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jeudi 10 novembre 2011

Encore un projet qui tombe à l'eau... ("histoire de l'homme qui avait peur qu'on lui casse la figure", version cut)

 1. Préambule.


J'avais vaguement l'intention de m'atteler à l'écriture d'une nouvelle passionnante, dont le titre serait: l'homme qui avait peur qu'on lui casse la figure.

Mais j'ai eu trop peur que, si elle venait à être publiée, quelqu'un vienne me casser la figure, juste pour le plaisir de me prendre au mot. Si vous écrivez un roman qui s'intitule, je sais pas moi, "passe moi le savon", ben après, quand vous passez chez Ruquier, les gens viennent vers vous avec un savon dans la main. Vous comprenez, les gens, ils aiment bien vous prendre au mot. Un autre exemple, par exemple, c'est les titres de films, j'ai remarqué, ça. On lit des critiques, quand le film est pas très bon, ou au contraire très apprécié, et si par malheur le titre du film contient matière à jeu de mot, automatiquement, vous trouverez une critique avec, comme intitulé, le jeu de mot en question. Le film, c'est, je sais pas: "la mélodie du bonheur". Quelqu'un n'a pas aimé, et il fait son papier avec comme titre: "la mélodie du malheur". Ou alors, le film, c'est "le festin de Babette", pis quelqu'un de très spirituel écrira un truc du style "la bonne cuisine de Gabriel Axel". Et sinon, dans le corps du texte, on trouvera une profusion de "on s'est régalé", "ce serait dommage de ne pas s'inviter à cette pellicule croustillante", ou, à l'inverse, "le plat est indigeste", etc etc. Enfin, vous voyez le genre. Esprit d'à propos et imagination au pouvoir.

Alors moi, je pense à ces trucs là, en tant qu'artiste, en tant que créateur. Potentiel. Et je trouvais - je trouve toujours, d'ailleurs - que comme titre, "l'homme qui avait peur qu'on lui casse la figure", ou "histoire de l'homme qui avait peur qu'on lui casse la figure", ça déchire. Non, c'est impeccable. C'est le titre qui fait tout. C'est le titre qui fera vendre, à la base. Sinon, c'est pas la peine de se casser le cul à écrire une histoire magnifique, avec un suspense à couper au couteau, des rebondissements à hue et à dia, des saillies spiritouelles, que t'avais pas vu venir, mais qui sont venues quand-même.

Donc, j'ai renoncé. A écrire cette nouvelle. Par crainte qu'elle soit publiée. Et quelque part, c'est dommage. Parce que l'histoire était vraiment bonne. S'inspirant d'ailleurs de ma vraie vie. C'est dans sa vraie vie qu'on trouve parfois les meilleurs sujets de nouvelles.

Parce que oui, on m'a déjà cassé la figure. A deux reprises même (en me limitant à la seule démolition physique), et à plusieurs années de distance.
Et j'ai dû faire de l’hôpital, hein. La première fois, j'avais la tête de John Merrick, mais heureusement y avait pas de lésion interne. La deuxième fois, y a eu commotion cérébrale, double fracture de la mâchoire, opération su'l'billard, tout l'bazar. Et j'ai porté pendant trois mois une ligature de fer, cousue à même la gencive, qui me fermait la bouche, serrant les dents du dessus contre les dents du dessous, pour ressouder tout ça. Nourri exclusivement de berlingots de préparations lactées au goût de fraise, immondes, introduites par une mini-paille télescopique à travers une dent creuse. Et je pouvais pas parler, impossible. Ou alors ça sonnait complètement ridicule. Essayez un peu de parler les dents serrées, juste pour voir, et vous comprendrez. Sans compter qu'après, quand on vous retire ce cercle de fer, vous avez plus de muscles de mâchoires. Du moins les deux premières semaines. Vous essayez de parler, et vous parvenez pas à frapper les consonnes. Votre langue, aussi, se met en travers, vous n'avez jamais senti votre langue aussi énorme, aussi encombrante. Et attention, n'essayez pas de mordre une mie de pain, par exemple, vous n'en avez pas la force. Ah non, c'est quelque chose.
Moi, je me souviens, j'avais une petite amie à cette époque. On s'était rencontrés sur le net, via un forum. Une alzacienne, solaire, irradiante, une sorcière (ayant en outre apporté une réponse théorique décisive à un problème scientifique, de l'ordre de l'anthropologie phénoménologique, que je tentais en vain de résoudre à l'époque, mais c'est une autre histoire). Résidant à Colmar. D'ailleurs elle résidait à Colmar quand c'est arrivé. J'ai eu toutes les peines du monde, après l'opération, à lui expliquer au téléphone ce qui était arrivé, les dents cherrées. Elle pouffait, la pauvre, elle ne pouvait pas ne pas pouffer. Moi aussi, je pouffais, et je m'étranglais dans ma salive. Puis elle vint à Liège, passer quelques jours, quand j'avais le cerclage. Elle trouvait marrante, moi aussi, ma façon de parler; elle s'amusait juste à me parler, parce que je pouvais pas m'empêcher de répondre. Oh on rigolait, c'était bath. Elle repartit à Colmar, puis elle revint quelques jours, juste après qu'on m'ait retiré le cerclage. Et là ça n'a plus été. Elle rigolait plus. Faut dire que, comme je vous l'expliquais, les muscles des mâchoires ayant fondu, dès lors que vous ne serrez plus les dents, vous n'y êtes plus habitué, ça crée comme un flottement, et d'une. De deux, ça vous fait une drôle de tête. Moi, déjà, je pouvais pas m'empêcher, j'avais une expression, comment dire... angoissée, pas rassurée, et donc pas rassurante. Je me sentais comme qui dirait moins séduisant que d'habitude. Aussi arborais-je constamment comme une barre soucieuse sur le front. Quand je la regardais, elle me disait que mes yeux étaient comme effrayés. Au niveau de la pupille. Et quand elle me regardait, mes sourcils devenaient mobiles, interrogatifs, comme dans un Harold Lloyd ou un machin des Keystone Kops.


Après deux jours, elle pouvait plus me voir en peinture. Le menton fuyant, la façon bizarre de parler, l'air inquiet, jamais rassuré. Les femmes aiment bien être rassurées par leur homme, surtout si elles viennent d'Alzace, c'est connu. Elle me disait: "arrête de me regarder comme ça, on dirait un épagneul breton". Il suffisait qu'elle le dise pour que ce soit encore pire. Je dois dire qu'on sentait bien que, quelque part, c'était le début de la fin. Qu'on ne nageait plus dans le bonheur comme avant. D'ailleurs, ça s'est conclu de façon à la fois comique et étrange, notre idylle. Je lui rendis visite, plus tard, à Colmar, et nous dûmes bien concevoir, d'un commun accord, que le rêve était brisé. Mais c'était beau. Les derniers regards échangés, sur le quai de la gare, c'était bath-romantique. A mon retour, elle me téléphona. Pour me dire que je lui avais refilé des morpions. C'était une spécialiste du monde des insectes. Elle collectionnait et élevait, dans un vivarium, des phasmes, une espèce fascinante et effrayante à la fois, dont j'ignorais jusque là l'existence: des organismes en forme de longs bâtonnets ou de tiges, capables de se confondre avec une brindille ou la nervure d'une feuille. Le raisonnement était simple et rigoureux: elle n'avait pas eu d'autres relations, donc, ça ne pouvait être que moi. Et cela signifiait, d'abord que je l'avais trompée, ensuite que je l'avais trompée dans le mépris de l'hygiène, le mien et le sien. Je fus vexé, sur le coup. Mais en y repensant, n'était-ce pas une façon légère, spirituelle, de conclure, une manière de pied de nez à la pesanteur d'un romantisme blet, et combien anachronique? Elle me rappela d'ailleurs par la suite, pour m'informer qu'il y avait maldonne: c'était une autre variété d'insectes, se nichant dans certaines herbes hautes (en Alzace, donc), et susceptibles de vous visiter quand vous vous accroupissez pour satisfaire un besoin naturel.



Et donc, comme mes cassages de gueule, ce sont de bonnes histoires, je vais vous les raconter quand même. Mais je ne vous cache pas que je fouette un petit peu. Je ne sais pas si c'est raisonnable. Je compte sur votre gentillesse, quelque part, votre mansuétude. Je fais un pari fou sur la bonté du genre humain, et spécialement de mes lecteurs/trices potentiels. J'aimerais que, m'ayant lu, s'ils me croisent, ils ne se croient pas obligés automatiquement de me casser la figure. Parce que, une fois, ça va. Deux fois, on supporte, on surmonte. Mais je suis un homme fragile, un être humain, comme tout le monde, j'ai mes angoisses, mes doutes, mes joies, mes peines, je ne suis PAS une machine. Je veux dire, je suis pas fait en fer. La tête, c'est une partie du corps qui est très fragile, j'aimerais le rappeler, et j'aimerais qu'on soit bien clair là-dessus. Non, vraiment, sans déconner. Écoutez, j'ai, moi aussi, je le pense sincèrement, le droit de vivre. Simplement, vivre. Je ne demande pas plus. Je ne suis pas difficile. Après tout, je n'ai fait de mal à personne, je n'ai pas tué, je n'ai pas volé, je paye mes factures, avant la fin du mois, rubis sur l'ongle. Aux caisses de supermarché, je laisse passer devant moi les gens qui ont moins d'articles que moi, je n'attends pas qu'ils me le demandent. Et je pourrais citer plein d'autres exemples prouvant que je suis un brave type. Je pense que oui, j'ai ce droit, fondamental, quelque part, légitime je dirais, de ne pas finir défiguré, lynché, le visage en steak tartare, simplement parce que je m'expose sur le net, je raconte une histoire, somme toute un trait d'esprit pour divertir mon prochain, lui faire oublier ses soucis quotidiens, et je devrais mourir pour ça??
Non, écoutez, soyons raisonnables. On peut s'arranger. Bon, alors, tope la, je la raconte, mais toi, ami lecteur, tu me touches pas, c'est promis ok bon je te crois.

Alors je la raconte.



2. Première fois.


La première fois, donc. Celle où je suis resté conscient après, celle où y a pas eu de commotion cérébrale ni fractures, donc. Bien avant l'Alzace.

Je rentrais chez moi, un soir. J'avais eu la mauvaise idée d'emprunter, pour changer un peu, un autre chemin, près d'un pont, qui était une impasse, en fait. J'y croise deux types, dix ans plus jeunes que moi, je crois. Près d'une cabine téléphonique. L'un me frôle en passant. Je suis un peu surpris, je m'immobilise un quart de seconde. Et ça, c'est bête, parce que le type, il me dit alors: "t'as un problème?"
Je bafouille un: "non non, j'ai aucun problème". Pire, je crois utile d'ajouter, sans la moindre arrière-pensée, sans malignité : "je croyais que vous aviez besoin de monnaie pour téléphoner".
Et là, le type, il me fait: "pourquoi, t'as d'l'argent?"
"Ah non, j'ai pas d'argent". Ce qui était vrai. Et je pense que le type m'a cru, parce que c'était en effet crédible. D'ailleurs, l'argent ne semblait pas l'intéresser.
Je poursuis mon chemin, donc. Vers l'impasse, le mur, au bout d'un chemin caillouteux, avec quelques touffes d'herbes. Mur que j'avais pas vu. Puisque je passais jamais par là. Et les deux types me rejoignent, j'allais dire bien évidemment. Mais non, c'était pas évident, pas absolument prévisible, a priori.
 Le gars, celui qu'était en verve de conversation, me dit: "attends un peu, on va discuter, là. T'es sûr que t'as pas un problème? On dirait que t'as un problème".
"Non non, vraiment, j'ai pas de problème, je vous assure, tout va bien..."
Pendant que nous faisons ce brin de causette, l'autre type, le taiseux, vient se placer derrière moi. Et à un moment vaguement poreux, suspendu dans une temporalité incertaine, interstitielle, sa jambe - droite ou gauche, je sais plus - s'allonge dans l'air, comment dire, se détend dans l'espace, et le pied vient frapper, assez lourdement, mon oreille. Qui, à cette occasion, fut brusquement réchauffée. Un peu comme quand on frictionne vigoureusement son oreille, donc. Et mes lunettes tombent par terre.
Évidemment, je suis un peu surpris, je chancelle un chouïa, et je tâtonne la terre meuble. Heureusement, du moins l'interprétai-je ainsi (c'est vous dire qu'en temps normal, je suis vraiment un type placide, sans imagination, qui ne pense pas un instant à la malignité éventuelle des choses, ou de la vie), l'autre gars, le disert, ramasse mes lunettes et me les tend, en s'énervant sur son copain, le tançant vertement:
"Eh ça va pas, non? T'es fou? Il faut pas frapper les gens comme ça! Mais t'es malade, toi!". Puis se penchant vers moi: "ça va, il t'a pas fait trop mal?" Et moi, je réponds. Quand on me parle, je réponds. Je veux dire, jusque là, jusqu'à cet événement, je trouvais normal, poli, logique, de répondre, même dans une situation insolite, mais où on s'inquiète malgré tout de ma santé, de ma bonne tenue physiologique. Puis c'est là que j'ai découvert aussi que, finalement, j'accordais trop d'importance à la "dynamique du discours". Je veux dire, communication, action-réaction, cette logique habermassienne, de l'intersubjectivité, de l'argumentativité gouvernant les rapports quotidiens entre les "êtres parlants", comme les nomme Jacques Lacan. Toutes ces choses auxquelles on croit spontanément, du moins quand on a un petit côté intellectuel sur les bords. Oui, enfin, je viens de dire une grosse connerie, là. On n'a pas besoin du tout d'être un peu intello sur les bords. On vous parle, vous vous immobilisez, nécessairement, pour parler à votre tour. Vous vous mettez, à votre tour, en position de répondre, spatialement, c'est quasi-pavlovien. Dans l'expérience que vous avez de l'intersubjectivité, l'homme est un dieu parlant pour l'homme.

Certains trouveront non-crédible une scène "hénaurme" en particulier, dans le no country for old men des frères Coen (bon thriller, je disais ailleurs, mais distillant un cynisme libertarien que je ne partage pas): Anton Chigurh, le killer psychopathe, simplement parce qu'il est au volant d'une voiture de policier, fait se ranger sur le bas côté d'une route un brave quidam. Chigurh sort de la bagnole d'un pas calme voire nonchalant, avec sa coiffure étrange à la Mireille Mathieu/André Glucksmann, sa chemise noire ample et soignée, peut-être un peu salie (suite à sa dernière frasque en date), et se dirige vers le mec, qui attend, confiant, pas du tout inquiet, dans sa voiture.
Surtout, il tient à la main une étrange bonbonne à gaz ou air comprimé, munie d'un tuyau. Sur l'embout de ce tuyau, une espèce de gros boulon, on sait pas trop. Et il dit au mec un truc du genre: "veuillez sortir de votre véhicule, monsieur". Et le mec sort de son véhicule. Pis il lui demande de ne pas bouger, surtout, en dirigeant l'embout de son tuyau vers sa tête. Le mec, à peine surpris, plutôt intrigué, a juste le temps de demander s'il y a un problème, contemplant d'un œil intrigué et bonasse le tuyau se diriger vers son front, et son crâne est perforé par le boulon propulsé par l'air sous pression.
Vous vous dites: non, c'est pas possible, faut vraiment être demeuré, con comme une pelle à tarte, pour obtempérer, comme ça, sur une autoroute au milieu du désert, à un type qui a une dégaine bizarre et se ballade avec une bonbonne à air comprimé. Ben non. J'aurais obtempéré, moi aussi, je peux vous l'assurer. Du moins à l'époque de mon récit. Maintenant, je suis ptêt con comme une pelle à tarte, aussi. C'est une hypothèse à ne pas négliger. J'aurais pensé un truc du genre "quoi, qu'est-ce que c'est, une mesure médicale préventive, une sonde pour les microbes, une procédure anti-contamination? Pis le mec, bon, c'est un agent spécial du FBI en civil, ou un docteur qu'a pas eu le temps ni l'envie de se pomponner, parce que compétent avant tout, avec des gestes posés, assurés, même si la situation est urgente...", etc etc.
C'est pas le truc de la soumission à l'autorité de Stanley Milgram, dont on nous rebat encore les oreilles. C'est comme je vous l'dis: dans l'intersubjectivité, l'homme est un dieu parlant pour l'homme.

(Puis il y a une étrange affaire de mécanique qui intervient, là-dedans, une fascination pour la machine. Une prise en main, délégation, ou relégation, de soi, par l'objet technique lisse, froid et enveloppant, matriciel sans être maternel; hypnotique.
Car coupons court, bien sûr, au malentendu. Barrons d'emblée la route à l'éternel poncif rabâché qu'on sent se pointer ici, dès qu'il est question de "technique" ou de "machine". La machine, ce n'est pas ici la "déshumanisation de l'homme", c'est la prothèse de l'homme et qui fait homme. Ce prolongement de lui-même, lui-même comme prothèse synthétique - déjà, de toute façon - configuratrice de "monde humain", dans la nature qu'elle trans-forme. Déjà en "parlant". Si on admet que parler, c'est substituer aux choses leur trace absente; si on admet que le concept, c'est "le meurtre de la chose", ou du moins son refoulement actif. Donc, parlant de machine, parlant de technique, nous revenons ici à l'homme et à notre énoncé, plus haut: l'homme est un dieu parlant pour l'homme...)


Alors donc, à la question : "ça va, il t'a pas fait trop mal?" je réponds.
"Oui, merci, ça va... Mais".
Oui, là je me souviens très bien, j'ai dit "mais". C'est très con. Je n'ai pas pris mes jambes à mon cou pour me mettre à courir comme un dératé dans la direction opposée au mur. Non, j'ai dit "mais", et je ne me suis pas contenté de dire "mais", j'ai eu aussi à cœur de développer, d'argumenter la teneur de ce "mais". "... Mais il faut dire à ton ami qu'il est dangereux, c'est pas normal de frapper les gens comme ça". Pourquoi j'ai dit ça? Mais bordel, pourquoi j'ai dit ça? On dit pas ça, dans les films, c'est nul. Tu réponds "mais il faut dire à ton ami qu'il est dangereux, c'est pas normal de frapper les gens comme ça" dans un Tarantino, t'es viré du plateau, c'est inimaginable, quoi. C'est mou, c'est visqueux, ça n'a pas de sens. Je ne l'ai d'ailleurs pas mesuré tout de suite, car le type répond, placide: "montre voir un peu s'il ne t'a pas fait trop mal à l'oreille". Joignant le geste à la parole, il prend doucement mon visage entre ses doigts, et le tourne délicatement vers lui pour mieux l'examiner.
Ah, ce bien-être qu'on ressent quand on s'abandonne, débranchant le neurone et le libre-arbitre, à des mains expertes (une pulsion homosexuelle, peut-être... Le type était beau, dans mon souvenir, la beauté farouche du voyou. Cheveux noirs de jais abondants, désordonnés, que transpercent des yeux luisants, juste en dessous, des lèvres sensuelles. L'enfant sauvage de Truffaut, avec dix ans de plus. Peut-être étais-je séduit. Aurais-je pour cette raison marqué ce bref et fatal temps d'arrêt, dans la nuit noire? J'avais ptêt envie qu'y m'touche, allez savoir. Pis n'oublions pas que c'est lui qui m'avait frôlé, à la base...). Souvenez-vous, la palpation réconfortante du docteur, le va-et-vient régulier du stéthoscope, sa lente oscillation attentive sur votre sternum, puis sur votre dos; cette froideur coussinée, apaisante, qui se promène sur votre peau, alors que vous avez gros bobo. Ce n'est pas la petite alarme en vous qui se met à clignoter, c'est juste le contraire: y a cette loupiote qui s'éteint en vous, vous déleste du fardeau de votre conscience; ça crée en vous comme un ronronnement hypnotique. C'est plus fort que vous, vous régressez instantanément à l'état du nourrisson emmailloté à qui on fait des papouilles, à qui on va talquer le popo. On s'occupe enfin de vous, plus d'inquiétude. On a ça aussi, sous le cliquetis rythmique, séquencé, de la cisaille du coiffeur, ou la tondeuse au doux bourdonnement motorique (j'aurais adoré avoir droit au vibromasseur électrique qu'on trouve dans "l'homme au crâne rasé"). Sous la fraise du dentiste, moins. On sent moins l'ami, dans le dentiste.


Tandis que je livre en toute ingénuité et bêtise mon visage blet à l'examen du "good guy", je ne peux pas m'empêcher de jeter un regard en coin sur l'autre. On eût dit qu'il allait dans la minute s'uriner dessus. Balançant d'un pied sur l'autre comme un athlète fiévreux s'apprêtant à battre un record de saut en hauteur, il me fixe avec des n'oeils démesurément ouverts, et tremblote nerveusement de la bouche - indiquant sans doute par là soit qu'il était plutôt excité, soit qu'il ne se sentait pas fort bien dans son assiette, et que dans les deux cas, ça pouvait partir en freestyle à tout moment. Avec une espèce de duvet postubère tapissant le dessus de ladite bouche et l'espace entre les sourcils, il était ben moche ce con, dame oui.
Était-il taré? C'est la question qui me traverse l'esprit à ce moment là, mais je n'ai pas le loisir de cultiver davantage cette inclination, peu amène je le concède, au jugement de mes contemporains. Les années passant, je suis devenu moins "jugeant", je veux dire sur le plan d'l'homme. Pas parce que je suis devenu meilleur ou plus philanthrope. Simplement parce que je m'en fous davantage.


2.1. Incise


Enfin bon. Comprenons-nous bien, je juge plus trop les damnés de la terre et les débiles, certes. Mais je suis et resterai un moraliste, immobile, impavide, cadavérique, transi par la mort imminente, et méritée, d'eux tous. "Profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine." 
Raide comme la Loi, et avec une saloperie de gros balais constipatoire planté dans l'fion. Un moraliste, ouais, qui juge, et spécialement qui juge les cadors, vous savez, ceux qui s'appliquent à vous casser la gueule, à vous la foutre sous l'eau et à garder leur pied dessus, de façon certes plus sophistiquée, polie, des stratèges, des anciens arrivants toujours-déjà arrivés, des repus, des winneurs et des killeurs dans la tête, mais qui n'ont pas peur de se salir les mains, parce qu'ils pensent que Kant, au fond, n'en avait pas.
C'est que j'en ai pas fini, encore, avec eux, qu'alliez-vous penser? Ah ben non, désolé, j'ai pas fini de déboucher mes chiottes, moi, et les plombiers sont en vacances ou à un tarif prohibitif. Système débrouille. J'appelle ça ma "conceptual continuity", comme tonton Frankie. Si vous permettez. Y a des choses à dire, des trucs à faire, une justice à rendre, voyons. Pour le fun, bien entendu. Des salauds amidonnés, des autodiktats salariés, des n'épatants népotiques, des trouillards sous bonbonnière, à foutre à poil séance tenante, à tabasser par la seule vertu des mots qui disent la vérité. L'amour de la vérité pour tous ceux qui ne la trouvent pas tellement aimable, qui n'ont aucune envie spéciale de l'entendre, préférant se distribuer réciproquement des mensonges comme des dragées fuca. Les "amis de la raison", bien sûr. La Valachie, souvenez-vous, magnifique, formidable. Et qui, en vérité, ne sont amis ni de la vérité ni de l'ami. De la raison, très peu, juste ce qu'il faut, sans excès: pour (bien) manger, ce calcul du sujet.

Oh pas des agités du bocal, comme aime à le susurrer à tout propos, avec une auto-satisfaction renversante, un agitateur de non-idées qui tient des chroniques stupéfiantes de bêtise à la radio, pour divertir une unique catégorie socio-professionnelle située sur un panel représentatif du microcosme de son auditorat: des parents d'élèves responsables se rendant à une réunion pédagogique co-participative de l'Institut saint-Boniface de Prout, bons démocrates, bons citoyens, raisonnablement non-agités, de fréquentation agréable, bien insérés dans l'tissu sociétal, aimant l'humour qui pique et qui dérange façon télé-moustique, façon Philippe Geluck et son chat machine, Bruno Coppens à sa machine Devos, enfin, ces Thomas Gunzig des dicos et des familles. Façon cinquante degrés au nord de tout divertissement, même utile.
Façon "une brique dans le ventre", aussi. Ah oui, ça existe encore, cette fiente télévisuelle destinée à vanter des Villas de campagne sam'suffit, hors de prix et designées par des architectes écologistes aimant la pierre de taille et les soirées entre amis au coin du feu? L'horreur, l'horreur, comme disait Brando, et ça tortille du cul parce que c'est pas produit par Bouygues ou Endémol, la belle affaire. Mais putain ça s'adressait à qui, cette émission? Aujourd'hui encore, la question me hante. Me dites pas, comme Seguela, que c'était pour vendre du rêve. A des maçons de Seraing. Ou alors oui, c'est possible. Tout est possible, moi je m'étonne plus de rien. Après tout, Place royale, Elio di Rupo, c'est kif-kif, ça fait rêver dans les hospices, ça adoucit la perspective du coma.
Non, c'est pas des "agités du bocal", allons. C'est vrai, ça, qu'est-ce qui lui prend, lui, à placer ses "agités du bocal" à toutes les virgules, avec une fierté de boyscout? Il se prend pour Céline, qui lui-même n'était pas très malin? Il a viré anti-intellectualiste de base, pour se consoler de n'avoir jamais été un intellectuel, même d'opérette? Y veut régler son compte à Sartre, comme Onfray, pour faire "pople" - comme disait Serrault dans le film de Tchernia?
 C'est bizarre, il semble croire que "bocal" désigne la tête, plus précisément le cerveau, enfin, une partie quelconque du corps où ça "pense", la glande pinéale, que sais-je... Mais comme ça fait bien longtemps qu'il n'agite plus grand chose de ce côté-là, il eût été mieux avisé de consulter les fiches de son staff de têtes pensantes.
"Agité du bocal", c'est tout autre chose, dans le chef du nazillon de Sigmaringen. C'était sa façon si spirituelle et hyperbolique de saluer le philosophe de petite taille, borgne, se réduisant à un "avorton", quelque chose de jamais né, qu'on place dans un bocal de formol, marotte de médecin ("je le vois en photo, ces gros yeux... ce crochet... cette ventouse baveuse... c'est un cestode! [...] Ces yeux d'embryonnaire? ces mesquines épaules?... ce gros petit bidon? Ténia bien sûr, ténia d'homme, situé où vous savez... [...] Ténia des étrons, faux têtard, tu vas bouffer la Mandragore! Tu passeras succube!"). Quand on parle d'agités du bocal, on parle de fœtus étranglé dans son cordon ombilical, d'infra-humain, de monstruosité à deux têtes ou dépourvue de membres, qu'on conserve dans un labo ou une attraction foraine, de fantômes errants, de fausses couches et de kaddish yatom. Mais l'est trop bien né, y connait pas ces choses là, même si par masochisme timide et pour faire archéo-marxiste "genre", il vilipende aussi les "bobos", empruntant sa rhétorique non plus à Céline, mais à Zemmour.
Ah, je me souviens, il disait: "soyons honnêtes, qui de nos jours n'a pas le désir de passer à la télévision?" C'est proprement incroyable, sub-limen, cad sous le seuil de l'entendement comme disait Lyotard: il y a des gens, quelque part, on sait pas où exactement, dans des contrées sauvages très reculées, que même Lévi-Strauss a hésité à fouler, des femmes à barbe, ou à plateaux, ou en Autriche, dans des caves scellées, qui ne pensent pas qu'ils pourraient avoir le désir de venir se ridiculiser à la télévision. Même s'ils connaissaient cette extraordinaire invention qui nous a donné, avec Jacques Antoine, Pierre Bellemarre, des émissions pionnières comme "la tête et les jambes", lançant le concept d'éducation à la citoyenneté: ludique et pas chiant, divertissant et informatif. Bien avant que ce soit repris dans les cours de morale laïque pour lutter contre les obscurantismes de tous poils et les "agités du bocal". Et confiés, c'est ça qu'est triste, à des bouffons, qui auraient davantage leur place sur un plateau de Berlu ou de Vrebos, l'ancien dramaturge doué reconverti en monsieur Loyal du cirque Bouglione.
A ce propos, on pourrait se demander si le "bien-né" fréquente perso des "agités du bocal" et dans quelle ménagerie. Dans les vernissages de morues égales devant la croute? Dans les soirées Tupperware du PS? On sait pas trop. Pourtant, ceux qu'il fréquente à mi-temps, au café alta-grand mère, ils s'agitent pas des masses. C'est juste le contraire. C'est des bocaux, figés, pétrifiés, pleins de confiote gélifiée, qui macèrent sur un coin d'étagère et qui ne sentent pas que la naphtaline. Pas tous, bien sûr. "Il faut juger l'arbre par ses fruits", psalmodiait madame Ceaucescu, amie de la raison et de l'informatique. Mais ses racines étaient vermifugées, sur une terre stérile en pot, de toute origine, et ses fruits secs comme des sarments impropres à la consommation courante. Au moins, elle se pense pas suffisamment glamoureuse pour poser en tutu au bal du gouverneur, en compagnie des "philosofilles", dans les papiers glacés d'un "who's who" trend trendance qu'on dégrafe des pages centrales du Soir Magazine.
Je sais, trois fois hélas, j'ai tourné fasciste, poujadiste, par manque de spinozisme, de bergsonisme, de vitalisme, de oui à la vie, à la haute-couture, à victoire-mag, et par excès de non à la valeur-travail - qui fait toute la dignité de l'homme. Voilà pourquoi je m'agite, plus que de raison, dans mon bocal. C'est ballot.



2.2 Suite & Epilogue



Mais revenons à nos moutons-loups. Je n'ai pas le loisir, disais-je, de m'interroger plus avant sur la teneur ontologique du duvet postpubère du mec saisi par la danse de Saint-Guy. Car je suis aussitôt distrait par une myriade de coups de poing (administrés par le gentil/flegmatique) s'abattant énergiquement sur la partie exposée de ma face. C'est le premier, je crois, qui fut le plus douloureux, sur l'instant. Il eut le mérite d'anesthésier d'une certaine façon la douzaine qui suivit à un rythme ma foi fort soutenu. S'appliquant certes avec un enthousiasme et une énergie faisant plaisir à voir et témoignant d'une santé vigoureuse, mais sans hargne apparente. Au contraire, le geste était maîtrisé, précis, ajusté. Ce mec était un artiste véritable. Il ne frappait pas n'importe comment, à la diable. Il me sculptait comme un bas relief. Je n'irai pas jusqu'à dire avec amour, du moins avec le goût du travail bien fait. Avec le recul je lui en sais gré, car cette méticulosité assurée, jointe sans doute à une bonne connaissance de l'anatomie faciale, m'épargnèrent d'avoir les os fracassés.

En tout cas, au bout d'une vingtaine de secondes qui me parurent interminables, et estimant sans doute que les coups m'étaient parvenus en quantité suffisante, j'ouvre la bouche et laisse échapper un: "au secours". Pas en hurlant à m'en décrocher la mâchoire. D'un timbre étouffé, comme s'il s'était agi d'une confidence laborieuse que je m'adressais à moi-même. Vous savez, comme dans ces cauchemars où vous voudriez crier mais vous ne parvenez qu'à articuler à grand peine des bouts de phrases indistinctes. Et je répète plusieurs fois: "au secours... Au secours". Il n'y avait bien sûr personne dans le périmètre susceptible de recueillir ces confidences plutôt molles. Hasard ou coïncidence, ces mots aussitôt prononcés, les deux gaillards prennent la poudre d'escampette en courant à couilles rabattues, comme s'ils étaient exposés à un grand danger. Au moment de disparaître dans l'obscurité, le sculpteur me crie en manière d'adieu: "ça t'apprendra à insulter mon copain!"

Je suis sonné, comme éventuellement on l'imagine, et me mets moi-même à courir aussi vite que je le peux. Bien que dépourvu d'imagination "pratique", mon imaginaire luxuriant était gavé de la consommation de thrillers et horror-movies de série ultra-Z, et je craignais que les festivités ne soient pas terminées. Je ne voudrais pas vous attendrir à tout prix, mais dans la nuit noire et obscure, comme le chantaient les Inconnus, j'éprouvais un moche sentiment de solitude, la frustration intense de ne pas connaître une brave et gentille voisine susceptible de m'ouvrir sa porte et de me presser sur son sein maternant. Je pleurais à chauds bouillons tout en tâtant fébrilement ma face. Elle révélait au toucher des protubérances et des hypertrophies aussi insolites qu'inquiétantes.
Je traverse hors d'haleine le pont qui mène à mon quai et une fois chez moi, un bref coup d’œil à mon miroir achève de me mettre dans les transes. Du front au menton, sans déconner, j'avais quadruplé de volume, et les bosses s'entrelardant de façon baroque vous avaient une teinte étrange, un mélange de rouge, de violet et de jaune, pas franchement glamour. J'étais scandalisé, j'oserais dire en colère. "Ah les méchants, ah les brutes!" Il fallait absolument que j'informe quelque autorité compétente du sort qui m'était infligé là. Je ne pouvais décemment pas garder ça pour moi. En plus, si quelqu'un, quelque part, à la fois professionnel et compassionnel, pouvait me plaindre ou me réconforter un peu, ça serait pas du luxe.

Je ressors donc, outré, oublieux du danger qui guette les paranoïaques et les pleutres, dans cette foutue nuit noire et obscure où nulle Isabelle n'a bleus les yeux. Direction le poste de gendarmerie du quartier Saint Léonard, tout proche du pont du même nom où justement je venais de me faire portraiturer par ces fans potentiels de Francis Bacon.

Il est près de 21h. Approchant du bâtiment austère et vétuste de la gendarmerie, je la crois tout d'abord fermée. Une lumière bleue blafarde émane cependant du vitrage de ce qui ressemblait vaguement à une guérite sortant du mur. Un gendarme, ça ne pouvait être qu'un gendarme, campait là, assis devant une rosace de plexiglas servant de parloir. Je m'approche de lui en tentant de contenir ma fébrilité.
Le mec, m'apercevant, lâche d'un ton morne: "oui, c'est pour quoi?"
"Bonsoir Monsieur, excusez-moi de vous déranger (je demande constamment aux gens de m'excuser de les déranger, une manie chez moi, dont j'essaie de me guérir), c'est parce que je me suis fait tabasser par deux types qui...".
Le mec, visiblement agacé (il m'avait jamais vu, ok, il estimait ptêt donc que l'élongation boursouflée de mon visage gauche faisait partie de ma tronche habituelle), m'interrompt en haussant le ton:
"C'est pas un confessionnal ici!... Bon alors, quoi, vous voulez porter plainte?".
"Oui, je veux porter plainte, s'il vous plaît".
"Alors entrez et attendez dans la pièce qui se trouve à gauche, là".

 



(à suivre)