

* ( "Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter de la musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie, sauf à l'hôpital; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terribles; bref tous ceux qui souffrent: ceux-là ne "manquent" ils de rien? Et surtout on nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire: il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible." Dialogues, p. 115, Champs/Flammarion, 1977)



Madame Ceaucescu professe par ailleurs un anti-christianisme des plus virulents (Ricœur est sa bête noire depuis quasi la prime enfance). Ceci ne l'empêche nullement de soutenir mordicus que la Loi, chez le petit d'homme, ça se structure, qu'on le veuille ou non et qu'on l'admette ou pas, entre un Papa et une Maman, en tant qu'entités biologiquement différenciées.

L'anthropologie psychanalytique moderne nous enseignait que le symbolique "fait" coupure avec l'ordre des déterminations naturelles. Mais loin de nous engager à complexifier la donne sur la piste  - pour le dire vite - d'une  "dissémination" (horreur! Mais alors ça part dans tous les sens, ça bouloche de partout!) ou d'une "différance originaire", elle se trouve ici curieusement étayée par ce qu'il convient de nommer une anthropologie essentialiste ou naturaliste d'inspiration chrétienne. Au gré de cette dernière, l'ordre de la culture et les lois immuables de la nature convergent in fine et ab origine. Aussi Madame Ceaucescu voit-elle d'un œil inquiet la "pacsation" d'une parentèle homosexuelle, symptôme préoccupant d'une "perversion" de l'Ordre symbolique fondateur de la culture.

Elle s'exhorte ainsi à élaborer -"work in progress"- une relecture schizo-plastique révolutionnaire du matérialisme de Spinoza, consistant à réintégrer, dans la courbure sinueuse d'une longue boucle torsadée et récursive, l'herméneutique psychanalytique chrétienne qu'elle se proposait à la base de liquider. Où comment retrouver sur son chemin ce qu'on croyait fuir en suivant la route opposée. C'est en quelque sorte, légèrement revisitée, la prophétie d'Oedipe-Roi s'accomplissant à l'envers. Souhaitant tuer son père (Ricoeur), Oedipette tue le roi de Corinthe (Spinoza). Le cœur léger, elle part pour Thèbes en sifflotant et croise son vrai père (Ricoeur) dans les bras duquel elle tombe en le prenant pour Spinoza.
Cette contribution très attendue dans les Études spinozo-valaques s'annonce d'emblée à la fine pointe de l'anthropologie philosophique contemporaine, jetant les prémices d'une révolution prolétarienne œcuménique dans les crèches et les préaux du Sacré-Cœur.  


Il me souvient d'un temps jurassien où nous fîmes une prestation scénique à deux voix dans un séminaire de philosophie morale. 

Nous étions conviés à exposer, l'un après l'autre, deux conceptions - antagonistes, forcément antagonistes - du désir.
L'une, kojévienne, sous l'angle de la "négativité" - inspirant pourtant largement certains schèmes freudo-lacaniens fondamentaux qu'elle exalte plus que de raison. L'autre, spinoziste, sous l'angle de la "positivité" - inspirant pourtant largement une postérité vitaliste qu'elle voue aux gémonies. Mystères, voies impénétrables de la généalogie de la transmission.

Lorsque j'eus fini ma partie, ma foi assez vivante - je vis plusieurs étudiants qui se marraient sans arrière-pensée (avec moi, pas de moi, je tiens à le préciser), notre réformiste de l'entendement s'installa précautionneusement au pupitre. 
Le suspense hitchcockien était à son comble. 

Pour bien goûter la saveur de son incipit, représentez-vous feu Jean-Paul II entamant la récitation du Rosaire à la Basilique du Sanctuaire d'Aparécida-sur-Meuse. Mais avec l'organe vocal de Lova Moor, du genre à défibriller le bâton de maréchal d'un jésuite. Susurrée doloroso cantabile, toute en legato. La phrase est exécutée calendo, et se maintient ostinato dans une lugubre tonalité sostenuto ma non troppo:

"Après avoir entendu ce que je viens d'entendre... J'ai l'impression de devoir prendre la parole... dans un paysage lunaire...de mort... dévasté par une bombe atomique... S'il subsiste encore en vous une parcelle de désir, j'aimerais maintenant vous entretenir d'un philosophe qui nous promet la liberté et la joie..."

Pauvre Baruch... Ta charogne encore fumante peut continuer à dériver tranquillement sur les canaux du nom de Venise dans Calcutta désert, à l'ombre des synagogues. Tu n'as vraiment aucun souci à te faire, va.


6.
Lettres volées


Quelques mois après son entrée en fonction, justifiée par sa compétence infaillible dans l'art de classer les bouquins en deux rangées claires et distinctes: les "amis de la raison" et "les ennemis de la raison", Spinozette m'adressa, joint à une liste perforée, un courrier manuscrit dans lequel elle réclamait avec un zèle tout courtelinien le retour d'une trentaine d'ouvrages enregistrés au titre, depuis plusieurs années obsolète, de "collaborateur". 
Je m'empressai de m'acquitter de cette tâche fastidieuse. Dans cette liste figuraient plusieurs titres ayant déjà été restitués dans le passé. Lors de ma venue, elle était absente, pour motif de collocation dans un colloque. J'expliquai le problème à sa collaboratrice, et rédigeai un courrier détaillant de façon circonstanciée les titres des ouvrages déjà restitués. Courrier que je tenus à photocopier, appréhendant vaguement la passion des zélotes tatillons en devenir dans le secteur de l'administration.

Quelques mois passèrent, où nous vaquâmes, insouciants du sort de l'autre, et libres comme les blés. Je reçus alors un second rappel me réclamant derechef les titres susmentionnés.
Non sans quelque contrariété liée à la confirmation de mes craintes, je visitai à nouveau l'Unité de Documentation, et me mis en devoir d'expliquer le détail du micro-problème dont je pressentais de plus en plus - car je suis un sensoriel intuitif, et ça m'éloigne de la fréquentation assidue des amis de la raison - qu'il n'en resterait pas à l'état de micro-problème.
Je ré-esspliquai donc que les quelques titres réclamés avaient été restitués avant le crash d'un ancien logiciel dont les données ne figuraient plus sur le nouveau. 
Spinozette peina visiblement à intellecter ce phénomène. Son visage se ferma, son sourcil se fronça. "Je crois qu'il y a quand-même un problème", insista-t-elle avec une réticence presque douloureuse.
Elle suggérerait par là, eventualy, que je tentais de spolier l'institution de deux ou trois ouvrages d'une valeur inestimable.

Sur la tét'de ma mère, mon sang a soudainement reflué comme un seul homme vers la région céphalique. En sortit une bordée d'injures proprement innommables, un résidu d'insanités ordurières dont je revendique encore aujourd'hui chaque intonation au tribunal des facultés kantiennes. Je profitai de ce kaïros pour m'exclure moi-même définitivement d'une bibliothèque où mon bouquin perdu (voir infra) a certainement été placé depuis sous scellé, avec le tampon: "attention, fou clinique & ennemi de la Raison", avant d'être broyé dans un vide-ordures, puis incinéré.

Ah, ça n'arrêtait pas de finir, ma diatribe. Les énoncés fondamentaux arrivaient certes en ordre légèrement dispersé, mais ça faisait sens, je dois dire, au sens où cela n'en était pas complètement dépourvu. Tout ce qui devait être dit était dit, et ma foi, tout ce qui ne devait pas être dit le fut aussi.
Spinozette était outrée, comme il se doit, et c'est peu de le dire. Sa lippe tremblotait légèrement, et ses immenses lunettes griffées "eighties fashion" se couvraient progressivement de buée. A intervalles discontinus, elle parvenait quand-même à en placer une, et le mérite n'était pas mince, car je tenais assez bien le crachoir et ne nourrissais nullement le désir de le céder. "C'en est assez ! Va-t'en! Sors d'ici! Dehors!" Et de pousser sans succès vers la porte ma masse corporelle puisant des ressources insoupçonnées dans la force d'inertie.

Tout cela n'était pas du goût de sa collaboratrice, je veux dire cet acquiescement anti-sartrien au possible à l'inertie, non moins que la suite ininterrompue d'imprécations bas de plafond. Elle s'interposa:

"Monsieur, voulez-vous bien quitter les lieux, s'il vous plait?"
"Oui, pardon, pourquoi dois-je quitter les lieux, en vérité, s'il vous plait bien, mademoiselle?"
"Parce que vous emmerdez le monde, monsieur".
Je jetai un rapide coup d'œil circulaire sur l'Unité de Documentation, déserte comme le Kalahari. A bien y regarder, cependant, niché dans l'aile ouest, un jeune homme habillé strict comme un séminariste me toisait d'un regard indubitablement mécontent. Il semblait ne pas pouvoir se concentrer comme il le fallait sur ce que j'imaginai être un incunable de Thomas d'Aquin.
"Comment ça, le monde, quel monde? Monsieur, là? OoOooh oui, le monsieur, il est pas content le monsieur là; y peut pas travailler le monsieur, rhôô". Je m'avançai vers lui d'un pas compatissant. Il était de moins en moins content, et ça je pouvais le comprendre. "Oui, monsieur, je vous prie de m'excuser, monsieur, car voyez-vous, il y a 365 jours dans une année, et bien aujourd'hui, Monsieur, sachez-le, c'est le jour où on se fait emmerder."
L'informaticienne dut joindre ses efforts à sa collaboratrice pour me pousser, poliment mais fermement, vers la porte "exit".
"Va-t'en, va-t'en!".
"Un peu qu'je vais m'en aller, tiens donc. Je n'ai nullement l'intention, te figures-tu, de repasser ici, pour contempler, vois-tu, ta face de [censuré] qui est n'est-ce pas un véritable remède [censuré]
"De-hooOrs!"
Je sortis donc.

Une fois dehors, et encore exalté, je contournai par deux fois le pâté de maisons constituant l'alma mater, puis je rebroussai chemin en direction de l'U.D., réalisant que la question des livres manquants n'était en rien résolue. Je fis une nouvelle entrée claironnante:

"Bonjour, c'est encore moi. Je reviens, car il appert que ma problématique administrive personnelle demeure en suspens, ce qui d'un certain point de vue m'interpelle..."

"DEHORS!".

Ce fut mon dernier feedback, le temps d'entrevoir Spinozette plantée sur le parquet, comme une naufragée au milieu d'un récif coralien, le bras et l'index tendus dans ma direction.

Peu avant la fermeture des bureaux, on put l'apercevoir, je l'appris par la suite, sillonnant d'un pas erratique les couloirs du département. Elle avisa, effarée, un membre du personnel scientifique qui passait par là: 

"Est-ce que tu as eu l'occasion de croiser ces derniers mois Jerzy Pericolosospore?"
"Oui, je l'ai vu il y a deux semaines, au café de la buse. Il éclusait coca-light lemon sur coca-light lemon, comme à son habitude. Pourquoi, il y a un souci?"
"Et bien, je pense qu'il est devenu fou... Je veux dire réellement fou. Cliniquement."


  

Bon, mon bouquin, pour y revenir une dernière fois avant d'en finir. Dans la ligne du temps un peu chahutée de cette étude scientifique et programmatique, c'est antérieur aux tranches de vie de l'esprit narrées supra

Fruit d'une maturation de dix années, il parut rapidement aux P.U.F., accueilli sans appui ni réseau ni cooptations d'usage dans le milieu, par des gens à qui je ne devais rien et qui ne me devaient rien, et alors que je pointais déjà depuis six mois. Un argument épatant pour me rappeler au bon souvenir de l'institution? Penses-tu, lustucru, c'est exactement comme si j'avais déféqué une bille dans un étui de contrebasse, ou chanté Ramona dans un conduit ventilé. Il me fut suggéré de communiquer un exemplaire pour garnir la vitrine du hall d'entrée, celle des publications des "membres" faisant honneur à la corporation. Je l'ai jamais récupéré. Il fut négligemment égaré, entre le secrétariat du Doyen (dit le "décanat") et le secrétariat du département. 25 euros jetés par la fenêtre. J'ai écrit un livre, la seule chose dont je sois fier dans ma médiocre existence, que je ne pouvais même pas me payer en triple.



7.
De l'importance des poils.

Mon diplôme, dont j'étais très fier aussi, puisqu'il fut arraché, ultimement, sur la ligne, au finish et au couteau, dans un corps à corps avec de sombres tentatives d'auto-sabotage réitérées, s'avéra rapidement un aller simple pour le suicide économique et social.

Quelques mois après la publication de mon livre (novembre 2005), j'étais certes parvenu à me qualifier pour une durée de quatre ans au C.N.U. Je pus donc participer, de 2006 jusqu'à cette année, aux concours de recrutement annuel des maitres de conférence dans les universités du territoire français. Sans parvenir à me classer en ordre utile. C'est Raison et pourvue de sens: mon curriculum était gelé dès mon entrée au chômage en 2004. Je ne pouvais plus enrichir mon dossier d'une liste croissante d'activités et de publications scientifiques. Cette possibilité s'était évanouie d'elle-même au moment précis où je réunissais enfin les conditions académiques pour la réaliser. La bande-annonce coïncidait avec le générique de fin. En langage mélodramatique, ça s'appelle "avoir les ailes coupées au moment de prendre son envol". 

Pour les autres universités belges, ce fut et reste Tintin-Riquette. Les ouvertures de postes sont aussi fréquentes que la projection d'un film de Jean-Marie Straub à la salle des fêtes de Jemeppe-sur-Sambre, et la distribution déjà planifiée pour au moins une bonne décennie.

Ces 6 dernières années, j'ai bien entendu envoyé ma candidature en bonne et due forme à tous les postes vacants de professeur de philosophie publiés au Moniteur, pour l'enseignement provincial ou pour les Hautes Écoles de Liège, Mons, Hainaut, Namur, Bruxelles-nord, Bruxelles-central, Bruxelles-midi, Gand, St-Pierre et Bruges. Je n'ai jamais reçu ne fut-ce qu'un accusé de réception. 
J'ai cherché un appui du côté politique. Ce relais, du moins, me permettait de me tenir informé des us et coutumes en vigueur dans le complexe autonome des Hautes Écoles. Soit la déclaration de poste vacant était une fiction administrative destinée à titulariser un membre déjà en fonction, soit le poste avait été confié à un licencié ayant des appuis, de la famille, des proches, dans le "réseau". Soit les deux ensemble. 

Le courrier d'un ministre de la députation de x, relayé par un Bourgmestre de y, m'informait que la direction de la H.E. de z avait "finalement décidé de réengager le temporaire de l'an passé, qui lui avait assuré toute satisfaction".
Ou bien, après avoir sollicité le cabinet du "ministre de l'enseignement supérieur de la C.F. en charge de la Haute École", je recevais le courrier personnalisé:
"Je prends note du fait que vous avez effectué les démarches nécessaires à l'inscription comme candidat auprès du ministre, [...] conformément aux règles en vigueur [...]. En ce qui concerne l'enseignement supérieur organisé par la Communauté française, j'agrée après vérification, par l'Administration, de la validité des candidatures, les propositions transmises par les Conseils d'Administration des institutions concernées".
Ce qui, en langage formel désambiguïsé, signifie: la direction choisit elle-même son candidat, et je réponds "ah bon ok, dacodac".

Un délégué syndical de la section "enseignement" m'expliqua: "ah oui mais non, si vous ne connaissez pas personnellement quelqu'un à la Haute École, ou à défaut quelqu'un qui connaît personnellement quelqu'un qui y occupe un poste important, c'est impossible. Ils ont leur propre réseau. Nous, on ne peut rien faire".
 

Le fameux "réseau". Le bidule énigmatique dont je n'ai jamais pu pénétrer, ni par l'entendement ni par la praxis, les arcanes subtils autant que secrets.

Ce n'est pas que j'eus répugné à frotter le postéral des bonnes personnes, des gens importants dans les petits souliers desquels il est opportun de se tenir. Oh que nenni. Sans la moindre fierté mal placée ou je ne sais quel fantasme obscène de pure intégrité, j'étais tout disposé à lécher goulument le fion important de toute personne d'influence qui eût la mansuétude de me le tendre, même mollement, avec indolence, en écartant les fesses à moitié. Et croyez-moi, j'en aurais raclé toute l'étendue, avec application et rigueur, jusqu'à décoller consciencieusement la pulpe de féculent séchée se nichant dans la forêt inextricable des poils du cul.

 

Car les gens d'importance et de pouvoir, c'est scientifiquement prouvé, ont la région anusielle bien dotée en pilosité. Généralement. Sauf pour les esthètes passionnés d'élégance qui se la font épiler avec soin, et en exceptant bien sûr ceux qui préfèrent se la faire peigner et brillantiner, et en tirent un plaisir tout à fait honorable au demeurant.

 

Il ressort en effet de très sérieuses études menées dans les cliniques universitaires privées du Brabant, financées par le Rotary Club de Watermal-Boisfort en partenariat avec le collège militaire de formation équestre de Maison-Bois, que sur un panel de 150 personnes de haute importance et de haut revenu, reconnues par leurs pairs et leur impairs pour leur sphère d'influence, 80% négligent l'entretien de la zone pileuse fessière, activité ou passe-temps qu'ils considèrent comme futile ou frivole. C'est d'ailleurs conforme à une certaine éthologie archaïque du pouvoir: quand on est important, au diable si le petit personnel se trouve incommodé par les émanations odoriférantes engendrées par la sudation des zones fessières. L'épilation desdites zones étant un loisir qu'on réservera préférentiellement aux garçons-coiffeurs ou aux couturiers invertis ambitionnant d'élargir leur cercle d'amis importants.

 

Mais là, on est d'accord. Autant ce qui précédait exhalait un reste ténu d'humanisme somme toute relativement frais et sympathique, autant là on vire carrément dans l'immonde. Et c'est avec raison que quelques lecteurs/trices raisonnablement heureux dans la vie, et positifs, tenteront de me recadrer en dodelinant du chef d'un air grave et désolé, avec la formule qui mouche: 

"sincèrement, je vous plains. C'est pitoyable. Vous devez être bien malheureux dans la vie, médiocre, raté, frustré, haineux, impuissant, etc, pour ainsi clabauder, macérer ad nauseam un ressentiment stérile". 

Eh bien, tout à fait, je n'en disconviens nullement. C'est le cas. Indubitablement. So what


8. 
Affects joyeux


L'arme fatale, en matière d'usage et d'instrumentalisation des concepts philosophiques dans la rhétorique institutionnelle. 

Une de ses fonctions essentielles est d'inhiber toute irruption malséante d'un affect de révolte ou de douleur dans le gosier de l'être-institutionnel, de préférence quand on a le souhait d'y déverser de grosses couleuvres bien fumantes. Il s'agit peu ou prou dans ces situations d'invoquer l'importance anhistorique et trans-spatiale, déconnectée de tous rapports de force situés, de préceptes de sagesse ou d'éthique philosophique censés agir sur l'impétrant comme une substance sui-generis, une propriété psychologique du sujet autonome où les déterminations du champ social, les jeux de domination, n'existent plus.

A vrai dire, ce type d'admonestation agit réellement sur les sujets en phase de déréalisation, c'est-à-dire ayant intériorisé "plus que de raison" cet ensemble de valeurs morales, constituant ce que nous pourrions nommer une moelle épinière surmoïque.
De tels sujets se signalent par un état de naïveté ou d'irénisme confondants, à un degré faisant ricaner les cyniques. Lesquels ont force de loi et bafouent allègrement toute valeur morale, dans de vertigineux jeux de pouvoir carriéristes assurant la reproduction des privilèges hérités par léchage de couille, forçage de couille, éthos socio-génético-économique prédéterminé façon Dawkins, ou auto-castration psychique (mais pas sexuelle: les Pygmalion de séances projo ou de boudoir particulier, exorcisant leur démon de midi en se jetant à corps perdu dans le droit de cuissage et la mise sur orbite scientifique de leur tendre et ambitieuse Lou Salomé des amphis, sont des modèles admirés, cités en exemple: "il a trouvé son second souffle, c'est formidable"), ou les quatre ensemble, on sait pas, on sait plus. 

Dans ce règne de l'inversion systématique des valeurs, perfectionnée au point ultime d'une mauvaise foi achevée dans une langue de bois fascinante surpassant par certains traits les subtilités de la Novlangue, l'instance "surmoïque" du sujet philosophique, opiumisé par la certitude d'être aux prises avec la philosophie en action et en actes, agit sur lui comme un gros bêta-bloquant. Elle neutralise toute conscience empirique de sa situation dans le rapport de force. C'est à ce genre d'occasion qu'est notamment appliquée la formule magique, de vague allure spinozienne, identifiable entre toutes: "ne sombrez pas dans le ressentiment", ou "ne cultivez pas les passions tristes".

Les uns, wittgensteiniens augustinisants spécialisés dans l'art envié de distinguer au feutre rouge les catégorèmes et les syncatégorèmes, s'en sortent en se prenant pour Yves Duteil chatouillant la gratte lors de la veillée feu de bois du Baden Powell club de Malibu. D'autres s'en sortent en combinant, en une synthèse hardie, Toni Negri et le massage holistique.

D'autres encore, redoutables Wonder boys-terminators pressés, montés sur les piles du même nom, aux poignées de main plus coupantes qu'un wilkinson à quatre lames, considèrent de nouvelles opportunités. 
S'étant longtemps pris pour le fils mutant ou ethnoschizoïde d'Alain Madelin et de Michel Foucault, avant l'assaut  des buttes-Chaumont par les révolutionnaires trotskistes, ils conjuguent désormais leur sens aigu de la praxis, du bizeness et des relations publiques, en se partageant entre diverses mondanités utiles. D'une main, les arbitrages d'élégances laïco-progressistes dans les débats cathodiques du journal dominical ouksacause (style "le port du voile semi-intégral bafouant les droits de l'homme de la femme afghane est le plus brûlant et urgent problème sociétal et économique pour notre démocratie laïque et l'occupation de notre temps de cerveau disponible"). De l'autre, la direction d'un  "centre pour l'égalité des chances" abattant un boulot phénoménal (style "c'est un scandale: les personnes à forte corpulence doivent payer deux places dans le jumbo-set pour aller se bronzer en Croatie") - ce qui ne manque point d'astringent quand on médite sur le fait qu'ils ont bâti leur fulgurante ascension socio-génétiquement programmée sur le copinage politique et les renvois d'ascenseur entre happy few.


Il arrive donc que le dit sujet, après avoir cultivé cette exhortation à la vie heureuse pendant un laps de temps plus ou moins long (une semi-décade) - ça dépend de la force de sa croyance en la performativité de tels énoncés -, se lève un beau matin comme au sortir d'un rêve embrumé. Constatant combien sa tristesse de n'avoir ni métier, ni argent, ni existence sociale, le sépare objectivement des passions joyeuses, des puissances actives et de l'irrésistible "oui à la vie" des sujets-philosophes salariés, il conçoit soudain une inquiétude :

"saperlipopette et nom d'une pipe en rutabaga, je me demande si je n'aurais pas contracté par devers moi un vache de putain de saloperie de ressentiment horrible. Ah ça par exemple. Et ma foi non, je n'ai pas la berlue. Tournicoti-tournicota, je m'en vais de ce pas en informer Ciboulette et Cosmoclock".


L'horrible, dans tout ça, c'est qu'il se sent encore plus coupable de développer une complexion si vilaine, de contrevenir de façon si minable au principe selon lequel sa liberté fondamentale réside justement dans le fait de se libérer de ces passions tristes. C'est ça que je nomme "déréalisation hypnotique". La sujétion au mirage personnaliste de la psychologie d'un sujet libre, autonome, capable de convertir  lui-même ses affects, faisant de nécessité vertu, contre mauvaise fortune bon cœur; cherchant et trouvant en lui-même son salut, ne le plaçant point dans une cause extérieure, etc.

Le chômeur, ami de la raison ou pas, est ainsi constamment invité à se vivre comme un Bodhidharma en puissance. "Huître secrétant sa perle" selon l'expression consacrée de la psychologie de la résilience. Une usine interne produisant de l'aliénation privée. L'asservissement converti en libération: un mensonge né de la plus formidable opération de programmation neuro-linguistique engendrée par la fiction endurante du self-made-man entrepreneurial.


9.
Echolalie & échopraxie

 
Oui mais bon. N'est-ce pas là pousser un chouïa le bouchon dans la négative-attitude égotiste? Après tout, comme me le faisait à juste titre remarquer un chercheur qualifié du fnrs, s'agaçant à la longue de mes pseudo-démonstrations sur les "logiques de champs":

"houlà, Houlà, une petite seconde. La philosophie, c'est d'abord et essentiellement une passion qui nous engage corps et âme, au quotidien. C'est quelque chose que l'on porte en soi. Un amour qui nous a-ha-bite et jamais ne ta-harit. It's a kind of sorte de way of life, you know. Free as a beurd. It is un enfant de Bowème qui n'a jamais connu d'aloa. On philosophe matin, midi et soir, comme le pommier pond des pommes; ça s'adresse à tous et la pratiquer, c'est participer à la vie citoyenne, c'est devenir un citoyen du monde, œuvrer au projet d'émancipation universelle. Bon sang, allez quoi, quand on est un tant soit peu habité par cette vocation, ce sacerdoce, on va à la rencontre des autres, on donne un peu de sa personne. On sort de ses quatre murs, on arrête de se panser le nombril, et on se bouge un peu le cul. On s'investit dans les cycles de conférences-débats de PhiloCité, l'Université Populaire de la Province de Liège, le jardin philosophique d'Alleur... C'est pas ça qui manque. L'asbl Philomène; PhiloCité Mômes; les partenariats en synergie; le Zététique Théâtre; les ateliers philo avec les enfants à "haut potentiel" de l'institut Saint Boniface; les ateliers philo dans les homes de personnes âgées; le festival de la philosophie à Flaget. Y a pas qu'à l'université qu'on fait de la philosophie, qu'est-ce que c'est que ce discours élitaire, à la fin. Y a pas mal de gens ici, des collègues, moi-même, qui prennent sur leur temps libre, leur petit confort personnel, leur vie de famille, pour aller pratiquer l'éducation permanente ailleurs, faire bouger les choses. J'le crois pas, ça. Sans parler des pratiques collectives de résistances transversales. Le carrefour des résistances de pensées et des pensées de la résistance... "

Ouais. Ouais, whouais, ouwhais hwouais... Champs de logiques. Logiques de champs. Jeux de langage internes au champ socio-professionnel spécifique qui délimite les conditions circulaires d'émission, réception et validation de ses propres énoncés tant smart que pourvus de sens.

Mais je le conçois, quand je repense à tout ça, la Valachie, Jean Moulin moulinant à Moulinsart,  "je suis un homme de la praxis", "apprends la vie sociale", "donner au verbe le temps de l'autre, donner au temps le verbe de l'autre, donner le temps à l'autre du verbe, donner de l'autre au temps du verbe, débit du lait debidelow, marquise mourir vos yeux beaux me font d'amour...", etc, etc, la haine m'aveugle.


Ou alors je confuse; j'en suis à percevoir l'image inversée de la projection d'une camera obscura retournée à l'endroit, et si ça se trouve une camera obscura à l'endroit même où son image était projetée à l'envers... Ma pauvre tête. C'est ce qu'on appelle la voix du d'dans, ça fait parfois un d'ces boucans, pas moyen de tourner l'bouton de cette radio je suis marron. Harold Searles est fou il m'a rendu fou. C'est pas ma question - où est passée ma question? La question tombée dans l'oubli. Ou bien comme le disait feu mon chef Couïmolus (spécialiste de Derrida, aussi derridien dans les manifestations empiriques de l'être transphénoménal que je suis danseur étoile à l'opéra du Bolchoï), avant de prendre sa retraite bien méritée: 

"ne soyez pas paranoïaque, Pericolosospore! Ne prêtez pas une oreille favorable à des bruits de couloirs.  Qui vous a raconté ça? Donnez-moi des noms. C'est Machin, c'est ça? C'est Chose. Oh non, ne me le dites pas, je sais d'où ça provient. Je vous en conjure, ne rentrez pas dans ces jeux pervers. Ces personnes cherchent à diviser pour régner, ce ne sont pas des voix amies, ce ne sont pas vos alliés. Elles visent à introduire la confusion en vous, elles cherchent à vous convaincre de vous retourner contre vos seuls vrais alliés. N'écoutez pas les gens malintentionnés qui veulent vous faire croire des choses qui ne sont pas vraies". 

Cette réponse faisait écho à une construction délirante que j'avais pourtant élaborée dans la plus stricte intimité de mon moi-même, avant de la formuler. Je n'avais en effet su réprimer une velléité de soupçon au sujet d'une hypothétique connexion causale, de type post hoc, ergo propter hoc, autorisant la contiguïté départementale légèrement différée du couple Ceaucescu. 

Habitué qu'il était à m'abreuver de moult recommandations s'annulant perpétuellement les unes les autres au gré d'une Verneinung érigée en discipline olympique, il en oubliait la dernière en date, prodiguée quelques jours à peine avant mon accès de paranoïa:

"il faut bien comprendre ceci, Pericolosospore: désormais, la Valachie s'est dotée d'un nouvel homme de pouvoir: Vlad. Il est donc très important pour vous de bien veiller à être dans ses petits papiers." 

C'était d'ailleurs ballot de ma part. C.m. m'avait dûment briefé plusieurs mois après le jour de ma soutenance (la veille donc de ma réinscription comme demandeur d'emploi): 

"Je suis heureux que vous développiez une vision lucide de votre parcours, Pericolosospore. On ne va pas renouveler votre contrat au prétexte qu'on a de l'amitié pour vous et que vous êtes attachant. L'Université a des règles, elles sont transparentes, elles sont respectées, et cela ne souffre aucune exception. Seule la valeur scientifique compte. L'arbitraire et les complaisances n'y ont pas leur place. Ne fantasmez pas".

Au vrai, j'ignorais que je fus si attachant, et que ça diminuait d'autant ma "valeur scientifique".



J'entends d'ici Léon Tèpès, l'ancien d'soixante-huit, Maître de Berlin remaké par Michael Bay, murmurer d'un ton douceâtre, alerté sur ma déréliction: 

"ne jugeons pas, mes amis, avec trop de sévérité, les propos dénués de sens d'un homme diminué. Un être dégradé, séparé de sa puissance, rendu plus ou moins dément par la douleur d'un sort malheureux, et qui n'a d'autre ressource que de déverser sur les instruments cybernétiques de l'impérialisme triomphant un monceau d'allégations grotesques et infamantes, dictées par une rancœur pathologique. Qui, d'ailleurs, ne saurait d'évidence identifier ici le destin de l'homme du ressentiment, peut-être même la tentation fasciste, dans le procédé mêlant médisance, calomnie, commérage, caricature, dénigrement du travail intellectuel d'autrui, et enfin acharnement à souiller les plus belles amitiés - le concept d'amitié lui-même comme valeur philosophique. La Vérité, mes amis, est résultat. Suivons le cône de la pensée et observons le triste résultat qui nous est ici offert à méditer: un individu sombrant dans les eaux glacées du calcul égoïste. Doublement victime, hélas pour lui, d'une industrie d'aliénation barbare et de Kojève le stalinien fordiste dont il fut le chantre, lui qui n'aimait rien tant que l'argent. Mais laissons là les médiocres, abusés par Sartre le nabot, Heidegger le nazillon, Deleuze le jouisseur et Derrida le graphomane. Cultivons la compagnie des hommes libres et des amis de la raison. Comme le disait Spinoza:  l'homme libre vit sous le commandement de la raison, et rien ne lui est plus utile que de rechercher et cultiver la compagnie d'autres hommes libres, etc etc, ad libitum."


10.


Positivité chômée


Où en étais-je. Ah oui. Les gens importants. "Ces gens là", monsieur, mèdème, ces êtres mystérieux venus d'ici, qu'en vérité je crains autant que je révère, à qui j'eus donné du vent et des bijoux, à qui j'aurais confié mon âme pour quelques sous, je ne suis pas parvenu à les localiser. Où sont-ils? Où vont-ils, qui sont-ils, ces gens qui vous tiennent en laisse, au shopping, au bordel, à la messe? Tel l'arpenteur, je longe les abords du Château, de la citadelle aux hauts murs imprenables.



Au service de "contrôle du comportement d'activation de recherche d'emploi", ça devient difficile, aussi.

 

Le chômeur est un salarié, et on ne le paye pas à ne rien faire. Dixit le contrôleur, qui gagne sa vie en prestant un boulot que je ne me lasse pas d'admirer, car à son échelle, si modeste soit-elle dans l'organigramme des êtres d'importance, il détient lui aussi un pouvoir dont il entend user et jouir avec parcimonie. 
Le boulot spécifique du chômeur consiste précisément à chercher du travail, et il convient que cette prestation satisfasse "l'employeur", sans quoi le licenciement du chômeur viendra en sanctionner la non-réussite.
La réussite professionnelle du chômeur consiste, comme de juste, sous la forme d'un paradoxe redoutable et insoluble, à réussir à échouer perpétuellement dans sa recherche d'emploi, mais de justesse. En effet, le chômeur salarié doit manquer quotidiennement, à un micro-cheveu près, mesurable au compteur geiger, une occasion - plausible - de se réinsérer dans le circuit professionnel.
Ce manquement aux règles du travail - en chercher sans parvenir à échouer sur le montant du filet - est une faute grave qui, comme dans tout secteur d'activité salariée, appelle la sanction logique de licencier le chômeur en lui retirant ses indemnités.

Et si le chômeur ne parvient pas à obtenir un emploi dans sa branche spécifique au terme de quelques années de recherche infructueuse, ça signifie clairement, aux yeux de son "employeur", qu'il n'est pas ou plus adapté à la demande. Il ne correspond plus au secteur d'activité dont il se réclame. Son offre n'est plus plausible tout comme devient douteux son registre de compétences.
Inversement, si le chômeur dirige trop fréquemment sa demande vers des emplois fort éloignés de son registre désormais inutile et incertain, "l'employeur" est autorisé à douter également de la rigueur et de la sincérité de cette recherche. Il soupçonnera le chômeur de multiplier des candidatures "bidon" pour donner le change, assuré de n'être jamais contacté par un employeur pour un métier dans lequel il n'offre aucune compétence réelle.
Aux deux extrémités de la chaine, une réalité non douteuse se fait ainsi progressivement jour: le chômeur s'est formé, dans le passé, à l'exercice d'un métier pour lequel il fait montre de son inaptitude dans le présent. Il doit incessamment entreprendre une nouvelle formation, éloignée de ses prétentions passées qui confirmaient au bout du compte une erreur d'orientation professionnelle. Il doit donc proposer sa candidature à un tout nouveau métier d'avenir pour lequel il n'a, en toute logique, aucune qualification réelle dans le présent. 
Quelle que soit la formation passée ou à venir du chômeur de longue durée, son actualité est ainsi celle d'un travailleur inadapté à quelque secteur que ce soit, invité à se déprendre de l'illusion de travailler dans celui où il s'est cru compétent, et à se recycler en permanence vers un autre où il peut espérer acquérir un jour quelque compétence. Campant dans l'entre-deux ouvert de cette indétermination somme toute excitante, comme un vent d'aventure, il est suspect, quoiqu'il en soit, d'exploiter fourbement son inutilité foncière pour flâner, carper le diem, insouciant, ou courir le guilledou sur la sueur des honnêtes travailleurs qualifiés qui le subventionnent gracieusement.
 

Dans le cas de figure, le problème n'est pas de savoir qu'un docteur en philosophie, par ailleurs agrégé et publié, ayant enseigné cette discipline pendant dix ans sans ennuyer son monde, fait par là la preuve de son adéquation à un secteur pour lequel il y a des postes à pourvoir chaque année dans des Hautes Écoles sur l'ensemble du territoire belge francophone, postes qui sont effectivement attribués à des licenciés, parfois même en Langues romanes ou en Histoire. Eu égard, pour bon nombre d'entre eux, à leur position privilégiée dans le diagramme du "réseau" d'intégration, comme rappelé plus haut.

Non, le problème, c'est qu'il avère objectivement, par la persistance de sa situation de chômeur, qu'il n'est pas adéquat à l'offre dans sa "spécialité" (terme à prononcer avec l'œil qui frise). Il doit donc reconsidérer "en profondeur" (c'est-à-dire de pied en cap) la pertinence tant de sa formation que de son orientation professionnelles.


Mes dernières candidatures en date (appel du 18 juin pour la rentrée 2010-2011), en bonne et due forme, le cachet de la poste faisant foi, à un emploi vacant de "maître-assistant en philosophe" des couilles bénies des Hautes Écoles de Namur et de Bruxelles, ayant été suivies, comme les 20 précédentes, d'un silence assourdissant, et malgré une niaque d'enfer de la gagne qui tue m'engageant à lécher bien profond le cul poilu des instances décisionnaires autorisées par qui de droit, en la personne d'elles-mêmes, je m'encourage vivement à postuler pour une place de gardien de jour dans une boîte de nuit ou de gardien de nuit dans une boîte de jour. 
Parce que bon, selon le contrôleur salarié par l'Onem de mon comportement d'activation de recherche d'emploi, ça va, là, c'est bon, je me suis assez foutu de leur gueule, avec des rabiots à rallonge pour me la couler douce aux frais de la princesse.


La déléguée syndicale, une  demoiselle charmante, un peu indolente, n'avait pas manqué d'ironiser auparavant, lors de l'entretien personnel destiné à "préparer" le chômeur syndiqué à fond les manettes pour le contrôle anusiel - annuel, pardon. Mais sans méchanceté de sa part. C'était frais, léger. Ce jour là, je sais pas, à mon avis elle était gaie comme un pinson:

"Ah, tiens c'est marrant, ça... "Professeur de philosophie." J'avais des cours de philosophie, pendant mes études d'assistante sociale. Qu'est-ce que j'ai pu m'ennuyer. Je dormais, oh je dormais, je dormais tout le temps. Mais enfin, bon, je suppose que ça dépend aussi de l'enseignant. En tout cas c'était très ennuyeux... J'ai l'impression que vous êtes resté très attaché à l'école, non? Ben oui, vous vous entêtez visiblement, d'après votre dossier hein, je dis ce que je vois, à vouloir revenir à l'école. Non, je vous dis ça parce que, à mon avis, il serait peut-être temps de quitter l'école et de vous trouver un autre métier. Non, parce que, depuis le temps que vous voulez retourner à l'école, ça se saurait, si vous deviez y rester..."


A 45 balais (dans l'cul), franchement, c'est pas sérieux, et ça fait beaucoup de sushi pour le schlemiel.


11.
Apostille à la vie de l'esprit 


Efforçons-nous néanmoins de conclure sur une note positive.

"La philosophie [...] n’est pas une Puissance. Les religions, les États, le capitalisme, la science, le droit, l’opinion, la télévision sont des puissances, mais pas la philosophie.
La philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N’étant pas une puissance, la philosophie ne peut pas engager de bataille avec les puissances, elle mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et elle ne peut pas parler avec elles, elle n’a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d’être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c’est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie" (G.D., Pourparlers).



La conscience malheureuse de l'esseulé, comme nul ne l'ignore, est une figure de la servitude. Elle entretient sa dépendance en intériorisant les puissants. "Impuissance, puissance des autres", disait Michaux. Considérons le chômeur comme il peut l'être: une variation de la conscience malheureuse. Certes les maîtres ne sont maîtres que parce que les esclaves les considèrent comme tels. Ce moment de la conscience de soi peut et doit être dépassé dans une lutte, une réappropriation de la puissance qui, sans doute, tarde à venir.

L'horizon du chômeur en fin de droit ne diffère en rien de celui du salarié atomisé dans des segments de contrats brisant la continuité de son espace-temps. 
C'est la même absence d'horizon. 
Dans l'attente active d'une synthèse sociale imminente entre les deux faces reverses de l'aliénation, la négativité au chômage et la positivité chômée, certains exercices spirituels peuvent se pratiquer à moindres frais, selon les moyens du bord et le temps de loisir de chacun. Pour ma part, donner quelques coups de balais aux baudruches hébergées et entretenues plus que de raison dans ma cabessa. Une autre façon d'honorer les lois de l'hospitalité.