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samedi 7 janvier 2012

Taken (disparition, - mini-série tv écrite par Leslie Bohem, 2002)



Mon top of the pops des choses vues en 2011, contre toute attente.

Une mini-série tv, donc. Une saga, qui m'a littéralement scotché pendant l'été.

Disparition (Taken). Chaque épisode est placé sous la direction d'un réalisateur différent. Le scénario et l'écriture des dialogues sont confiés à Leslie Bohem, et c'est produit par Steven Spielberg.


Une variation sur le thème des "abducted" donc, mais si Spielberg produit, le propos me semble échapper aux caractéristiques qui plombent la plupart (sinon la totalité) des films réalisés par ce dernier, quelles que soient les qualités qu'on pourra par ailleurs leur trouver (essentiellement - selon moi - de l'ordre de l'imagerie): allégorisme paternaliste neuneu, américanocentrisme patriotique basé; oedipianisme de grand bazar, etc.

Spielberg apporte le pognon, et s'il apporte aussi la caution marketing pour le thème de l'E.T., on n'est donc plus dans l'univers de Spielberg, ni sous sa forme "merveilleuse" (Close Encounters, E.T.), ni sous sa forme "dépressive" (Minority Report, War of worlds). Le projet, la gestation du script lui sont d'une certaine manière dérobés.

De façon générale, l'accueil critique fut tiède. Un chroniqueur du site devildead, par exemple, passa complètement à côté


" L'échec artistique de DISPARITION repose essentiellement sur le scénariste Leslie Bohem. La réalisation des dix épisodes n'est pas vraiment à blâmer, tout comme l’interprétation, même si la plupart des personnages sont des plus insipides. Le plus intéressant s’avère être le méchant des premiers épisodes, qui disparaît ensuite puisque le passage du temps l’oblige à laisser la place aux jeunes. A ce propos, les maquillages de vieillissements de la plupart des acteurs sont, eux aussi, réussis ce qui apporte encore une once de qualité à un DISPARITION qui aurait surtout eu besoin d’un script bien plus intelligent et captivant !
[...]
Avec un peu plus de subtilité, DISPARITION aurait pu s’en sortir mais ce feuilleton a bien du mal à nous faire croire à ses ovnis. L’intrigue et les événements successifs sont le plus souvent prévisibles, et l’issue même du dixième épisode, contenant un incroyable lot d’inepties, finit de plomber définitivement ce qui aurait pu être véritablement un événement télévisuel ! ) "

Un certain Denys Corel sembla y voir un peu plus clair.
 


A travers l'histoire, sur plus de 50 ans, des parcours complexes et enchevêtrés de divers "enlevés" sur plusieurs générations (de l'ère Truman à l'ère Bush en passant par Nixon et Reagan), on trouve une manière de décodage socio-idéologico-théologico-politique des Etats Unis, un prétexte pour esquisser une "histoire parallèle" de l'Amérique, son uchronie négative pourrait-on dire (à partir de l'hypothèse "Roswell" prise au sérieux non pas comme piste scientifique, mais comme filtre révélateur). Questions de la filiation, de la transmission, de l'héritage, des fondations des familles, etc. Une tragédie very captivante.

On suit trois familles, mais qui forment deux grandes séries parallèles, ne cessant de s'entrecroiser, de se téléscoper et de se fuir: d'un côté les militaires et les gouvernementaux, leurs fils et leurs filles, qui convoitent, fascinés, un mystère qu'ils veulent à tout prix posséder; de l'autre les enlevés (à intervalles réguliers), leurs fils et leurs filles, qui composent une sorte de contre-culture mobile, ne cessant de s'échapper à travers landes, forêts, redoutant aussi bien leurs ravisseurs que leurs chasseurs.

La longue cartographie et généalogie de leurs névroses respectives et inter-connectées. Tous les persos sont creusés de l'intérieur, existent vraiment (on est donc très loin de Spielberg, de sa psychologie hyper-stéréotypée de carton pâte), avec du poids et de l'épaisseur, un parcours, des conflits internes, des Œdipes mais pas cuculapraloche du tout. Il y a des déchirures, des destins vraiment poignants, dans cette saga. On dirait que le mec qui a écrit tout ça a lu une traduction anglo-saxonne pirate de Lacan, ou alors a suivi un séminaire d'analyse derridienne de Stephen King, ou alors il était constamment sous l'emprise de psychotropes, vraiment je sais pas mais en tout cas il a de la substance sous le bras.

Et le plus étonnant, c'est qu'on est très loin, pour une minisérie dite "adulte", des canons imposés par HBO: pas de pessimisme morbide complaisant, d'esthétique de la dépression, pas de second degré sarcastique, pas de "déconstruction post-moderne", d'audaces transgressives alléchantes, de digressions "méta". On nous raconte une histoire, simplement, et cette histoire est suffisamment riche et prenante pour que du sens se déploie.



Rarement autant que dans cette série l'extra-terrestre est la forme même de l'inconscient, de l'autre plus ou moins bien introjecté, du fantôme, bon ou mauvais selon qu'on lui accorde ou pas l'hospitalité en soi.

On se dit que les Américains, s'ils n'ont pas la théorie freudienne de l'inconscient du vieux continent, ont les extra-terrestres. Ce sont leur "folle du logis", ou selon un autre paradigme, leur "ligne de fuite". C'est aussi un peu leur "pharmakon", poison et remède: ils peuvent en faire des choses aussi redoutablement débiles que remarquablement réflexives, clôturantes ou ouvrantes.

Là, par exemple, c'est ouvrant, généreux, voire courageux. Il y a beaucoup de choses suggérées, un texte qui pense. Pas du tout à la manière d'un slasher fantastique s'ébrouant dans le bourbier balisé des pulsions convenues, ou de son endroit (une quête épiphanique et évangélique à la "rencontres du troisième type"). Plutôt à la manière d'une longue méditation psycho-poétique, une pop-herméneutique déroulée sur une quinzaine d'heures, libérant des pistes pour une réconciliation avec soi, les autres et le monde. Il faut voir le tout non pas comme une série, ni même une mini-série, mais comme un roman fleuve ou un film choral de 15h, distillé en plusieurs blocs. Avec un début, un milieu, une fin bien délimités.

Alors, bien sûr, tout ça est cheapos (quoique), réalisé parfois à la truelle. Certains épisodes sont languissants, comme immobiles. Ce sont mes préférés - ça papote, mais pas comme dans les westerns post-modernes. Le verbe s'y fait chair, les corps souffrants parlent et désignent l'objet "petit a" de la passion. Les conflits d'interprétation, la psychanalyse, les acting-out, le goût de cendre, les anamnèses tardives, sont définitivement ce qui intéresse cette série. Les différents chapitres s'enchainent comme les spirales d'un souvenir, suivent une temporalité non linéaire mais faite de trois pas en avant, un pas en arrière, etc, maintenant haletante cette longue enquête tortueuse dans l'archéologie mentale d'une nation, la tapisserie de ses désirs, de son imaginaire et de ses peurs.

C'est superbement écrit et pensé. Les dials, le monologue (scandant régulièrement l'intrigue, ni narratif, ni explicatif, mais méditatif, presque existentialiste-théorique) récité par Dakota Fanning, voix off et fil d'Ariane de cette saga, personnage mi-humain mi-extraterrestre, sont d'une intelligence, d'une densité rares.

Dieu sait pourtant combien Dakoting Fanning m'irritait dans WOW. Mais ici, trois ans avant WOW, rien à voir, ni dans la structure, ni dans l'enjeu. On ne la voit que dans les derniers épisodes. On n'avait pas proposé de personnage d'enfant-lumière aussi émouvant, même dans Shining (où c'est finalement un personnage secondaire n'existant que par rapport au père). Un enfant-lumière philosophe, enjeu d'un vaste imbroglio militaro-scientifico-industriel.
Faut surtout entendre comment elle dit ce texte off, si simple et si difficile en même temps...
J'ai dû à de nombreuses reprises interrompre le visionnage et revenir en arrière pour réécouter, réécouter à nouveau, m'interrompre au milieu d'une phrase pour y réfléchir, tant il y avait de couches de sens, de strates, de résonances convoquées et entrelacées.


Je n'attendais rien, et j'ai été complètement pris (taken, évidemment) à contre-pied.