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mercredi 20 juillet 2022

[EDIT] Autour d'Alexandre Kojève. Désir anthropogène et Monde humain

  

[ Je replace ici une de mes premières archives publiées sur ce blog (qui est un blog d'archives, essentiellement, rappelons-le). Car j'ai reçu plusieurs feedbacks sur la difficulté de consulter l'ancien EDIT. Au lieu d'un seul bloc lisible de haut en bas sans interruption (comme il est proposé ici), le texte était segmenté en différentes pages et il n'était pas clair du tout qu'il fallait cliquer sur "page suivante" pour poursuivre sa lecture, et "page précédente" pour revenir en arrière. Bref une mise en page peu ergonomique qui en a découragé plusieurs. Problème réglé.

Je tiens à ce (vieux) texte car il constitue encore à mes yeux la meilleure (au sens de la plus claire, la plus compréhensible) introduction à la pensée de Kojève que j'ai pu produire sous la forme d'un texte de conf repris et réélaboré. 

J'inciterais même, s'il m'est permis de donner ce conseil de lecture à toute personne qui souhaiterait avoir une idée un peu unifiée ou articulée de Kojève (du moins lu et interprété par mes soins, en toute modestie car au fond que suis-je encore en ce bas monde, sinon un cadavre différé - rions un peu, les zamis, un peu de légèreté et de fraicheur, voyons - et certainement pas exquis pour un sou, potentiellement s'entend), à commencer par ce texte, et puis éventuellement enchainer sur l'autre (De la Mort et du Livre). Dans ce dernier - qui est plus technique et difficile d'accès, et suppose pas mal de "pré-requis", j'en conviens -, je reprends et déplace des éléments fondamentaux énoncés dans le premier. Donc, ça se chevauche, s'interpénètre, mais c'est pas grave. C'est comme ça que le concept se travaille: dans le piétinement et le rabâchage. Un pied en avant, deux pieds en arrière, trois pieds en avant, deux pieds en arrière, et ainsi de suite, cahin-caha.

Idéalement, le bouquin, c'est mieux: j'y ai tout dit, tout mis. Mais bon, je ne vais pas bien sûr inciter trois pelés et quatre tondues qui me suivent encore avec patience et abnégation à aller dilapider leur rsa aux puces, organiques ou électroniques. J'ignore en vérité le destin de ce livre, et je ne touche - autant le préciser - aucun droit d'auteur dessus. J'ai juste un certain réconfort à penser qu'en ces temps numériques, il est susceptible d'échapper à cette pratique cruelle voire crucifiante que l'on nommait ou nomme encore la "mise au pilon" (quelle horreur...).

 (Ah, on me dit qu'en dépit de mon enthousiasme un poil exalté, ce texte est quand-même trop difficile, technique et universitaire et qu'il est bourré de pré-requis. Philosophie bourgeoise pour des bourgeois. Mépris de classe. Élitisme. Classisme. Validisme post-colonial. Transphobie potentielle. On y sent que si l'auteur était une femme il serait une terf. Une vieille terf. Une vieille terf moche. Une vieille terf moche, blanche et masculiniste, excluant.e et spéciste. Exclut diverses espèces de son lectorat potentiel. Fait compliqué quand on pourrait faire simple. Ne pense pas tout.e seul.e par soi-même. Influencé.e par des philosophes. Nazi-compatible. Matrixé.e. Trop référentiel.le, trop de name dropping. Floode et spamme. C'est vrai, je plaide coupable. Je m'engage à proposer, avant de caner, une réexplication de tout ça en me servant de persos de Dragonball Z et de paroles de chansons de P.N.L. Comme DanyCaligula. Oui, Dany, de Dany et Raz, bande de boomers. L'avenir de la gauche entrepreneuriale et de la pensée sur twitch. Une take osée qui tente des moves. De ouf, frérot. Bon sans rire c'est vrai, y a encore trop de pré-requis supposés sus. Je m'en vais te simplifier tout ça, again. La prochaine étape c'est sur YT. Une collab avec Vincent Cespedes. ça c'est du teasing.)

Allez z'est bardiiiiii ]

 

Autour d'Alexandre Kojève. Désir anthropogène et Monde humain

(Source : communication prononcée le mercredi 23 février 2005 dans le cadre du séminaire de conférences "les limites de la méthode phénoménologique", organisé par le groupe de recherche « Phénoménologies » de l’ULG)

 

1. Choix de méthode

 

On se propose d’envisager ici des questions d’anthropologie philosophique, inscrites dans l’héritage contemporain du kantisme et de l’hégélianisme. Héritage qui, nous allons le voir ici, rencontre davantage les préoccupations du « premier Heidegger », celui de Sein und Zeit, à savoir une analytique transcendantale du Dasein, nouée autour de l’exploration des liens entre temporalité, finitude, négativité.

Est-ce à dire que nous allons nous embarquer ici dans la bonne vieille « métaphysique », égarés sur des pistes qui ne peuvent être solidement tenues par les exigences et délimitations de la phénoménologie husserlienne ? Je ne le pense pas. L’éclairage qui suit s’inscrit pleinement, selon moi, dans l’héritage de cette phénoménologie. Tout d’abord par la manière d’aborder les problèmes, fussent-ils aux confins de ladite phénoménologie, c’est-à-dire élisant un domaine d’objets qu’elle n’est pas censée prendre d’emblée en charge. Cette « manière », à laquelle j’ai été formé, je la tiens pour une garantie, que j’espère assumer de bout en bout, de ne pas aborder l’anthropologie philosophique comme un ensemble de « contenus » tout faits, déjà constitués, par le sens commun, ne butant jamais sur la question de leur genèse, des conditions de leur apparition, conditions qu’il faut décrire, exhiber, rendre visible, derrière l’armature des concepts. Et quand bien même nous ne pouvons refluer vers ces dernières, leur « donation première », nous avons à poser ce problème de l’origine, quitte à « conclure » que l’accès nous en est raturé, qu’il ne nous est délivré  qu’après-coup, dans la médiation du signe.

Ensuite, ne se pose pas plus pour moi le besoin de me rattacher à l’orthodoxie de l’une ou l’autre école psychanalytique que celui de me montrer fidèle à la lettre husserlienne. Pour ce qui est de la phénoménologie, au risque d’encourir le reproche de son « instrumentalisation », ce que j’en retiens essentiellement pour ma démarche, travaillant sur la pensée d’Alexandre Kojève, c’est :

1) La réduction éidétique – description des essences, en tant que recherche d’un invariant, lequel se tiendrait derrière la diversité des réifications psychologiques ou essentialistes concernant le domaine d’objet étudié ;

2) la « variation imaginaire », ou un certain ancrage dans la perception. Donner à voir, à sentir, redécouvrir l’affect – ou du moins un complexe de significations anté-prédicatives - comme source à privilégier dans l’appréhension et la compréhension du « réel ». Réactiver, ou invoquer, par les concepts, l’expérience d’un être-au-monde , qu’il soit – je le précise car ce problème s’avère capital pour mon propos -, entrelacé à ce monde (dans la tradition merleau-pontienne), ou qu’il soit décrit comme arrachement à ce monde (comme chez Sartre), avec toute la difficulté de présenter et d’assumer le paradoxe d’une inscription dans le monde qui se découvre, comme telle, sur le mode de l’arrachement. C’est donc essentiellement à ce type de question délicate que mon propos sera consacré.

Nécessité pour moi, donc, de revenir à la description de cet être-donné-dans-le-monde qu’est l’homme, comme la condition à partir de laquelle on pourra comprendre, soit l’homogénéité, soit l’écart. Et ce n’est pas là uniquement affaire de langage, de sémantique formelle (qui nous mènerait à un idéalisme du « concept pur »), pas plus qu’une affaire uniquement de « choses » - « revenir aux choses mêmes » (qui nous mènerait à une mystique d’un Réel pur - la « Vie » -, débarrassé, dans sa présence inchoative, du Logos).

Le Concept philosophique, suivant précisément Kojève là-dessus, serait entre les mots et les choses : en tant qu’il se penche sur la condition même du discours, en tant qu’il cherche  expliciter « ce que parler veut dire », il ne peut pas ne pas parler de l’objet non discursif – qui n’est pas lui – sur lequel porte tout discours en tant que discours. Autrement dit, le discours philosophique serait un discours qui parle à la fois de l’essence des choses et du sens des discours qui en parlent; et il ne peut le faire qu’en recourant à un tiers, qui n’est ni essence seulement (du côté de la chose sans langage, identique à soi, innommable), ni sens seulement (du côté du seul langage, débarrassé de toute extériorité). Ce tiers, c’est le Concept, qui se distingue des mots seuls et des choses seules, parce qu’il s’en distingue et les différencie, essentiellement pour réaliser leur adéquation – ou « synthèse » - dans un Monde. Un « monde où on parle », « où on vit en en parlant », ou encore « un Monde où on parle à la fois du fait qu’on y vit, qu’on y parle, et du fait d’y vivre en en parlant ». Voilà ce que serait pour Kojève l’univers du discours.

2. Kojève et Hegel

Passé ce préambule, qui nous place déjà, mine de rien, au cœur du problème débattu ici, je voudrais revenir sur cette question centrale de l’anthropologie phénoménologique kojévienne, qui est l’émergence de l’humain comme être parlant et désirant, à partir de la sphère bio-naturelle qu’il révèle comme telle en s’y arrachant. Et montrer, sur ce point précis, qu’une approche phénoménologique et une approche psychanalytique (au sens de la métapsychologie léguée par Freud, je ne parle bien sûr pas de la "clinique" - désastreuse) peuvent se recouper en partie, se recouvrir, et que la rencontre de ces deux approches peut nous dire quelque chose d’intéressant sur la notion de « Monde humain », au sens défini par Kant : « totalité inconditionnée des phénomènes », cad des objets accessibles à une connaissance finie, réceptrice. Ou, comme le retraduit Heidegger : Monde comme Relation – jeu – que l’homme, alias le Dasein, entretient avec la totalité de l’étant.

J’aborderai, pour ce faire, en lui accordant le développement le plus long, la théorie du désir anthropogène (générateur d’humanité) d’Alexandre Kojève, et en secondarisant délibérément, pour la clarté didactique, la théorie du Discours, ou de l’acte discursif avec laquelle elle forme un tout unifié et logique.

Cette théorie du Désir, qui sous-tend, nous allons le voir, la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave », Kojève l’insère, telle une sorte de « greffon » indésiré, dans sa relecture de la section A du chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit consacrée à la « conscience de soi » (cette traduction engageant déjà l’idée d’un dédoublement pluriel des consciences, que ne souhaite bien évidemment pas ou plus rendre la traduction plus récente d’Auto-conscience, à la fois plus moniste et plus spiritualiste). Ce texte capital de Kojève, placé « en guise d’introduction » à son ILH, et paru initialement en 1933 dans la revue Mesures (où Sartre le découvrit), se caractérise par une prolifération de crochets, d’italiques, qui forcent en quelque sorte le texte hégélien à parler une « double » langue, une langue qui n’est pas la sienne, où qui se fait entendre derrière la sienne. La langue de l’Homme, non celle de l’Esprit absolu s’auto-déployant. Une langue qui consiste donc à anthropologiser de façon avouée et assumée l’odyssée du Concept, en le contraignant à une « para-phrase » réintroduisant du Temps, là où le Temps n’était peut-être là que comme le moyen transitoire par lequel passe l’Esprit, pour s’apparaître à lui-même in fine pur, éternel, non fini, dégagé de la re-présentativité temporelle.

Sur cette question (ce que Derrida nomme la « clôture de la représentation »), je ne m’étendrai malheureusement pas plus avant dans ce contexte. Mais j’insisterai sur ce fait : c’est dans cet apport original, dont on a tant stigmatisé la « trahison » par rapport à la pensée hégélienne, que Kojève s’écarte délibérément du Monisme hégélien de l’Esprit, qu’il considère – selon moi à juste titre – comme la survivance ou le reliquat, dans la pensée de Hegel, d’une théologie vitaliste d’inspiration païenne, dont est grevée sa « philosophie de la Nature » : le Logos, l’esprit, seraient encore et toujours, au fond, la Nature qui se pense elle-même. L’Esprit serait la Nature elle-même s’auto-différenciant. Il n’y a donc pas à tellement s’étonner de l’infléchissement « finitiste » que Kojève, dans un geste finalement fort kantien, fait subir à la Phénoménologie de l’Esprit autant qu’au Système spéculatif global de Hegel. Dès lors en effet que la PhG n’est plus considérée comme le développement interne d’une auto-conscience substantielle et moniste, l’affirmation de la pluralité des consciences s’engendrant mutuellement dans l’aliénation, par processus de reconnaissance asymétrique, en s’arrachant au Bios naturel, est une conséquence tout à fait logique, et implacable.

Pour le dire autrement, si, pour Hegel, la Nature désigne l’Esprit tel qu’il s’apparaît à lui-même avant de se réfléchir, cette « Nature » devient ici, ipso facto, par la scission indéductible (cad compréhensible « après-coup ») entre un temps originairement fini, humain, un « Pour soi », et l’Esprit absolu non-fini, immédiat et irréfléchi, un « En soi », un pôle d’indifférenciation primordiale, ne se pensant pas lui-même. L’antériorité, l’autonomie de ce pôle n’appartient plus, par définition, à l’auto-engendrement du Concept pur.

Ce que Kojève résume dans cette formule : « de toute façon, il y a une différence essentielle entre la Nature, qui est révélée par le Discours de l’Homme, cad une réalité autre que celle qu’elle est elle-même, et l’Homme, qui révèle par son discours la réalité (non-naturelle) qu’il est, ainsi que celle, naturelle, qu’il n’est pas » (ILH, p.487).

Un autre passage indique explicitement la compréhension inéluctablement, inévitablement « dualiste » (au sens d’une « inadéquation » originaire), que l’on doit se donner, selon Kojève, de tout processus conceptuel (entendre dès lors : anthropo-logique) de « différenciation » :

« […] Toute vérité au sens propre du terme est une erreur corrigée. Car la vérité est plus qu’une réalité : c’est une réalité révélée ; c’est la réalité plus la révélation de la réalité par le discours. Il y a donc au sein de la vérité une différence entre le réel et le discours qui révèle. Mais une différence s’actualise sous forme d’une opposition, et un discours opposé au réel est précisément une erreur. Or une différence qui ne serait jamais actualisée ne serait pas réellement une différence. Il n’y a donc réellement une vérité que là où il y a eu une erreur. Mais l’erreur n’existe réellement que sous forme du discours humain. Si donc l’homme est seul à pouvoir se tromper réellement et vivre dans l’erreur, il est aussi seul à pouvoir incarner la vérité. Si l’Etre dans sa totalité n’est pas seulement Etre pur et simple, mais Vérité, Concept, Idée ou Esprit, c’est uniquement parce qu’il implique dans son existence réelle une réalité humaine ou parlante, capable de se tromper et de corriger ses erreurs. Sans l’homme, l’Etre serait muet : il serait (Dasein), mais il ne serait pas vrai (das Wahre). » (ILH, p.363-364).

C’est pourquoi, si on parle de négation de la nature, comme le rappelle Kojève dans sa lettre à Tran Duc Thao de 1948, il faut bien entendre les deux parties de la proposition : en tant qu’il est négation de la Nature, l’Homme n’est pas le Logos païen, qui est la Nature elle-même divinisée, et en tant qu’il est négation de la Nature, il se différencie aussi du dieu chrétien, lequel est antérieur à la Nature, qu’il crée par un acte positif de sa volonté. C’est là tout l’enjeu du « dualisme » dialectique ou « temporel » de Kojève, conçu comme « trou dans l’être », « néant qui néantit dans l’être grâce à l’être qu’il nie », postériorité du néant sur l’être, dont l’onto-phénoménologie de Sartre constitue la reprise ou la relance la plus éclatante.        

Le souci de Kojève est bien de contester ce qui, chez Hegel, peut autoriser le « matérialisme dialectique » défendu par la version engelsienne du marxisme, posant que la catégorie de la « qualité » n’est rien d’autre qu’une modification de la « quantité ». En posant un isomorphisme de structure entre les Lois de la Nature et l’historicité humaine, on rend ipso facto impossible ou contradictoire le principe même, non seulement d’une Histoire humaine, mais aussi celui d’une révolution historique quelle qu’elle soit.

Si la Nature change au même titre et dans la même mesure que l’Homme, alors on ne peut qu’invoquer un fatum vitaliste ou naturaliste selon lequel tout ce qui arrive dans l’histoire humaine est déjà pré-compris par la Nature. Or, si c’est bien le cas, l’effort pour dégager une spécificité des sciences humaines pouvant « résister » à des « Lois » posées comme un réel objectif, une « quasi-nature », tels le « capitalisme », la « loi du marché » - s’accommodant ou accommodant l’hyper-libéralisme sauvage et sans merci du « laisser aller, laisser faire  (la « nature ») » - serait nul et non avenu. C’est d’ailleurs là un trait commun qui se décline, selon nous, de la sociobiologie d’un Wilson au néodarwinisme génétique d’un Dawkins, en passant par « l’homme neuronal » d’un Changeux, et, généralement, dans toute approche « holistique » qui, accessoirement, déduit le temps historique d’un temps cosmologique.

Ce n’est pas seulement politiquement, mais encore, fondamentalement, épistémologiquement, que la prise en compte d’un dualisme dialectique ou temporel de la coupure anthropologique garantit, pour Kojève, la constitution conjointe (par le discours, la conceptualité), des sciences humaines d’un côté, d’une sciencia naturalis de l’autre :

« Si la Nature changeait au même titre que l’Homme, le Discours serait incommunicable à travers le temps. […] Si nous pouvons comprendre une langue quelconque qui n’est pas la nôtre, c’est uniquement parce qu’elle comporte des mots qui se rapportent à des réalités qui sont partout et toujours identiques à elles-mêmes : si nous pouvons savoir que " hund " et " Canis " signifient " chien ", c’est parce qu’il y a le chien réel qui est le même en Allemagne et en France, à Rome au temps de César ou dans le Paris contemporain. Or ces réalités identiques sont précisément des réalités naturelles. » (ILH, p.487)

« […] Si l’on admet que l’ontologie identique traditionnelle s’applique effectivement à la nature, une vérité relative à cette dernière, et donc une science de la nature sont en principe possibles à n’importe quel moment du temps. Et puisque l’homme n’est autre chose qu’une négation active de la nature, il y a aussi une science possible de l’homme. » (ILH, p.486)

« [...] Si la Nature est Espace seulement et non pas Temps, il faudrait en conclure qu’il n’y a pas de compréhension conceptuelle de la Nature. On ne comprendrait au sens fort que là où il y a du Temps; c’est-à-dire qu’on ne comprendrait vraiment que l’Histoire. En tout cas, ce n’est que l’Histoire qu’on peut et doit comprendre dialectiquement […] Il faudrait le dire, [ajoute Kojève], mais Hegel ne le dit pas. Et c’est là [...] son erreur de base. » (ILH, p. 377)

 

3. Structure du Désir anthropogène


Mais venons en à cette théorie du Désir anthropogène, que Kojève présente précisément comme une « projection (ou transposition) phénoménologique de l’analyse métaphysique du temps » (qui lui est inspirée, paradoxalement ou par provocation par la Real-Philosophie de la période de Iena).

De quoi y s’agit-il ? De revenir à la description de la façon dont l’humain se constitue comme temps, de la manière dont le temps, phénoménologiquement, se temporalise. On reconnaîtra, de façon à peine déguisée, une reprise forte, anthropologisée, de toute l’analyse heideggerienne du Dasein. Notons, concernant le rapport « traître » que Kojève noue avec la pensée heideggerienne, et sans entrer ici dans le détail de ce débat pourtant capital, qu’en anthropologisant la question générale de l’Etre, que Heidegger entendait ne pas réduire à la problématique phénoménologique du Dasein, Kojève opère consciemment un déplacement similaire, dans ses résultats, à celui qui consistait à anthropologiser le Geist hégélien, révélant par la bande les accointances indésirées ou déniées entre le Sein heideggerien et l’Esprit hégélien, une survivance moniste et vitaliste, une onto-théo-logie masquée.

Ce qui est en jeu, ici, c’est la dissociation temporelle entre le besoin (la Begierde du Tierreich) et le désir, au départ confondus dans le même registre, que Kojève nomme « chosiste », cad homogène aux choses, au donné. Le désir anthropogène est donc un besoin d’un autre ordre, fruit d’un arrachement qu’il convient d’examiner, avec un besoin plus générique, naturel ou chosiste.

Kojève part donc d’une première définition du phénomène de Désir, qui s’applique aussi bien au désir qu’au besoin : le désir est une in-quiétude qui pousse à l’action qui va la résorber. Et cette action consiste dans la destruction, ou tout au moins dans  la modification/assimilation d’un donné externe. Une seconde définition, capitale pour la suite, y est adjointe : le contenu du moi du désir est fonction (ou résulte) du contenu de l’objet désiré. Commençons par la première. Nous noterons que cette formule préfigure une autre formule, celle de Lacan, selon laquelle le désir est, dans sa constitution même, manque. Le simple privilège accordé à la notion de « manque » ne permettant pas de spécifier la différence entre « besoin » et « désir » (tous deux sont, en effet, dans leur constitution, « manque »), toute la question sera alors : comment s’arrangent-ils, ou ne s’arrangent-ils pas, de ce manque ? Comment, dans le désir qui naîtra du besoin, et dans la transformation de ce besoin, le manque peut devenir constitutif au point d’habiter le désir, ne jamais le combler, là où le besoin, lui, comble ou peut combler son manque par la consommation de l’objet de ce besoin. Aussi longtemps que mon désir porte sur un objet-chose, donné dans le monde, un donné que je peux consommer, intégrer, mon « moi » sera de nature chosiste. Il sera homogène, rivé à son monde, il ne s’en différenciera pas comme une conscience-de-soi, mais sentiment-de-soi inchoatif. On reste donc dans la catégorie du besoin pur, la fonction d’un tel désir étant de se combler par la consommation ou incorporation de l’objet désiré : j’ai faim, je comble le vide ou absence de nourriture en moi, je chasse, je mange. Par l’action qui satisfait ce désir, le contenu du moi du ce désir est la préservation, conservation de son organisme biologique (« persévérance dans l’être », dirait Spinoza). Mon Moi, c’est alors d’être un Vivant au milieu du Vivant, un « donné » du même ordre que les donnés qui sont l’objet de mon désir.

Par contre, dès lors que mon désir porte, non pas sur un objet donné, mais sur le désir lui-même, pris comme tel, « en tant que désir », intervient la dimension anthropogène de « néant », « vide » ou « manque » (Kojève n’emploie pas stricto sensu cette notion de manque) constitutifs. Pourquoi ? Parce que le Désir, dans sa structure de Désir, cad avant sa satisfaction, et compte tenu de la première définition (in-quiétude qui pousse à l’action qui…), est la révélation d’un « vide irréel », « présence de l’absence d’une réalité en moi ». Il est « autre chose qu’une chose », que la chose désirée. Ainsi, conformément à la seconde définition (le contenu du moi du désir…), si l’objet du désir est le désir lui-même en tant que désir, alors mon Moi se nourrit de désir, autant dire de rien, de l’absence de la chose désirée. Que sera ce Moi, sinon un « vide avide de contenu », jamais comblé, jamais rassasié ? Ce Moi, qui désire du désir, sera désir dans son être même, il désirera un autre désir, le désir d’un autre, un autre en tant que désir – car il doit forcément se médier pour se reconnaître comme désir, à travers un autre désir qu’il reconnaîtra comme tel.

Le désir anthropogène sera, autrement dit, et en des termes qui seront ceux de Lacan, d’adresser à un autre la demande irrésolue de lui assurer la jouissance/consommation d’un objet absent, désigné et signifié comme déjà perdu, puisque à la chose est substituée sa valeur désirée. La forme de ce  moi-désir sera, non pas espace (au sens d’une série homogène de « présents » nivelés), mais temps, un Temps qui s’engendre vers l’à-venir. Il n’est pas au présent, il est au futur, dans le perpétuel ajournement de sa satisfaction, qui se nourrit du « désir » de la valeur de la chose représentée par et pour un autre. Le Moi humain, conscience-de-soi révélée par l’aliénation au fondement du processus de reconnaissance, se constitue comme projet historique consistant à nier le présent-qui-est, et se nier comme nature donnée, au profit de ce qui n’est pas encore, et s’avère par une action (= travail, nous le verrons plus loin) consistant à transformer le réel donné en quelque chose qui n’était pas là avant. C’est ce que Kojève appelle une « négativité-négatrice » :

« Ce Temps est caractérisé par le primat de l’Avenir. Dans le Temps que considérait la philosophie pré-hégélienne, le mouvement allait du Passé vers l’Avenir en passant par le présent. Dans le temps dont parle Hegel, par contre, le mouvement s’engendre dans l’Avenir et va vers le Présent en passant par le Passé. […] Et c’est bien là la structure spécifique du temps proprement humain, c’est-à-dire historique. […] Considérons la projection phénoménologique (voire anthropologique) de cette analyse métaphysique du Temps. Le mouvement engendré par l’Avenir, - c’est le mouvement qui naît du Désir. S’entend : du désir spécifiquement humain, c’est-à-dire du désir qui porte sur une entité qui n’existe pas dans le Monde naturel réel et qui n’y a pas existé. C’est alors seulement qu’on peut dire que le mouvement est engendré par l’Avenir : car l’Avenir, c’est précisément ce qui n’est pas (encore) et ce qui n’a pas (déjà) été. Or, nous savons que le Désir ne peut porter sur une identité non-existante qu’à condition de porter sur un autre désir pris en tant que Désir. […] c’est la manière dont le Passé a été (négativement) formé en fonction de l’Avenir qui détermine la qualité du réel Présent. […] Le mouvement historique naît de l’Avenir et passe par le Passé pour se réaliser dans le Présent ou en tant que Présent temporel. » (ILH, p.367-368)

[…]

« Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi [humain]: " ne pas être ce qu'il est (en tant qu'être statique et donné, en tant qu'être naturel) et être (c'est-à-dire devenir) ce qu'il n'est pas ". Ce moi sera ainsi son propre œuvre : il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par la négation (dans le présent) de ce qu’il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu’il deviendra. » (ILH, p.12). [1][1]

Tout ceci n’est que le rouage sur lequel va s’enclencher la dialectique de la « reconnaissance », puisque le désir anthropogène est fondamentalement un désir de reconnaissance. Nous l’avons vu, je n’identifie mon désir comme négativité, manque d’être, qu’à travers le désir d’un autre que je pourrai reconnaître parce qu’il se manifeste selon les mêmes modalités. Je reconnais mon désir à travers celui qu’a l’autre d’être reconnu, je désire être reconnu par l’autre en tant que désir et non pas comme chose, je désire les objets qu’un autre désire, parce qu’il les désire, substituant à l’objet la valeur représentée par le désir (de l’autre) de cet objet. Le désir se déploie donc dans une structure dynamique, en miroir. On distingue sans peine dans ce schème l’exploitation qu’en fera Lacan, revisitant la théorie du « stade du miroir » comme étape cruciale de la constitution de la subjectivité ou « conscience de soi ». Le « petit d’homme » ne devient « sujet » qu’en s’appropriant son reflet dans le miroir. Il ne peut s’approprier la forme « je » que parce que ce reflet, ou image, a été désignée, reconnue par un autre. Le désir de reconnaissance, qui est au fondement de la structure « je » est ainsi transi par une aliénation primordiale. Ce que Lacan appelle « captation » ou « dépendance » imaginaire, à savoir le fait que la constitution du Moi dépende de l’identification à une image initialement perçue comme extérieure au sujet, ou du moins ce que dans une tradition inverse on nommerait l’auto-affection d’un tel sujet.

La "captation", ou dépendance imaginaire, c'est de ne pouvoir sortir du "point de vue d'autrui" appliqué à soi-même. La liberté serait le contrepoint de cette dépendance, à "construire", pour devenir un "sujet": être capable de jouer avec le "moi" comme effet de langage, et s'emparer activement de son reflet/image pour être à son tour vecteur d'identifications. Devenir un "sujet" libre consisterait, autrement dit, à pouvoir endiguer la dépendance imaginaire en renversant le schéma optique (je me perçois sous l'angle d'autrui, comme son reflet passif) en assumant le fait d'être soi-même, en tant que "moi", un miroir réflecteur, actif (autrui s'envisage à travers moi): dans un cas comme dans l'autre, il y a toujours de "l'autre" au fondement.

Si j'ai une image positive et "active/productrice" de moi-même, elle se diffuse autour de moi et donne aux autres le pouvoir d'identifier à travers le reflet que je suis pour eux leur propre puissance active. Si j'ai une image passive et dépendante de moi-même, les autres, là encore, se règlent sur ce reflet et réfléchissent pour eux même ma propre anxiété en me la renvoyant sur le mode du rejet (dont je suis donc l'instigateur sans que je le sache). L'homme est un dieu pour l'homme, nous sommes tous les uns pour les autres des miroirs, actifs ou passifs, réflecteurs ou réfléchissants selon notre degré de confiance ou de faiblesse, de haine ou d'amour. [2]

A ce stade de la description, et avant de condenser l’enjeu que sera, sur cette base, la dialectique maître-esclave, je ferai quand-même ici un « arrêt sur image », pour faire saisir la plasticité de cette approche du désir, notamment sur la question de l’Eros, de la sexualité humaine. Laissant de côté la manière dont un Bataille y inscrira la matière des ses développements sur l’érotisme, la dépense, le sacrifice, la part maudite.

Sur cette question du lien entre Désir, Temporalité, Manque, il est facile d’y rattacher la distinction, devenue classique en psychanalyse, entre la fonction biologique du désir sexuel et sa fonction érotique. Pour simplifier au maximum : dans le premier cas, je consomme l’objet et j’en jouis, dans le second, je me nourris du désir de l’autre. Voilà une explication somme toute éclairante d’une phrase énigmatique de Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Il entendait par là que le désir sexuel humain porte essentiellement sur un objet se dérobant toujours, le désir lui-même. Ma propre jouissance s’inscrit toujours sur la scène qui représente le désir. Et qui dit scène et représentation dit place privilégiée de la captation imaginaire, du schéma optique de la projection « scopique ».
Non que la jouissance ne soit pas une réalité physiologique, ce n’est nullement contesté : simplement, cette dernière est constamment redoublée, imaginairement, par les protagonistes de cette scène. Le rapport impliquant une projection des points de vue : moi voyant l’autre, moi me voyant vu par l’autre, l’autre se voyant vu par moi, l’un et l’autre se voyant vu par un œil externe qui est la valeur « désir » représentée par l’un et l’autre. Et tout ce jeu, spécifiquement humain, de présence-absence, du contact avec un corps qui en même temps se dérobe, donne à la scène érotique un « goût de cendre », fut-il voluptueux. On y est, et en même temps on y est pas, à cette scène : on y est en tant qu’organisme animal qui va vers l’accomplissement de son besoin, et on y est comme « du dehors », dans le retard du désir, de la représentation, de la dissociation entre besoin et désir. Ce que Freud exprimait en ces termes : « la pulsion est contingente quant à son but et quant à son objet ». Elle est dissociée de la fonction biologique –  qui est la procréation, la perpétuation du vivant -, et dissociée de l’objet en ce qu’elle se fixe sur un « objet » retravaillé par le désir : partiel, imaginaire, fétichisé. Un parfum, un tissu, la peau dirais-je en priorité, car nous reviendrons sur cette question d’un moi-peau (pour reprendre l’expression de D. Anzieu), d’un moi qui serait cette fine cloison (cf. Beckett) qui n’est ni l’intériorité psychique ni l’extériorité du donné, un moi qui est au milieu, pli indécidable et pathétique entre le dedans et le dehors.

 
Emmanuel Lévinas redécouvre ces intuitions, dans une tonalité se voulant certes anti-hégélienne, lorsqu’il évoque le pathétique de la caresse, qui recherche dans le contact de la peau non pas sa « tiédeur » ou son « velouté », et autres informations codées par la bio-chimie de l’organisme, mais la rencontre d’un corps qui n’est pas moi, que je ne peux posséder ni intégrer ni consommer comme l’objet d’un besoin. La volupté de la caresse tenant à la sensation que ce que je touche m’échappe comme « l’attente d’un avenir pur, sans contenu ».

 
Nous pourrions continuer à explorer la plasticité du schème anthropologique du désir selon Kojève. Qu’il nous suffise encore d’évoquer ici, ce qui de toute évidence le rattache, en amont, à la problématique kantienne de la distinction entre la sphère de l’agrément et celle du goût.
« Il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent », dit Kojève. Le jugement de goût (« ceci est beau ») est irréductible au jugement d’agrément (« ceci m’est agréable »), qui se maintient dans un intéressement égoïste centré sur la jouissance de la consommation immédiate. Impartageable, découlant d’une logique de pure « incorporation » de l’objet, le jugement d’agrément ne permet pas pour Kant de dégager la spécificité du jugement esthétique, lequel suppose un désintéressement résolu à l’égard de l’objet: en attribuant la beauté à tel objet, naturel ou façonné, je pose que cette beauté, m’arrachant à mon intéressement singulier à l’existence de la chose, est partageable en droit et universellement par autrui. L’objet n’est donc pas beau par lui-même, mais en tant qu’il est objet de médiation entre les individus. C’est pourquoi ce qui est impliqué dans l’attribution de la beauté à un objet, c’est peut-être la constitution d’une communauté humaine dont l’universalité possible se forme entre l’affect pur et le concept pur. En partageant le sentiment de la beauté (plaisir désintéressé, universel sans concept, finalité sans fin), nous nous reconnaissons dans notre humanité commune, qui consiste à se sortir de la détermination singulière et de la dépendance aux objets. La valeur de l’objet esthétique est précisément ce miroir que l’humanité tend à elle-même pour se saisir comme universalité en projet. 

 
Nous arrivons maintenant au point crucial de cette présentation, à l’arraché, de la description phénoménologique du désir anthropogène. C’est ici que, tout en mentionnant ce qu’il nous retenir essentiellement de la lutte des désirs pour la reconnaissance, j’aurai à cœur de jeter un pont avec la pensée de Nicolas Abraham, psychanalyste mais aussi formé à l’école de la phénoménologie, en compagnie de Jacques Derrida, dont il fut l’ami. L’enjeu fondamental sera pour moi de relier ce problème de la coupure - sans rien céder de la difficulté, à assumer, d’une prise en compte de la finitude ou après-coup originaires évoqués au début de mon exposé - à une interrogation rejoignant une dimension plus empirique de l’anthropologie : la paléo-anthropologie. Car il convient d’interroger aussi cette coupure en interrogeant l’asymétrie, la disjonction du passage de l’hominidé à l’hominien, sauf à commettre l’erreur – fatale à mon sens, et si souvent commise – de saisir cet arrachement de l’homme aux choses comme la réactivation d’un dualisme « spatial », qualifié, à tort ou à raison, de platonico-cartésien, entre un « corps-machine » et une « âme » désincarnée. Comprendre donc, c’est-à-dire là encore donner à voir, à toucher, selon l’exigence phénoménologique, que la coupure, ça passe aussi par le corps, ça traverse le corps, ça engage une réponse traumatique du corps à titre de symptôme.
 

4. Genèse du désir anthropogène : dialectique du maitre et de l'esclave.
 

Mais avant cela, déroulons, fut-ce au prix d’une simplification « didactique », la scène kojévienne – paradigmatique – de la constitution conjointe de « l’esclave » par le « maître » et du « maître » par « l’esclave ».

 
Si le monde du besoin est le « monde de la Vie », où l’animal lutte essentiellement pour la conservation et perpétuation de soi comme organisme biologique homogène à son monde, le monde suscité par le désir ne pourra se constituer, lui, s’engendrer, qu’en insérant dans la sphère circulaire de l’auto-reproduction du Vivant la violence anthropogène d’un risque arbitraire, gratuit, indéductible, d’exposition à la mort, ou plutôt, au « mourir ». Non pas, en effet, que le désir du désir soit un désir de mort. En insérant dans la positivité plénière du Vivant la possibilité, inactuelle, impossible à vivre par définition, de la mort, en inscrivant la perspective anticipée du mourir, de « ne pas être », dans la plénitude d’un présent vécu comme une succession indifférenciée de « maintenant » nivelés, le devenant-homme devient désir : une inactualité se projetant dans l’indétermination de ce qui est « à venir ». Cette ouverture ou « mourir », identifiée par l’ouverture au « mourir » d’un autre désir provoqué en ce sens, ne cesse en réalité de différer, de remettre à plus tard l’effectivité de la mort biologique, laquelle est précisément comprise dans l’auto-perpétuation cyclique du Vivant. L’exposition à l’instance mortelle doit dès lors se comprendre plutôt comme un « mourir interminable », selon l’expression de Maurice Blanchot, soit une radicale impossibilité de mourir. En provoquant, dans une lutte de pur prestige, l’autre à s’exposer à la mort, pour me reconnaître dans sa négativité, j’éprouve et je teste sa propre résistance résiduelle à la possibilité d’être simplement réduit à un Vivant qui meurt. J’éprouve son aptitude à affirmer la souveraineté de sa négativité en se désolidarisant du vivant qu’il est aussi, rivé au seul motif biologique de sa survie. L’homme serait l’être qui, précisément parce qu’il s’avère mortel, refuse de mourir.
 
C’est ici que Kojève convoque cette autre notion fondamentale de Heidegger, l’être-devant-la-mort (Sein zum Tode), mais en la faisant jouer contre Heidegger, tout comme il faisait jouer contre Hegel la pluralité des consciences-de-soi. A l’encontre de Heidegger, pour qui l’être-devant-la-mort constitue une possibilité propre, essentiellement solitaire, du Dasein, Kojève affirme, dans un compte rendu datant de 1936, récemment exhumé , combien le rapport à la mort est originairement cerné par la médiation d’autrui, l’aliénation, le conflit :

 
« […] Ce qui nous semble être grave et dangereux pour l’ontologie à venir [de Heidegger], [c’est qu’il] la modifie en supprimant - plus exactement, en atténuant - tout ce qui a trait à l’élément de la Négativité proprement dite, qui représente cependant l’élément spécifiquement humain dans l’anthropologie hégélienne (p.38). […] A l’encontre de Heidegger, Hegel affirme que ce n’est pas l’angoisse de la contemplation passive de l’approche de sa fin biologique, mais uniquement l’angoisse dans et par la lutte pour la mort, c’est-à-dire dans et par la négation active de l’être donné comme un Ce-qui-est-comme-lui-sans-être-lui (bref : d’un autre homme), d’un être qui peut ainsi le nier activement lui-même, que c’est seulement la mort révélée dans et par cette lutte négatrice qui a la valeur humaine ou - plus exactement - humanisante que lui attribue Heidegger. C’est ainsi que chez Heidegger l’autre homme n’intervient que comme un Mit-dasein ou même simplement un Mit-sein, ce qui peut être compris passivement comme un simple être-ensemble-en-tant-qu’hommes dans la nature spatiale transformée en Welt, en monde-univers humain, social, historique, par la seule co-présence de plusieurs Befindlichkeiten. Chez Hegel, par contre, l’autre-homme et l’être-ensemble-en-tant-qu’hommes ne se constituent que dans et par l’interaction négatrice de la lutte pour le annerkennen (p. 39).
[…] Au fond, le Dasein pourrait se constituer en restant dans l’isolement sans entrer en contact avec l’autre-homme : car si on comprend comment et pourquoi l’angoisse heideggerienne de la mort individualise le Dasein, on ne voit pas comment et pourquoi elle pourrait et devrait le socialiser et l’historiser réellement. Or, c’est là sans aucun doute une insuffisance, même dans la description phénoménologique : l’ « essence » homme est déterminée par le Social et par l’Historique non moins que par l’Individuel (p. 40).  [ extrait de la “Note sur Hegel et Heidegger” (1936), compte rendu  d’un ouvrage oublié d’Alfred Delp. In Rue Descartes, n°7, Logique de l’éthique, Paris, Albin Michel, « collège international de philosophie », 1993, p. 29-46]

 
Ainsi, l’exposition au risque de mort, qui signe la première rencontre avec l’autre-homme, le devenant-homme, si elle ne débouche pas sur la mort effective de l’un des protagonistes de cette lutte pour la reconnaissance, commande structurellement la dépendance de l’un à l’autre :

 
« Par des actes de liberté irréductibles, voire imprévisibles ou « indéductibles », ils doivent se constituer en tant qu’inégaux dans et par cette lutte même. L’un, sans y être aucunement « prédestiné », doit avoir peur de l’autre, doit céder à l’autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction de son désir de « reconnaissance ». Il doit abandonner son désir et satisfaire le désir de l’autre : il doit le « reconnaître » sans être « reconnu » par lui. Or, le « reconnaître » ainsi, c’est le « reconnaître » comme son Maître et se reconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du Maître.
Autrement dit, à son état naissant, l’homme n’est jamais homme tout court. Il est toujours, nécessairement et essentiellement, soit Maître, soit Esclave. Si la réalité humaine ne peut s’engendrer qu’en tant que sociale, la société n’est humaine - du moins à son origine - qu’à condition d’impliquer un élément de maîtrise et un élément de servitude, des existences « autonomes » et des existences " dépendantes ". Et c’est pourquoi parler de l’origine de la Conscience de soi, c’est nécessairement parler de " l’autonomie et de la dépendance de la conscience de soi ", de la Maîtrise et de la Servitude. » (ILH, p.15)

 
Le désir anthropogène se distribue donc originairement selon une asymétrie, un déséquilibre fragile lourd du renversement des positions. D’une part, la souveraineté du maître, qui a certes imposé la satisfaction de son désir de reconnaissance, mais qui ne peut désormais vivre que dans la jouissance oisive que lui procure sa situation : à nouveau consommer, désormais occupé de son seul besoin, et se mouvant dans un monde dénaturalisé bâti pour son plaisir par les soins de l’esclave qui travaille pour lui. De l’autre, l’esclave, travaillant, dans l’angoisse de la mort suscitée par ce maître tout puissant dont il a reconnu la négativité redoutable. Mais ce travail, précisément, s’il est immédiatement servitude, est médiatement libérateur. Le désir de l’esclave, en effet, va s’accomplir dans le travail forcé, dans la mesure où ce dernier l’oblige à sublimer son instinct en le refoulant : il diffère la destruction/assimilation de la chose en la transformant, en la préparant pour la consommation. Dans le travail forcé, qui insère la temporalité du projet dans la matière inerte, l’esclave se transforme en formant un monde, par la main devenue outil configurateur d’artéfacts. Ce qui signe l’avènement du règne exponentiel des objets techniques :

 
« C’est [donc] le Travail humain qui temporalise le Monde naturel spatial [...], qui engendre le Concept qui existe dans le Monde naturel tout en étant autre chose que ce monde, [...] qui transforme le Monde purement naturel en un monde technique habité par l’homme, c’est-à-dire en un Monde historique. » (ILH, p.377)
[…] « Le maître est [donc] le catalyseur du processus historique, anthropogène. Lui-même ne participe pas activement à ce processus ; mais sans lui, sans sa présence, ce processus ne serait pas possible. Car si l’histoire de l’homme est l’histoire de son travail et si ce travail n’est historique, social, humain qu’à condition de s’effectuer contre l’instinct ou l’intérêt immédiat du travailleur, le travail doit s’effectuer au service d’un autre, et il doit être un travail forcé, stimulé par l’angoisse de la mort. » (ILH, p.30) […] L’homme n’atteint son autonomie véritable, sa liberté authentique, qu’après avoir passé par la servitude, qu’après avoir surmonté l’angoisse de la mort par le travail effectué au service d’un autre (qui pour lui, incarne cette angoisse). Le travail libérateur est donc nécessairement, au prime abord, le travail forcé d’un Esclave qui sert un Maître tout puissant. » (ILH, p.32).

 

5.  Esquisse d’une Paléo-anthropologie « kojévienne »

 
A partir d’ici, je voudrais basculer vers la pensée de Nicolas Abraham. Dans une étude atypique de 1972, intitulée «L’enfant majuscule et l’unité duelle. Pour introduire l’instinct filial (présentation d’Imre Herman) », reprise dans le volume L’Ecorce et le noyau (Champ/Flammarion), cet auteur, formé à l’école hongroise du psychanalyste Ferenczi, et lecteur assidu de Husserl et Heidegger, œuvre dans les parages de la psychanalyse et de la phénoménologie. Il esquisse, dans une langue extraordinaire qui donne à « voir », et où s’interpénètrent divers modèles, de l’analytique freudienne de la « horde primitive » à la paléontologie, en passant par la poétique et l’anthropologie structurale, une description audacieuse du passage du primate hominidé à l’homme. cum grano salis,  nous y retrouvons, transposés, éclairés, traduits, tous les éléments qui organisent plastiquement la théorie kojévienne du désir anthropogène et de la dialectique de la reconnaissance.
De quoi est-il question dans ce texte étonnant ? De thèmes apparemment fort insolites, portés par une imagination faussement débridée : la perte mélancoligène des poils protecteurs de la marâtre guenon et de son singeon ; l’« archi-traumatisme » d’un décramponnement, qui a eu lieu trop tôt, du singeon devenu peau nue, sans défense ; des yeux luisants du chef de la horde, qui font « honte » au besoin/instinct de cramponnement ; par voie de conséquence, de la Honte comme affect anthropogène fondamental, et, enfin, du « cramponnement » transitionnel par la main nue, « vide et avide » devenue outil configurateur d’artéfacts, contrainte à substituer à la matrice perdue des mondes virtuels qui en seraient le prolongement symbolique. De quoi se « poiler », en effet. Dans la transposition scénique qui va suivre, aux origines du « monde », nous dirons que le rôle du Maître est tenu par le Patriarche de la horde au regard brûlant qui fait honte, le rôle de l’esclave est tenu par le singeon décramponne « trop tôt », fils de l’Homme qui serait comme pré-maturé, et le rôle de la Nature tenu par le binôme fusionnel mère-enfant dissout trop tôt, et donc mélancoligène. Autant, à ce stade, laisser parler le texte lui-même :

 
            « Pour le moment apprenons à regarder ; hordes primitives, pithécanthropes, singeons pendus sur guenons, guenons pendues sur les branches, yeux luisants de fauves, regards brûlants de chefs, la forêt, la forêt, la bonne forêt originaire, puis, soudain, les cataclysmes, froid glaciaire, incendie, enfants dépendus de leur mère, mère dépendue de l’arbre, du feu, du feu, du feu partout, un feu qui " jette le froid ", un feu qui réchauffe aussi, oui, mais à quel prix, au prix de devenir torche soi-même, torche brûlant de honte, des rouges feux de la honte, de la foudre ignée du regard qui fait honte, du regard qui, tel le feu, décramponne l’enfant de la mère, décramponne la mère de l’enfant, de l’enfant devenu son arbre… La mère et l’enfant ! Depuis toujours ! Leur indissoluble unité ! Dissoute pourtant, dissoute trop tôt, voilà de quoi nous sommes souvenir, souvenir agi, souvenir agissant : voilà notre instinct d’homme le plus primitif, notre instinct filial, toujours frustré, toujours à l’œuvre ! » (EN, p. 338).

 
Il est question ici d’une catastrophe indéductible, inopinée, dont nul ne songe, dit Abraham, à fixer la date et le lieu. D’une fracture entre l’hominien et la forêt originaire, d’un arrachement qui a eu lieu trop tôt. Et c’est cela le dualisme temporel ou dialectique de Kojève : la Nature est première. Originairement, le monde, c’est la Nature, il n’y a que le Bios, incluant dans son homogénéité un vivant parmi les vivants, celui qui s’en arrache pour la nommer, c’est-à-dire la désigner comme toujours-déjà perdue. « Chosifier » le Néant, ça ne veut rien dire, mais « néantiser » la Chose, au sens le plus littéral, ça veut dire quelque chose.
 Il n’y a de dualisme, dit Kojève dans sa lettre  à Tran-Duc-Thao (1949) – qui l’accuse de travestir le monisme hégélien de l’Esprit ou de la Substance, que parce que l’Homme ne peut être « déduit » de la Nature, la coupure ayant lieu par un acte de liberté créatrice… quoique « contraignante » (Cf Sartre : « l’homme est condamné à être libre »). Le désir, le concept, le temps historique sont, pour Kojève, l’Aufhebung de la Chose, « le meurtre de la chose », tout à la fois sa « suppression », sa « conservation » et son « dépassement » ou « sublimation ». Pour Kojève, il n’y a pas, comme c’est le cas chez Hegel, une Aufhebung du Temps, qui nous ferait sortir de la « clôture de la représentation » humaine, et conquérir, boucler le cercle spéculatif Réel-Concept. Le Temps est lui-même l’Aufhebung. Le cercle spéculatif est brisé, par l’inadéquation originaire du Concept et de la Chose. Et si la temporalité ne cesse de faire fuir le Désir, alias le dasein, au devant de lui-même, alors l’identification kojévienne du Concept au Temps ne cesse de faire fuir le Concept au devant de lui-même.
Jean Hyppolite, autre lecteur de Hegel marqué par l’anthropologisme de Kojève, suggérait à Lacan que la Verneinung freudienne, terme désignant la dé-négation, moteur du refoulement, pouvait être traduite par le concept hégélien de l’Aufhebung. Soit le Désir et son Concept comme Verneinung de la Chose, refoulement actif, travail, souvenir agi et agissant de la Chose perdue trop tôt. Le Langage est hanté par le spectre de la Chose, il est la trace de la Chose absente. La Chose est, selon l’expression de Jean-François Lyotard, un oublié inoubliable. Est par là soulignée la dimension de « refoulement originaire » qui précéderait même la question de l’Etre, laquelle consiste pourtant à se rappeler de ce qui a été « oublié ».
Le motif qui resterait impensé pour Lyotard chez Heidegger (Cf Heidegger et les juifs, Paris, Galilée, 1988), c’est que la question de l’Etre – cet « impensé » qui n’est rien d’Etant -, question dont le « retour », mâtiné d’oubli déjà (puisque l’Ab-Grund imprononçable qu’est l’Etre échappe toujours à la re-présentativité du signe) est circonscrit au Logos des Grecs, renvoie pourtant à un « refoulé », un « oublié » plus originaires encore : la Chose inarticulée, innommable, même pour la langue de l’Etre, et qui hante le langage, lequel en serait la Verneinung. La Chose irreprésentable, inhumaine, surgie du fond des âges, dont Lovecraft parlait, au moment où naissait par ailleurs la psychanalyse freudienne : Chose tapie dans l’ombre d’un Livre (le Necronomicon – « livre des morts ») qui enclôt un secret « terrifiant » : l’existence des « grands ancêtres » extra-terrestres, sorte d’archi-patriarches et d’archi-marâtres inhumains ayant précédé l’humanisation de l’homme, et pourtant leur origine insue, cachée, du côté de la Chose monstrueuse. 

Il faudrait, pour apprécier toute la densité anthropo-philosophique de cette thématique, revenir par le menu à l’analyse lacanienne de la terreur : la terreur arrive avec la « monstration » de ce qui est par définition in-montrable, irreprésentable – la Chose elle-même, « toute nue », soudain débarrassée des oripeaux du langage qui toujours re-présente, s’en arrache pour la nommer (puisque la Chose, le Vivant, la Nature ne disent pas eux-même « Chose », « Vivant », « Nature », ils ne se révèlent que dans et pas l’écart qui le pose comme tels, en fait un « abstract »).
Le cauchemar est par excellence l’expérience-limite du « retour du refoulé » qu’est la Chose. La terreur éclate quand la chose elle-même, l’irreprésentable même, soudain vient envahir, boucher, obstruer le champ de la représentation, soit encore occuper, dit Lacan, la « place » du Désir, laquelle doit rester vide, « manquer » de l’objet pour qu’il y ait jeu du désir, justement. Ce reflux vers la chose-même est donc intenable pour la conscience, il se signale comme la réactivation d’une peur archaïque d’abouchement à l’inhumain, d’engloutissement autiste dans la matrice.

 
J’insisterai sur cette dimension indéductible du « trop tôt ».
Si le singeon hominidé a été dépendu trop tôt de la mère guenon, c’est à la faveur d’un arrachement forcé qui a lieu en un temps dysharmonique, désaccordé du continuum homogène mère-enfant, avant terme, disjoint ou « out of joint » (pour reprendre cette formule de Shakespeare sur laquelle Derrida, comme Deleuze, se sont souvent penchés).
Cet arrachement fut d’autant plus traumatisant pour le singeon qu’il signifie pour lui de se séparer avant l’heure, rompant avec la loi de son instinct et le forçant à refouler, sublimer cet instinct, du chaud pelage protecteur. Non pas donc « en temps et en heure », cad conformément au cycle naturel, lorsqu’il serait enfin apte à assurer lui-même par sa conformation sa survie dans la nature inhospitalière et sauvage.
Le décramponnement a donc eu lieu dans un « trop tôt » qui est aussi bien un « trop tard » par rapport à la loi de l’instinct (l’instinct arrive trop tard, inadapté, inadéquat, en retard par rapport au décramponnement prématuré), à la faveur d’une catastrophe quelconque, ponctuelle (géologique, un glissement de terrain, un incendie ? Qu’importe puisqu’il fallut que cela soit indéductiblement désaccordé ou disjoint du temps biologique).
Et c’est en ce temps disjoint, lourd de l’historicité de l’à-venir indéterminé, que les yeux autoritaires du Chef (qui habituellement commandent, selon leur fonction interdictive, de renoncer à la consommation fusionnelle de la marâtre – source de la jouissance souveraine du patriarche) brillent d’un éclat d’autant plus douloureux, font d’autant plus honte à l’instinct de cramponnement.
Trauma d’une Loi « dénaturante », qui force la séparation au moment où l’enfant était encore naturellement tenu sous la dépendance cyclique de la fourrure maternelle sécurisante. D’où la réponse traumatique du corps : la perte prématurée des poils, symptôme témoignant de cette asymétrie, faisant du singeon une peau nue, fragile, inapte, elle-même source d’une « surprise » traumatique et  mélancoligène pour l’entourage. Un moi-peau qui n’est ni dedans, ni dehors, mais qui est au milieu, dirait Beckett, fine cloison indécise :

 
« C'est peut-être ça que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c'est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, et c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne de l'autre c'est le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre [...] » (L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 159)

 
Ainsi avons-nous identifié, dans cette description, l’enjeu violent de l’affrontement anthropogène entre le « maître » et « l’esclave », autant que leur interdépendance dynamique. Ce moi-peau, désaccordé à la nature, sera contraint de refouler activement son instinct, par le travail de la main « vide et avide » constituant un monde technique, substituant au donné-chose, qui ne cesse de le hanter comme un instinct trop tôt contrarié, un donné-monde-concept « transitionnel » qui le prolonge dans le « trop tard » du mot, de l’action transformatrice, de la conceptualisation. L’Homme abrahamien est un « décramponné à crampons », un décramponné qui cramponne :

 
« Oui, sans « les - yeux - luisants - qui - ont - décramponné - l’enfant - de - la - mère - trop - tôt », nous en serions encore à la poétique simienne du sécurisant pelage maternel. N’eût-elle été muée en nostalgie sans espoir, pour ne plus survivre qu’en un réflexe néo-natal et dans l’agilité de nos doigts éternellement affamés, éternellement en action. » (EN, p. 337)
[…] « Aussi bien dis-je : la mère perdue est la mère de tout. […] Et si de tout cela nous avons en partage un tant soi peu, de mère pelue point besoin n’avons, quel qu’eût été l’ardeur de nos vœux pour son pelage, d’ailleurs inexistant… Mère glabre de soi-même, voilà ce que c’est qu’être un humain. Et c’est combien triste, triste à en mourir… de rire. » (EN, p. 338)
[…] « Qu’est-ce qui a bien pu forcer notre mère primordiale à perdre ces longs poils touffus, cet organe passif de l’instinct ? Il fallait sans doute qu’elle eût été elle-même un bébé décramponné et, de plus, qu’elle eût fait une identification mélancolique à " pas-de-poils-pour-bébé ". Alors, tout comme elle-même avait été laissée choir, elle fit tomber toute sa pilosité, faisant ainsi de sa peau devenue sans poils un premier avertissement de ce que la réalité existe, c’est-à-dire, qu’elle est, précisément, ce qui n’est pas, ce qui manque à l’instinct […] » (EN, p. 339)
[…] Mais on sait que l'instinct, si malmené soit-il, réclame son droit. Aussi la main de notre ancêtre, sa main vide, sa main avide, saisissait-elle tout, pierres, lianes, ossements - les saisissait, les rejetait, les reprenait, les triturait, jusqu'à tant et si bien que tous ces substituts de la mère guenon fussent devenus des outils idoines et intelligents, prestes à fabriquer toutes sortes de mères: mère nourriture, mère-chaleur, mère-protection. Et toute la mère-civilisation n'est-elle pas faite de cette " réalité " de manque, transformée en illusion de cramponnement. » (Ibidem)

 
Peut-on plus adéquatement traduire l’émergence de la culture, de l’ordre symbolique, comme Aufhebung-Verneinung de la Chose ? Je ne cède en rien, disais-je tout à l’heure, sur le paradoxe, à assumer, de la temporalité ou de la finitude originaires du désir et du discours humains, que désigne le « dualisme dialectique/temporel » de Kojève : la coupure a lieu, elle manifeste une inadéquation, une inadaptation, elle passe par le corps-même, elle s’inscrit en lui à titre de symptôme.
Et si l’instinct « continue à réclamer ses droits », comme le dit N. Abraham, dans la négativité-négatrice de la technique, c’est que le Monde humain qui en résulte est aussi le souvenir agi et agissant, le refoulement actif de la chose perdue, dans un traumatisme  « originaire » qu’il ne peut se remémorer, par définition, qu’après-coup. C’est pourquoi, invoquant l’archi-catastrophe anthropogène d’une rupture indéductible entre le « besoin » et le « désir », nous pouvons songer aux formules de Mallarmé : « crise immémoriale », « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », « dont nul ne songe à fixer la date et le lieu ».

 

 
6. Pistes pour conclure

 

 
Nous ne pourrons ici qu’effleurer, en guise de conclusion, la thématique insolite, quasi mallarméenne, du Livre chez Kojève, Vie portée au dessus d’elle-même, règne de la Chose absentée, Vie érigée au rang du concept, dont il faut se re-souvenir l’ex-plicitation dans le « Livre » hégélien, pour saisir que l’Histoire finit comme la réitération infinie d’un adieu à l’ « Etat de Nature ».
L’Histoire selon Kojève, c’est le temps que prend l’Homme pour ex-pliciter - par le discours, le désir et la négativité-active du travail dont l’enjeu est la reconnaissance de l’humanité comme « autre chose qu’une chose » - la différence implicite, insue, refoulée, entre le sens et l’essence, le mot et la chose.
L’Histoire, c’est donc le temps que met l’Homme pour se comprendre comme temporalité ou finitude radicales. La tâche du discours-désir humain, né de l’inadéquation fondamentale aux choses, est de se rendre adéquat à lui-même, de se comprendre comme Aufhebung et Verneinung, « trou dans l’être » aboutissant - en s’explicitant par le concept - à la constitution d’un Monde humain dénaturalisé. L’« Etat universel et homogène » est l’avènement toujours remis à plus tard, parce que potentiellement toujours déjà promis et à repenser, d’un simulacre généralisé, d’une « fiction narrative » qui serait la substitution à la Nature originaire perdue de l’Etat conventionnel, où se joue la relation des hommes avec la totalité inconditionnée de ce qui est accessible à un savoir et une expérience finis, nés de l’écart aux choses et se nourrissant de cet écart.
La Fin de l’Histoire, c’est l’avènement d’un Absolu fini, une absolutisation du fini (ou finitisation de l’absolu) dans un Livre-Monde, « erreur par elle-même corrigée » (cf. la thématique de la Vérité évoquée supra)  : tous membres de la « communauté du livre » (Blanchot) advenue, et toujours à apprendre, à remémorer, à réactiver, pour lutter contre l’engloutissement autiste, régressif et fusionnel dans la Chose. Etant l’oublié-inoubliable dont le refoulement actif a permis l’archi-texte, la consécration de l’être-parlant, la Chose est toujours là, derrière, travaillant dans l’articulation du langage, se rappelant sans cesse au langage, à la fondation symbolique de l’humain comme tel, comme l’inarticulé au cœur de l’articulé, le cri inchoatif mugissant derrière la parole, sa limite, son bord, son « pli » externe.
Ainsi, mettre à jour, comme nous avons tenté de le faire ici, sur les bases du « dualisme temporel » anthropo-logique, en quoi consiste l’humanité de l’Homme, l’humain dans l’homme, nous reconduit inévitable au ressouvenir que l’humain dans l’homme ne peut se comprendre que dans son intrication fondamentale avec l’inhumain dans l’homme. L’humain, né de l’arrachement actif et mélancoligène de la Chose toujours-déjà supprimée, conservée, dépassée et sublimée, se rapporte essentiellement et constitutivement, en tant que négation, néant d’être, « conscience portée sur un être/en soi qui n’est pas elle » (Sartre), à l’extériorité inassimilable de l’inhumanité massive de la Chose.
L’être hante le néant, et le néant hante l’être. Tout comme l’image dans le miroir n’est pas la chose même, mais la trace irréelle de la chose réelle, en soi, externe au miroir. L’image révèle la chose en la réfléchissant, la désignant ainsi comme perdue, se désignant comme inadéquate à elle en tant que « trace signifiante » élaborée par l’aliénation constitutive de la conscience. "L’inhumain" dans l’homme, son excès (ce qui l'excède autant que ce qu'il excède), est donc ce que son humanité ne cesse de désigner, ce dont son humanité rend compte, en se comprenant comme négation de l’être et dans l’être. "Le propre de l'homme", c'est d'être toujours en retard sur lui-même. Il est lui-même l'excédant: c'est en témoignant de cette ex-propriation radicale qu'il s'institue "en tant qu'homme".
Le Savoir Absolu de Hegel est compromis à la base, violenté, puisqu’est brisé le cercle spéculatif moniste de l’auto-mouvement de l’Esprit enfin rendu identique à soi comme totalité-mouvement absolue. Le « Savoir absolu » kojévien est un « se-savoir mortel ».

 Ces questions sont reprises, approfondies et envisagées sous d'autres angles dans le texte  retravaillé d'une communication du 19 mars 2007 (prononcée dans le cadre de la Journée d’études sur Maurice Blanchot de l'Université Paris 7) Du Livre et de la Mort chez Kojève et Blanchot




[1] Cf aussi cette remarque importante qui transpose en la radicalisant la « temporalisation des trois ex-stases originaires du temps » décrite par Heidegger dans SZ : « Si la vie est un phénomène temporel, le temps biologique a certainement une autre structure que le Temps historique ou humain ; toute la question est de savoir comment ces deux temps coexistent ; et ils coexistent probablement avec un Temps cosmique ou physique, qui diffère des deux par sa structure. […] Il se peut que le Temps où prime le Présent soit le temps cosmique ou physique, tandis que le Temps biologique serait caractérisé par le primat du Passé. Il semble bien que l’objet physique ou cosmique ne soit qu’une simple présence (Gegenwart), tandis que le phénomène biologique fondamental est probablement la mémoire au sens large, et que le phénomène spécifiquement humain est sans aucun doute le Projet. » (ILH, p. 366-367, notes).

Cf aussi p. 376, qui résume bien la position « dualiste » de Kojève par rapport à Hegel sur la question de l’inadéquation originaire relevée infra (p. 5) : « L’homme est l’acte de détacher le concept de l’être. Il le fait par la négativité-négatrice. […] C’est ici qu’intervient l’avenir (le pro-jet). Ce détachement équivaut à une inadéquation (sens profond de errare humanum est). […] Pour l’Homme, l’adéquation de l’Etre et du Concept est donc un processus (Bewegung) et la vérité (Wahrheit) est un résultat ».

[2] Pour René Girard, qui tente à partir de ce schème du « désir mimétique » d’élaborer une anthropologie radicale d’inspiration à la fois psychanalytique et chrétienne, seul un modèle de type chrétien fondé sur le pardon et l’amour comme don peuvent esquisser un dépassement de la dialectique de la reconnaissance fondée sur la captation imaginaire. D’une certaine façon, « seul un christ peut nous sauver ». Le geste christique de la joue tendue peut être en effet relu dans la perspective que nous étudions ici : l'homme est donc un miroir pour l'homme ; la violence est l'expression d'une peur non assumée, et si je réponds à une violence par une violence égale, bien sûr l'autre verra en moi le reflet de sa peur, et tentera de fuir cette peur en me frappant plus encore. Par contre, si je tends l'autre joue, l'autre se trouve soudain face à un autre miroir: J’interromps le cycle de la peur. Je lui fais face, dans un geste qui l'oblige à avoir le courage d'affronter sa peur.

Sauf si l'autre est "fou", il ressent cette "interruption" de la spirale violente comme une "révélation" de sa violence, il éprouve la honte de cette violence comme réponse inadéquate à la peur. Et il s'en trouve pacifié à l'intérieur de lui-même. Sa violence et sa peur s'évanouissent en lui, car se voyant pardonné, il se pardonne à lui-même.


jeudi 11 novembre 2021

De la mort et du livre chez Kojève et Blanchot

 

[ Ce long texte était il y a peu encore consultable sur le site "Espace Maurice Blanchot". Trace d'une communication prononcée le 19 mars 2007 dans le cadre de la Journée d’études sur Maurice Blanchot de l'Université Paris 7 – Denis Diderot.

Ne pouvant me résoudre à sa disparition après une vaste refonte de L'Espace Maurice Blanchot désormais délesté, j'ignore pourquoi, de l'ensemble des contributions de cette "journée d'études", je le replace ici. 

Parce que je l'aime bien, qu'il est incroyablement cool, et que c'est mon dernier meilleur texte sur Kojève, à titre provisoirement définitif sinon définitivement provisoire, pour reprendre une expression qui m'est chère. D'avance merci. De rien aussi. Non c'est moi. Après vous. Je n'en ferai rien. Alors je... Mais oui!]



Maurice Blanchot fit entendre sa voix singulière en livrant en 1947 son texte manifeste : « la littérature et le droit à la mort ».[i] Sous le classicisme apparent de son écriture, ce texte définit et détermine ce que sera, tout au long d’une vie, un questionnement riche, paradoxal et d’une certaine façon affolant, sur les enjeux de tout espace littéraire, fut-il romanesque, poétique ou philosophique, mais encore et essentiellement politique. Cette même année, 1947, paraissent aux éditions Gallimard, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel, les traces du séminaire qu’Alexandre Kojève consacra, de 1933 à 1939 à l’Ecole Pratique des Hautes Études, à la lecture de la Phénoménologie de l’Esprit.[ii]

Alexandre Kojève, alias Alexandrov Kojevnikoff, russe blanc immigré, né à Moscou en 1902, mort à Bruxelles en 1968, neveu de Vassili Kandinsky, gendre d’Alexandre Koyré, féru de bouddhisme autant que de physique quantique. Voilà bien une figure tout aussi singulière et énigmatique. Dissimulé derrière l’ombre de Hegel, le forçant à parler une langue qui n’est pas la sienne, introduisant l’hégélianisme dans la France intellectuelle d’avant-guerre, pétrie de bergsonisme et de néokantisme académique, par un détournement majeur, hétérodoxe et assumé, et dans une optique - bien plus kantienne, finalement, qu’hégélienne - inspirée par Heidegger.

Ce dernier s’en trouve trahi, dans le même élan : reconduit sans autre forme de procès à un « tournant anthropologique » qu’il se proposait précisément de dépasser en repassant par la case départ, la parole poétique inaugurale des « grands Anciens ». La différence ontico-ontologique semblant ne pouvoir s’actualiser qu’au seul titre d’une différence ontico-anthropologique, le « retour à l’Être » se voit moqué, prestement expédié et tamponné du sceau « nostalgie et régression ad infinitum »[iii].  Il ne s’agit pas de revenir au poème, mais d’aller vers le Concept, fut-ce pour lui administrer, à lui aussi, une blessure, pour qu’il survive : la colostomie de l’écart temporel, lui dénier le pouvoir de se boucler sur lui-même en un cercle spéculatif.

 De ce que tout discours naît de son inadéquation à un objet non-discursif auquel il se rapporte, le discours philosophique, qui consiste à se demander en quoi consiste le discours, se doit de réfléchir (sur) cette inadéquation première. Le Concept se rendra dès lors, ni plus, ni moins, adéquat à lui-même comme temps compris, c’est-à-dire en tant qu’inadéquation assumée au donné sans mot des choses, ou bien il ne sera pas. Puisqu’il faut bien parler. Il sera une « erreur corrigée par elle-même », une erreur consciente, persistante, un « trou dans l’être », seule alternative non contra-dictoire au silence, seul rempart aux deux réductions reverses entre lesquelles oscilla en permanence l’histoire et la pratique des discours, implicitement ou explicitement : celle du Sens à l’Essence - revenir aux choses telles qu’en elles-mêmes, enfin, et débarrassé des mots ; celle de l’Essence au Sens - camper dans les mots, enfin, débarrassé de l’extériorité des choses. Cette préséance accordée à l’erreur dans la constitution du discours, nous y reviendrons.

 Et « comment ne pas parler », sinon en explicitant l’écart entre le silence et la parole par un concept identifié au temps, réflexivité tierce, discours sur le discours, distinct du mot seul et de la chose seule simplement parce qu’il les distingue et s’en distingue, et à ce titre, réalise leur adéquation comme temps-concept. En résulte un monde, le « monde humain » : un entre-deux indécidable, entre les mots et les choses. L’Histoire, aussi bien celle, philosophique, des discours s’explicitant, que celle, concrète, des désirs luttant et travaillant pour se faire reconnaître mutuellement, en miroir, comme « autre chose que la chose désirée », est donc le processus même par lequel l’homme inscrit un écart tensionnel entre la chose et sa représentation discursive/transformatrice (deuxième temps de la dialectique : négativité-négatrice), ne pouvant ensuite réduire cette tension initiale qu’en accomplissant leur adéquation temporelle en tant que « concept » ou « monde humain » (troisième temps de la dialectique, l’Aufhebung, qui est le moteur, la raison d’être, la fin du premier). Tel est l’univers du discours selon la définition qu’en donne Kojève : monde on parle et dont on parle, où on vit en parlant à la fois du fait d’y vivre, du fait d’en parler, et des discours qui en parlent.[iv]

Tout semble se passer comme si, sous la férule de l’impitoyable athéisme épistémologique de Kojève, le projet d’une ontologie générale, aussi bien que celui de la transposition spéculative de la manifestation trinitaire du saint Esprit, étaient passés sous la franchise d’un « spot » exhibant par contrechamp leurs parentés secrètes et indésirables. Le programme kojévien consista bien, sur les bases de l’analytique transcendantale du Dasein élaborée dans Sein und Zeit, à inscrire l’édifice spéculatif hégélien tout entier dans un régime de finitude radicale, anthropologique et athée. Dans cette fracassante Introduction à la lecture de Hegel, le Système du Savoir, et le Savoir absolu auquel ce dernier est censé conduire, se trouvent conjointement finitisés, abouchés à la blessure inguérissable d’une temporalité originaire. Avec la conséquence, la plus troublante, la plus paradoxale, la moins bien comprise et la plus massivement « détournée », énoncée par le concept étrange de « Fin de l’Histoire ».

 

1947, donc. Un Zeit-Geist, une configuration de l’époque qui réunissait nombre de conditions, historiques, politiques, intellectuelles, pour qu’une inquiétude collective se fasse jour, une inquiétude quant aux délimitations de l’espace de la totalité, ou du moins de la totalisation possible de l’expérience humaine – saisie à la fois comme Désir, Discours, Action. Dans ce texte-phare, la littérature et le droit à la mort, Maurice Blanchot noue explicitement un dialogue subtil, à la fois acquiesçant et contrariant, avec les thèmes spécifiquement kojéviens : la relation dialectique entre le Néant et l’Être, la négativité-négatrice et transformatrice, le Concept comme meurtre ou « refoulement actif » de la « Chose », l’inscription de la mort, ou de l’instance de la mortalité, dans la positivité du vivant, mais encore, liant l’ensemble, la théorie du Discours et du Désir (l’un se présentant comme la transposition logique de l’autre, le second la transposition phénoménologique du premier, et l’indétricotable combinaison des deux transposant l’analyse métaphysique du Temps). La dialectique - fameuse - dite « du maître et de l’esclave », mettant en jeu le « désir du désir de l’autre » en tant que « désir de reconnaissance », et où se noue dynamiquement l’ensemble précité, est évidemment au rendez-vous. En acmé de cette dramaturgie du Discours-Action, destinée à s’accomplir sous le règne de la forme inactuelle, celle du Désœuvrement et de la « Mort de l’Homme », le thème mallarméen du Livre comme espace de vérité inorganique, espace anthropologique de la mort au travail, vie saisie et révélée sous le règne conquis, à assumer sans fin, de son absence, de son re-souvenir (Erinnerung) « agi et agissant », comme dirait Nicolas Abraham.

Voilà le panorama, en manière de catalogue abrupt, additionnant et juxtaposant des concepts qui, déboulant ainsi, ne disent sans doute pas grand-chose. La messe est dite, pourtant, il ne me reste qu’à « déplier ». Durant le temps qui m’est imparti, je ne souhaite pourtant pas me livrer au jeu des influences directes ou indirectes entre penseurs. Cet exercice académique ne consiste-t-il pas, trop souvent, à absorber une position dans une autre, dans le but conscient ou non de conjurer l’exposition  des concepts à leur dehors, à ce qui viendrait inquiéter l’économie interne de leur distribution ?

Ce que je souhaite plutôt faire ici, s’il faut continuer, c’est pointer, indiquer un lieu de rencontre impersonnel, quoique s’incarnant dans des voix uniques et solitaires, qui parlent et interpellent même les absents. Dans ce but, je me vois contraint de secondariser quelque peu l’exposition stricto sensu de la pensée blanchotienne – désormais actée et célébrée, cette journée d’étude en fait foi, parmi tant de manifestations parallèles, et de diriger mon commentaire vers Kojève, qui, à maints égards, reste entaché de méconnaissance et de confidentialité. C’est à ce prix, peut-être, que se donnera à voir la rencontre, si peu accidentelle selon moi, entre Blanchot et Kojève.

 

On sait, ou du moins on suppose - rien n’est sûr en effet sur cette question - que Maurice Blanchot ne fit pas partie du public clairsemé des auditeurs de Kojève. Pas plus que Sartre, chez qui, pour le coup, l’anthropologisation de Hegel, la mise en place brutale du « dualisme dialectique ou temporel » entre l’Être et le Néant, exerça l’influence la plus décisive.[v]

Il importe, nous engageant progressivement sur le chemin de cette « rencontre » Kojève-Blanchot, de mentionner qui furent les auditeurs de ce séminaire. Tous, quelques-uns bien plus que d’autres, témoignèrent de l’impact dévastateur que produisit sur eux cette pensée, synthèse hardie d’heideggerianisme et de marxisme : Jacques Lacan, Raymond Queneau, Raymond Aron, Georges Bataille - ces quatre premiers formant le noyau dur des « aficionados ». À leur suite, Roland Caillois, Maurice Merleau-Ponty, Eric Weil, Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Jean Hyppolite, Leo Strauss, Pierre Klossowski, Gaston Fessard, mais aussi André Breton.

Lacan évoquait le « rire sardonique » d’une des rares figures qu’il consentit à reconnaître comme l’un de ses maîtres, à son propre séminaire (par ailleurs inspiré par le style oraculaire de Kojève : ce dernier, yeux mi-clos devant un parterre silencieux et médusé, martelait, sans aucune note de cours à portée de main, brandissant pour seul objet un volume non traduit de la Phénoménologie de l’Esprit, les vocables allemands du texte comme autant de formules énigmatiques en attente de leur Sésame). Le théoricien de la « lettre volée », qui considérait que nul ne pouvait s’instituer comme propriétaire de la parole, laquelle n’existe qu’au titre de parole d’un autre, aimait à effacer les traces rappelant qu’il n’était que le fils de ses œuvres et non le père lui-même. Une anecdote quelque peu perfide[vi] révèle que suite à la visite-éclair de ce dernier dans la chambre mortuaire du philosophe, disparut mystérieusement un manuscrit inédit, daté de 1936 et intitulé « Hegel et Freud. Essai d’une confrontation interprétative ».

Raymond Aron, dont le tempérament est rarement suspecté d’exaltation, déclare dans ses Mémoires qu’il écoutait, « épigone, interdit et sceptique, la voix du maître, du fondateur »[vii], figure qu’il n’hésite pas à placer « à un niveau immédiatement inférieur à celui des grands, Kant ou Hegel »[viii], bien que sa personnalité et sa pensée ultimes, précise-t-il, lui soient restées mystérieuses.[ix]

Attardons-nous quelques instants sur le témoignage révélateur de Georges Bataille, qui fut indubitablement la courroie de transmission « in absentia » entre Blanchot et Kojève. Bataille nourrissait pour Kojève une admiration fascinée, mêlée d’effroi :

« Combien de fois Queneau et moi sortîmes suffoqués de la petite salle - suffoqués, cloués. A la même époque, par d’innombrables lectures, j’étais au courant du mouvement des sciences. Mais le cours de Kojève m’a rompu, broyé, tué dix fois. [x] »

 Dans l’appendice de la Théorie de la religion de 1973, il dit encore :

« Ayant dû alléguer ici le travail d’Alexandre Kojève, je dois insister sur un point : quelque opinion que l’on ait de l’exactitude de son interprétation de Hegel (et je crois devoir n’attribuer aux critiques possibles sur ce point qu’une valeur limitée), cette Introduction, relativement accessible, est non seulement l’instrument premier de la conscience de soi, mais le seul moyen d’envisager les divers aspects de la vie humaine - en particulier les aspects politiques - autrement qu’un enfant n’envisage des actes de grandes personnes. Nul ne saurait actuellement prétendre à la culture sans en avoir assimilé les contenus. Je tiens encore à souligner ici le fait que l’interprétation d’Alexandre Kojève ne s’éloigne d’aucune façon du marxisme : de même il est facile d’apercevoir que la présente « théorie » est toujours rigoureusement fondée sur l’analyse de l’économie.[xi] ».

Nous rapprochant davantage du cœur de notre propos, il faut encore mentionner ceci. Pressé par Bataille de rejoindre, en 1937, l’éphémère mais marquant Collège de sociologie, mélange d’anthropologie du sacré et de communisme révolutionnaire, dans le compagnonnage de Leiris et Caillois, Kojève consentit du bout des lèvres à y apporter sa contribution, exprimant dans un texte sec (« les conceptions hégéliennes », conférence du samedi 4 décembre 1937) sa réticence ironique devant le projet d’une « thaumaturgie du sacré », comparée à l’exercice laborieux d’un apprenti sorcier, prestidigitateur s’émerveillant de ses propres tours de passe-passe. Une fois encore, la formule fut reçue par Bataille comme une sentence fatale. En résulta non seulement sa réponse, intitulée « l’apprenti sorcier »[xii], mais encore cette terrible confession inachevée, dont le brouillon fut communiqué à l’intéressé sous l’intitulé « lettre à x, chargé d’un cours sur Hegel » (6 décembre 1937). On y lit ceci :

« La question que vous posez à mon sujet revient à savoir si je suis négligeable ou non. Je me la suis souvent posée, hanté par la réponse négative. […] Etant moi-même exactement cette " négativité sans emploi " (je ne pourrais me définir de façon plus précise) […], je veux bien que Hegel ait prévu cette possibilité [cette « Fin de l’Histoire » attribuable à Kojève et non à Hegel] :  du moins ne l'a-t-il pas située à l'issue des processus qu'il a décrits. J'imagine que ma vie - ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu'est ma vie - constitue à elle seule la réfutation au système fermé de Hegel. »

 

Or ce que j’espère pouvoir précisément montrer, dans cet exposé, c’est que l’ironie secrète, à la fois tragique et comique, du projet kojévien, et sa notion de « Fin de l’Histoire », consiste en ceci : ce qui apparemment ferme, ou enclôt, paradoxalement « ouvre », et l’espace ouvert par cette « fermeture », le telos de l’Histoire ayant pris fin, étant congédié, la fin de l’Histoire comme fin (telos) étant prononcée[xiii], cet espace détéléogisé, de « désœuvrement », à arpenter sans fin et collectivement, est, dans la finitisation de Hegel infligée par Kojève, la conséquence inexorable d’un processus à l’œuvre qui est l’Histoire elle-même. L’Histoire est finie : elle est un processus « intra-temporel » qui d’emblée opère dans le régime de la finitude, aux fins de se comprendre, de s’expliciter et de s’assumer comme Temps, historicité radicale, précisément.

Et c’est bien là tout l’enjeu, toute la question – de proche en proche nous allons croiser inévitablement Blanchot sur cette route. Cette question, c’est : de quoi est constituée, à quoi peut bien ressembler, et comment s’expérimente la fin, la clôture, d’un processus à l’œuvre qui n’est rien d’autre que la compréhension ou conquête progressive d’un « être-ensemble dans un monde » se manifestant et se dé-limitant dans un Désir, un Discours et un Savoir absolument finis ? Quel espace, donc, ouvre la « conclusion » kojévienne selon laquelle le Savoir absolu, et la constitution d’un Monde humain que délimite ce savoir, ne sont, intégralement, qu’un savoir de la limite, un absolu de finitude, un se-savoir mortel ? Tenter de répondre à cette question, c’est véritablement aborder la signification profonde, si peu engageante, loin des « gimmicks », pro et contra, qui font florès dans la claironnante foire aux opinions des happy few du « petit village médiatico-mondial », de cette « fin de l’Histoire », et d’y trouver un écho dans l’interrogation endurante portée par Blanchot sur le lien que noue, essentiellement, le Discours - le discours littéraire - avec la Mort.

Soit, substituée à l’antique cosmologie moniste essaimant plus que jamais sous ces « modernes » avatars holistes (du « matérialisme dialectique » d’un Engels à la « psyché » jungienne comme croissance énergétique, de la « Noosphère » d’un Teilhard de Chardin au « néo-darwinisme génétique » d’un Dawkins, en passant par la « socio-biologie » d’un Wilson, etc), l’acceptation d’habiter ce Cosmos en tant que « Monde », selon sa définition kantienne : totalité inconditionnée des objets, certes, mais des objets en tant que phénomènes, c’est-à-dire accessibles à une conscience radicalement et réflexivement finie, réceptive. Il n’y a pas d’autre forme de conscience que celle-là : et c’est là que Kojève, serrant la vis du kantisme aussi bien que de sa lecture par Heidegger, congédie le « Noumène » comme inutile réserve de « transcendance ». À quoi bon préserver encore, se lamente Kojève dans son Kant, après tout cet effort consenti pour cerner l’horizon délimitant la nature et l’exercice de la raison pure, sous ce concept purement formel et limitatif de « Noumène », une « place inoccupée », une « possibilité » vide pour un mode d’intuition « autre » faisant filer le fameux « nous autres, hommes » hors de son terme, vers des « fins suprêmes » (à savoir, dans les termes de Kant, « ce qu’il faudrait faire SI la Volonté est libre [et] SI il y a un Dieu et un Monde futur [s’entend : post-mortel, ponctue Kojève] »[xiv]) ? En maintenant coûte que coûte cette poche d’opacité, Kant déstructurerait ainsi l’équipement conceptuel de la première Critique, qui se dément elle-même, se disjoint et en définitive s’annule, d’abord en scindant artificiellement la sphère spéculative de la sphère pratique, exprimant l’impuissance du spéculatif à inscrire dans sa continuité le champ de l’action, ensuite en se distribuant, sur le mode du « comme si », dans la théologie parallèle et masquée que constitue aux yeux de Kojève la troisième critique.

Aussi la « finalité suprême » de la raison kantienne se présente-t-elle pour Kojève comme une pure volonté pratique, dé-située, sans amarres, scindée originairement de l’expérience spatio-temporelle possible. Elle ne tire sa légitimité que de la promesse vide et formelle de l’existence de Dieu et d’un « monde futur ». Dans son Kant, véritable clé de voûte, si peu fréquentée (force est de reconnaître le caractère quasi « illisible », brut de décoffrage, de ce manuscrit, sans index ni chapitre, égaré par l’auteur, et publié après sa mort, en 1973), de son hégélianisme « finitiste », voilà ce que Kojève déclare :

« C’est parce que le " Monde futur " était [pour Kant] transcendant, [qu'il] optait pour une morale " impérative " ou " catégorique ", c'est-à-dire " a priori " […], censée être valable partout et toujours où un homme veut être humain, et ceci non pas seulement à la fin de l'Histoire, mais dès son premier début.  […] Kant croit pouvoir déduire de son commandement moral la notion d’un " Monde futur " transcendant parce que la réalisation de sa morale dans ce monde (qui équivaut à la Satisfaction et au Bonheur dont on est digne) lui paraît absolument, c'est-à-dire partout et toujours, impossible. Il croit pouvoir le faire parce qu'il admet (en tant que Protestant) l'Anthropologie judéo-chrétienne et définit (en tant que Philosophe plus radical encore que Descartes), la Liberté, qui est l'être même de l'homme judéo-chrétien, comme une Négativité. En d'autres termes, la Liberté est, pour lui, nécessairement en contradiction ou conflit avec la Nature (= identité), de sorte que l'harmonie entre le devoir et la Réalité (que pré-suppose la Satisfaction) ne peut se faire qu'au-delà de ce Monde naturel, c'est-à-dire pour lui spatio-temporel. […] [Pour Kant], l'Action humaine (même " morale ") est rigoureusement inefficace, c'est-à-dire foncièrement incapable de transformer le Monde par la Lutte et le Travail, […] dans la mesure où les désirs [de l'homme] ne sont pas [pour lui] déterminés par ce Monde lui-même (p.39) ».[xv]

 

Mais revenons au « programme » impliqué par ce schème paradoxal de la « fin de l’Histoire » : la « sagesse post-historique » kojévienne, sa « pensée ultime » restée mystérieuse aux yeux d’un Raymond Aron, serait donc d’accepter de vivre, habiter, bâtir et penser, désormais, sous le règne assumé, individuellement et collectivement, d’une historicité s’imposant elle-même comme l’absolu, convoquant par-là l’obligation d’endeuiller le fantasme endurant d’une relève du temps à l’issue (ou résultant) du processus interne et moniste, vitaliste, naturaliste ou théiste, d’auto constitution de la Substance en tant qu’absolu in fine éternitaire ou « hors-temps », finalité (bio-naturelle, théiste, ontologique, etc) en vue de laquelle le « moment anthropologique » n’est qu’un médium, un traducteur. Dynamique ou statique, là n’est pas la question. Processus commun selon Kojève, en dépit de leurs variantes, à Spinoza, Schelling aussi bien que Hegel et Heidegger, tous nostalgiques, allez, mutatis mutandis, de l’harmonieuse uni-totalité vitaliste et moniste du « paganisme grec ». 

 

L’ironie secrète de Kojève, autrement dit, en écho à la « blessure ouverte » de Bataille, et qui constitue sa réponse, ne fut-elle pas, dans ce détournement massif du système « fermé » de Hegel, de briser le « cercle spéculatif », en identifiant purement et simplement le concept et le temps, en abouchant le concept à la blessure du temps, de telle sorte que, dans le Système du Savoir ainsi déroulé, il n’y ait pas d’Aufhebung du temps, mais que ce temps lui-même - le temps compris comme finitude ou réceptivité - soit l’Aufhebung elle-même, l’absolu lui-même, l’expérience même de différer la mort ? S’adressant à Bataille (lettre datée du 8 juillet 1942), Kojève répond :

« L’existence, pour parler avec Aristote (qui s’est mal compris), est un passage de la puissance à l’acte. Quand l’acte est intégral, il a épuisé la puissance. Il est sans puissance, impuissant, inexistant : il n’est plus. L’existence humaine est la remise à plus tard. Et ce " plus tard " lui-même, c’est la mort, c’est-à-dire rien. Seulement ne dites pas : "c’est du " relativisme ", etc. Oui, si on est encore " païen " comme les " modernes ". Mais si on ne l’est plus, le devenir est l’être, le temps est le concept, et donc la Vérité. »[xvi]

 

Pour le dire vite, dès lors, précipitamment, la seule signification véritablement rigoureuse de la Fin de l’Histoire, aperçue par Bataille et sa blessure, actée par Blanchot dans son texte-manifeste de 1947, c’est ce que Jacques Derrida nommera, plus tard, la clôture de la représentation : on ne peut ni « revenir » à la chose-même (y être adéquat) ni s’en abstraire, s’en dégager ou s’en émanciper. Et en effet, si ex-pliciter le concept, c’est l’identifier, comme le fait Kojève, au temps heideggerien, et, plus encore, identifier ce temps lui-même à la temporalité du Dasein (ce que Heidegger refuse, subordonnant l’explicitation du sens du temps, par l’analytique de la temporalité du Dasein, à celle de l’être, en fonction de laquelle le sens de ce temps peut et doit s’expliciter), laquelle ne cesse de le faire fuir ou se pro-jeter au devant de lui-même, alors cette identification du concept au temps et du temps au dasein temporal ne cesse de faire fuir le concept hors de lui-même, comme re-présentation, trace de la chose externe non langagière, trace de l’extériorité de ce qui, du vivant, de la vie, demeure hors-langage, hors-discours, et qu’il ne peut ni rejoindre ni annuler. Extériorité par laquelle le concept/discours/savoir sont, littéralement, par vocation, traversés, hantés. L’articulation du concept n’est, autrement dit, articulation que parce que travaillée par l’inarticulé qui la hante comme sa limite externe, dont il ne peut se tenir quitte une fois pour toutes.

 

En somme, nous trouvons là tout ce que l’effort de Hegel visait en définitive à conjurer : la représentativité temporelle du signe qui, parce qu’elle le renvoie à l’extériorité inassimilable du Hors Livre, compromet la clôture du cercle spéculatif assurée par un concept pur, absolu, ne se rapportant qu’à lui-même dans l’unité moniste advenue du réel et du rationnel, de la chose et du mot, de l’essence et du sens.

Ce que Jacques Derrida montre incidemment dans son étude le Hors Livre[xvii], c’est que si, dans l’objet-livre - la phénoménologie de l’Esprit -, le concept, censé assurer son intériorité, ne cesse de s’introduire à lui-même « du dehors » par une préface, ou se prolonger dans un appendice, alors il est texte de part en part, une « greffe sans corps propre ». Il est contaminé par la finitude temporelle du langage, réceptivité au sens kantien, de part en part impliqué par l’extériorité de ce qui n’est pas le concept pur. Voué à la re-présentativité du signe honnie.

Ce « return of the repressed », comme disait John Fahey se remémorant Blind Joe Death, c’est bien ce à quoi Kojève s’adonne, consciemment ou non, en identifiant strictement Temps et Concept. Toute l’œuvre écrite de Kojève, de ce fait, ne semble se proposer à un lecteur posthume - et désœuvré - que comme une immense greffe proliférant autour du texte hégélien, y adjoignant, interminablement, des « mises à jours du Système du Savoir », des « Introductions », des « Introductions d’introductions », des « préliminaires », « notes additives » et autres « para-phrases », autant de prothèses qui semblent, performativement, prendre acte de la clôture interminable du discours. C’est bien pourquoi Kojève, dans une autre de ces mises à jours posthumes et paraphrastiques, Le Concept, le Temps et le Discours. Introduction au Système du savoir, datée de 1952 (n’hésitant pas à enjoindre le lecteur absent, en un ajout de préface encastré dans ce savant et gratuit système d’emboîtement de poupées russe qui constitue son compendium scriptural, à faire l’impasse sur ladite préface, voire à s’épargner la lecture de l’ensemble), substitue, à la notion de « cercle spéculatif », celle de cercle discursif [xviii]. Comme s’il découvrait, avant l’heure, le paradoxe tragique énoncé par Derrida, de cette clôture de la représentation, au double sens indécidable de « la représentation est finie » et, en même temps, « la représentation continue ». On ne sort pas de la représentation, on continue à errer, sans fin, tel l’innommable beckettien, sur la scène de l’écriture. On se repasse, interminablement, la « dernière bande », qui n’en finit pas de se boucler sur elle-même - repeat, repeat, and repeat again - et on se rappelle comment ça a commencé, toute cette histoire. Erinnerung :

« [Le Système du Savoir hégélien] n’est rien d’autre ni de plus qu’un "résumé compréhensif" (ou un "souvenir"; Er-innerung) de ce processus. […] l’oiseau de Minerve ne prend son essor que le soir de la journée historique et son vol est ainsi le signe avant-coureur de la tombée de la nuit). »[xix]

 

Vingt ans plus tôt, cet agencement paradoxal de la « clôture » se donnait à voir sous sa transposition phénoménologique. C’était tout simplement ce que Kojève nomma le trou dans l’être, clé de son dualisme temporel : l’homme, qui est négativité-négatrice, action, désir, discours, est un « néant qui néantit dans l’être, grâce à l’être qu’il nie »[xx]. Formule appelée à proliférer sous la plume de Sartre, dans L’Être et le néant, reprenant cette articulation de la hantise. On la retrouve précisément au cœur du texte de 1947 de Blanchot exposant cette « mort au travail », cette négativité à l’œuvre qu’est l’écriture. antécédence de l’être, de la nature, de la chose sur l’être parlant et agissant, qui s’en arrache pour la révéler, la nommer, qui ne se fait néant, « qui ne subsiste, en tant que présence d’une absence »[xxi], que pour qu’il y ait de l’être. L’être est. Le néant n’est pas. Et donc ne se déduit pas de l’être.[xxii] Le néant n’existe que comme néant d’être, manque d’être ou appel d’être. Chosifier le néant, ça ne veut rien dire, mais néantiser la chose, ça, oui, ça veut dire quelque chose, au propre comme au figuré.

La vie, la Nature, la Chose, du moins ce qu’on nomme ainsi, ne disent pas « je suis la Vie », « je suis la Nature », « je suis la Chose ». C’est, depuis la vie, un vivant qui s’en arrache, et par ce mouvement indéductible - non « compris » ni « prévu » dans la Nature - les nomme, les réfléchit, les trans-forme, et les désigne comme toujours-déjà perdues dans la demande, adressée à un autre et impossible à satisfaire, de lui en assurer la jouissance. On devine aisément la postérité lacanienne du schème. Contentons-nous ici d’indiquer la « dialectique de la reconnaissance » qu’implique l’asymétrie fondamentale d’un tel désir.

Ce « désir anthropogène » ne peut s’agencer et s’avérer que selon la distribution en miroir, au départ inégale et plurielle, de désirs serfs et de désirs maîtres. Un tel désir, s’il est médiatement expérience de la liberté, est immédiatement expérience de la servitude. Un tel désir s’avère dans le travail forcé - instinct de consommation, de jouissance refoulés, sublimés ou différés, assurant par-là le passage de l’angoisse contemplative à la transformation active du donné - qu’accomplit un esclave, se faisant reconnaître comme tel, au service d’un maître qu’il reconnaît et célèbre au départ comme tel, souveraineté oisive, parce que ce dernier re-présente pour lui la possibilité redoutée de lui infliger la mort.

C’est à travers cette refonte anthropologique/finitiste du schème hégélien que Kojève corrige Heidegger par Marx aussi bien que l’inverse. D’un côté, l’instance mortelle n’apparaît plus comme une possibilité propre du Dasein et de sa solitaire déréliction. Elle est originairement cernée par le socius de l’aliénation, le conflit, la rivalité mimétique, et la valeur-travail que ces derniers mobilisent dans une lutte sociale pour la reconnaissance.[xxiii] De l’autre, l’analyse de la valeur-travail, ainsi que des rapports de force et d’aliénation qu’elle implique, n’apparaît plus sous le seul angle du socius, mais réclame d’être rattachée à l’analytique existentiale de l’exposition anthropogène à la mort.

Maurice Blanchot transpose le tout dans la figure de l’écrivain. La littérature, c’est bien une action, un travail de néantisation dans l’être, elle n’accomplit chez l’écrivain une modalité d’effectuation de son être-au-monde libre et responsable que dans la stricte mesure où il consent à ce servage de creuser la matière du langage pour en traduire l’essence négative, annulation-conservation-dépassement de la vie absentée. La tentation de la négativité pure est une impasse, un leurre. Elle renvoie à la souveraineté oisive du maître. L’exposition gratuite, « de pur prestige », à la mort ne suffit pas si elle engage le littérateur-souverain à simplement contester la positivité de la vie et n’en rien pouvoir faire, si elle ne l’engage pas dans un travail ingrat, négativité active à la fois révélatrice et transformatrice du donné anhistorique du Bios. Le maître, en fin de compte, reste rivé au « maintenant nivelé » : homogène aux choses, prisonnier de sa négativité pure, redoutable certes, mais déliée du monde, désinscrite, incompétente parce qu’incapable d’actualiser dans un monde son désir initial d’être reconnu comme « autre chose que la chose désirée ». Sinon par la terreur, qui n’actualise rien, ne produit rien et ne révèle rien, hormis l’impuissance du règne des maîtres à se maintenir autrement que dans et par elle.

C’est la littérature de pure imagination ou de pure action, aux « perspectives étranglées ». Maître de l’imaginaire, cet écrivain-homme est en vérité une des figures de l’esclave enchaîné :

« pour autant qu’il se donne immédiatement la liberté qu’il n’a pas, il néglige les conditions de son affranchissement, […] ce qui doit être fait pour que l’idée abstraite de liberté se réalise. […] C’est pourquoi il n’est pas dans le monde, car il est le monde, saisi et réalisé dans son ensemble par la négation globale de toutes les réalités particulières qui s’y trouvent, par leur mise hors-jeu, leur absence, par la réalisation de cette absence elle-même, avec laquelle commence la création littéraire, qui se donne l’illusion, lorsqu’elle revient sur chaque chose et sur chaque être, de les créer, parce que maintenant elle les voit et les nomme à partir du tout, à partir de l’absence de tout, c’est-à-dire de rien ».[xxiv] (p.28)

 

Quant au règne des maîtres, de leur terreur, manifestation ultime de cette négativité abstraite et pure qui, ne trouant rien ou dans rien, troue tout ou dans tout :

« […] La terreur qu’ils incarnent ne vient pas de la mort qu’ils donnent, mais de la mort qu’ils se donnent. Ils en portent les traits, ils pensent et décident avec la mort sur les épaules, et c’est pourquoi leur pensée est froide, implacable, elle a la liberté d’une tête coupée. Les Terroristes sont ceux qui, voulant la liberté absolue, savent qu’ils veulent par là même leur mort, qu’ils ont conscience de cette liberté qu’ils affirment comme de leur mort qu’ils réalisent, et qui, par conséquent, dès leur vivant, agissent, non pas comme des hommes vivants au milieu d’hommes vivants, mais comme des êtres privés d’être, des pensées universelles, de pures abstractions jugeant et décidant, par-delà l’histoire, au nom de l’histoire tout entière. L’événement même de la mort n’a plus d’importance. Dans la terreur, les individus meurent et c’est insignifiant. C’est, dit Hegel dans une phrase célèbre, la mort la plus froide, la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou boire une gorgée d’eau. […] La mort n’est que le point vide de cette liberté, la manifestation de ce fait qu’une liberté est encore abstraite, idéale (littéraire), indigence et platitude ».[xxv] (p.33)

 

Car en effet, ce n’est pas la mort qui est désirée, ni dans l’approche heideggerienne, jugée solipsiste par Kojève, ni dans le schéma « optique » ou « spéculaire » de la lutte anthropogène pour la reconnaissance, contrairement à ce que suggèrent tant de lectures figées, frileuses ou paresseuses de l’une et de l’autre. C’est l’article même de Blanchot qui nous l’enseigne, par sa précision dissimulée sous sa plasticité, par sa clairvoyance qui est le refus des dichotomies confortables, et chez qui l’usage de l’oxymore est avant tout et essentiellement une pratique rigoureuse de la pensée, qu’il conviendrait parfois de ne pas caricaturer par mimétisme en l’évidant de son contenu, renvoyée à une vaine rhétorique désancrée du réel (à l’instar d’un certain « lacanisme » topologique, qui curieusement nous rappelle un des pôles revers de la « réduction » énoncée plus haut : de l’essence au sens, et sa conjuration phobique de la « Chose » pourtant invoquée jusqu’à plus soif).

Nous parlions de cette vie qui s’absente d’elle-même, prend congé d’elle-même - dans la perspective transcendantale d’une anthropologie comme Système fini du Savoir, et non selon l’antinomique imagination de ce qu’elle serait, telle qu’en elle-même, envisagée indépendamment de la réceptivité d’un « point de vue », autrement dit en l’absence de tout point de vue. Pourquoi cette attention à la mortalité ? Une épistémologie finitiste comme circonscription du champ du savoir, de l’action et de l’expérience, se doit-elle de prendre en compte cette dimension ? Ne pourrait-elle s’en passer, à la manière d’un Sartre désolidarisant l’approche du négatif de cet horizon, lui-même considéré comme un impossible point de vue ?

Très simplement : non. Pour l’approche kojévienne que nous traitons ici, impliquant la correction précitée du Sein zum Tode, non seulement l’idée que la conscience-de-soi puisse se constituer en s’exonérant de l’aliénation sociogène apparaît elle-même comme un pur non-sens, mais encore la finitude comme réceptivité et la finitude comme mortalité ne constituent qu’un seul et même phénomène unitaire, l’unique manifestation de cette finitude originaire envisagée « didactiquement » selon ces deux angles artificiellement séparés. Il faut y insister : si on ne saisit pas l’unité fondamentale de cette approche, on ne saisit pleinement le sens et l’enjeu, ni de son épistémologie du savoir/discours, ni de sa phénoménologie existentielle du désir anthropogène et de la lutte pour la reconnaissance.

Nous efforçant de garder à l’esprit cette unité, revenons à la question de la perspective mortelle. C’est donc l’exposition au « ne pas » ou « ne plus » que représente la mort, la possibilité paradoxale d’inscrire au cœur du vivant - positivité sans nom - ce moment impossible à vivre par définition, toujours à-venir, qui autorise que ce vivant au milieu du vivant se révèle, s’avère comme vivant qui ne cesse de différer sa mort. C’est cette exposition qui lui permet de proclamer qu’il n’est pas seulement ce vivant qui meurt, au sein de l’indifférenciation cyclique du vivant se perpétuant. Ainsi, dans la dialectique de la reconnaissance, l’exposition ou provocation « gratuite » à l’instance de la mortalité ne représente nullement une incitation à mourir, mais bien un moment plastique de l’auto-affirmation de ce vivant. Les désirs anthropogènes, désirs du désir pris comme tel dans sa structure de désir (un « vide avide »[xxvi]) s’exposent à la possibilité de mourir pour éprouver leur résistance résiduelle et mutuelle (partageable asymétriquement - on a vu pourquoi - dans la récognition spéculaire) précisément à cette possibilité. S’ouvrant par provocation au « mourir », il s’agit, fondamentalement, d’avérer aux yeux de l’autre, pour s’y reconnaître en étant reconnu par lui, le refus de mourir, le refus d’être réduit au pur donné objectif d’un vivant qui simplement meurt, rejoint sans protestation l’indifférente perpétuation du cycle vie/mort/vie. En somme, l’homme est cet animal qui se découvre mortel, et pour cette raison même, refuse de mourir. Un vivant qui (s’op)-pose (à) lui-même la question du vivant, « l’étant pour qui il y va de son être même ». 

Il est donc trop aisé, dès lors, de congédier, en un geste irénique et beau, l’analyse de l’être-devant-la-mort, d’en simplement dénoncer le caractère « morbide », et de prétendre célébrer son antidote par le recours dogmatique à la maxime vitaliste, au demeurant superbe, d’un Spinoza, qui ne dit pas forcément ce qu’on veut par-là lui faire dire, et pas forcément le contraire, partant, que ce que l’on voudrait que dise l’analyse mal comprise de l’être-devant-la-mort. Car c’est bien un homme qui parle réflexivement de la vie et affirme :

« L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire le bien directement, c’est-à-dire qu’il désire vivre, conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent, il ne pense à rien moins que la mort, mais sa sagesse est méditation de la vie ».[xxvii]

 

Butant sur sa finitude, l’être humain rencontre un désir qui n’est donc pas tant désir ou crainte de mourir, que de vivre : car cette angoisse de mortalité le « décramponne » d’une angoisse bien plus paralysante, la terreur de ne pouvoir s’arracher aux choses, dans leur caractère nivelant et envahissant, lequel s’apparenterait à la crainte d’un engloutissement, d’une « réclusion dans la mère ».

Décramponné de cette fusion menaçante - ce refus, fait de terreur, d’intégrer et de surmonter la perte de son homogénéité avec mère-nature (du moins le « souvenir après-coup » de cette perte, crise immémoriale, chu d’un désastre obscur, « archi-traumatisme d’une archi-catastrophe dont nul ne songe à fixer la date et le lieu », selon l’expression de Nicolas Abraham), le devenant-homme, exposé, par la pré-maturation de cet arrachement forcé, au temps « disjoint » de son inadéquation à la nature, et ne pouvant, au fond, se satisfaire ni de la présence seule, ni de l’absence seule, se pro-jette dans l’incertitude de l’avenir, par le travail fébrile de sa main nue, vide et avide, devenue crampon-outil configurateur de mondes transitionnels.[xxviii]

Le Bios, Nature en tant que Chose, Chose en tant que Nature, sont pour le désir, et le langage que génère ce désir pour les désigner, sa trace, la présence de l’absence de leur réalité en lui. La Chose est pour le Logos son Oublié inoubliable, pour reprendre l’expression de Jean-François Lyotard (dans Heidegger et les « juifs »).

C’est pourquoi Kojève ne définit pas seulement le concept comme « meurtre de la chose », formule dont Blanchot salue la puissance redoutable (« le chien court et aboie, mais le concept de "chien" ne court pas et n’aboie pas »), il le définit plus volontiers comme son Aufhebung, à la fois sa suppression, sa conservation, et son dépassement (ou sublimation). Et plus précisément encore, il tend à comprendre cette Aufhebung, finitude oblige, en un sens rencontrant davantage le terme freudien de Verneinung, terme proposé plus tard par Jean Hyppolite à Lacan pour traduire la portée de cette Aufhebung, accentuant le « passif » de la réceptivité au travail : une dé-négation, le refoulement actif, souvenir agi - et agissant, de cette chose niée.

 

Toute vérité, ce que Kojève nomme la « vérité » dans ce Système para-hégélien du Savoir, est, nous l’annoncions d’emblée, une erreur corrigée par elle-même :

« Car la vérité est plus qu’une réalité : c’est une réalité révélée ; c’est la réalité plus la révélation de la réalité par le discours. Il y a donc au sein de la vérité une différence entre le réel et le discours qui révèle. Mais une différence s’actualise sous forme d’une opposition, et un discours opposé au réel est précisément une erreur. Or une différence qui ne serait jamais actualisée ne serait pas réellement une différence. Il n’y a donc réellement une vérité que là où il y a eu une erreur.

Mais l’erreur n’existe réellement que sous forme du discours humain. Si donc l’homme est seul à pouvoir se tromper réellement et vivre dans l’erreur, il est aussi seul à pouvoir incarner la vérité. Si l’Etre dans sa totalité n’est pas seulement Etre pur et simple, mais Vérité, Concept, Idée ou Esprit, c’est uniquement parce qu’il implique dans son existence réelle une réalité humaine ou parlante, capable de se tromper et de corriger ses erreurs.

Sans l’homme, l’Etre serait muet : il serait (Dasein), mais il ne serait pas vrai (das Wahre). »[xxix]

Développement très « wittgensteinien » de la part de Kojève. C’est une erreur que de se (op)poser devant le réel par la parole pour le désigner en tant que réel. Si on peut se contenter de vivre le réel, on n’a pas besoin de le dire. « Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas » (Lao-Tseu). Dès son essai sur l’Athéisme de 1931[xxx], fruit de sa formation à Heidelberg, Kojève ménageait déjà, pourtant, la possibilité d’une anthropologie « double », non-dialectisable (en simplifiant : le Logos occidental, le Silence oriental), conduisant à deux formes de sagesse : la sagesse discursive, la sagesse non-discursive. Dans l’Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, se penchant sur le poème de Parménide, Kojève réitère l’affirmation de la pertinence de cette co-existence. C’est ainsi qu’au final il convient, pour Kojève, d’accorder à Parménide le crédit de la cohérence : ayant explicitement posé la question méta-discursive, ou transcendantale, de l’être de ce qui est comme l’hypothèse discursive de la philosophie, la réponse qu’il fait entendre est de délaisser, précisément, la voie discursive qu’emprunte le philosophe, homme « mortel » du logos, pour la voie du sage, dépositaire de la Vérité divine révélée dans le Silence.

Deux modes de satisfaction et de suppression du désir anthropogène nous sont ainsi proposés : paganisme et pragmatisme de la méditation non discursive d’un côté, religion du Livre et odyssée du Verbe de l’autre, comme les deux faces réversibles d’une même exigence : le Sophos vise au rassemblement de soi dans l’absence de tension, le statisme du non-désir, pour endiguer l’acouphénie, l’écholalie affolantes suscitées par la séparation du sujet et de l’objet. Frustrer le manque du désir et l’arbitraire de la parole médiate pour apprivoiser le silence. Cela ne se fait de toute façon pas sans traverser le désert de l’attente, du désir, du non-être. Le philo-sophos se vit sous le règne du vertige du dédoublement mimétique, de l’aliénation du désir, de la dialectique temporelle de la reconnaissance. Il frustre le désir de la fusion et la « nécessité » du silence immédiat, pour apprivoiser ce même silence; il ne peut se rassembler comme substance-sujet qu’en s’abandonnant à l’hémorragie de la parole vide et avide. Parce qu’il est impossible de viser la chose sans s’y arracher. Soit encore regarder la perspective de la mort en face et tenir fermement le vide du non-être. Bref camper dans l’incipit du verbe et refuser de se déployer, de se déplier en lui, vers l’instrumentalité appropriative du langage-outil. Voilà donc comment, du côté même du Logos, le silence vient à s’inscrire paradoxalement au cœur de la verbalité :

« Qu’on ne dise pas qu’en préconisant dans son Poème le silence (final ou "définitif ") Parménide "se contre-dit" du fait qu’il [en] parle. Car si l’on ne se contre-dit pas en parlant pour ne rien dire, on est encore moins en contra-diction avec ce que l’on dit si l’on parle [uniquement] pour dire qu’il ne faut pas ou que l’on ne doit pas parler. De toute évidence, on ne se contre-dit pas soi-même du seul fait qu’on contre-dit [tout] ce que disent les autres, en vue de les réduire au silence. Et si, après l’avoir fait, on n’a plus rien à dire du tout, parce qu’on ne peut ou ne veut pas parler soi-même, qu’y a-t-il là de "contradictoire dans les termes", ou " d’incohérent " ?

Ce serait, sans nul doute, " incohérent " et " contradictoire " de dire qu’il est impossible de parler. Mais Parménide ne le dit pas. Il dit seulement que dès qu’on parle, on finit tôt ou tard par contre-dire tout ce que l’on dit, de sorte que le discours, pris en tant que tel ou dans sa totalité, c’est-à-dire en tant qu’ensemble de tous les discours quels qu’ils soient (à condition que chacun d’eux ait un sens), équivaut au silence parce qu’il s’y réduit lui-même, en se contre-disant et donc en s’annulant (discursivement) en tant que Discours proprement dit. »[xxxi]

 

Telles seraient les deux faces, internes et externes, de la « boucle temporelle » discursive, semblant devoir se chevaucher, se superposer et se mélanger perpétuellement : un silence qui murmure, une parole qui piétine. Kojève nous livre ainsi les clés de sa propre dualité, de sa propre odyssée auto-biographique de Sage « hégélo-bouddhiste » ou « hégélo-taoiste » :

« Sans doute cette Vérité, ce Savoir, cette Sagesse ne sont pas discursifs. Mais si l’on n'est pas un Intellectuel, ou, en d’autres termes, si l’on ne réduit pas la Satisfaction qu’on recherche à celle que procure le seul " succès " discursif, c’est à dire la reconnaissance par les autres de la " valeur " de ce qu’on leur dit, la Sagesse silencieuse n’a rien de décevant. Car si l’on est un Sage, on tire toute sa satisfaction du seul fait d’avoir la certitude subjective inébranlable de l’être effectivement d’une manière définitive. Or, l’expérience montre qu’on peut avoir une telle certitude sans en parler à qui que ce soit, y compris à soi-même. D’ailleurs, si l’on veut vraiment savoir ce qu’est la Sagesse, le meilleur moyen est peut-être celui qui consiste à la pratiquer, en étant effectivement un Sage. Et rien ne dit qu’on ne peut pas être un Sage tout en se taisant, voire en se bornant à dire que la Sagesse est Silence (ou, ce qui revient au même, que le Concept est l’Eternité).

Sans doute, dans ce cas, la recherche amoureuse de la Sagesse n’a plus rien à voir avec la Philosophie, qui est, par définition, discursive, en ce sens qu’elle ne parle non pas pour ne rien dire, ni même pour se taire après avoir parlé, mais uniquement en vue de pouvoir dire tôt ou tard quelque part tout ce qui pourra et devra être partout et toujours re-dit. » [xxxii]

 

Nous retrouvons alors l’importance accordée conjointement par Kojève et Blanchot à la notion de Livre, archi-modèle mallarméen de la Vie saisie au-dessus de ce qu’elle est immédiatement, vie ayant pris congé d’elle-même pour se révéler. Le Livre est une erreur par elle-même corrigée. Le Livre est un tombeau, un placard hanté par le spectre de la Chose. « Tout, au monde, écrit Mallarmé, aboutit à un livre ». [xxxiii]

Parmi plusieurs occurrences consacrées à la « dialectique de l’œuvre » par Kojève, en voici une d’une tonalité étrangement blanchotienne :

« La Fin de l’Histoire est la Mort de l’Homme proprement dit. Après cette mort, il reste[…] un Esprit qui existe-empiriquement, mais sous la forme d’une réalité inorganique, non-vivante : en tant qu’un Livre qui, n’étant même pas vie animale, n’a plus rien à voir avec le Temps. Le rapport entre le Sage et son Livre est donc rigoureusement analogue à celui de l’Homme et de sa mort. Ma mort est bien mienne, ce n’est pas la mort d’un autre. Mais elle est mienne seulement dans l’avenir ; car on peut dire : "je vais mourir", mais non "je suis mort". De même pour le Livre. C'est mon œuvre, et non pas celle d'un autre; et il y est question de moi et non d'autre chose. Mais je ne suis dans le Livre, je ne suis ce Livre que tant que je l'écris ou le publie, c'est-à-dire tant qu'il est encore un avenir (ou un projet). Le Livre, une fois paru, se détache de moi. Il cesse d'être moi, tout comme mon corps cesse d'être moi après ma mort. La mort est tout aussi impersonnelle et éternelle, c'est-à-dire inhumaine, qu'est impersonnel, éternel et inhumain l'Esprit pleinement réalisé dans et par le Livre ».[xxxiv]

 

Si le Livre hégélien, en l’occurrence La phénoménologie de l’Esprit, du moins telle que Kojève la décrypte (« résumé compréhensif » du processus par lequel l’Homme-Désir-Discours se révèle progressivement à lui-même comme temporalité absolue), accomplit selon lui le règne de l’Esprit, c’est parce qu’il est Écriture, manifestation « inorganique » de la Vie saisie au dessus d’elle-même, et l’élevant de ce fait (Aufhebung/Verneinung) au rang de Concept. La vérité est « livre » parce qu’elle ne sort jamais de la temporalité du langage, et qu’elle est condamnée à célébrer son inactualité scripturaire. Le Livre est le Geist en tant qu’Homme mort[xxxv], « mort différée »[xxxvi], errant infiniment dans le sens de sa mort.[xxxvii]

Nous retrouvons bien ici le thème derridien de la « Clôture de la représentation » : il n’y a pas de métaphysique spéculative du Hors-Livre. c’est dans et par le Concept que se marque ce qui l’excède, tout comme c’est dans et par ce qui l’excède que le Concept s’institue : tel est le message du « dualisme temporel » de Kojève. Hors-discours, le réel n’est pas compris. Décrit, certes, à titre de modèle abstrait dans le silence articulé de l’algorithme, mais non conceptualisé.[xxxviii] L’homme apparaît ainsi comme l’excédant lui-même, un « centre-décentré » fruit de cette « révolution copernicienne » kantienne poussée dans ses ultimes conséquences, en un Système du Savoir résolument fini. Ce qui excède l’humain, l’inhumain dans l’homme, c’est précisément ce dont l’humanité, l’humain dans l’homme, rend compte.

L’anthropo-centrisme critique est souvent bien mal compris, et investi d’arrogance naïve. Il est bien plutôt cette clause minimale d’humilité, en regard de l’archaïque postulat théiste du holisme moniste que nous évoquions au début, toujours revenant, toujours oublieux de l’oublié, de la secondarité originaire du sens, de l’indéductibilité de son « après-coup », toujours refluant vers l’illusion antinomique, fût-elle posée en néo-paradigme, selon laquelle l’Esprit n’est rien d’autre que la Nature qui se pense elle-même, s’auto-différenciant. Jean-François Lyotard, dans l’Inhumain, entend rappeler, contre tout anthropocentrisme, qu’il y a de l’inhumain, de l’inarticulé dans l’homme, dont l’homme n’est que la trace.[xxxix] Le trou dans l’être, la dialectique temporelle entre l’Être et le Néant, sous leur forme kojévienne ou sartrienne, et en dépit de leurs appréhensions divergentes du phénomène de la « clôture », disent-ils seulement autre chose ? Sartre y insistait : « la notion d’homme ne se referme jamais sur elle-même ».[xl]

 

Resserrons les boulons une dernière fois, et repeatons, à l’adresse, dirait Michaux, des muets qui, gardés par des sourds, attendent un signe.

L’Histoire, c’est le temps « intra-temporel » que prend l’homme-désir-discours pour se rendre adéquat à lui-même en tant qu’inadéquat aux choses. La fin de ce telos à l’œuvre ouvre l’espace désœuvré, toujours à venir, d’une communauté comme fiction narrative, simulacre, règne dénaturalisé de la Chose ou Vie absentée - son oublié inoubliable - dont la présence à soi inchoative, sans oubli, ni ne se nomme/désire ni n’est nommée/désirée par quiconque. L’actualisation de ce règne est la constitution d’un monde humain qui n’est ni l’état de nature retrouvé ni le royaume de dieu réalisé sur terre, mais le re-souvenir agi et agissant de l’écart originaire entre le désir/discours et le donné de cette nature.

La fin de l’Histoire, avènement de ce Livre-Monde, est toujours-déjà promise dès son début, et par-là même sans cesse ajournée, sans cesse à réécrire par les générations à venir. Leur tâche infinie sera de se reconnaître comme la communauté des désirs désirés par la langue destinée à l’instituer.

 

Le lecteur blanchot-phile me pardonnera-t-il d’avoir constamment invoqué ce texte, la littérature et le droit à la mort, en parlant, apparemment, d’autre chose ? J’avais prévenu : la rencontre était à ce prix. Tout qui a cheminé dans le questionnement déroulé dans ce manifeste de 1947, aussi bien que dans Le Livre à venir ou L’Espace littéraire, retrouvera, sous la plume de Blanchot, l’exploration tenace des différents paradoxes envisagés ici, et noués autour du paradoxe plus fondamental de l’accès à la mort comme « impossibilité de mourir » ou « expérience qui arrête la mort ».

Laissons donc, à titre de « résumé compréhensif », la parole à Maurice Blanchot :

« […] [La littérature] n’est pas la nuit, elle en est la hantise ; non pas la nuit, mais la conscience de la nuit qui sans relâche veille pour se surprendre et à cause de cela sans répit se dissipe. Elle n’est pas le jour, elle est le côté du jour que celui-ci a rejeté pour devenir lumière. Et elle n’est pas non plus la mort, car en elle se montre l’existence sans l’être, l’existence qui demeure sous l’existence, comme une affirmation inexorable, sans commencement et sans terme, la mort comme impossibilité de mourir » (p.42)

« […] Elle sait qu’elle est ce mouvement par lequel sans cesse ce qui disparaît apparaît. Quand elle nomme, ce qu’elle désigne est supprimé ; mais ce qui est supprimé est maintenu, et la chose a trouvé (dans l’être qu’est le mot) plutôt un refuge qu’une menace. » (p.43)

« […] Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau, et ce vide du tombeau est ce qui fait la vérité du langage, mais en même temps le vide est réalité et la mort se fait être. Il y a de l’être – c’est-à-dire une vérité logique et exprimable – et il y a un monde, parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l’existence. C’est en cela qu’on peut dire qu’il y a de l’être parce qu’il y a du néant : la mort est la possibilité de l’homme, elle est sa chance, c’est par elle que nous reste l’avenir d’un monde achevé ; la mort est le plus grand espoir des hommes. C’est pourquoi l’existence est leur seule véritable angoisse, comme l’a bien montré Emmanuel Lévinas [De l’existence à l’existant] ; l’existence leur fait peur, non à cause de la mort qui pourrait y mettre un terme, mais parce qu’elle exclut la mort, parce qu’en dessous de la mort elle est encore là, présence au fond de l’absence, jour inexorable sur lequel se lèvent et se couchent tous les jours. Et mourir, sans doute, est-ce notre souci. Mais pourquoi ? C’est que nous qui mourons nous quittons justement et le monde et la mort. Tel est le paradoxe de l’heure dernière. La mort travaille avec nous dans le monde ; pouvoir qui humanise la nature, qui élève l’existence à l’être, elle est en nous comme notre part la plus humaine ; elle n’est mort que dans le monde, l’homme ne la connaît que parce qu’il est homme, et il n’est homme que parce qu’il est la mort en devenir. Mais mourir, c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ; c’est donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse aussi d’être mortel, je ne suis plus capable de mourir. » (p.52)

«[…] La mort aboutit à l’être : telle est la déchirure de l’homme, l’origine de son sort malheureux, car par l’homme la mort vient à l’être et par l’homme le sens repose sur le néant ; nous ne comprenons qu’en nous privant d’exister, en rendant la mort possible, en infectant ce que nous comprenons du néant de la mort, de sorte que, si nous sortons de l’être, nous tombons hors de la possibilité de la mort, et l’issue devient la disparition de toute issue. » (p.61)

 

 


[i] M. Blanchot, « La Littérature et le droit à la mort », 1947, dans De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, « Folio essais », p.11 à 61.

[ii] A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, leçons sur la phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’EPHE, réunies et publiées par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 1947, 1e édition, 2e édition augmentée en 1962 (rééd. dans la coll. « Tel »).

[iii] « […] je voudrais toutefois, pour certaines raisons, mentionner le nom de Heidegger. D’une part, c’est Heidegger qui m’a, en fait, introduit dans le Système du Savoir Hégélien, auquel je n’aurais pu accéder sans lui. Je lui dois donc beaucoup. Mais m’ayant permis d’avancer dans le Système du Savoir, il s’est lui-même arrêté en cours de route (son Sein und Zeit semblant devoir rester « définitivement » inachevé). J’ai donc dû me détacher de lui pour ne pas revenir en arrière par rapport à moi-même. Or, j’ai compris entre-temps qu’un ouvrage intitulé (à juste titre) Sein und Zeit n’est effectivement pas une introduction au Système du Savoir. C’est pourquoi j’essaye de lui substituer dans ce livre une introduction intitulée Begriff und Zeit. Ce titre suffit pour montrer que je n’ai pas l’intention de suivre Heidegger dans son recul jusqu’aux pré-socratiques. Je reconnais cependant que de tous les reculs par rapport à Hegel, celui de Heidegger est le plus " radical " ou le plus " conséquent " (du point de vue de l’ " intelligence "). Un " retour à Parménide " est, sans nul doute, plus attrayant que le " retour à Kant " des Néo-kantiens ou que celui à " Aristote " des néo-thomistes, et même que le récent " retour à Platon " (Plotin ?) inauguré par Husserl. A vrai dire, Heidegger ne peut guère s’arrêter à Parménide car la nécessité de (re-)passer à Platon est alors trop " évidente ". De même, s’il voulait " revenir " à Héraclite, il devrait tôt ou tard (re-)trouver Aristote. La " réaction " heideggerienne, si elle est vraiment " radicale ", l’amènera donc fatalement à " Thalès " voire au-delà : vers les auteurs anonymes " du bon vieux temps ", qui ont au moins l’avantage de n’avoir laissé aucun " fragment " philosophique, à partir duquel on serait fatalement tenté de " progresser ", d’abord vers Parménide ou vers Héraclite, mais tôt ou tard aussi, soit vers la théologie chrétienne (à travers Kant, via Platon), soit (à travers Kant, via Aristote) jusqu’à Hegel et donc, horribile dictu,  Marx.) » (Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, tome I, p.165, note 3.

[iv] Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, Vol. I, « les présocratiques », Paris, Gallimard, 1968, « Tel »,  « Introduction » (au Système du Savoir), not. p. 88, 186, 198.

[v] Par le témoignage de Simone de Beauvoir, nous savons que Sartre fut vivement impressionné par la publication, en 1939, dans la revue Mesures, du texte séminal de Kojève, placé plus tard en « en guise d’introduction » à son Introduction à la lecture de Hegel. Texte formellement hallucinant, enchevêtrant deux voix, redoublant le texte « traduit » de Hegel par un entrelacs de crochets et d’italiques au moyen desquels Kojève greffe littéralement sur la section a du chapitre IV de la PhG, consacré à la « conscience de soi », sa théorie de la négativité du « Désir anthropogène ».

[vi] Lire la remarquable « biographie intellectuelle » de Dominique Auffret, Alexandre Kojève. La philosophie, l’Etat, la fin de l’histoire, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1990 ; ainsi que la stimulante et percutante approche de Mikkel Borch-Jacobsen, Lacan. Le maître absolu, Paris, Flammarion, Coll. « Critiques », 1990. Dans notre étude, Alexandre Kojève. Un système anthropologique, Paris, P.U.F., 2005, préface d’André Tosel, coll. « philosophie d’aujourd’hui » dirigée par P.-L. Assoun, nous invoquons les défricheurs aventureux du « kojévisme » et de ses alentours : Vincent Descombes, Eric Clemens, Pierre Macherey, Georgio Agamben, Bernard Hesbois, Catherine Malabou, Laurent Bibard.  

[vii] R. Aron, mémoires, Paris, Juilliard, 1985, p. 130.

[viii] Propos recueillis par J.-J. Brochier, in Le Magazine Littéraire, « le regard froid de l’analyste », Paris, n°198, sept. 1983, p. 24-29.

[ix] R. Aron, Mémoires, op.cit, p. 1021-1022.

[x] G. Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Tome VI, p. 416.

[xi] G. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, Tel, 1973, appendice, p. 156.

[xii] Cf. Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1979.

[xiii] On se reportera à l’article pionner de Eric Clemens, « L’Histoire (comme) inachèvement », in Revue de Métaphysique et de Morale, n°2, 1971, p. 206-227. Texte salué par Jacques Derrida dans « Hors livre » (La Dissémination, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 40).

[xiv] « L’intention finale (Endabsicht) à laquelle aboutit finalement la spéculation de la raison dans l’utilisation transcendantale [au sens de transcendante par rapport à la Spatio-temporalité, ponctue Kojève] concerne […] la Liberté de la volonté, l’Immortalité de l’Ame et l’existence de Dieu. […] ces trois assertions restent, pour la raison spéculative [discursive] toujours transcendantes et n’ont absolument aucune utilisation immanente, c’est-à-dire admissible pour les Objets-chosistes de l’expérience [spatio-temporelle] et donc utile (nützliche) pour nous d’une façon quelconque (auf einige Art) […] Par conséquent, tout l’équipement de la Raison dans l’élaboration qu’on peut appeler Philosophie pure [ou Système du Savoir] n’est orienté, en fait, que vers les trois problèmes considérés. Or, ceux-ci ont de nouveau eux-mêmes leur/une intention lointaine : à savoir, ce qu’il faudrait faire SI la Volonté est libre [et] SI il y a un Dieu et un Monde futur [s’entend : post-mortel]. (Kant, CRP, III, 518, 15-33 ; 519, 28-520, I ; 520, 17-24, traduit et annoté par Kojève dans son Kant, p.29) 

[xv] A. Kojève, Kant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1973 (posthume).

[xvi] Lettre reproduite dans la revue Texture, n°6, 1970, p.63.

[xvii] J. Derrida, « Hors livre », dans La Dissémination, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 9-76.

[xviii] Le Concept, le Temps et le Discours. Introduction au Système du Savoir (1952), prés. par B. Hesbois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1990 (posthume), p.87 et sv.

[xix] Essai d’une Histoire raisonnée, op. cit., p.17.

[xx] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p.486, note.

[xxi] Id, Ibid.

[xxii] « […] étant donné [que l’homme] est la négation de la Nature, il est autre chose que le divin païen qui est la nature elle-même ; et étant donné qu’il est négation de la nature, qui, comme toute création, présuppose ce qui est nié, il est différent du dieu chrétien qui, lui, est au contraire antérieur à la nature et la crée par un acte positif de sa volonté.

Je ne dis donc pas qu’il y a simultanément deux modes d’Etre : Nature et Homme. Je dis que jusqu’à l’apparition du premier homme (qui s’est créé dans une lutte de pur prestige), l’Etre tout entier n’était que nature. A partir du moment où l’homme existe, l’Etre tout entier est Esprit, puisque l’Esprit n’est autre chose que la Nature qui implique l’homme, et du moment où le monde réel implique, en fait, l’homme, la Nature au sens étroit du mot n’est plus qu’une abstraction. […] On peut dire, comme vous le faites, que l’Esprit est le résultat de l’évolution de la Nature elle-même. Toutefois, [cette façon de penser] peut faire croire que l’apparition de l’Homme peut être déduite a priori, comme n’importe quel autre événement naturel. Or, je crois […] que si l’ensemble de l’évolution naturelle peut, en principe, être déduit a priori, l’apparition de l’Homme et de son Histoire ne peuvent être déduites qu’a posteriori, c’est-à-dire, précisément, non pas déduites, mais seulement comprises. […] C’est pourquoi je préfère parler de dualisme entre la Nature et l’Homme, mais il serait plus correct de parler d’un dualisme entre la Nature et l’Esprit, l’Esprit étant cette même nature qui implique l’Homme. Donc mon dualisme n’est pas " spatial ", mais temporel : Nature d’abord, Esprit ou Homme ensuite. Il y a dualisme parce que l’Esprit ou l’Homme ne peuvent pas être déduits à partir de la nature, la coupure étant faite par un acte de liberté créatrice, c’est-à-dire transformatrice de la Nature. » (Lettre à Tran-Duc-Thao datée du 7 octobre 1948, dans G. Jarzcyk & P.-J. labarrière, De Kojève à Hegel, Paris, Albin Michel, Coll. « Idées », 1996, p.65-66).

[xxiii] Témoin de la distance à la fois créatrice et critique de Kojève par rapport à l’analyse heideggerienne du Sein zum Tode, ce passage d’une longue et éclairante note, écrite en marge du compte rendu que Kojève rédigea en 1936 pour les Recherches philosophiques, au sujet d’un ouvrage oublié d’Alfred Delp : « Tragische Existenz. Zur philosophie Martin Heideggers » ; pour la première fois reproduite intégralement, dans une présentation de B. Hesbois, in Rue Descartes, n°7, « Logiques de l’éthique », Paris, Albin Michel, 1993, p. 29-46 :

  « […] Ce qui nous semble être grave et dangereux pour l’ontologie à venir [de Heidegger], [c’est qu’il] la modifie en supprimant - plus exactement, en atténuant - tout ce qui a trait à l’élément de la Négativité proprement dite, qui représente cependant l’élément spécifiquement humain dans l’anthropologie hégélienne (p.38). […] A l’encontre de Heidegger, Hegel affirme que ce n’est pas l’angoisse de la contemplation passive de l’approche de sa fin biologique, mais uniquement l’angoisse dans et par la lutte pour la mort, c’est-à-dire dans et par la négation active de l’être donné comme un Ce-qui-est-comme-lui-sans-être-lui (bref : d’un autre homme), d’un être qui peut ainsi le nier activement lui-même, que c’est seulement la mort révélée dans et par cette lutte négatrice qui a la valeur humaine ou - plus exactement - humanisante que lui attribue Heidegger. C’est ainsi que chez Heidegger l’autre homme n’intervient que comme un Mit-dasein ou même simplement un Mit-sein, ce qui peut être compris passivement comme un simple être-ensemble-en-tant-qu’hommes dans la nature spatiale transformée en Welt, en monde-univers humain, social, historique, par la seule co-présence de plusieurs Befindlichkeiten. Chez Hegel, par contre, l’autre-homme et l’être-ensemble-en-tant-qu’hommes ne se constituent que dans et par l’interaction négatrice de la lutte pour le annerkennen (p. 39).

[…] Au fond, le Dasein pourrait se constituer en restant dans l’isolement sans entrer en contact avec l’autre-homme : car si on comprend comment et pourquoi l’angoisse heideggerienne de la mort individualise le Dasein, on ne voit pas comment et pourquoi elle pourrait et devrait le socialiser et l’historiser réellement. Or, c’est là sans aucun doute une insuffisance, même dans la description phénoménologique : l’ « essence » homme est déterminée par le Social et par l’Historique non moins que par l’Individuel » (p. 40).

[xxiv] « La Littérature et le droit à la mort », op. cit., p.28.

[xxv] Id, ibid, p. 33.

[xxvi] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit, p. 167.

[xxvii] B. Spinoza, Ethique, 4ème partie, prop. 67, trad. R. Caillois, Paris, Gallimard, « Folio essais ».

[xxviii] « […] Mais on sait que l'instinct, si malmené soit-il, réclame son droit. Aussi la main de notre ancêtre, sa main vide, sa main avide, saisissait-elle tout, pierres, lianes, ossements - les saisissait, les rejetait, les reprenait, les triturait, jusqu'à tant et si bien que tous ces substituts de la mère guenon fussent devenus des outils idoines et intelligents, prestes à fabriquer toutes sortes de mères: mère-nourriture, mère-chaleur, mère-protection. Et toute la mère-civilisation n'est-elle pas faite de cette "réalité" de manque, transformée en illusion de cramponnement ? ». N. Abraham, « L’enfant majuscule et l’unité duelle », suivi de « Pour introduire l’"instinct filial" (présentation d’Imre Herman) », dans N. Abraham & M. Torök, L’écorce et le noyau, Paris, Champs/Flammarion, 1987 (mars 1972), p. 325-383. Nous consacrons un chapitre, dans notre étude déjà citée, au lien sémantique fort reliant selon nous la théorie kojévienne du désir anthropogène, dialectique M/E comprise, à cette reprise hardie, dans les termes d’une poétique anthropologico-structurale, de la « scène primitive » freudienne.

[xxix] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 363-364., Cf. aussi note de la p. 376 : « L’homme est l’acte de détacher le concept de l’être. Il le fait par la négativité-négatrice. […] C’est ici qu’intervient l’avenir (le pro-jet). Ce détachement équivaut à une inadéquation (sens profond de errare humanum est). […] Pour l’Homme, l’adéquation de l’Etre et du Concept est donc un processus (Bewegung) et la vérité (Wahrheit) est un résultat ».

[xxx] L’Athéisme (inédit de 1931), Trad. N. Ivanoff, présentation et révision par Laurent Bibard, Paris, Gallimard, « tel », 1998.

[xxxi] Essai d’une Histoire raisonnée…, op. cit, p.229-230.

[xxxii] Essai d’une Histoire raisonnée…, op. cit., p.232.

[xxxiii] S. Mallarmé, « Le Livre, instrument spirituel », dans Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1945, p. 378.

[xxxiv] Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p.388, note.

[xxxv] Id., Ibid., p. 388, Cf. aussi p. 391.

[xxxvi] Id., Ibid., p. 548.

[xxxvii] « Que la philosophie soit morte hier, […] ou qu’elle ait toujours vécu de se savoir moribonde, […] elle devrait encore errer dans le sens de sa mort » (J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Lévinas », dans l’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 117.

[xxxviii] « Je ne vois aucun inconvénient à dire que le monde naturel se dérobe à la compréhension conceptuelle. En effet, ceci signifierait seulement que l’existence de la Nature se révèle par l’algorithme mathématique par exemple, et non par des concepts, c’est-à-dire par des mots ayant un sens. Or, la physique moderne aboutit à ce résultat : on ne peut pas parler de la réalité physique sans contradictions ; dès qu’on passe de l’algorithme à la description verbale, on se contredit (corpuscules-ondes, par exemple).

Il n’y aurait donc pas de discours révélant la réalité physique ou naturelle. Celle ci (comme le pressentait déjà Galilée) ne se révèlerait à l’homme que par le silence articulé de l’algorithme. On ne comprend conceptuellement ou dialectiquement (on ne peut parler de) la matière physique que dans la mesure où elle est la « matière première » d’un produit du travail humain. Or la « matière première » elle-même n’est ni molécule ni électrons, etc., mais bois, pierre, etc. Et ce sont là des choses, sinon vivantes, elles-mêmes, du moins existant à l’échelle de la Vie (et de l’Homme en tant qu’être vivant). Or il semble bien que l’algorithme étant non-temporel, ne révèle pas la Vie [telle qu’en elle-même]. Mais la dialectique ne le fait pas non plus [ne la révèle pas « telle qu’en elle-même », mais historicisée »] » (ILH, op. cit., p. 378-379, voir aussi la note de la p. 454-455). Kojève développe, en conséquence, une Énergologie dense et complexe, consultable dans les deux inédits posthumes : Le Concept, le Temps et le Discours. Introduction au Système du savoir (1952, op. cit.) et L’idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne (inédit 1932), présentation par Dominique Auffret, Paris, Biblio essais, 1990.

[xxxix] J.-F. Lyotard, L’Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988.

[xl] J.-P. Sartre, « L’anthropologie », dans Situations, IX; texte repris dans Situations philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 284 & 285.