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mercredi 22 décembre 2010

Variations scattées sur Heidegger, Sibelius, Adorno, Boulez et le jazz.




1) Thèmes.

1.1)

Une belle analyse, par Michel Cinus: Forme et logique profonde dans les symphonies de Jean Sibelius.



La dernière partie récapitule la célèbre exécution en règle d'Adorno écrite en 1938 (et non en 68 comme le mentionne l'auteur), et la réfute point par point (les passages originaux sont consultables en allemand dans les notes):


" IV. La musique de Sibelius et la modernité.
Une question reste encore en suspens : en quoi réside la modernité de Sibelius? Selon nous, la modernité la mieux exprimée de Sibelius doit être recherchée dans la septième symphonie. Cette œuvre est moderne par son autonomie. La symphonie crée son propre matériau. Sa nécessité est purement interne. Par cela, nous ne voulons pas prétendre que Sibelius n’est qu’un pur réceptacle passif d’idées naturelles qui se seraient imposées à lui. Il n’est pas question de dire que l’œuvre n’appartient pas à son créateur. Nous souhaitons seulement dire que les moyens mis en œuvre suivent une logique, un mouvement dynamique discursif qui est induit par l’état de la forme. Une forme qui se développerait comme une succession ininterrompue de surprises plongerait l’auditeur dans une errance inacceptable. Il faut des points de fixation et une conception de la continuité qui tende vers une ouverture. Chez Sibelius nous ne sommes pas loin de l’idéal, et c’est pour cela qu’il est un phare pour la création contemporaine, création hantée par les problèmes de formes et de dynamique. Dans les symphonies de Sibelius la forme se modifie sans cesse au cours du déroulement de l’œuvre. Mais cette modification s’accompagne de renouvellements qui mènent l’œuvre vers d’autres états (le climax des vagues dynamiques) selon une direction induite par le contenu formel. L’ultime grandeur de la musique de Sibelius se trouve dans la relation dynamique entre l’instant (les points de focalisation) et la durée (le temps de la forme). Un compositeur avant Sibelius qui avait une profonde intuition du rapport dynamique du temps dans la forme musicale est le Bruckner des quatrième et neuvième symphonies. Il n’est donc pas étonnant que Sibelius ait eu une grande admiration pour celui-ci. Il y a des moments où la musique de Bruckner, par des sortes de surgissements qui véritablement traversent le flux de la musique, sort véritablement des formes imposées. Mahler les suspend, les annule par la surenchère, prend distance dans l’ironie, construit des formes dans les formes, mais ne les dépassent pas.

Dans les formes symphoniques traditionnelles la dynamique formelle n’est pas purement interne. La preuve en est que les formes peuvent être plaquées sur le déroulement de la musique. Les procédés anaphoriques ramènent à l’identique de la réexposition des thèmes. En conséquence des œuvres différentes peuvent avoir la même forme. Chez Sibelius, chaque œuvre a sa forme propre et est régie par des matériaux induisant une logique propre. La première symphonie (1900) doit encore être située parmi les grandes symphonies du répertoire romantique. Sa forme est traditionnelle, mais cette œuvre est déjà remarquable pour son art de la transition, la proportion finement nuancée des tempi, la forte unité thématique et une forte concentration du matériau. La seconde symphonie (1902) a fait beaucoup parler d’elle pour son étrangeté formelle. Tous les éléments de la forme sonate sont présents en apparence, mais le traitement de cette forme est totalement novateur pour l’époque, surtout en ce qui concerne le premier mouvement. L’exposition se présente de manière disloquée et fragmentaire. Quand arrive le moment de la récapitulation, le compositeur présente les différents événements du mouvement en les superposant et en faisant entendre à la fois développement et réexposition! Déjà dans cette symphonie, les principes génétiques sont très présents. La forme se développe en partant d’un tissu proche d’une mosaïque de fragments qui donnent une sensation d’improvisation. Le tout de la forme donne lieu à un massif sonore et dynamique très dense ou chaque motif trouve une place et se dégage les uns des autres. La tonalité n’est jamais remise en question, mais des couleurs modales apparaissent ici et là. Par rapport à la seconde, la troisième symphonie (1907) représente un complet renouvellement du langage de Sibelius. Le premier mouvement est construit en apparence selon une sorte de forme sonate, mais en réalité le discours évolue subtilement au moyen d’une exploitation génétique. Le tissu sonore est très dense et d’une étonnante concentration pour cette époque. La grande rigueur d’articulation du discours musicale alliée à la légèreté de cette musique lui a valu le nom de symphonie classique. L’œuvre est dotée d’une forte cohésion interne rendue possible grâce à une unité organique. L’unité de construction est réalisée à l’aide de procédés indépendants des moyens habituels. La tonalité est toujours bien établie, mais les échelles modales sont aussi très présentes. Nous avons déjà largement fait allusion à la quatrième symphonie (1911). Disons tout de même que cette œuvre représente un autre renouvellement du langage de Sibelius et qu’elle est encore plus dense et plus complexe que les symphonies précédentes. Elle utilise systématiquement des procédés d’exploitation génétique. La tonalité est remise en question. La cinquième symphonie (1919) ne poursuit pas dans la voie de la symphonie précédente. Tandis que la symphonie de 1911 était construite sans polyphonie, celle de 1919 est richement polyphonique. Les transformations de la texture sonore de cette œuvre sont subtiles et très complexes. Les idées apparaissent et se distribuent dans le tout de la forme pensée de manière organique. L’organicité de la cinquième symphonie tient à la réappropriation des événements passés dans le déroulement du flux musical. Des sections entières sont tonalement indéterminées. La sixième symphonie (1923) représente un nouveau renouvellement du langage de Sibelius. C’est une œuvre lumineuse et pleine d’indépendance dans laquelle domine l’emploi des cordes ; Sibelius la considérait lui-même comme une pure eau de source. Malgré un discours sans éclat et une grande sobriété, cette symphonie se développe selon une structure concentrée et homogène. Toute la complexité du tissu événementiel se tisse dans l’enchevêtrement des cordes. L’œuvre est écrite entièrement sur des échelles modales. Enfin, la septième symphonie (1924) se présente sous la forme d’un seul mouvement. Par sa forme ramassée et hautement concentrée, et par un travail d’exploitation génétique exceptionnellement élaboré, Sibelius parvient à atteindre l’unité de la forme symphonique.

L’œuvre symphonique de Sibelius est moderne par les matériaux utilisés et l’indépendance de la créativité qui l’anime. De manière évidente, Sibelius dépasse le matériau symphonique de son époque. En 1907, lorsqu’il écrit la troisième symphonie, sa première grande œuvre de maturité, son seul rival en matière de forme symphonique est Gustav Mahler. Par conséquent, nous nous élevons contre le jugement profondément injuste et méprisant proféré par Adorno à l’égard de la musique de Sibelius dans un texte extrêmement violent écrit en 1968 [32] .

Adorno juge la musique de Sibelius creuse, formée de suites de sons mal harmonisés, sans logique dans l’enchaînement des accords. C’est une musique sans colonne vertébrale, sans couleur, sans relief et animée d’une continuité rythmique hasardeuse [33] . Sibelius serait un compositeur dilettante, un mauvais élève qui ne sait même pas écrire correctement une simple composition à quatre voix et qui serait retourné dans son pays pour se cacher de son incurie [34] … Nous pourrions multiplier les exemples révélant la répugnance absolue de la musique de Sibelius sur Adorno. Sibelius serait un sous Stravinsky dont les productions sont même inférieures à celles de la musique industrielle et de la musique légère [35] . Les symphonies sont des choses incompréhensibles qui donnent l’illusion de profondeur. Adorno met en regard ce pitoyable amateurisme avec l’écho mondial reçu par la musique de Sibelius, sauf en Allemagne s’empresse-t-il tout de même de préciser, visiblement soulagé que la décadence auditive n’ait pas encore atteint le pays de Beethoven. En réalité, la musique du compositeur finlandais est une musique de l’effet. Ce qui compte c’est l’apparence, mais chez Sibelius tout est faux et inauthentique. Sa musique veut paraître neuve, alors qu’elle est démodée. Sous l’apparence de la modernité, elle est en réalité le triomphe du conformisme [36] . Le banal veut passer pour original. Le reproche principal fait par Adorno à Sibelius est de faire croire au sauvetage d’une tradition qui n’est plus d’actualité. En d’autres termes, Sibelius composerait avec une substance esthétique qui appartient à une tradition déjà dépassée. En réalité, sa créativité serait déterminée par le pressentiment que les vieux moyens ne suffisent plus à la création musicale moderne. En utilisant un matériau rétrograde qu’il ne maîtrise même pas, Sibelius voudrait alors donner l’illusion que l’on peut faire dévier le pressentiment que ce matériau est dépassé. La conséquence est alors doublement négative. D’une part, le genre de musique écrite par Sibelius entraîne l’auditeur dans une régression de son jugement auditif. D’autre part, la musique qui en résulte est absurde et nihiliste. Elle est absurde, car tout en n’ayant pas les moyens de sa prétention, elle tend à vouloir transfigurer un monde dans lequel il n’y a plus rien à transfigurer [37] . Elle est nihiliste, car elle représente la destruction du système harmonique tempéré acquis de longue lutte par l’humanité. Sibelius est un traître. Il nie tout ce qui fait le langage musical de Bach à Schönberg. Adorno finit son harangue contre la musique de Sibelius en la qualifiant de sournoise et dangereuse. Sibelius trahit la vraie tradition musicale en reprenant de manière absurde et décadente les acquis de la tradition[/b] [38] .

Contre ce jugement sans appel d’Adorno, nous avons montré que Sibelius ne s’inscrit pas dans une reprise des matériaux traditionnels. Les procédés utilisés par Sibelius ne peuvent paraître étranges que si l’on tient absolument à les placer dans la tradition post-romantique. Or, Sibelius, surtout à partir de la troisième symphonie, utilise des techniques qui sont plus proches de Debussy que de Brahms : remise en question de la tonalité, enchaînements harmoniques étrangers à l’harmonie fonctionnelle, systématisation des échelles modales, utilisation de gammes par tons. Malgré cette proximité avec le langage debussyste, le langage sibélien reste emprunt d’une forte idiosyncrasie. Les « déviances » observées par Adorno se justifient dans des formes propres qui s’émancipent des cadres hérités du fonctionnalisme harmonique. Les symphonies de Sibelius ne sont pas rétrogrades, car elles ne reviennent pas sur un matériau usé par le wagnérisme. Il innove par une extension de la tonalité classique en la poussant vers des frontières encore inexplorées. Le vrai rétrograde serait plutôt ici Schönberg, lui qui voulait revenir à des bases harmoniques saines, c’est-à-dire antérieures aux errements du chromatisme. Par comparaison, Sibelius explore les voies qui conduisent par un langage en constant renouvellement à la généralisation des modalités, à l’ambivalence tonalité/modalité, à l’atonalité et à l’extrême chromatisme. Par cela, il ne nie pas, comme l’accuse Adorno, les moyens d’articulation hérités de la fonctionnalité harmonique, mais il en découvre de nouveaux. Plus que cela, la temporalité à l’œuvre dans les formes symphoniques de Sibelius se montre très éloignée des traditions classique, romantique et post-romantique. Sa manière de dilater le temps et de faire intervenir différents niveaux temporels dans une même texture est inconnu dans les formes dialectiques de la tradition germanique. Encore une fois, insistons pour dire que cette temporalité propre à Sibelius est le fait de son emploi de formes génétiques développées par la croissance et la superposition d’une multitude de fragments. La puissante organisation et le dynamisme formel exceptionnel de ces œuvres, surtout dans la septième symphonie, permettent une continuité de la fluidité musicale. Cette efficacité donne lieu à une densité formelle inconnue dans les années 20. Comme nous le verrons plus loin, l’exploration des timbres et des articulations harmoniques innovées par Sibelius a encore une actualité chez les compositeurs les plus contemporains de notre époque.

Dans la mesure où les licences prises par Sibelius avec le matériau classique permettent de répondre à des problèmes de structure posés par l’hétérogénéité de la forme symphonique traditionnelle de son temps, elles participent à l’historicité de leur époque. Certes, il faut bien s’entendre en disant que seules les symphonies et quelques autres œuvres majeures de Sibelius ont, selon nous, un réel intérêt esthétique. Cela représente environ une vingtaine d’œuvres sur environ 630 inscrites au catalogue des œuvres de Sibelius [39] . Ces quelques pièces importantes sont essentielles pour les solutions qu’elles proposent relativement au problème historique de l’épuisement à la fin du dix-neuvième siècle des possibilités du rapport de la forme symphonique et de l’harmonie fonctionnelle. Nous avons vu comment Sibelius procédait pour garantir une réelle cohérence interne des œuvres en reliant par la déduction les différentes parties, aussi bien locales que globales, des formes symphoniques. De manière très évidente, Adorno est resté, quant à lui, attaché au système harmonique fonctionnel, dont l’application rigoureuse en fonction d’un matériau présent en son temps est le principe même de ce qu’il appelle Grande Musique. Pour Adorno, Sibelius se pose comme révolutionnaire, tandis que sa musique chante le credo du conformiste. Mais il s’avère évident qu’Adorno ne perçoit pas l’originalité formelle de sa musique. Étant lui-même l’héritier et le farouche défenseur d’une tradition musicale dialectique, aurait-il pu au fond en être vraiment autrement? Par ailleurs, son jugement semble n’admettre comme modernité musicale que celle qui défend le principe de la dissonance. La réponse de Schönberg apportée par l’extension du système tonal à des relations harmoniques non centrées sur la tonique est certes une solution de dépassement. Cette réponse est maintenant bien connue et a été largement commentée. En revanche, la réponse apportée par Sibelius est longtemps restée marginale. Pourtant le geste musical effectué par Sibelius revêt bel et bien une dimension critique. La reprise de l’organisation interne de la forme symphonique dépasse les formes hétéroclites traditionnelles. La concentration et l’unité organique des formes développées revendiquent une plus grande autonomie et un art de la transition plus efficace et plus dynamique. Les moyens utilisés font davantage appel aux ressources internes des œuvres indépendamment d’éléments extérieurs. Les procédés utilisés par Sibelius permettent le développement de grandes formes accessibles à la mémoire et à l’intuition de l’auditeur. Par ces symphonies, Sibelius propose une modernité ouverte sur de nouveaux domaines de création. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’historiquement ce qui découlera des théories de Schönberg, soit le dodécaphonisme, puis le sérialisme aboutira dans les années 60 à une aporie due notamment à l’extrême rigidité et au rejet du sujet composant inhérent à cette manière de composer. Par contre, l’influence de Sibelius est encore importante dans le domaine de la création contemporaine. Son art de la transition et de l’exploitation de microstructures, la maîtrise de textures denses, ses rapports harmoniques associés à la dynamique formelle, son sens des proportionnalités dynamiques et rythmiques, tout cela inspire des musiciens importants comme Henri Dutilleux, Magnus Lindberg, Pascal Dusapin, Tristan Mirail ou Hugues Dufourt. Cette influence persistante et encore forte de la musique de Sibelius nous paraît offrir le meilleur démenti au jugement injustifié d’Adorno. Non seulement Sibelius est incontestablement un artiste de la modernité, mais il peut même être considéré comme un symphoniste contemporain. Malheureusement, Sibelius fait partie de ces personnages ignorés par l’esthétique musicale. Réévaluer l’apport du symphoniste finlandais aurait selon nous des conséquences intéressantes comme par exemple faire sortir de l’ombre des personnalités musicales fortes telles que Busoni. Pour comprendre la nouveauté de l’œuvre musicale de Sibelius, il est sans doute indispensable de suivre et de redécouvrir la pensée de Busoni, son meilleur ami, qui était lui-même un immense musicien et un philosophe très cultivé. Il y a une évidente parenté entre les procédés formels à l’œuvre dans les symphonies de Sibelius et la pensée de Busoni. Nous terminerons en citant Busoni dans un texte de 1907, qui pourrait servir de fil conducteur permettant de reconstruire les configurations de la pensée musicale de Sibelius: «Il me semble que chaque thème renferme une impulsion, un germe, une semence. Les différentes graines donnent des végétaux distincts par leurs formes, leurs feuilles, leurs fleurs, leurs croissances et leurs couleurs. Même au sein d’une espèce végétale, chaque plante conserve un développement, une forme, une vigueur spécifiques. Ainsi, chaque thème renferme une forme prédéterminée entièrement finie ; chacun doit se développer différemment, et pourtant, chacun obéit à la nécessité de la perpétuelle harmonie. Cette forme demeure immuable sans être pourtant toujours la même» [40] "

1.2)

En écho, un des derniers textes de Philippe Lacoue-Labarthe: "Remarques sur Adorno et le Jazz (d'un désart obscur)".

On ne le trouve plus dans son intégralité sur le net. Subsiste la première page: 



Remarque sur Adorno et le jazz (D’un désart obscur)

En 1953, Adorno forge le concept d’Entkunstung, un néologisme qui au demeurant, à ma connaissance, n’apparaît pas auparavant dans son œuvre. Cela se passe dans un article retentissant intitulé « Mode intemporelle », que publie la revue Merkur. Adorno — je me permets de résumer ainsi sa thèse, pour commencer — y dénie au jazz le droit à l’existence artistique. Il ne dit pas, ou pas tout uniment : le jazz n’est pas un art, encore que ce soit la leçon la plus communément répandue et celle que, par exemple, retient immédiatement le critique Joachim-Ernst Berendt (auquel Adorno se sentira obligé de répondre quelques mois plus tard [1]). Il dit, et je cite là sa phrase conclusive : « Le jazz est la fausse liquidation de l’art : au lieu de se réaliser, l’utopie disparaît de l’image. » Ce qui est, je crois, d’une portée un peu différente.
*

Entkunstung : le concept — non le mot, qui ne sera utilisé que plus tard, dans la Théorie esthétique — apparaît, peu avant la conclusion, dans la proposition : Kunst wird entkunstet, que les traducteurs français rendent par : « L’art est privé de son caractère artistique. » Bien qu’il ne soit nulle part attesté, ce mot — ce concept — est de formation parfaitement correcte en allemand, même si n’existent aucun verbe kunsten ni aucun substantif Kunstung, par où l’on désignerait moins le processus de formation de l’art que ceci, plus radicalement : qu’il y a l’art. La particule ent, en revanche, indique bien un mouvement ou un processus, en l’occurrence négatif : disparition, éloignement, privation, détérioration, dégradation. Notre préfixe dé le rend de manière assez fidèle : entarten, par exemple, de sinistre mémoire dans l’expression entartete Kunst, se traduit par dégénérer. Par là, je veux simplement indiquer que le concept — ou le mot — qui domine en effet tout la Théorie esthétique, soit la dernière pensée d’Adorno, consonne de manière frappante avec d’autres maîtres mots (ou concepts) des années sombres de ce siècle : l’Entzauberung de Max Weber (le « désenchantement du monde »), l’Entgötterung d’Heidegger (pour désigner ce que Hölderlin présentait comme la fuite ou le retrait du divin), voire l’Entmythologiesirung — la « démythologisation » —, moins au sens où l’entend la théologie protestante d’inspiration heideggérienne (Bultmann) qu’à celui que lui confère Benjamin, lorsqu’il cherche à penser, sous le nom de « déposition du mythologique », le pas moderne que franchit (encore) Hölderlin et qui conduit à la prose (soit à « l’Idée de la poésie »), qu’il assimilait à la « sobriété ». Dans les trois — ou quatre — cas, on voit bien qu’il s’agit de trouver le concept, ou le mot, d’un monde, le nôtre, désormais privé de teneur sacrée ou religieuse (s’il en eut jamais) et livré à ce que les uns et les autres appellent la société marchande ou le marché mondial, le règne de la technique, le monde administré, etc. Bref, à ce que Nietzsche avait commencé à décrire sous le nom de nihilisme.

C’est pourquoi, puisque je ne peux me résigner à adopter la traduction de Marc Jimenes dans la version française de la Théorie esthétique (où il rend Entkunstung par « désesthétisation », ce qui veut dire tout autre chose), je propose, et pas simplement par jeu vain, désartification. La résonance est nette avec « désertification ». Je pense à la prophétie de Zarathoustra : « Le désert croît ! Malheur à qui protège le désert ! » Cette formule signifie l’arrivée — l’installation — du nihilisme. De fait. Je me risquerai donc, par respect envers la vigilance d’Adorno, à parler de désart [2]. La question serait alors : est-ce que le désart croît ? Et le jazz serait-il l’indice d’un tel désart ? De sa croissance ?
*

Entkunstung (désartification, désart) désigne, dans son acception première chez Adorno, la décomposition ou l’effondrement de l’art, sa dissolution dans ce que la Kunstkritik appelle « l’industrie culturelle ». Pour autant, mais c’est extrêmement fragile, que l’art puisse se saisir dans son concept comme « autonome », c’est-à-dire affranchi de la tutelle « magique » ou religieuse (ce qui ne veut pas dire métaphysique), ce qui advient héroïquement avec la modernité, la désartification est le processus, sous les conditions du Capital et de la société administrée, d’hétéronomisation de l’art. Si l’on veut, d’un mot : son devenir-marchandise. Avec sa conséquence inéluctablement éthique et politique : la ruine de l’utopie émancipatrice ou libératrice dont il était porteur depuis quelque deux siècles — la destruction de sa force de protestation, l’extinction de son énergie spirituelle, l’oubli de sa vocation messianique. La désartification est la fin d’une promesse, d’autant plus grave qu’elle est inaperçue : une sorte de trahison machinée à l’insu de ceux qui trahissent.

Or c’est précisément ce qu’illustre le jazz. Venons-y.
*

[...]


 2. Variations.


Nous prolongerons cette causerie conviviale, plus tard, sur la problématique du "propre" et de 'l'impropre", de "l'authentique" et de "l'inauthentique", chez Heidegger, en pensant à Derrida.
Pensant à Derrida pensant à Heidegger, nous penserons à Adorno, aussi. Adorno critiquait la "rhétorique de l'authenticité" chez Heidegger (ou "jargon", ne chipotons pas). Mais parfois, il arrive que l'on soit à son insu ce qu'on condamne avec la plus grande fermeté.

Nous nous interrogerons, à l'occasion, sur les fondements de l'esthétique et de la philosophie de l'Art chez Adorno. [il ne s'agit pas ici de nier la valeur de ce philosophe, qui a eu le courage de prendre des risques, d'assumer des positions qui ne faisaient pas plaisir à tout le monde. Il s'agit de contester ce que nous considérons comme des égarements, des aveuglements massifs, au sujet de plusieurs questions importantes, musicales ou non-musicales, nous tenant à cœur. Nous le ferons sans cultiver la nuance, plutôt l'hyperbole, nous autorisant en cela des excès et des contradictions pas forcément "dialectiques" de l'auteur des minima moralia, grand livre de philosophie critique du XXè siècle, lucide, tragique et véhément. Donc, qu'on ne se méprenne pas sur les lignes qui suivent. Elles sont aussi à prendre "cum grano salis"].


Nous nous demanderons, toujours en pensant à Derrida, et Philippe Lacoue-Labarthe nous enjoint  (bien malgré lui, sans doute) à esquisser ce soupçon critique, quels seraient éventuellement les ressorts "métaphysiques", au sens d'une métaphysique ininterrogée, dans ces aspects de l'adornisme, mais aussi ceux de la réflexion d'un Benjamin sur l'Oeuvre d'Art à l'âge de sa reproductibilité technique, toute cette métaphysique de "l'Ange" et de "l'Aura", qui autorisent ainsi cette obsession, pétrie de messianisme et de sacralité, d'un lieu de l'Art, un Art menacé de désartification par l'industrie de la reproduction, qui nous a fait "perdre" si tragiquement l'Origine pure, jusque là préservée de la décadence, de la dégénérescence, du nihilisme, du "tout va à vau l'eau ma bonne dame avec à c't'heure toute cette musique légère d'ascenseur qui braille dans l'poste".

Cela dit, on peut le comprendre, Adorno, là-dessus. Quand on est allemand, le concept même de "musique légère", ça crisse. C'est comme "TanzTraüme": une affreuse cacophonie. Un contresens. Un cercle-carré. Une antinomie de la raison pure. Caricaturons sans vergogne, comme Adorno sait si bien le faire quand il survole d'un air consterné le "folklore" des autres: ça donne le grand orchestre de Bert Kaempfert, pour animer les soirées tango de la Südwest-Rundfunk ou sonoriser des pornos tyroliens aussi érotiques qu'une délégation de mammouths se ruant tous ensemble sur un Apfelstrudel, coiffés de casques à pointe. Ou alors Peter Kraus chantant "ich bin allein". C'est horrible, traümatique. Y a pas de mots pour décrire ça.

Mais qu'Adorno ne connût rien du "jazz" dans sa diversité et complexité, peut-on au juste lui en tenir rigueur? Justement, c'est le problème. Il n'en voulut rien savoir, rien entendre. Il avait ses préjugés là-dessus et n'en démordit jamais. Ceci tenant également à un point fondamental de sa doctrine musicale: la traditionnelle dichotomie, à couper à la hache, entre "composition" et "improvisation", qui ne caractérisent au juste ni le "jazz", ni le "classique", ni n'importe quoi d'autre, d'ailleurs.
Adorno a vécu à l'époque de Monk, Parker, Coltrane, Mingus, Ellington. Il n'a jamais daigné les écouter. Il n'en était pas curieux. Pour lui, ça n'existait tout simplement pas. Quant aux discours sur le jazz comme expression militante des minorités noires, il les méprisait ouvertement.

Eh oui, c'est que Adorno aussi avait ses "juifs", comme Husserl avait ses "tziganes", et nous redirons cette évidence, qui n'est pas un poncif, sans craindre qu'une Josyane Savigneau d'opérette syldave forumique, lustrant la moumoutte à Philippe Joyaux rebattu, ne nous taxe de "Lucien Rebatet" ou de "Gobineau" de la pelure cybernétique.  
Les "juifs", ça ne veut pas dire les Juifs. Par cette allusion au livre de J.F Lyotard, Heidegger et "les juifs", je désigne ici les "juifs" de partout et de toujours: ceux qui, du point de vue de la dialectique de l'Histoire (musicale ou autre) d'Adorno, ne seraient pas entrés dans cette Histoire et ne participeraient pas à cette "dialectique".

Ainsi, par manque de curiosité, imagination, par un ethnocentrisme indigne d'un musicologue sérieux, Adorno ne semblait pas concevoir une seule seconde, lui qui avait horreur du "cosmopolitisme", et Gershwin en abomination, qu'une "musique légère" put être non-allemande, cad légère, donc. Et parfois "profonde" sans être "lourde".

(Bien sûr, nous n'évoquerons pas ici la richesse de tout le courant allemand en jazz, les métamorphoses du "troisième courant", impulsées par Ghunter Schuller, Friedrich Gulda et autres dès le milieu des années 60. Les disques magnifiques de Albert Mangelsdorff, Günter Hampel; les grandes heures du "free jazz" européen; Peter Brötzmann, Joachim Kühn, la compagne "mfp" des musiques improvisées, ce grand souk où se croisèrent tous les grands compositeurs-improvisateurs d'ici et ailleurs, exilés ou en destinerrance;  plus tard Eberhard Weber distillant parcimonieusement ses subtiles "couleurs", secrètement lové dans l'orthodoxie un peu trop aquatique de la compagnie munichoise ECM; plus récemment Christopher Lauer, etc, etc; sans oublier le voisin suisse Mathias Ruëgg et son passionnant "Vienna art orchestra").


Nous nous interrogerons sur le péril que fait encourir "l'industrie culturelle", ferment de ce nihilisme contemporain qui nous a éloigné de cette pure et noble origine d'un Art sacré, précipité dans cette chute terrible, dans l'imitation creuse et sans profondeur d'un Sibelius, d'un Stravinski, ou de l'industrie discographique du "jazz".

Nous nous poserons certaines questions qui fâchent ou ne fâchent pas à propos d'un éventuel artocentrisme ou d'une obsession de la propre pureté originaire entachée par les avatars consommables d'une "modernité" nous conduisant droit dans le mur de la barbarie sans cesse menaçante et toujours prête à ressurgir, telle la bête immonde, des entrailles de la massification des consciences aliénées par le "tralala zimboum pouèt pouèt" des instruments électro-acoustiques et autres pédales wah-wah aliénant des nouvelles générations et détruisant leur oreille relative.

Nous nous demanderons si Adorno, qui répugnait tant à écouter la musique (même "nouvelle", cad de toujours, épurée, enfin, des scories des bals musettes parasitaires) à la radio, parce que reproduction, palimpseste dégradé de l'Art - cette chose qui ne peut se vivre qu'au profond de l'authentique présence, pure intériorité, partition à la main et yeux clos, ou dans le rite du concert, du pur moment non reproductible de la communion des âmes - n'était pas au fond, à tout prendre, un vieux réactionnaire, d'avant, de demain et de toujours, sur les bords et même carrément au milieu du centre. 

Car attention, j'entends (écholalie ou acouphènes, faudra que je consulte) de belles âmes offensées chuchotant que se prononce ici la nième déclinaison de la "pensée" de monsieur Luc Ferry, contempteur des "Modernes". 
Or si Ferry tape à coups de marteau sur la "modernité" en art, excipant de Kant pour nous expliquer que l'art est "beauté" (escamotant le "sublime"), s'excitant sur l'urinoir de Duchamp ou la sonate "clavier fermé "de Cage, qu'il nous ressert systématiquement sur tous les plateaux comme exemples "d'innovation" qui ne seraient pas de l'Art, il s'agit ici, tout au contraire, non seulement de désacraliser cette "pure idée" essentielle de "l'art", mais encore d'indiquer qu'à travers les (déjà anciennes) références officialisées de la "modernité" et de la "nouveauté" (musicales), opère peut-être la plus intransigeante Réaction à ce phénomène qu'on nomme "modernité".


Quand Derrida s'attaque au concept d'une "différence dialectique", pour lui opposer une "différence non-dialectique", il perçoit dans la dialectique hégélienne une logique de l'identité et de l'intériorité. Le mouvement de totalisation à l'œuvre dans La Phénoménologie de l'Esprit, par exemple, serait celui par lequel l'Esprit s'apparaît progressivement à lui-même - comme identité advenue de l'immédiateté et de la médiation.  Mais que signifie une telle "identité"? Nous ne ferons qu'effleurer ici la question.


Dans cette version de l'hégélianisme, l'Esprit, se saisissant de prime abord comme "donné d'emblée", illusion d'un savoir immédiat qui n'était pas conscient d'être déjà travaillé par la médiation du signe, se révèle peu à peu dans sa pureté, c'est-à-dire totalité sans reste du "Réel": Nature par elle-même "réfléchie", dedans et dehors in fine confondus. Ce qui était désigné par la représentativité temporelle du signe comme un donné extérieur à ce dernier et ne s'y réduisant pas, réintègre enfin l'intériorité de l'Esprit-Un. Le Concept, jusque là aliéné dans les choses, opère alors la "relève" du temps, qui était sa manifestation impropre. 
Le "travail du négatif", principal titre de gloire de Hegel, donnant au Concept une Histoire, fracturant comme rarement l'identité close de la "Substance" parménidienne, pour le dire vite, semblerait ainsi  paradoxalement se vouer à "retrouver l'éternité" et à reconstituer la belle uni-totalité grecque.

Nietzsche comprenait déjà la "dialectique" dans les termes d'une machine à produire "du même".  Il devint ainsi le traditionnel héraut de "l'affolement" de cette dialectique, et en son nom, associer la dialectique hégélienne au "totalitarisme" momifiant des grands systèmes clos, ennemis des "sociétés ouvertes", devint une sorte de pont-aux-ânes obligé.

Sous l'égide de ce "nietzschéisme" libérateur, Adorno ferraillait déjà contre ce retour de l'identité. Souhaitant retrouver la puissance de séparation de la négativité  hégélienne, en l'autonomisant, il fomente une "dialectique négative" qui se donne l'allure d'une anti-dialectique hégélienne, une dialectique hégélienne décapitée, à laquelle il soustrait son "troisième moment", celui de la fameuse Aufhebung
Cette opération d'isolation et de prélèvement a-t-elle seulement un sens? Le mouvement de la dialectique hégélienne est un processus temporel "tout coulé"; il n'est pas composé de trois "phases" distinctes décomposables sur une ligne du temps segmentée, à la manière d'un Zenon d'Elée. Il n'y a pas une affirmation (de l'identité), suivie d'une négation (de cette affirmation), suivie d'une négation (de cette négation). La dynamique suppression-conservation-dépassement traverse uniment les trois moments, distingués pour les seuls besoins didactiques de dégager l'articulation du seul et unique mouvement qui fait la plasticité de ce que Hegel nomme la "dialectique". 
Il s'agirait alors d'un mouvement  de totalisation "ouvrant" plutôt que "fermant": qui, non pas subsume la partie sous le tout, le devenir-autre, le mouvement de la différence, sous la catégorie d'une identité statique,  mais au contraire "sursume", pour reprendre ce terme "barbare" de P.J. Labarrière, c'est-à-dire ne cesse de saisir la "chose" au dessus de sa donation immédiate, jusqu'à poser l'identité de l'immédiat et de la médiation. Et rien ne garantit qu'un tel mouvement soit "par essence" sub-ordonné à un principe d'identité déjà défini en amont. A partir de là, on pourrait éventuellement esquisser un début de question sur la si grande différence entre une différence "dialectique" et une différence "non dialectique". Du moins dans La Phénoménologie de l'Esprit. Mais ce n'est pas mon propos.

Revenant à la "dialectique négative" d'Adorno, je pose superficiellement la question du sens de la "négativité" telle qu'il la promeut. 
On pourrait penser, par exemple, que Sartre, qui "dialectisait" l'Etre et le Néant, appliquait une procédure similaire à l'égard de l'hégélianisme: consacrant une négativité interdite de "relève", la scission insurmontable de "l'en soi" et du "pour soi". 
La différence entre les conceptions adornienne et sartrienne de la négativité est cependant capitale. Sartre n'autonomise ou ne purifie nullement la négation. Il la secondarise, au contraire. L'Etre est, le Néant n'est pas. Le néant présuppose l'être, qui lui ne le présuppose pas. Toute négation est négation de. Comme chez Kojève, dont il est bien sûr tributaire sur ce point (pas sur d'autres), la négation est trou d'être ou dans l'être, mais ne s'en déduit pas. La négativité humaine hante l'être, non pas au sens de l'être selon Heidegger, bien sûr, qui précisément n'est rien d'étant, mais au sens d'un donné ou d'un "étant" qui fondamentalement lui préexiste et qu'elle ne peut rejoindre. Elle en est le membre fantôme, le supplément injustifiable. Mieux: c'est parce que la négativité est manque d'être "qu'il y a" de l'être, qu'un concept de "nature" est  élaboré. C'est indécidablement et indéductiblement à la fois à partir de "l'après-coup" de la conscience, de l'arrachement aux choses qui la constitue comme leur trace négative, que "l'avant-coup" d'une "nature" est nommé, tout comme c'est à partir de "l'avant-coup" d'une "nature" que "l'après-coup" de sa trace se forme. Une autre manière de définir la "secondarité originaire" ou le "supplément d'origine. 

Ce type d'approche, "anthropologique", ou "réaliste", ou "finitiste" (au sens kantien d'une réceptivité première), me semble bien plus embarrassant pour la conception, toujours débattue, d'un holisme moniste de l'Esprit hégélien. Elle tranche la question sans grands états d'âme, en compromettant d'emblée l'idée même d'un retour à soi du Concept comme intériorité pure. Raison pour laquelle ce genre de "greffe" parasitaire et para-heideggérienne est encore aujourd'hui l'objet d'un vif rejet de la part des défenseurs de la Lettre au Village hégélien. Ce village est agité depuis beau jeu par une querelle spéculative de grande importance entre les "idéalistes" et les "matérialistes". Les uns et les autres partagent cette même obsession moniste, qui leur permet de se "dialectiser" à l'infini, tous unis vers Cythère et justifiant mutuellement leurs appointements. Les premiers, spiritualistes chrétiens œcuméniques en chemin vers la parousie, soutiennent qu'il faut dire tire-bouschtroumpf ("la Matière est Esprit"). Les seconds, doctrinaires attardés d'un "matérialisme dialectique" pompeusement rebaptisé "matérialisme transcendantal", soutiennent qu'il faut dire schtroumpf-bouchon ("L'Esprit est Matière").



Adorno, lorsqu'il s'escrime à penser pour lui-même le moment négatif du processus dialectique, croit certainement échapper enfin à la dialectique "identitaire" de Hegel, mais ce faisant, il ne fait peut-être qu'en consacrer la version la plus cadenassée, la plus idéaliste et la plus téléologique. Car en prétendant autonomiser cette négativité, la constituer en "premier moteur", c'est peut-être alors qu'il en fait une pure catégorie "métaphysique", un dedans sans dehors, un dehors sans dedans, une "dialectique" abstraite,  informelle, s'instituant elle-même, inventant sa loi, fonctionnant toute seule et faisant un trou dans un trou, c'est-à-dire rien.
 
Il ne suffit donc pas de penser "contre" l'identité en lui opposant une négativité abstraite qui serait en quelque manière antérieure, ou autonome, par rapport à la catégorie de "l'identité". La négation n'est là, c'est sa fonction, que pour complexifier l'identité faussement prise comme immédiate et pure, et la concevoir comme identité advenue de l'immédiat et de la médiation. La négation ne peut pas ne pas envelopper sa propre relève, sauf à fermer l'Histoire là où on croyait "l'ouvrir".


"L'histoire de la musique" chez Adorno, qui est une "dialectique", a beau vouloir constituer un nouveau sol, une "base", en "dialectisant", elle n'en semble pas moins typiquement une classique reprise de l'Esthétique hégélienne, partant des manifestations impures de la forme jusqu'à son expression achevée, complète, accomplie selon lui par le modèle schoenbergien. 
A ceux qui, comme Sibelius, ne penseraient ni la la dialectique, ni à l'Aufhebung, ni à une dialectique sans Aufhebung, parce qu'ils se posent et articulent les problèmes autrement, que leur dit Adorno? Qu'ils manquent de "dialectique", pardi.




Mais si Adorno peine à échapper à la téléologie de l'Esprit dans sa version d'école, échappe-t-il du moins à l'histoire de l'Être envisagée comme retour à la "Grèce" chez le "second" Heidegger?


Nous nous demanderons à présent, pauvre conscience égarée loin de la phonè première, comment nous en sommes arrivé à ce contresens monstrueux de préférer les disques enregistrés aux grandes premières de la philharmonie de Berlin ou de Chicago. A ne pouvoir, inversion des valeurs signe d'un nihilisme préoccupant, réellement apprécier le temps musical que dans l'ordre de sa reprise, de sa réitération, de sa répétition différée, in absentia rerum, par la technique, cette vilaine chose sale qui substitue à la prise à mains et tympans propres et nus, la prothèse synthétique, le greffon anonymement vulgasse, le supplément déraciné, de la "bande magnétique" sur des magnétos tout pourris et des mp3 échantillonnés à 160 kbps, misère. 

Nous nous demanderons donc si, en l'esthétique musicale d'Adorno, loin d'être simplement un "aspect" épiphénoménal ou marginal ne rendant pas compte du projet philosophique adornien dans sa totalité, ne se condense pas plutôt ou ne s'affirme en vérité une vieille, si vieille si antique et même immémoriale nostalgie de la belle Grèce perdue, et l'interminable plainte mélancoligène des dieux envolés dont l'absence nous est rappelée par la voix des seuls poètes, pour temps obscurs comme dirait Philippe Val, pour temps du désastre, l'absolu désastre de la perte de l'Essence essentielle qui donnait un sens à notre Monde, le Monde d'avant, des concerts devant l'âtre au coin du feu, du temps où l'on prenait encore le temps de méditer, sur les chemins de campagne, sur notre connexion première à la Terre nourricière.

Ô temps premiers où nous étions au contact de la glaise ontologique non malaxée par les tracteurs et les pesticides. C'est fini, tout ça, c'est fini. L'an dix mille, tu te souviens? Et le berger qui nous guidait, moutons d'être, vers la parole dévoilante, déchirant le brouillard de la métaphysique de la subjectivité.

Nous pensions peut-être alors - mais ne pensions pas que par là le nihilisme industrieux nous guettait - que notre finitude d'existants signifiait pour "nous autres, hommes", que, toujours dans l'après-coup de la trace, nous étions toujours-déjà en retard sur la "vraie nature des choses", que la donation immédiate était par excellence impossible et que nous ne pouvions refluer vers cet en-deçà, tant désiré et tant fantasmé, mettant fin à l'angoisse insidieuse de ne pouvoir fonder un abri, un refuge, au delà ou en deçà de la parole vide et avide de notre être-fini-au-monde.

Nous pensions, peut-être, en somme, que si nous avions "perdu" nous semblait-il, l'Origine première, c'est parce qu'elle n'avait jamais, au propre, eu son lieu, propre ou impropre. Nous avions toujours déjà perdu cette présence, cette substance une, cet étant suprême, parce qu'il n'existait simplement nulle part, et que, aurait dit le premier Heidegger, c'est notre finitude qui est première, et l'infinité dérivée.

Sartre nous l'aurait dit autrement: notre passion d'être notre propre cause, coïncidence et fusion avec la nature, le monde ou le cosmos ou le divin, l'en soi et pour soi, est inutile, vaine, et c'est bien pour cela que notre soif de la substance, infinie et une, en découle, qui ne peut être étanchée, vissée en nous, et forge l'idée de l'infini, divin ou immanent, de la chose en soi, d'un point de vue antérieur à tous les points de vue, absolu.
Ce point de vue n'a jamais eu lieu, n'a jamais été, et ne sera jamais, et cette absence de problème, comme dirait Watzlawick, suscitait chez nous ce problème, et nous donnait bien du souci. Aussi nous obsédions-nous, nous expliquait le premier Heidegger, des causes premières et des causes finales. Nous nous vivions comme un effet, et comme il n'y a pas d'effet sans cause, il nous incombait de trouver cette cause, une raison, un principe de raison justifiant toute chose, et notre existence de chose qui se demande ce qu'est une chose, existence d'étant pour qui il y va de son "étantité" même.

Nous pensions alors, avec Sartre, que la tâche qui nous incombait plutôt, existences injustifiables hantant un "en soi" injustifiable dans les limites de la simple raison (et qu'elle outrepasse parfois en se présentant sous les airs de "LA Science", pour concurrencer la religion ou les frères Bogdanoff, cherchant dans le big-bang, les particules élémentaires ou le brin d'adn, "l'étant suprême", le Grund, le principe des principes), c'était d'assumer cet écart originaire, quoi qu'il en coûte, sans chercher à le combler, en toute situation.

Plutôt que de nous étourdir en déduisant de cet arrachement archi-traumatique une forêt originaire qui en serait la cause, la raison, et de fantasmer d'y retourner, dans cette forêt primordiale d'où jaillit le feu des anciens volcans et ces putains de perles de pluies venues de pays où il ne pleut pas.
En somme, d'assumer, collectivement, que nous habitions cette terre en tant que monde, c'est-à-dire totalité inconditionnée des "phénomènes", des choses accessibles à une conscience finie, cad réceptrice, et plurielle (Kojève avait cette belle formule pour définir un monde historique: "la communauté des désirs désirés"), qui naît par essence portée sur ce qu'elle n'est pas, dans l'herbe ou au pied des arbres, et qui, n'étant rien d'autre que le dehors d'elle-même, n'est qu'un grand vent, qui ex-siste. Et se débarrasse enfin de ce mythe lancinant et empoisonnant de contes de grand'mère, d'Histoires de Racines et d'Identités nationales à la con.


Nous n'étions pas loin de le croire, peut-être pas de l'assumer, ce jeu fini, donc interminable, à somme nulle, qui définissait notre condamnation autant que notre liberté.

Mais voilà que par un effort colossal pour contourner tout cela, en un magnifique tour de passe-passe, Heidegger nous congédie et nous adresse une lettre sévère de licenciement: sur l'humanisme.

Nous étions prisonniers, tels les esclaves, les fers aux pieds, dans la caverne, prenant l'ombre pour la réalité, de la "métaphysique de la subjectivité". Et nous pouvions, nous devions, sauf à tourner nihilistes, en sortir, parvenir, par un extraordinaire retour de la théologie chassée par la porte et revenue par la fenêtre, à nous considérer comme une "parole" bergère, veillant sur ce qui nous dépasse et dans quoi nous nous "originions". C'était parce que l'être parlait en nous et à travers nous que nous nommions l'être et posions la question de l'être. Comme dans les films de Terrence Malick.

Étions-nous stupides? Nous pensions benoîtement qu'au contraire, nous le nommions et posions sa question, et que cette question sans réponse se circonscrivait dans les limites intrinsèques de notre finitude, de notre réceptivité première. Nous nous faisions chanter nous-mêmes, et en dehors de cette position du problème, il n'y avait de problème pour personne. Ainsi en serait-il avant nous, pendant nous, et après nous, névrosés de la parole, trou d'être arbitraire dont l'être et la vie se foutent bien. Tout ceci n'empêchant pas, bien au contraire, un principe de responsabilité envers la nature et tous nos frères vivants moins névrosés que nous nommons, malaisément, "animaux". Et tout ça ne supposait en rien, bien sûr, qu'il y avait, quelque part, en un site originaire, un lieu magique, antique, l'être en la non-personne de lui-même, de toute origine, qui s'adressait à nous, par la voix sacrée des Poètes, les premiers d'entre les premiers, qui le dévoilèrent avant qu'il ne fut obscurci, occulté, masqué, refoulé, par cette fichue métaphysique de la subjectivité.

Aussi devions-nous nous fader de nouveau toutes ces fadaises, tout ce falbalas de voile-dévoilant-dévoilé, et nous mettre à susurrer, la bouche en cul de poule, d'ineptes poésies absconses à la René Char, célébrant le chant du coq derrière la meule ou le tintement de la cloche au toit de l'église du petit village de mes deux couilles, afin de redevenir bergers, tout méditants et tout recueillis. Parvenant, non sans sacrifice, à un super point de vue holistique irradiant et pénétrant, à surmonter, enfin, liquider, cette triste métaphysique de la subjectivité qui nous bornait comme des cons. Mais vint bien plus tard Claude Vorhilon, le barde celtique, l'elohim. Wilhelm Reich en rata sa mayo à l'orgone, Michel Onfray fit une crise d'urticaire et écrivit un livre sur Freud, le grand coupable.

Entretemps, il nous fallait revenir à une église sans église, et psalmodier d'assommantes odes aux tournesols et pissenlits des campagnes profondes et authentiques, loin de la pollution et des fils électriques défigurant le paysage, dont les ondes électro-magnétiques brouillaient la voix de l'être qui peinait à se faire entendre en nous.


Comme si ce n'était pas suffisant, cette rhétorique de l'authenticité, un nouveau prêtre anti-heideggerien, croyait-il, de la Nouvelle Musique et du retour du Sacré dans l'Art, nous intimait l'ordre de ne pas nous disséminer dans l'hédonisme aliénant des ritournelles décérébrées et autres foxtrots imbéciles et décadents, derrière lesquels se profilent les abattoirs de Chicago et les chambres à gaz d'Auschwitz. Et de revenir à une eau de source pure, non polluée, égale en timbre, hauteur, durée, intensité. Schöenberg, pourtant produit historique de Nibelungeries sans humour (et on peut comprendre qu'il n'ait pas trop envie de rire), était le prophète - mais demandait-il tant de zèle? - de cette nouvelle ère, frugale, exigeante, proscrivant l'amusement et les xylophones tintinabulants, indexés comme autant de cachets de valium pour nous assommer et faire de nous des moutons consommateurs tondus et retondus par les sirènes de la barbarie moderne nihiliste.
Ah ça non, fallait pas s'aviser de rigoler. Partout le désastre et la décadence nous guettant, rendez-vous sur les ruines du temple à 7h pétantes, et programme hymnique pour tout le monde: Hölderlin. Comme zakouski: du pur lait de vache tracté au pis de Léthé. Animations scéniques: J.M. Straub.



Puis vint Boulez, qui était toujours-déjà venu, en fait, l'ingénieur des ponts et chaussées défroqué, le constipé de l'oreille absolue, le garde-chiourme de l'anti-conformisme officialisé. D'une uni-dimensionnalité à faire fuir Marcuse dans les rocheuses, toujours plus à l'ouest.

Nous administrant les innombrables déclinaisons de "Cummings ist der Dichter". Désormais, tout musicien sérieux intitulera sa nouvelle composition en mentionnant soit "voile", soit "tombeau", soit "Orphée", soit "nuptial", au kilomètre et à la pression. Sinon, exit les subventions ministérielles, et y sera pas joué au centre pompi-dou-hou, na. Et y pourra se brosser, passke j'ai le bras long. Faites dès à présent votre valise: vous partez enseigner le contrepoint à Trifouilli-les-Oies. Je ferai de votre vie un enfer, naldiiinac! 
Et ceusse qui renâclent à goûter ce nectar frugal digne des esprits essentiels, Pierrot les traitera tour à tour de "gros cochons qui puent", "innommables veaux", "ordures fétides", "pourceaux clabaudant dans leur bauge", "collabos", "avortons cadavériques", "nains atrophiés", etc.

Qualifications authentiques, descriptions scientifiques (- pas surréalistes, le surréalisme, Pierrot n'aime pas tellement, même s'il dirige fort bien Pulcinella tout en conspuant par ailleurs les "collages" néo-classiques: c'est en pleine période décadente des ballets russes et on met une moustache à la Joconde, divertissement de "bourgeois fétides" et autres "aristocrates dégénérés"), à l'endroit de plein de compositeurs conformistes de son temps, et consultables dans la littérature musicologique raffinée de Boulez, qui a parfait sa conceptualité au contact dévot des délikatessen inondant les analyses adorniennes du néo-classicisme contre-révolutionnaire, mais plus inventif dans la surenchère. 
Il est vrai qu'il prenait moins de risques qu'Adorno: rarement dans l'histoire des institutions de l'Art, même en Valachie, un musicien cumula autant de pouvoirs et d'honneurs, bien qu'il se vécut sans cesse bafoué et méprisé par ses contemporains ingrats et bouchés à l'émeri.

C'est que la série intégrale, ça joue sur l'humeur bilieuse et la rate, et faut bien s'oxygéner le tympan, sinon gare aux vents-coulis dans l'intestin grêle. Maintenant, Pierrot est vieux, et fatigué: vous ne m'avez pas aimé, moi qui vous ai tant aimé. Donc Pierrot tente un grand écart: se faire copain avec des potes à Busoni. Busoni qui fut traité, à peu de choses près, d"asticot pourri" par son maître.


Il faut donc relire les essais de Boulez ("relevés d'apprenti", notamment): cette violence extrême qu'il réserve à presque tout qui marque une réticence à l'emploi systématisé de la série à la hauteur, au timbre, à l'intensité. Boulez, qui n'a jamais été un homme de gauche ni un "progressiste", malgré les apparences, peut-être à ses tout débuts quand il partageait la chambre de Stockhausen et Berio à Darmstadt. Et les œuvres de Stockhausen et Berio, c'est infiniment plus passionnant que l'œuvre de Boulez. Sans oublier Bruno Maderna.
Non, je suis trop méchant, trop roquet boulézien dans la charge au mollets. Bridant l'hédonisme, Pierrot est un sensualiste par rétention, comme tout puritain authentique sanctifiant l'érotisme: dans Rituel, ou son work in progress Repons, n'injectait-il pas une sensualité de timbres et une variété de rythmes (si si) qui le ramenaient d'une certaine façon aux sources du debussysme et de Messiaen?

Il faudrait relire également les analyses, dans les années 60, de Steve Reich, sur "la musique comme processus graduel", pour comprendre que l'opposition à Cage, notamment, et au sérialisme pur, par ailleurs, était aussi affaire de théorie musicale. Préconisant d'envisager le processus musical comme l'exposition "objective" de sa temporalisation, qui est une différenciation progressive, Reich indiquait bien sûr par là qu'un tel processus n'était ni aléatoire ni spontané, mais à la fois strictement déterminé par le compositeur et excédant sa subjectivité. Par là s'exprimait non seulement l'opposition à John Cage, mais encore l'impossibilité de confondre sa critique du sérialisme avec les réquisits "naturalistes" d'un Lévy-Strauss. Il ne s'agissait pas de "retrouver" des "lois naturelles" de l'écoute, mais de produire une participation active et méta-musicale de l'écoute au processus compositionnel de l'œuvre se déroulant. 
Ce type de musique était tout sauf "minimaliste": les motifs mélodiques et rythmiques proliférant au contraire comme autant de sous-produits pyscho-acoustiques strictement déterminés par le processus mais impossibles à épuiser dans l'expérience d'une écoute unique, suscitant une attention toujours plus grande et des écoutes constamment renouvelées. De telles œuvres sollicitant l'écoute la plus attentive, et non pas flottante, on reste songeur de lire sous la plume d'un Célestin Deliège, gardien du temple de la "nouvelle musique" selon Adorno, l'accusation absurde de "musique de transe" suscitant un amoindrissement des facultés de concentration auditive et une "déréalisation" néfaste du matériau sonore.
A l'inverse, le reproche fondamental de Reich était que dans les deux types de techniques compositionnelles, aléatoire et sérielle, le processus de la composition n'était pas perceptible à l'audition.
Graphes, architectures, combinaisons, notations, conçus sur un espace-plan mallarméen, courant après le hasard et son chiffre, mais en tant que phénomène musical (si tant est que la musique est une expérience du temps, et une durée qui s'écoute), ces structures ne pouvaient pas s'entendre ni se déterminer: l'auditeur, égaré, recrée alors "spontanément" de la temporalité, des "séquences", par surcompensation subjective devant la sensation d'écouter des grappes de sons atomisées, isolées les unes des autres sans logique interne, certes "évocatrices", de "quelque chose" d'ineffablement "poétique", peut-être, qui saura. Hasard heureux, dentelle abolie. Le son d'un cor au fond d'un bois. Le chien aboie, la caravane passe, la constellation constelle. Stimmung de l'être planant, comme l'annonce d'un orage invisible, autour du tintement de la cloche de l'église abandonnée, non loin du coq immobile à côté de la meule au village de mes deux c. La magie de l'instant authentiquement pur, non reproductible.
Résultat: l'auditeur pouvait se rapporter indifféremment, selon son humeur indéterminée, à une composition intégralement sérielle de Boulez et à une composition stochastique de Xénakis, en les confondant allègrement l'une avec l'autre: deux instants séparés et pourtant semblables en leur mystère profond et évanescent, aussitôt entendus aussitôt oubliés, et s'évanouissant dans un silence murmurant très évocateur. Un comble, car Xenakis était un farouche adversaire de Boulez, et Boulez un féroce contempteur de Xénakis. S'accusant l'un l'autre de ne strictement rien comprendre au phénomène musical.

Oui, c'est méchant, injuste, outré, tout ça, je sais bien. Et certainement à côté de la montre en or. Et si ça se trouve, je confonds peut-être René Char avec Maurice Carême. Pas trop grave, allez. Il a pris pour toute la smala, le pauvre. Mais que voulez-vous, je "repons", écholalique et ivre de ce vin jamais bu qui n'existe pas, pour quelques injustices, excommunications, ces compositeurs d'aujourd'hui, qui refusaient de mourir, comme tout le monde. Renvoyés sans billet de retour aux Déserts, au domaine du dieu Tapio. Jean, foutant au feu sa huitième en l'arrosant de vinasse. Oh pas à cause de Schöenberg - qu'il admirait - ni à cause d'Adorno, bien sûr: parce qu'il avait "tout dit", en somme. Mais quand même! Soyons de mauvaise foi jusqu'au bout. Saignés à blanc, décapités comme de vulgaires poulets sur la place du village de mes deux c. Parce que Pierrot la voulait toute pour lui tout seul, infini turbulent, se ruant sur la tétine, bourrinant à coups de marteaux en plastique ses petits camarades de jeux dans le parc à bibelots d'inanité sonore.

Bon. Sinon. Reich. Se concentrant sur les procédés les plus élémentaires de la tonalité: répétition et déphasage, il accomplissait dans ses meilleures œuvres ("music for 18 musicians") le dessein paradoxal caressé par nombre de musiques reposant sur  l'indétermination des mesures, timbres et durées: une œuvre à la fois totalement écrite et totalement ouverte. En cela, il a sa place dans l'Histoire de la "musique nouvelle", quoi qu'en pensent les grincheux proposant de merveilleux Instants musicaux à des "aveugles, gardés par des sourds, attendant un signe", comme disait Michaux.



Rappelons aussi qu'après son "clash" avec Zappa, qui n'apprécia pas sa direction d'orchestre sur le fameux "The perfect stranger. Boulez plays Zappa", Boulez n'eut de cesse de le dénigrer, et bien après sa mort, alors qu'il avait fait un si bel effort, en tant que compositeur sérieux, pour s'intéresser à un compositeur "pas sérieux" qui se révéla peu respectueux de l'étiquette qui sied à sa majesté.


Sur la "base de données" de l'IRCAM ("centre pompidou"), on peut continuer à consulter cette notice, inchangée depuis 1999 (Zappa est mort en 93, et alors qu'une mise est jour est annoncée depuis 2002), absolument charmante et très "sport", qui n'hésite pas à présenter Zappa comme une sorte de gros redneck sudiste décérébré, sur le mode d'une caricature dont zztop se serait amusé, mais aussi gérontophobe & homophobe (on se demande encore pourquoi. Confusion possible avec Jimmy Swaggart).

On y retrouve les ukases chers à la gépéou de Boulez: "un discours tenant plus de l'anarchique que d'une quelconque organisation formelle". Le même type de rhétorique dont usait déjà Adorno à propos de Sibelius, du jazz, de Stravinsky, etc.

Contestant "l'ordre établi" (entre guillemets), vraiment? Non, contestant le "chaos établi". "Style de vie anarchiste", vraiment? Rarement on connut vie plus disciplinée, et travailleur aussi acharné. Pour ce qui est de "l'analyse musicale", passons, puisque l'auteur de cette notule infâme n'entend ni la guitare ni l'orchestre, mais  se déclare surpris, voire ébahi, d'un semblant imité de "conceptual continuity" par la mention incongrue de Varèse comme source d'influence d'un tel wazoo-wazoo. Et Conlon Nancarrow, il sent le pâté? 
Quant aux "scatologie, sexe et violence", on cherche encore en quoi ils constitueraient le "contenu" du discours zappien, puisque, bien loin de sacraliser la mythologie du "sex, drugs and rock'n'roll", Zappa en proposait, en commentateur social caustique et intransigeant, le décodage critique, pointant d'un doigt minima-moralialiste les formes régressives de la culture et de la politique américaines.





























Ah, ça valait bien la peine d'échapper, enfin, à la rhétorique de l'authenticité. Sous la menace d'être des nihilistes, des décadents, des irresponsables infantiles s'étourdissant sur des airs de Jerk, des massifiés, des panurgistes élevés en batteries industrielles. 






(Fasciiiiiiste!)





Etudes pour piano mécanique (Nancarrow)











One more time.
Ma favorite, par la fanfare de Koenigsberg, non, Krohnengen (Norvège) 
 
 




Et finaly, un vieux classique pour la Saint Sylvestre:
"Dog Breath/Uncle Meat" (Modern ensemble, Francfort 1992)