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lundi 23 juillet 2012

Somewhere (Sofia Coppola, 2010)



C'est le premier de S. Coppola que je trouve vraiment réussi, pour ma part. Il y a quelque chose de très fort qui passe, là, dans la ténuité, et qui est maintenu de bout en bout. De l'ordre du souvenir que quelque chose a été oublié, on s'y souvient d'un oubli, de quelque chose, quelque part, qui n'a jamais eu lieu ou son lieu.
ça va bcp plus loin que "lost in translation", qui a mon sens était assez raté. Un des problèmes du film, parmi d'autres, c'était Murray, justement, qui se sentait obligé de compenser l'absence d'être-au-monde par une composition de clown triste, charmeur gauche, désarmant de pudeur, etc: tout ça était bien trop lourd d'intériorité signifiée, d'empathie suscitée, justement, et on restait dans le schéma du touriste promenant sa mélancolie touchante dans un pays étranger dont il est déconnecté. Le pas au delà, suite logique, plus radicale, que Somewhere franchit sans fléchir, c'est: avoir disparu sur place, d'emblée, n'avoir jamais été, être déconnecté de soi-même, à l'intérieur, de l'intérieur.

Certains critiques ont déploré l'absence de charisme de Stephen Dorff. C'est passer complètement à côté du film, car c'est justement ça qui lui donne toute son essence. C'est ça qui est réussi, et vraiment drôle, cette fois, tout en étant glaçant. C'était le choix parfait: le prototype de l'acteur de cinéma hollywoodien, inexistant, impersonnel, sans qualités, un homme-enfant inachevé, comme un morceau de cire à moitié fondue, une enveloppe congelée ou pétrifiée comme cette pâte à modeler, ce masque informe dont on recouvre son visage (plan fabuleux). Et quand Dorff dit, vers la fin, au téléphone, à une de ses nombreuses maitresses (qui s'en tape, et le congédie par cette formule cruelle qu'on imagine servie en gimmick aux stars qui dépriment: "pourquoi ne fais-tu pas du bénévolat?"), assis dans sa chambre, pleurant: "je suis rien, moins que rien", on y croit, et c'est bouleversant.
On dit alors que c'est un moment "téléphoné": peut-être, mais ce moment téléphoné est un moment vrai.
On dit encore: Murray savait, lui, qu'il n'était rien, il n'avait pas besoin de signifier cette tautologie, cette évidence était d'ailleurs rachetée par l'élégance de la pudeur, cette politesse du désespoir, etc. Justement, Dorff (ou son perso) ne le sait pas, il n'est pas lézardé comme Murray, alourdi de la conscience de cette lézarde, il est en deçà de toute réflexivité possible (la scène marrante de la séance de presse, où on lui pose notamment la question du "post-moderne"). C'est un homme sans esprit, pour qui toutes les répliques sont écrites à l'avance, et qui le reste du temps n'a rien d'intéressant à dire, jamais, aucune dérision particulière de lui-même. Ce n'est pas non plus le yuppie cynique de "less than zéro". C'est un homme quelconque, ni bon ni mauvais, sans point de vue sur lui-même ou sur les autres, pas nihiliste ni indifférent, plutôt gentil, gentiment fadouille, transparent. Aussi les seules phrases non sollicitées qui sortent de lui, affects vécus simplement d'un désespoir révélé qui ne séduit personne, c'est "pardon de ne pas avoir été là" et "je suis rien".


J'ai quelques réticences, bien sûr. Concernant ce "spleen des acteurs riches", j'ai senti cette possible couche catho-consolatrice derrière: "les riches ne sont pas heureux, leurs paradis sont artificiels, heureux les miséreux, les valets, qui sont dans l'authenticité", etc. Mais j'ai essayé de ne pas trop me braquer là-dessus. Le film adopte un point de vue très distancié, ne sollicitant ni l'empathie ni le rejet. Presque de l'ordre d'une contemplation ethnographique. C'est plus un film sur la machine cinéma, la condition de l'acteur, la disparition, le vide, dans la machine à fabriquer de l'apparition, du plein. Ce n'est pas neuf, bien sûr, comme thème. On connaît tous ces films sur le monde du cinéma, mais la tonalité, l'approche, sont plus inédites qu'on ne le prétend.

Surtout, il laisse une trace, après, vous laisse au dessus de cette faille, une blessure de l'exister qu'il titillait en creux, en négatif, à la fois obstinément et discrètement. C'est pas si souvent.

Je ne partage pas les exécutions en règle concernant la fin, que je trouve très belle. La "parole vraie", dans la voiture, prononcée par sa fille au moment de le laisser et de partir sans sa colo d'enfant riche, enfant de star ("maman n'est jamais là, et toi non plus, tu n'es jamais là"), c'est la douleur de l'absence absolue dans la présence même. Leur absence au monde ensemble, l'homme-enfant et sa fille. "Pardon de ne pas avoir été là", dit-il (et c'est noyé dans le bruit des pales de l'hélicoptère), cad, bien sûr, aussi bien dans le passé que pendant ces vacances: en sa compagnie il n'a jamais été-là, et elle non plus n'a jamais été-là. Il n'étaient pas-là ensemble, et n'allaient jamais nulle-part (ou, ce qui revient au même, allaient toujours "quelque part" qui n'était nulle part).

C'est très différent d'Alice dans les villes, en effet (auquel le film est lié, par de nombreux jeux de renvoi, mais en inversant le propos): pas de périple, de "destinerrance" vécue à deux.
Dans le Wenders, la rencontre avec l'enfant est indissociable du voyage entrepris à deux, par lequel l'homme quitte l'état de déréliction (le paysage américain) et commence à exister dans un mouvement "vrai", à travers le paysage allemand, vers l'hypothétique grand-mère (s'esquisse déjà ce fantasme, chez Wenders, du voyage comme retour aux origines, à la Vieille Europe, après la désillusion du simulacre). Dans Somewhere, l'homme et l'enfant sont à l'inverse pris ensemble, d'un bout à l'autre, dans l'immobilité d'une inexistence qui ne va jamais nulle part, englués. L'origine, le point d'ancrage réel, le lieu natal, cette "italianité", sont eux-mêmes rendus à un simulacre, une irréalité soit purement cinématographique, un folklore imaginaire, sorte de mise en abyme, dans une dérision froide, de la "Famille Coppola" (Dorff est censé dire quelque chose d'un lien improbable avec Al Pacino. Plus tard, à Milan, seuls mots italiens qu'il peut dire, c'est "buongiorno " et "arrivederci"), soit télé-berlusconienne - un show inepte de remise de statuettes.
Et c'est au moment de leur séparation qu'un mouvement de mise en route est amorcé, par le constat douloureux et muet de cet échec que fut leur non-rencontre. C'est un film mélancolique, par soustraction. La mélancolie n'est jamais dans l'image.

On pourrait se dire, dans la dernière séquence, que cet homme sans Dasein, prenant congé de sa fille, séparation qui réouvre sa propre blessure d'enfance, commence enfin à tracer sa ligne de fuite, ex-siste, sort de la boucle tournant en rond du circuit automobile du début. Mais où va-t-il au juste? Vers l'avenir, le rien, sa fille, lui-même, le monde? On ne sait pas trop. Mouvement qui, de plus, ne consiste pas à "tailler la route", mais au contraire à soudain stopper net, à quitter le véhicule, dans une interruption qui est une sortie de route, une mise hors-circuit. (Il y a certes ce sourire, qu'on peut interpréter de différentes façons. Pour ma part, ça veut pas dire grand chose, en tout cas pas au point d'y réduire le film).

Je dirais: "un beau film américain", enfin, comme on peut les aimer. Complètement travaillé par le vide, la perte, l'absence, le dehors, d'autant plus discrètement poignant qu'il n'y a quasiment rien dans le cadre, aucune profondeur sous la surface, aucun dehors discernable, aucun paysage vécu, aucun voyage promis, aucun mouvement possible. Sinon dans la rencontre, après-coup, de deux douleurs se révélant l'une à l'autre, en miroir, au moment où elles repartent chacune vers leur solitude essentielle.